Notes
-
[1]
Laurent Jeanpierre dans sa passionnante analyse de la « relocalisation de la politique » n’évoque à aucun moment la tradition du municipalisme ouvrier (In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, 2019).
-
[2]
Pour Ernst Bloch, les utopies concrètes se distinguent des utopies abstraites en ce qu’elles décèlent dans le monde réel « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ; et qui apparaît alors clairement comme tel » (cité par P. Cossart, « Le communalisme comme « utopie réelle » », Participations, 19, 2017).
-
[3]
« Crétinisme municipal » dénoncé en mai 1945 par Étienne Fajon membre du bureau politique du PCF. Cf. E. Bellanger, « Spécificité, continuité et uniformisation de la gestion communiste dans les mairies de la Seine banlieue », in J. Girault (dir.), Communisme et mouvements sociaux en région parisienne et en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 293-317.
-
[4]
R. Lefebvre, Le socialisme saisi par l’institution municipale, thèse de science politique, université de Lille, 2001.
-
[5]
Voir notamment : P. Dogliani, Le socialisme municipal en France et en Europe de la Commune à la Grande Guerre, Nancy, Editions Arbre Bleu, 2018.
-
[6]
Ce qui donne prise à une critique virulente par la sociologie urbaine marxiste (voir J.P. Garnier, D., Goldschmidt, Le socialisme à visage urbain. Essai sur la local-démocratie, Paris, Editions de la Rupture, 1978).
-
[7]
P. Rosanvallon, P. Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil, 1977.
-
[8]
Le communisme municipal se développe à partir des municipales de 1935.
-
[9]
« Implémenter » les utopies réelles dans le cadre étatique impose un risque majeur : celui de l’absorption des expériences sociales par l’État libéral.
-
[10]
Cette question de la politisation des milieux populaires nous semble moins centrale dans les municipalismes contemporains.
-
[11]
R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 et M. Verret, La culture ouvrière, ACL édition, 1988.
-
[12]
J.-P. Molinari, Les ouvriers communistes : sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Paris, L’Harmattan, 2000.
-
[13]
A. Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Presses de Sciences Po, 1986 et J-N. Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[14]
E. Bellanger, « La ville en partage : les « savoir-administrer » dans la conduite des affaires municipales et intercommunales en banlieue parisienne (années 1880-1950) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2005/1 (n° 12).
-
[15]
R. Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle. L’exemple de Roubaix (1892-1983) », Revue Française de Science Politique, vol. 54, 2, 2004.
-
[16]
J. Mischi, « Vers un parti d’élus. La réorganisation locale du PCF dans les années 1980 et 1990 », in E. Bellanger et J. Mischi (dir.), Les territoires du communisme. Elus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Armand Colin, 2013.
-
[17]
P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1998.
-
[18]
A-C. Douillet, R. Lefebvre, Sociologie politique du pouvoir local, Paris, Armand Colin, 2017.
-
[19]
R. Pronier, Les municipalités communistes, Paris, Balland, 1983.
-
[20]
R. Lefebvre, « Le PS, la démocratie locale et l’autogestion » in M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, Généalogies de la démocratie participative, Paris, La Découverte, 2011.
-
[21]
E. Biland, « La « démocratie participative » en « banlieue rouge ». Les sociabilités politiques à l’épreuve d’un nouveau mode d’action publique », Politix, 2006/3.
1L’expérience longue et riche du mouvement ouvrier est rarement convoquée ou invoquée dans le puissant mouvement de redécouverte du municipalisme [1]. À partir de la fin du XIXe siècle en France, et face aux impasses d’un changement « par le haut », les expériences de municipalisme ouvrier se multiplient, faisant du local-communal un laboratoire de changement socio-politique et de politisation. Le mouvement ouvrier s’approprie alors le jeu électoral et politique par la conquête des mairies, portes d’entrée du système politique, où il cherche à développer des politiques marquées du sceau de l’exemplarité et de la reproductibilité. Des alternatives émancipatrices se construisent localement et tracent des chemins concrets de changement. L’interventionnisme municipal qui améliore la condition du monde ouvrier s’approfondit dans l’entre-deux-guerres. Après la dépolitisation des années 1950 et 1960, un nouveau cycle de politisation s’ouvre dans les années 1970 où le thème de l’autogestion communale fait florès. Le socialisme municipal puis le communisme municipal ont constitué ainsi, à leurs manières, des « utopies concrètes » censées hic et nunc à la fois préfigurer et préparer la Révolution à venir (dès lors qu’elle reste l’horizon à atteindre…) [2].
2Le préfixe « néo » devrait s’imposer donc dans la réémergence du municipalisme. Pourtant, tout se passe comme si cette somme d’expériences de portée et d’intensité variables était passée par pertes et profits alors même que les vertus d’une re-politisation du local sont redécouvertes. Amnésie ? Refoulement et discrédit du mouvement ouvrier et d’un « vieux monde » politique révolu ? Le socialisme municipal associé parfois au « clientélisme » ou à l’« électoralisme » n’a pas forcément bonne presse. Convenons que le municipalisme ouvrier présente des différences fortes par rapport à ses homologues d’aujourd’hui. Fortement articulé aux partis politiques et donc à la démocratie représentative, il n’accorde pas une importance centrale à la participation des citoyens (sauf à partir des années 1970). Il se distingue assez radicalement en cela de l’idée d’assemblées citoyennes souveraines portée par le communalisme. Il n’est pas articulé de la même manière à une construction idéologique globale du changement social qui apparaît aujourd’hui plus fragile (l’horizon téléologique est plus flou…). Pourtant, beaucoup des questions que se posent les entreprises municipalistes d’aujourd’hui (portée et rôle du changement possible au niveau municipal, rapport aux élections et au jeu politique conventionnel, degré d’autonomie du local, coordination des expériences entre elles…) ne sont pas nouvelles : elles renvoient à un répertoire d’enjeux, de dilemmes et d’apories qui a été celui du municipalisme ouvrier. Ces expériences ont conduit à des dérives et des échecs : notabilisme, pragmatisme à courte vue… Le municipalisme ouvrier peut alors se muer en « crétinisme municipal » [3] et constituer ce faisant un contre-modèle. Il n’est donc pas inutile de revenir sur l’expérience du municipalisme ouvrier pour en mesurer les héritages possibles et le passif, mais aussi pour distinguer dans les municipalismes d’aujourd’hui ce qui est inédit et ne l’est pas. On essaiera de tenir ensemble socialisme municipal et communisme municipal. Ils présentent bien sûr de fortes différences : dans le cas des municipalités communistes, on note un plus fort contrôle des élus, une emprise plus marquée du parti, une proximité plus forte aux luttes sociales et aux syndicats… Le caractère « ouvrier » du municipalisme est aussi moins marqué dans le cas des municipalités socialistes (excepté dans les fédérations du Nord et du Pas de Calais). Cependant, les politiques menées à partir de l’entre-deux-guerres présentent de fortes similitudes. Tant pour les socialistes que les communistes, le caractère « ouvrier » du municipalisme s’atténue fortement à partir des années 1970.
Une stratégie de changement social et politique
3L’exercice du pouvoir municipal a, au cours des époques, répondu à plusieurs objectifs pour le mouvement ouvrier organisé : préfigurer une autre société, enrôler les milieux populaires à partir d’enjeux concrets, leur assurer de meilleures conditions de vie, prouver les aptitudes à la gestion des militants d’origine populaire, accumuler des ressources pour la lutte politique plus globale.
4Que faire ? Comment changer la société et tracer un chemin vers l’émancipation alors que l’impuissance guette et que le changement paraît improbable ? À la fin du XIXe, le municipalisme constitue une voie politique possible, articulée ou non à une conquête du pouvoir « central ». À cette époque, le cadre municipal s’impose aux socialistes français et les villes deviennent pour eux un enjeu de première importance. Les raisons en sont connues : création d’un urbanisme ségrégatif, développement des villes et des besoins liés à l’industrialisation, stabilisation de la main-d’œuvre dans les villes et les usines, émergence d’institutions ouvrières (les coopératives notamment). Le niveau municipal acquiert une importance de premier ordre. Le maire n’est plus nommé par le pouvoir central, la fonction se politise progressivement avec l’élection au suffrage universel et le rôle institutionnel du maire gagne en importance et en prestige (loi de 1884). Face au patronat dans les villes ouvrières, les municipalités apparaissent comme un lieu de contre-influence, un pouvoir à subvertir pour en faire un usage politique et accumuler des ressources politiques. On assiste donc à la naissance d’un enjeu politique nouveau, l’enjeu municipal, que le mouvement socialiste, éclaté en chapelles et en tendances, est amené à rattacher à sa doctrine d’ensemble [4].
5Les débats sur la nature du « socialisme municipal », qui font l’objet d’une intense production doctrinale des années 1880 jusqu’à la veille de la Première Guerre mondiale, sont relativement connus [5]. Le différend idéologique oppose principalement les possibilistes et broussistes aux guesdistes. Pour les premiers, qui vont contribuer à acclimater la notion de service public dans le socialisme français et au-delà, le socialisme municipal est non seulement le laboratoire du socialisme mais son embryon. C’est à la fois un terrain fertile d’expérimentation et la cellule essentielle de la société future. Le théoricien du possibilisme Paul Brousse prône une vie économique décentralisée et la constitution de puissants services communaux à qui il assigne le rôle d’« institutions-modèles ». Selon lui, la question communale est ainsi « plus de la moitié de la question sociale ». Pour les seconds, « il ne saurait y avoir de socialisme municipal » (formule de Jules Guesde), la participation aux scrutins municipaux n’est conçue au mieux que comme un levier de mobilisation et un outil de propagande. Les services publics locaux, loin de porter atteinte au capitalisme, le fortifient. Leur mise en place altère la capacité révolutionnaire des ouvriers en rendant plus viable le système capitaliste sans le dépasser (ce sera globalement la position du Parti communiste après 1920).
6Mais dans les faits, le cadre municipal s’impose à l’ensemble des socialistes, même aux guesdistes dont les réseaux sont essentiellement municipaux, notamment dans le Nord ouvrier, et dont les pratiques municipales ne présentent pas de notables particularités. Le pouvoir municipal est la porte d’entrée dans le jeu politique. Le jeu électoral est accepté à ce niveau non sans méfiance (il est jugé potentiellement corrupteur). À Roubaix, première grande ville conquise par le mouvement ouvrier en 1892, les guesdistes appliquent très scrupuleusement le programme du Parti ouvrier de Lyon qui prévoit un certain nombre de réformes immédiates compatibles avec l’existence d’une société capitaliste (l’autorité préfectorale oppose un veto à toute création de services concurrentiels aux services privés existants comme les pharmacies gratuites).
7Le pragmatisme va dès lors devenir la règle en matière municipale. La position socialiste est clarifiée au congrès de Saint-Quentin en 1911. Jean Jaurès en signe la résolution. Les réformes que les socialistes mettent en œuvre au niveau municipal ne conduisent pas à la société collectiviste mais doivent en préparer et en faciliter l’avènement. Il faut donc encourager chaque fois que cela est possible la municipalisation des travaux et des services municipaux. Cette position médiane autorise par là même la gestion des institutions municipales « bourgeoises » tout en réaffirmant la finalité révolutionnaire ultime dans laquelle elle doit s’inscrire. C’est la perspective d’une transformation sociétale radicale à long terme et la contribution que les communes peuvent y apporter qui légitime l’exercice du pouvoir municipal. Si le socialisme municipal n’est plus une matrice de la société future, il en constitue encore un embryon puisqu’il l’annonce. Les municipalités peuvent à la fois s’ancrer dans le présent – qui est le temps de l’amélioration progressive et toujours inachevée de la condition ouvrière – et dans l’avenir – la révolution sociale dont elles préfigurent l’avènement. Le municipalisme offre une réponse aux contradictions du socialisme : il est réformiste tout en s’inscrivant dans un processus révolutionnaire (une forme d’« agir local, penser global » avant la lettre…). « Le socialisme municipal » n’a aucune valeur intrinsèque, le socialisme n’étant pas d’« essence municipale » mais, inscrit dans un horizon téléologique et dans une perspective de changement social et de mobilisation, il trouve sa justification comme « avant-garde » dans le concours qu’il apporte à « l’émancipation » de la classe ouvrière, à « son relèvement » , à sa « régénération morale et physique » et à « l’élévation intellectuelle » de la classe ouvrière (pour reprendre les éléments d’une rhétorique qui est de mise jusqu’aux années 1930). « Seuls des hommes vigoureux et forts créeront la société nouvelle », affirme Henri Sellier, penseur du municipalisme socialiste dans les années 1930.
8Tout au long du siècle, l’investissement des socialistes mais aussi des communistes sur le plan municipal sera durable et ininterrompu, et cela dans la mesure où l’exclusion quasiment totale des lieux décisionnels centraux les prive d’autres ressources et les confine aux marges du jeu politique. Si la réflexion municipaliste tombe en déshérence après 1945, elle bouillonne à nouveau dans les années 1970 qui marquent une nette repolitisation du local, particulièrement au PS qui se reconstruit après le congrès d’Epinay en partie sur des bases municipales (stratégie de conquête du pouvoir ascendante : du local au national). Les municipalités redeviennent des laboratoires de changement social même si le municipalisme se désouvriérise (les classes moyennes salariées « participatives » deviennent sa cible et son support [6]). Le local est à nouveau conçu comme un lieu de contre-pouvoir et de revendication mais aussi d’innovation et d’expérimentation sociales. On ne peut justifier d’occuper un pouvoir si on se refuse à le considérer comme un instrument de transformation sociale : tel est le constat qui domine alors.
9Dans la revue de la deuxième gauche Rocardienne, Faire, une intense réflexion est développée autour de « l’autogestion municipale » et du local, analysé à la fois comme un lieu d’inertie favorisant la reproduction des rapports sociaux et, potentiellement, comme une expérience porteuse de nouveaux rapports sociaux et un laboratoire d’« expérimentation sociale ». Patrick Viveret et Pierre Rosanvallon écrivent : « La stratégie de l’expérimentation sociale bouscule ces catégories de l’utopie, de la réforme et de la révolution dans la mesure où elle s’enracine dans d’autres représentations du temps et de l’espace. Elle n’est ni une stratégie de réformes graduelles ni une stratégie de constitution d’îlots de socialisme. Elle s’inscrit dans les lieux et les contradictions du temps et de l’espace pour produire de l’inversion institutionnelle et de la subversion. Elle est à la fois une stratégie de lutte et une stratégie de construction du socialisme » [7]. « Droit à la ville », appui des « luttes urbaines »… les positions municipales constituent des leviers politiques pensés comme essentiels.
10Avec ses municipalités, le « socialisme » est à nouveau en marche et ce cheminement est doté d’un sens renouvelé. La question locale est prise de front et reliée à la pratique générale du parti. Le programme municipal de 1977, le plus long de l’histoire du socialisme, décline à partir de ce cadre une plateforme électorale originale. Il met en avant des thématiques souvent nouvelles : démocratie locale, développement économique, urbanisme…
La commune protectrice
11En attendant le grand soir ou en le préfigurant, les municipalités de gauche mettent en œuvre des politiques qui améliorent concrètement la condition des ouvriers et permettre d’accroître les « communs » urbains (si on peut s’autoriser cet anachronisme). Les politiques des municipalités ouvrières socialistes et communistes [8] visent par conséquent la prise en charge la plus large possible des besoins de la population, embrassant toutes les dimensions de la vie quotidienne, de la santé au logement (surtout après 1945). À la fin du XIXe, les premières cantines et crèches sont créées. Les politiques sociales se développent. Les municipalités soutiennent les grèves. Des consultations juridiques gratuites permettent de lutter contre l’arbitraire patronal. Les crédits sociaux atteignent au total près de 25 % du budget à Roubaix.
12Dans l’entre-deux-guerres, qui marque l’âge d’or du municipalisme ouvrier, l’interventionnisme municipal s’approfondit et se systématise. Les expériences politiques deviennent durables : la gestion peut ainsi s’installer dans le temps. Ces politiques ont façonné la mythologie des grandes villes socialistes, de la cité idéale qu’elles ont tentée de bâtir : développement de l’hygiène (bains-douches, piscine, fichier sanitaire), politiques de bienfaisance qui visent progressivement à passer d’une logique d’assistance à une logique d’assurance, politiques de l’enfance (consultations prénatales, écoles de plein air, colonies…), politiques d’enseignement (bibliothèques, écoles d’apprentissage, sport travailliste).
13À Roubaix, la municipalité socialiste n’usurpe pas le titre de « cité radieuse » ou de « ville sainte » du socialisme qu’elle cultive. L’esthétisme se mêle à l’hygiénisme pour anoblir la condition ouvrière : la piscine à eau chaude inaugurée dans les années 1930 est un chef-d’œuvre de l’art déco. La ville socialiste devient ainsi une grande entreprise de services collectifs. Elle devient l’instance protectrice, du berceau à la tombe, à tous les âges de la vie, de la population ouvrière, celle qui l’assiste face à la pauvreté et la protège des « malheurs du temps » (le chômage, la maladie, la misère…), celle aussi qui soutient les luttes sociales contre le patronat jusqu’à la fin des années 1930.
14Après 1945, le développement de l’État-providence retire pour partie aux villes de gauche ce rôle d’avant-garde [9]. Mais les champs de l’action municipale se diversifient. Les équipements municipaux se développent encore (écoles, centres médico-sociaux, foyers, salles de sport, équipements « socio-culturels », etc.). L’action communale porte sur la sphère du hors-travail et se saisit de l’ensemble de ses dimensions. Cette diversification s’amplifie dans les années 1970 et s’étend à des enjeux que l’on qualifiera de post-matérialistes (soutien au monde associatif et culturel, écologie, féminisme, participation…).
La politisation des milieux populaires
15En prenant en charge les intérêts des milieux populaires, en développant des formes multiples de solidarité locale, le municipalisme ouvrier a été historiquement une des modalités de politisation et d’intégration socio-politique des groupes sociaux dominés [10]. Il est en phase avec le localisme, le familialisme, le sens du concret, le réalisme pratique qui caractérisent la culture ouvrière [11]
16. Les matrices d’adhésion au « socialisme » et au « communisme » ont été pour partie municipales [12]. L’influence du socialisme ne tient pas qu’à sa capacité d’attraction idéologique, mais aussi à celle de changer la vie concrète des ouvriers. Si, en France, le socialisme ne s’est pas constitué en contre-société, sur le mode d’autres partis socialistes européens, il n’en a pas moins souvent fait corps avec les sociétés locales, ouvrières parfois, en épousant les formes communautaires de la vie locale ou en prenant en charge des intérêts sociaux par les réalisations municipales. La capacité mobilisatrice du socialisme tient pour partie à la force et à la densité des relations sociales (familiales, associatives…) tissées au niveau de ses municipalités. Au-delà du monde ouvrier, c’est en partie grâce à ses municipalités, par les réseaux associatifs qu’elles contrôlent et mobilisent, que le socialisme a assuré des liens avec des groupes sociaux divers (« les classes moyennes salariées » à partir des années 1970, par exemple). Le communisme quant à lui s’est beaucoup appuyé sur un patriotisme de clocher à base de classe, personnalisé par le maire, que les bastions permettent de consolider [13].
17C’est par la politique locale, facteur d’identification à partir d’enjeux dotés de fort degré de réalité, que les milieux ouvriers se sont en partie politisés. Un renversement s’est d’ailleurs opéré : la dépolitisation des « gestions » locales à partir des années 1980 a fortement contribué à l’abstention croissante des milieux populaires aux élections municipales. Les municipalités ont aussi permis l’entrée en politique de militants faiblement dotés en ressources sociales et politiques. Lorsque les premières villes sont conquises par la gauche, les socialistes n’ont d’expérience que celle de la gestion des coopératives ouvrières, et de ressources que leur représentativité ouvrière déclarée. Ce sont pour la plupart des militants ouvriers, devenus cabaretiers suite à leur licenciement pour activisme syndical et politique, qui accèdent aux fonctions municipales. Ainsi dans le Nord et Pas-de-Calais ouvrier, ce qui est en jeu au niveau municipal pour les socialistes est la reconnaissance symbolique d’une capacité à gouverner et d’une légitimité gestionnaire, fût-elle, dans un premier temps, locale. De façon générale, les communes font alors en quelque sorte office d’école de cadres, assurant un apprentissage politique sur le tas [14]. Il s’agit, pour un personnel municipal d’origine souvent ouvrière ou populaire, de surmonter, par la conduite des affaires communales, la disqualification sociale dont fait l’objet la classe ouvrière, jugée inapte au gouvernement des hommes. Au risque de reproduire les formes de compétence gestionnaire et pragmatique qui constituent une tendance lourde de la politique locale.
Le syndrome de la municipalisation
18Les dynamiques historiques de transformation sociale « par le bas » dont le municipalisme ouvrier a été le creuset peuvent donc toujours donner matière à inspiration et exemple. Mais il peut aussi servir de contre-modèle. L’expérience historique informe aussi sur les pièges dans lesquels le municipalisme ne saurait tomber et sur les écueils qu’il doit conjurer. Si le socialisme et le communisme municipal ont transformé ou subverti l’institution municipale, cette dernière les a aussi façonnés et « domestiqués ». Jouer le jeu politique local et institutionnel n’est pas neutre : la tentation de l’apolitisme gestionnaire est forte au niveau local. En pénétrant l’arène municipale, il s’est agi pour les communistes et dans une moindre mesure pour les socialistes de prendre possession de l’institution sans se faire posséder par elle. Ce pari n’a été que partiellement tenu.
19La trajectoire historique du socialisme municipal est emblématique d’une forme d’institutionnalisation. Le cas roubaisien, où les socialistes dirigent la ville pendant un siècle, est ici emblématique. Le socialisme se dissout dans le municipalisme [15]. Les élus socialistes sont progressivement pris au piège de la logique de la prestation de services collectifs qu’ils ont été amenés à promouvoir. La prise en charge des « besoins » et l’amélioration immédiate des conditions de vie tendent à devenir l’unique rationalité institutionnelle et politique. Le « socialisme » tend à se réduire aux politiques locales menées en son nom. Les politiques sociales menées contribuent à consolider l’implantation socialiste et à accroître l’emprise du parti sur la population. Elles conduisent néanmoins dans le même temps à accroître l’emprise de l’institution sur le socialisme lui-même. Parce qu’elle s’affirme par ses politiques et les relations sociales nouvelles qu’elles fondent, la municipalité excède le statut de simple instrument politique que le parti lui a conféré pour obéir à une logique propre. En somme, elle tend à s’autonomiser du mouvement ouvrier et à exercer un magistère d’ensemble sur la société locale. Dans le système d’action locale, la municipalité domine tendanciellement le parti, le syndicat ou la coopérative. Un des écueils du municipalisme (surtout socialiste) tient à sa tendance à absorber et neutraliser les contre-pouvoirs territoriaux censés fonctionner comme des rappels à l’ordre nécessaire.
20Cette logique de municipalisation a eu des effets plus globaux au niveau des partis socialiste et communiste : si les municipalités assurent au parti des positions électorales solides, fidélisent des clientèles et donnent aux élus une forte assise territoriale, l’objectif de mobilisation des énergies sociales qui était au principe du projet municipaliste tend à s’effacer. Le municipalisme se mue alors en électoralisme (on est ici très loin du « communalisme libertaire », comme système politique dans lequel des assemblées de citoyens, remplaceraient l’État par une confédération de communes autogérées). S’il se régénère par le local (comme dans les années 1970), le socialisme semble s’y dégénérer (au sens où l’institution dénature et pervertit les règles qu’il essaie de faire prévaloir ou tente régulièrement de ressourcer et de refonder). À partir des années 1980, le socialisme municipal se dépolitise pour ne devenir qu’une forme de syndicalisme d’élus gestionnaires et soucieux du maintien de leur mandat. Le communisme municipal connaît une trajectoire à bien des égards similaire [16]. La préservation des derniers fiefs qui permettent le maintien de l’appareil a un coût politiquement lourd : l’émancipation des élus à l’égard du parti et la perpétuation des alliances avec le PS (l’échec du Front de Gauche à partir de 2014 s’explique en partie par ces phénomènes).
La pente de la professionnalisation politique
21Faire de la politique autrement : le municipalisme a cherché, à des degrés divers, à remettre en cause les formes classiques de la représentation politique. La conception ouvrière de la représentation politique fait de l’élu un simple mandataire, un instrument fidèle de la conscience collective et du parti [17]. Elle récuse donc en théorie la personnalisation du pouvoir et la logique de l’incarnation. Les mandats appartiennent en principe au parti dont les élus ne sont que des délégués. À partir de la fin du XIXe siècle, diverses technologies politiques comme les comptes rendus de mandats, les comités de vigilance ou les démissions en blanc ont pu être conçues pour permettre de contrôler l’action des élus ou de conjurer la tentation notabiliaire. Il s’agit d’empêcher que la constitution d’un capital personnel (relationnel notamment, grâce aux relations avec la société locale) ne permette à l’élu de se soustraire à l’emprise du parti. Cette méfiance à l’égard de la représentation politique réapparaît dans les années 1970. Contre la personnalisation du pouvoir local, la collégialité du travail municipal est promue.
22Tout se passe pourtant comme si les tentatives de subversion du rôle se heurtaient à la prégnance du modèle mayoral et des normes de comportement qu’il prescrit. Les socialistes sont contraints de s’accommoder du rôle de maire. L’activité mayorale est, on le sait, orientée par de fortes prescriptions d’attitudes et de comportements qui tendent à dissoudre toute politisation du rôle. Le maire est enserré dans un système de rôles, de tâches, de contraintes hétérogènes dont la dynamique et la variété inclinent à l’autonomisation par rapport à l’organisation partisane et la politique idéologique [18]. Pris dans un jeu complexe d’interrelations et de contraintes, confronté à des publics très différents qui constituent autant de « partenaires de rôle » (citoyens, préfet, autres élus…), intégré dans un système politico-administratif qui détermine dans une large mesure sa capacité d’action, le maire est à l’intersection de sous-systèmes d’action (administratif, territorial, politique…) qui conditionnent une forte capacité à se constituer des ressources diverses et à s’émanciper de l’appareil partisan. Le territoire local tend à devenir, plus que le parti, le collectif de référence de l’élu. Dans l’exercice de son mandat, l’élu acquiert et fait valoir une compétence qui naturalise sa légitimité et dépolitise le registre de résolution des problèmes. De maillon interchangeable, l’élu se mue ainsi en un rouage indispensable. Le maire domine sa majorité municipale. Là encore, le communisme municipal est travaillé par la même tendance irrésistible au notabilisme, même si le contrôle des élus et l’emprise du parti plus discipliné et centralisé s’y exercent de manière plus forte [19].
Quelle place pour le citoyen ?
23Le municipalisme ouvrier n’a donc pas transformé les formes dominantes de la démocratie locale. C’est qu’il s’inscrit dans une grammaire politique (jusque dans les années 1970… guère au-delà) qui conçoit au mieux le citoyen local comme le membre d’une classe homogène dont le parti défend les intérêts. La vérité est dans l’organisation partisane (son programme, sa doctrine…) qui surplombe la société locale : elle n’est pas le produit de la délibération des habitants. La référence au parti renforce ainsi l’attachement à la logique de la représentation politique traditionnelle. Le citoyen valorisé est celui qui milite dans le parti, plus que celui qui s’auto-organise dans l’espace social local. Le thème de la participation des citoyens n’apparaît qu’à la fin des années 1960 dans les villes de gauche (les Groupes d’Action Municipale à Grenoble) et se diffuse fortement dans les programmes, surtout socialistes, dans les années 1970. Ce sont dans les villes de gauche gagnées aux élections municipales de 1977 que sont lancés les premiers conseils de quartiers ou ateliers d’urbanisme. La démocratie participative est considérée comme un produit d’appel des nouvelles classes moyennes salariées. Une nouvelle définition du maire, conçu comme l’animateur de la démocratie locale, est alors promue. Mais la tendance au notabilisme et à la concentration du pouvoir entre les mains des maires n’est que partiellement remise en cause [20]. Le communisme municipal a cherché quant à lui à faire un autre usage stratégique de la démocratie participative : tenter de renouveler son implantation territoriale [21].
24Cette distance à l’égard de la participation est sans doute ce qui distingue le plus le municipalisme ouvrier des communalismes contemporains qui valorisent l’auto-gouvernement et la construction d’une souveraineté populaire locale. Le municipalisme ouvrier était à l’avant-garde d’une transformation sociale plus globale dont le parti se faisait le garant. La perspective politique globale dans laquelle s’inscrivent les municipalismes d’aujourd’hui est plus floue et en co-construction.
Notes
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[1]
Laurent Jeanpierre dans sa passionnante analyse de la « relocalisation de la politique » n’évoque à aucun moment la tradition du municipalisme ouvrier (In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, Paris, La Découverte, 2019).
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[2]
Pour Ernst Bloch, les utopies concrètes se distinguent des utopies abstraites en ce qu’elles décèlent dans le monde réel « l’anticipation réaliste de ce qui est bien ; et qui apparaît alors clairement comme tel » (cité par P. Cossart, « Le communalisme comme « utopie réelle » », Participations, 19, 2017).
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[3]
« Crétinisme municipal » dénoncé en mai 1945 par Étienne Fajon membre du bureau politique du PCF. Cf. E. Bellanger, « Spécificité, continuité et uniformisation de la gestion communiste dans les mairies de la Seine banlieue », in J. Girault (dir.), Communisme et mouvements sociaux en région parisienne et en France, XIXe-XXe siècles, Paris, Publications de la Sorbonne, 2002, p. 293-317.
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[4]
R. Lefebvre, Le socialisme saisi par l’institution municipale, thèse de science politique, université de Lille, 2001.
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[5]
Voir notamment : P. Dogliani, Le socialisme municipal en France et en Europe de la Commune à la Grande Guerre, Nancy, Editions Arbre Bleu, 2018.
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[6]
Ce qui donne prise à une critique virulente par la sociologie urbaine marxiste (voir J.P. Garnier, D., Goldschmidt, Le socialisme à visage urbain. Essai sur la local-démocratie, Paris, Editions de la Rupture, 1978).
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[7]
P. Rosanvallon, P. Viveret, Pour une nouvelle culture politique, Paris, Seuil, 1977.
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[8]
Le communisme municipal se développe à partir des municipales de 1935.
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[9]
« Implémenter » les utopies réelles dans le cadre étatique impose un risque majeur : celui de l’absorption des expériences sociales par l’État libéral.
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[10]
Cette question de la politisation des milieux populaires nous semble moins centrale dans les municipalismes contemporains.
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[11]
R. Hoggart, La Culture du pauvre, Paris, Minuit, 1970 et M. Verret, La culture ouvrière, ACL édition, 1988.
-
[12]
J.-P. Molinari, Les ouvriers communistes : sociologie de l’adhésion ouvrière au PCF, Paris, L’Harmattan, 2000.
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[13]
A. Fourcaut, Bobigny, banlieue rouge, Paris, Presses de Sciences Po, 1986 et J-N. Retière, Identités ouvrières. Histoire sociale d’un fief ouvrier en Bretagne 1909-1990, Paris, L’Harmattan, 1994.
-
[14]
E. Bellanger, « La ville en partage : les « savoir-administrer » dans la conduite des affaires municipales et intercommunales en banlieue parisienne (années 1880-1950) », Revue d’Histoire des Sciences Humaines, 2005/1 (n° 12).
-
[15]
R. Lefebvre, « Le socialisme français soluble dans l’institution municipale ? Forme partisane et emprise institutionnelle. L’exemple de Roubaix (1892-1983) », Revue Française de Science Politique, vol. 54, 2, 2004.
-
[16]
J. Mischi, « Vers un parti d’élus. La réorganisation locale du PCF dans les années 1980 et 1990 », in E. Bellanger et J. Mischi (dir.), Les territoires du communisme. Elus locaux, politiques publiques et sociabilités militantes, Armand Colin, 2013.
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[17]
P. Rosanvallon, Le Peuple introuvable. Histoire de la représentation démocratique en France, Gallimard, Bibliothèque des histoires, 1998.
-
[18]
A-C. Douillet, R. Lefebvre, Sociologie politique du pouvoir local, Paris, Armand Colin, 2017.
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[19]
R. Pronier, Les municipalités communistes, Paris, Balland, 1983.
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[20]
R. Lefebvre, « Le PS, la démocratie locale et l’autogestion » in M.-H. Bacqué, Y. Sintomer, Généalogies de la démocratie participative, Paris, La Découverte, 2011.
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[21]
E. Biland, « La « démocratie participative » en « banlieue rouge ». Les sociabilités politiques à l’épreuve d’un nouveau mode d’action publique », Politix, 2006/3.