Mouvements 2019/2 n° 98

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Article de revue

« J’ai dit “je n’ai pas de Sécurité sociale”, et il a retiré ses mains »

Entretien avec Noëlle Lasne

Pages 155 à 174

Notes

  • [1]
    Inventés par Michael Balint, les groupes Balint visent à aider le.la médecin à acquérir des qualités psychothérapeutiques, à partir de cas cliniques apportés par les participant.es. On apprend à écouter les autres et soi-même, la relation médecin-malade restant le centre du travail. Balint a été l’un des premiers à formaliser la notion de médicament-médecin. Il distinguait deux modes de compréhension, l’un intellectuel (sémiologie, diagnostic, traitement), l’autre émotionnel, plus complexe, qu’il désignait par le terme de compagnie d’investissement mutuel. En France, ces groupes ont été introduits par des psychanalystes dans les années 1960. Les groupes Balint se sont aussi adressés aux assistant.es sociaux.ales, puis le terme s’est généralisé pour désigner tout travail de supervision plus ou moins inspiré par Balint et la psychanalyse. Il s’est aussi étendu à des médecins spécialistes et à d’autres professionnel.les, éducateur.trices, paramédicaux et autres liés à la relation.
  • [2]
    Couverture Maladie Universelle.
  • [3]
    Comité pour la Santé Des Exilés, créé en 1979.
  • [4]
    Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés, une des principales associations françaises d’aide, en particulier juridique, aux étranger.ères.
  • [5]
    Union nationale interfédérale des organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux ; structure collective des associations des secteurs sanitaire, social et médico-social créée en 1947.
English version
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1Mouvements (M.) : Avant de travailler à Médecins sans frontières, vous avez été généraliste.

2Noëlle Lasnes (N. L.) : J’ai passé un bac grec-latin puis commencé par faire des études de lettres et de langues. J’ai peut-être été parmi les dernier.ères à avoir fait des études de médecine sans être issue d’une filière scientifique. C’est une source de colère fondamentale pour moi de penser que je n’aurais peut-être pas pu alors que c’était ça que je voulais faire et qu’aujourd’hui quelqu’un qui serait dans une situation comparable ne pourrait pas devenir médecin. Pourtant pour être médecin moi-même, j’ai eu besoin de rassembler tout ce que j’avais appris et expérimenté. Je me souviens de ce moment où en fac de médecine, on nous a demandé qui, dans la salle, avait un bac littéraire. On était deux ou trois sur une salle d’une cinquantaine, on a levé la main et là, on nous a dit : bon courage. Je suis allée dans une faculté où l’enseignant de physique, un vieux monsieur qui ressemblait à Pierre Curie, avec une barbe, avait maintenu, tout seul, des épreuves spéciales en physique pour les étudiants d’origine littéraire. C’est pour ça que je me suis inscrite dans cette fac, et j’en ai tiré la conviction, pour toujours, que n’importe qui peut apprendre n’importe quoi : j’ai dû reprendre les maths au niveau de la 3e, je ne savais plus faire les divisions à virgule. Le paradoxe est qu’avec toutes ces matières scientifiques que j’ai dû à un moment donné maîtriser, dix, vingt, trente ans plus tard, ce qui m’a servi et me sert encore, c’est d’avoir fait des études de lettres, pas du tout ce bagage scientifique que j’ai dû acquérir précipitamment : la biophysique, la biochimie, la chimie organique, les statistiques. Je suis frappée qu’il ne me reste aucune trace de cette culture ; la seule culture qui me reste, c’est d’avoir été bilingue en allemand, d’avoir fait des études de littérature et de théâtre.

3M. : Pas la clinique ?

4N. L. : Si, la clinique, c’est la base fondamentale, le cœur, donc ça je pouvais me l’approprier sans aucune difficulté. Mais la clinique pour moi c’est scientifique et artistique, c’est l’exercice vivant d’un savoir-faire : dans la clinique il y a des hésitations, il y a l’histoire de la personne, il y a la parole humaine.

5M. : Est-ce que vous diriez qu’il y avait un différentiel de genre, entre les filles et les garçons, en termes de conditionnement, de pression, à ce stade ?

6N. L. : Il y avait très peu d’hommes parmi les étudiant.es qui ne venaient pas d’une filière scientifique. On était plus âgées, on avait toutes fait des études avant. J’ai commencé mes études de médecine à 21 ans : ce n’est pas du tout pareil que de commencer à 18 ans en sortant du lycée. Il y avait un prof d’histoire, un ethnologue, une scripte de cinéma, une avocate, et aussi Laure Adler, historienne. Je travaillais comme aide-soignante ou comme infirmière pendant les études de médecine. Les gens qui m’entouraient avaient déjà une histoire professionnelle, donc s’étaient déjà confrontés aux rapports sociaux et au monde du travail. Une de mes amies qui avait commencé médecine en même temps que moi avait 40 ans, elle avait tout un passé d’avocate… Et quand on était dans le même stage, ce qui a été le cas la première année en chirurgie urologique, une discipline entièrement masculine, on ne pouvait pas nous parler comme si on avait 18 ans. J’ai eu comme commentaire de stage : « Très bonnes relations avec les malades – ils n’en savaient rien du tout – mais manque de docilité ». Je l’ai su dix ans plus tard – on nous infantilisait au maximum donc on n’avait pas nos rapports de stage en temps réel. Effectivement, j’avais fait quelques scandales : j’avais interrompu une visite du chef de service, c’était comme si j’avais lancé une bombe au Vatican. Le lendemain je suis venue en pensant me faire virer. Mais non, j’étais regardée avec intérêt. Tout le monde me disait bonjour et on m’a demandé avec qui j’avais des accointances : pour se permettre une chose pareille, il fallait avoir un niveau d’influence colossal. Et « manque de docilité » ils auraient pu l’écrire pour nous trois : on posait des questions, on ne faisait pas immédiatement ce qu’on nous demandait de faire.

7Quand on arrive en médecine, il faut une telle force de bachotage, un tel effort de mémoire… Quand j’ai terminé mes études, les derniers examens étaient des QCM, on ne faisait plus une phrase avec sujet, verbe, complément, on cochait des cases. Et si on ne fait plus de phrases, on ne pense plus. Pour moi, aujourd’hui, la racine de la difficulté quand on est jeune médecin et qu’on commence à exercer, c’est la parole humaine. En consultation, on ne coche plus rien : la personne vous parle dans le désordre, elle ne répond pas aux questions que vous lui posez mais à d’autres, elle développe ce qui lui est important et pas ce que vous voudriez qu’elle développe, elle vous montre quelque chose alors que vous n’avez pas commencé l’examen, en commençant à se déshabiller en face de vous. La parole humaine est erratique, chaotique, pleine d’imaginaire, contradictoire. Et c’est là que les ennuis commencent, parce qu’avec sa grille de QCM, plus rien ne rentre dans rien. Alors il y a plusieurs solutions : couper la parole au patient, l’écouter sans l’entendre, l’entendre sans l’écouter ou alors, même si la parole ne vous a pas été enseignée, utiliser ses ressources personnelles, son histoire, qui deviennent partie prenante de la consultation. Je suis médecin parce que j’ai la passion de la parole humaine.

8Comme j’ai eu beaucoup de mal à supporter l’hôpital et le comportement des médecins à l’hôpital, je suis allée en pédiatrie. C’était respirable, il y avait un ton, une relation aux autres. J’avais terminé mes études de médecine sans avoir vu un accouchement, ni un infarctus, ça me tracassait beaucoup, alors après deux ou trois ans, j’ai pensé qu’il fallait que j’aille là où ça commence, au moment où les enfants naissent. Je suis d’abord allée faire un stage d’obstétrique. Au bout de six mois je me suis dit : je ne suis pas encore assez près, et je suis allée en pédopsychiatrie, presque un an, à Longueil-Annel, chez Tosquelles, dans un endroit où il y avait vraiment des enfants fous, et je me suis plongée là-dedans. Ce stage m’a permis d’être très près de la folie grave, de la folie de la personne qui se constitue. C’était une expérience bouleversante, terrifiante et j’avais beaucoup de difficultés à entrer dans le cadre qui était proposé à ce moment-là, dans les années 1978-1980, qui était une certaine psychanalyse très bavarde, mondaine et arrogante.

9Au bout d’un an, j’ai décidé de ne pas faire de psychiatrie et de m’installer en médecine générale. J’avais quand même une expérience pédiatrique forte donc j’ai orienté mon cabinet en ce sens. C’était en 1984. Je voulais être seule. Je travaillais dans une boutique en rez-de-chaussée, en plein Paris. Entretemps j’avais écrit ma thèse – une revanche sur cette non-pensée subie pendant tant d’années. Elle portait sur le livre de Fritz Zorn : Mars. Je suis partie du texte allemand, le récit de quelqu’un qui racontait l’irruption d’un cancer à la première personne, qui voulait essayer de vivre, qui ne voulait pas mourir, et qui s’était dit : si j’écris tout, je ne mourrai pas. La démarche me séduisait, et surtout le livre était déchirant, alors qu’il n’était pas écrit pour être déchirant, pas ostentatoire. Il est écrit dans une espèce de langue morte, où il n’y a pas une couleur, pas une comparaison, pas une image, pas une métaphore. Ma thèse s’appelait La métaphore interdite. Elle montrait l’impact de la maladie sur la langue. J’ai adoré faire ça, mais personne ne comprenait. J’avais, comme il se doit, trouvé un patron hospitalier. Robert Zittoun, patron d’hématologie à l’Hôtel-Dieu, qui avait lui-même écrit des livres, m’avait écoutée et avait dit : « Je ne comprends pas très bien ce que vous voulez faire, mais c’est d’accord ». Nantie de ce viatique, je n’ai fait que ça pendant deux ans. Zittoun est arrivé au jury de thèse avec le livre, qu’il avait lu – les autres ne lisaient rien – avec des petits marque-pages partout. Il citait sans arrêt le livre et me posait des questions devant les autres enseignants, tous muets sauf un qui m’a dit : « Eh bien écrivez, madame, écrivez, puisque vous savez écrire », sous-entendu : « Ne pratiquez pas la médecine, vous allez être dangereuse ».

10M. : Donc, vous vous êtes installée en médecine générale.

11N. L. : Oui, dans le quartier où j’habitais, la Bastille. Cela a été difficile. Cela n’a duré que six ans. C’était un bonheur total. J’ai eu des patients, ça s’est développé, ça a progressé de façon très rassurante. Mais au moment du renouvellement de mon bail j’ai dû fermer mon cabinet, car la construction de l’opéra Bastille a fait flamber les prix du 11e arrondissement. J’ai d’ailleurs perdu mon studio à la même époque : mon loyer professionnel a augmenté de 150 %, je ne pouvais pas. Et pendant ces années-là, on a détruit un immeuble à Bastille où vivaient des gens que je venais voir en visite à domicile, des personnes âgées. Et qui s’est installé à la place de cet immeuble ? Des grands couturiers, et Médecins sans frontières, qui a fait construire un magnifique immeuble. À l’époque ils avaient une affiche qui disait « MSF. Dans leur salle d’attente, deux milliards d’hommes ». Je me disais : moi, j’en ai dix par jour et j’ai du mal, comment font-ils ? Ça m’exaspérait. J’étais évidemment conventionnée secteur 1. L’accès au secteur 2 a été fermé à ceux et celles qui n’étaient pas chef.fes de clinique. Alors j’ai arrêté, même si la décision a été très difficile.

12Ce qui l’a facilitée, c’est qu’en même temps, depuis quasiment la fin de mes études, j’étais médecin de Protection maternelle et infantile (PMI). PMI, cela veut dire médecine gratuite, et équipe. Si on avait des inquiétudes sur une relation mère-enfant, par exemple, il y avait une puéricultrice elle pouvait aller à domicile regarder vraiment ce qui se passait. PMI, ça voulait dire aussi pauvreté, des familles immigrées et souvent à cette époque, l’immigration la plus marginalisée, c’est-à-dire les familles turques, serbes, serbo-croates. Des expériences très riches, même s’il y avait beaucoup de violences sur enfants.

13Le travail en PMI m’a amenée à recourir à des interprètes et permis d’acquérir une autre expérience de la parole. Dans les centres, on employait (ce qui était vraiment pionnier, et ne s’est toujours pas étendu) des interprètes physiques. Mais chacun venait une fois par semaine : le lundi on faisait venir tous les Maliens, le mardi tous les Turcs, parce qu’il fallait payer la personne à la journée. J’ai réussi à en faire venir à la demande. Une fois, je faisais un remplacement dans une PMI à Belleville, au cœur de la pauvreté, avec une équipe de femmes extraordinaires. Elles accueillaient des Gitans, des Serbo-Croates qui arrivaient, et ce n’est pas un cliché, en Alfa Roméo. Les hommes déposaient les femmes, et il y avait des groupes de femmes, avec des bébés, les bébés qu’on voit dans le métro quand les femmes mendient. J’avais vu tout ce monde, et j’avais une sensation très bizarre parce que je ne comprenais rien aux courbes de poids, ni à ce qu’elles me disaient, d’ailleurs. Donc on se faisait des signes ridicules pour communiquer et les courbes de poids restaient incompréhensibles. J’ai dit : la semaine prochaine vous les faites toutes venir, tant pis, ce sera le jour des Serbo-Croates, avec un interprète. L’interprète a traduit toute la journée et on s’est aperçues que celles qu’on prenait pour les mères étaient les grand-mères, que celles qu’on prenait pour les filles étaient les mères, que tous les poids de naissance étaient faux.

14J’ai aussi été médecin de crèche. On a réalisé la première entrée d’un enfant séropositif dans une crèche à Paris. Il y en avait des choses à dire et à préparer pour que ce soit jouable pour tout le monde, y compris pour la directrice de la crèche dont l’enfant était aussi dans la crèche. Mais ça avait une force…Personne n’avait rien à ajouter quand elle disait aux parents réticents : le mien, il est là, dans la même section.

15Pendant ces années-là j’ai participé à un groupe Balint [1], quasiment depuis le début de mon installation. C’est là qu’étaient mes vrais interlocuteurs.trices. C’est une pratique qui pour moi devrait être généralisée à absolument tous les métiers : apporter dans un groupe tout ce qui ne marche pas. Amener nos sujets de mécontentement : madame Machin, alors que j’ai fait ceci, cela, ne vient plus me voir, a arrêté les soins ; madame Truc qui est encore dans la salle d’attente, rien qu’à la voir j’ai envie de m’en aller. C’est simplissime, génialement efficace, une interaction où les autres ne sont jamais là où on les attendait. Je pense que je n’aurais pas survécu en médecine s’il n’y avait pas eu cela, parce que je pouvais m’exposer, exprimer ce que je vivais. Je me rappelle avoir parlé d’une adolescente qui avait fait une tentative de suicide et dont j’avais pris la mère en grippe. Je m’en rendais un peu compte, parce que j’aimais la voir seule. Mais je n’avais pas du tout envie de voir sa mère, qui était tout de même un peu concernée, et pas vraiment en forme, avec une gamine qui avait avalé toute la pharmacie. Rien qu’en en parlant, je me disais : c’est bien ce que je pensais. La richesse du groupe Balint venait aussi du fait d’écouter les histoires des autres, y compris de ceux et celles qui exerçaient une médecine très différente, qui avaient conservé toute la théâtralité du métier, qui attendaient des égards ou une forme de respect parce qu’ils ou elles étaient médecins et se protégeaient un peu de cette manière. Il y avait des hommes, des femmes, tous généralistes et on était là, tous.tes, à patauger, dans notre pratique de la médecine générale.

16Pendant la période où je n’avais plus de travail, je suis restée en PMI et j’ai pris des vacations en médecine scolaire. J’avais tout fait en pédiatrie – médecin de crèche, de PMI, de la halte-garderie franco-allemande de Paris parce que j’étais bilingue, médecin de garde en néonatalogie – sauf ça. Pendant quelques mois, je me suis retrouvée, sans avoir choisi, dans des écoles extrêmement pauvres du 18e avec une secrétaire médicale héroïque qui connaissait l’école par cœur. Ce qui m’en reste – et il y a un programme MSF qui est venu de là – est la conscience du hiatus entre la prise en charge des tout petits et celle des enfants d’âge scolaire. En tant que médecin de PMI, j’avais vu comment jusqu’à six ans, les inégalités sociales face à la santé sont gommées, parce que le système PMI est gratuit. Et puis à 4-5 ans, on fait un dernier bilan et à l’entrée au cours préparatoire, ça commence à retomber. Il y a encore la surveillance de la dyslexie : « Mon dieu, il n’apprend pas ». Ensuite, jusqu’à l’entrée en 6e, c’est quasiment fini. Dans cette tranche d’âge, les préadolescent.es, dans les familles de migrant.es, de gens très mal logés s’entassant dans des deux pièces, on ne s’occupe plus de santé. On s’occupe des bébés, on va à la PMI mais ensuite on ne s’occupe pas des grand.es. À 13 ans, tous.tes ont été rattrapé.es par les inégalités sociales.

17La médecine scolaire a duré jusqu’à ce qu’un copain me dise : « J’ai une amie qui travaille à MSF et qui cherche un médecin pour coordonner un centre de soins ». J’ai demandé : « et pour y consulter ? ». Il m’a dit : « oui éventuellement ; mais tu sais c’est le quart monde, c’est dur ». J’ai dit oui tout de suite et je suis arrivée en juillet 1990. J’avais 38 ans. Depuis deux ou trois ans, MSF avait commencé à intervenir en France, pour prendre en charge ceux et celles qui étaient ou se retrouvaient sans couverture. Il y a d’abord eu Remede, une petite association de toubibs qui se sont organisés tout seuls, qui n’ont pas eu besoin d’un gros logo, qui ont fait leur truc qui était extrêmement efficace, et très engagé. Ensuite il y a eu Médecins du Monde, pas à la même échelle, et ensuite seulement MSF.

18La fille qui recrutait m’a dit qu’elle cherchait un médecin de santé publique, parlant l’anglais, pouvant faire des analyses de populations. Je lui ai dit que je ne parlais pas anglais, que je n’étais pas médecin de santé publique, et que ce que j’aimais était consulter. Et elle a dit : « d’accord, tu consultes ». J’ai dû être embauchée sur la base de l’échange parce que je n’avais pas le profil qu’elle recherchait. J’ai commencé, dans une espèce d’innocence par rapport à MSF parce que je n’avais jamais eu envie de partir en mission lointaine…

19M. : Pourquoi n’aviez-vous pas envie de faire des missions au Sud ? Ça vous posait un problème, ce genre d’intervention ?

20N. L. : J’étais absorbée par la proximité, absorbée par le cabinet de médecine générale, la PMI. Pour moi la médecine générale est une aventure aussi importante : monter les étages, rencontrer tous les milieux sociaux au cours d’une journée. C’est une expérience aussi intense, aussi importante que n’importe quelle mission. Je crois que, comme personne, pas comme médecin, j’étais très liée à l’intime, à la proximité, et je n’aimais pas le mot mission. Je ne percevais pas à ce moment-là ce qui a, plus tard, été essentiel pour moi et qui a fait que j’ai choisi de rester à MSF : les possibilités d’action collective. J’avais exercé la médecine au singulier, de façon presque intimiste, solitaire, à part la PMI qui était mon espace collectif, ma fenêtre sur les réalités sociales.

21Dans un premier temps on – la mission France – était à part, et plus ou moins rejetés. Il ne faut pas oublier que le conseil d’administration a voté contre l’installation de la mission France de MSF. Elle a été imposée par Rony Brauman, le président. Quand je suis arrivée, c’était fait depuis un petit moment, mais c’est important de s’en souvenir.

22M. : Quels étaient les motifs de l’opposition… ?

23N. L. : Tout simplement que ce n’était pas le travail de MSF, qu’on n’intervient pas dans les pays riches.

24M. : Qu’est-ce que ça veut dire, on n’intervient pas dans les pays riches ?

25N. L. : Qu’il n’y a pas cette pauvreté extrême qui est ce à quoi MSF sait répondre, qu’il n’y a pas la guerre. La guerre c’est très important, la plupart des intervenant.es de MSF ont une expérience de la guerre et des camps de réfugié.es, des hôpitaux sous les bombes. C’est ça leur ciment. On est un vrai MSF si on a vécu ça. La plupart disait donc : ce n’est pas l’identité de MSF. En plus, ça rejoignait d’autres débats difficiles qui avaient eu lieu, sur ce qu’on a appelé pendant longtemps des programmes de « développement », c’est-à-dire des actions qui étaient plus sociales que médicales, sur le logement par exemple, lesquelles n’avaient pas très bonne presse.

26Il y avait d’autres choses très fortes à MSF. Par exemple le fait de ne jamais savoir, j’espère que c’est resté, si quelqu’un est médecin, ou infirmier, infirmière. Ça, c’est colossal, parce que quand vous sortez de l’hôpital public et de vos études de médecine, vous ne risquez pas de vous mélanger. Là, telle fille qui avait coordonné les premières interventions, clandestines, en Afghanistan, était infirmière. Elle est ensuite allée au Zaïre, ou en Zambie, au début des ravages de l’épidémie de sida, et son problème c’était d’enterrer. Je la revois faire une présentation. Elle avait construit un hôpital en bois, et me disait : « si je reviens en France, je vais faire quoi ? Cadre infirmier ? Je n’en ai rien à faire ». Pour elle, MSF c’était la possibilité, non seulement d’exercer son métier, mais de l’exercer dans un combat pour des gens qui sans vous n’auraient pas ce qu’ils vont avoir, et dans toutes ses extensions. Souvent on souffre, dans notre exercice professionnel, de se dire : je m’occupe de cette famille exposée au saturnisme dans son appartement, je fais des plombémies aux enfants, je les envoie à l’hôpital …mais je ne peux pas refaire l’appartement. Eh bien là, on pouvait refaire l’appartement. Elle, en l’occurrence, elle a fait construire un hôpital en bois même si elle n’était pas architecte.

27La deuxième chose qui était vitale pour moi, c’était leur rapport à l’argent, le fait qu’au bout de quelques années il n’y avait plus un centime d’argent public dans la mission France. Pour moi, si, au moment de la préparation de la CMU [ 2], on a pu avoir l’arrogance de prétendre écrire des lois, c’est parce qu’on était libres. J’étais là depuis deux ans quand Gorbatchev a proposé de l’argent à MSF, beaucoup d’argent. Il y a eu tout un débat au conseil d’administration : ils discutaient sur ce qu’était cet argent, pour quoi faire. En fait, il y avait sans arrêt des débats sur l’argent, sur chaque centime quasiment. Finalement, ils ont refusé : c’était, selon l’expression de Rony Brauman, pour aider Gorbatchev à passer l’hiver. C’est cette netteté par rapport à l’argent, cette indépendance financière, qui m’a fait rester à MSF.

28M. : Alors, d’où venait l’argent ?

29N. L. : Des donateur.trices. Au début, pour la mission France, il y a eu quelques subventions dans les villes dans lesquelles on était installés, par exemple la ville de Lyon finançait. Et quand j’ai programmé la fin de la mission France de Lyon, l’année d’avant, j’ai demandé que la ville de Lyon arrête sa subvention. La réaction a été très violente. Cela ne servait à rien qu’on leur dise : sur l’accès aux soins on a fait un bilan, on va faire un colloque, on a progressé sur ceci ou cela, on a fait une étude et chaque SDF de la ville de Lyon est suivi en moyenne par trois associations, donc il y a peut-être d’autres endroits où on peut faire des choses plus urgentes. Ils étaient fous de rage, tous : les représentants de la ville, les bénévoles – médecins et dentistes confondus. J’ai été quasiment lynchée et traitée de sorcière parce que je voulais fermer la mission à Lyon, alors qu’à Lyon il y avait une carte santé, accessible rapidement, bien avant la CMU. Ouvrir une mission humanitaire, il n’y a aucun problème, on vous propose de l’argent, mais fermer une mission humanitaire parce qu’il faut faire des choix de priorités ou parce que la situation a évolué, c’est une violence inacceptable.

30M. : Vous avez donc consulté dans le cadre de la mission France, où cela ?

31N. L : Quand j’ai pris mon poste, Esméralda Luciolli était ma responsable. C’était un médecin incroyable qui avait travaillé dans les camps des réfugié.es, été médecin du SAMU. Elle m’avait dit : tu verras, il y a des centres de santé à Saint-Denis, mais ça ne suffit pas. C’est donc là que j’ai commencé à travailler, rue Brise-Échalas, au fond d’une grande cour pavée. Les habitant.es du lieu incriminaient le sang sur les pavés – du sang craché par les patient.es qui sortaient de chez le dentiste – pour entretenir les protestations chroniques sur le thème : « c’est scandaleux, on va être contaminés ». À côté il y avait le canal, sordide et Saint-Denis sans arrêt en travaux (ils construisaient le tramway). Vous arriviez dans la gare, avec son photomaton. J’ai écrit tout un texte sur les pieds et les jambes qui dépassaient du photomaton parce qu’il y avait trois SDF qui venaient au centre qui dormaient là et que je connaissais parfaitement, je ne voyais pas leurs visages en arrivant, je reconnaissais leurs pieds.

32Dans ce centre, je consacrais à peu près 50 % de mon temps à consulter. Les premières choses que j’ai apprises, ce sont les conséquences du non-soin. Ce que veut dire ne pas être soigné.e, ce qu’est un corps qui n’a pas été soigné, quelqu’un.e qui n’a pas été soigné.e pendant plusieurs années, les traces de l’exclusion des soins sur le corps. Il y avait déjà des gens pour suggérer que « ces gens-là n’ont pas recours au système de soins », « ils ont une case en moins donc quand ils sont malades ils ne consultent pas ». Mais très vite je me suis aperçue que non seulement ils ou elles n’étaient pas à l’extérieur du système de soins, mais qu’ils.elles avaient été consulter et que le système de soins, ils.elles en venaient ; que l’exclusion des soins était une production du système de soin. C’est-à-dire qu’ils ou elles arrivaient avec un petit bout de papier sur lequel l’assistante sociale des urgences hospitalières avait écrit « MSF, 10 rue Brise-Échalas », et quelquefois indiqué les jours et les heures de consultation, et le numéro du bus, pour qu’ils.elles ne se perdent pas et ne retournent pas aux urgences de l’hôpital. Il y a donc des acteurs, des auteurs de l’exclusion, exclure ce n’est pas un verbe intransitif, il y a un sujet et un objet. Du coup, je me suis intéressée d’assez près aux acteurs de l’exclusion, pas seulement aux victimes.

33M. : Est-ce qu’avant votre arrivée à MSF, il y avait déjà cette idée que l’enjeu pour la mission France n’était pas de mettre en place un système de soins spécifique, parallèle, mais de forcer le système à prendre en charge ceux et celles qui en étaient exclu.es ?

34N. L. : Bien avant mon arrivée, ce qui était fondateur, c’était que les centres MSF en France n’organiseraient pas la relégation de cette population dans les dispositifs humanitaires. Mais le premier enjeu était de les rendre visibles – parce que personne n’y croyait, qu’on pouvait être exclu.e du système de soins, exclu.e de la sécu. Remede et Médecins du Monde commençaient à se faire entendre, mais les réponses étaient encore dans le registre : c’est à la marge, ce sont des gens qui ne veulent pas se soigner, qui ne font pas les démarches. Donc cette affirmation selon laquelle on allait travailler à faire vivre ces personnes, à voir de quoi était fait leur non-accès aux soins et les conduire, les ramener, vers le système de santé par le biais de leur accès aux droits, ça c’était fondateur de la mission France. L’idée d’Esméralda Luciolli, c’est que si on ne fait que soigner, on ne fait que la moitié du travail. On a un devoir d’alerte, et même de témoignage ce qui va plus loin, c’est dans la charte de MSF. Après, en France, ça a pris des formes un peu particulières par rapport aux interventions au Sud : on n’écrit pas au ministre de la Santé dans tous les pays, on ne fait pas une page dans Le Monde sur les dysfonctionnements de l’accès aux soins ou sur des pratiques illégales partout !

35M. : Alors, comment s’est enclenché ce travail politique sur l’exclusion des soins ?

36N. L. : Tous les lundis, j’avais l’impression que j’allais escalader l’Himalaya : qu’est-ce qui allait encore être impossible ? Qu’est-ce qui serait possible au milieu de l’impossible ? C’était une grande inquiétude mais aussi ce qui fait qu’on va remarquer quelque chose qu’on ne vous montre pas, surtout pas, chez les gens les plus pauvres – non pas ceux et celles qui n’ont pas beaucoup d’argent, mais ceux et celles qui sont en dehors du circuit économique. C’est-à-dire ceux et celles qui vont développer des pratiques de survie particulières pour se déplacer. Ils.elles ne viennent pas à une consultation, vous demandez ensuite pourquoi et la réponse est cinglante : il y avait des contrôles dans le train et je ne pouvais pas m’acheter de ticket. Ils.elles venaient de très loin, nos patient.es. Pour se soigner ou pour manger. J’ai vu des gens faire deux heures de train, donc quatre heures aller-retour. C’est ça l’exclusion des soins, ce n’est pas un comportement !

37J’ai toujours haï les explications « comportementalistes » quand on parle des plus pauvres. Par rapport à la réalité que je voyais, c’est comme un discours à l’envers où les exclu.es devenaient les coupables, les responsables des démarches qu’ils.elles n’ont prétendument pas faites, des tentatives d’entrée dans le système de soins qu’ils.elles n’auraient pas faites non plus, et aussi responsables de leurs pathologies, de préférence contagieuses. J’avais suivi un Zaïrois demandeur d’asile. Il était venu, très calme, sans aucun signe apparent de maladie, pour me montrer une boule qu’il avait depuis des années. Quand les gens vous disent quelque chose comme cela, vous êtes plutôt rassuré. Il n’avait jamais consulté, ne s’était jamais fait soigner, n’avait jamais fait d’examen. Il avait été débouté du droit d’asile, donc, au moment où je l’ai vu, il n’avait plus aucun accès aux soins, et cerise sur le gâteau, il était là depuis moins de trois mois donc il n’avait plus droit qu’à l’aide hospitalière. Il fallait qu’il entre à l’hôpital en urgence, que quelqu’un dans l’hôpital demande l’aide médicale hospitalière, ce qui était très difficile, car la pratique était de ne pas y avoir recours et ensuite d’envoyer une facture d’un montant hallucinant au.à la patient.e. Je ne pouvais pas demander l’aide médicale hospitalière en écrivant au médecin des urgences : ce monsieur a une boule depuis dix ans mais qui m’inquiète donc il faut qu’il entre et qu’il ait une biopsie. Il était dans un très bon état général. J’étais cernée. Je lui ai donc dit que je le revoyais dans deux mois. Quand il est revenu, il avait perdu quinze kilos. Je me suis dit que c’était une tuberculose. J’appelle donc un copain chirurgien qui me dit : « si je certifie qu’il doit entrer et être opéré, il le sera ». Donc on demande l’aide médicale hospitalière, ils l’opèrent, et c’était bien une tuberculose, mais une tuberculose cutanée. Après l’opération, il fallait des médicaments pendant des mois avec une surveillance. Comme il y a des centres antituberculeux gratuits en France, j’ai pensé « Ca y est, je suis arrivée au bout du tunnel ». Je l’envoie donc dans un des centres et là on me répond que les centres antituberculeux ne suivent que les tuberculoses pulmonaires. Pourquoi ? Parce que c’est contagieux. Donc lui, on ne lui donnerait pas de ces antituberculeux. Je me suis adressée à un deuxième centre en disant que ce n’était pas une tuberculose pulmonaire. Finalement, en suppliant, j’ai obtenu qu’il ait accès au traitement et à la surveillance. Cela m’est resté comme, à la fois : les étranger.ères sont contagieux.ses quand ils.elles sont malades, et : s’ils ne sont pas contagieux, pourquoi les soignerait-on ?

38M. : Je reviens à ce choix politique de poser le problème en termes de ramener les personnes dans ce système de droit commun : qu’est-ce que cela avait comme conséquences sur votre manière de pratiquer les soins ? Est-ce que cela voulait dire par exemple qu’à un moment donné il y a des choses que vous ne vouliez pas faire ? Que la priorité était à obtenir l’accès ?

39N. L. : Non, ce n’était pas prioritaire par rapport aux soins. Tant que la personne n’était pas debout en état de s’occuper de sa situation, voire d’être aidée, on soignait. Éventuellement, cet accompagnement administratif démarrait le jour même s’ils ou elles pouvaient aller chez l’assistante sociale. C’est là qu’intervenait mon rôle de médecin coordinateur et non plus de médecin consultant. L’assistante sociale m’apportait son analyse, explique que le ou la patient.e était allé.e faire les démarches pour l’accès aux soins et qu’on lui avait dit qu’il.elle n’avait pas droit. Donc on enquêtait : dans quel bureau était-il.elle allé.e ? Où habitait-il.elle ? Il.Elle habitait avec sa famille mais personne ne le savait et sa famille ne voulait/ne pouvait pas lui donner de certificat d’hébergement, donc il allait falloir une domiciliation. S’il.elle était en France depuis moins de trois mois, c’était pour MSF. On payait mais on attendait la suite et quand il.elle serait là depuis plus de trois mois, on l’enverrait à la Ville de Paris. Et là, on lui dirait qu’il.elle n’y avait pas droit.

40Devant le nombre de refus, j’ai décidé que plus personne n’irait seul.e au bureau d’aide sociale de la ville de Paris, et qu’il fallait que le bureau notifie les refus de prise en charge par écrit. Et on s’est mis à collectionner les refus écrits des fonctionnaires de la Ville de Paris. Ça a duré des années, on a fini par fabriquer un petit document où j’avais inclus tous ces refus écrits, rappelé la loi, et on l’a envoyé à toutes les instances de l’aide sociale à Paris. Quand le dossier était instruit au guichet, une fois sur cent, ça remontait à une commission, mais sans plus de résultats. Une fois qu’on a découvert l’existence de cette commission, on a décidé de lui envoyer directement les dossiers et là tout est passé, on a eu toutes les aides médicales. Pourquoi ? Parce que c’était MSF qui les demandait. On a donc fait la preuve que des personnes s’étant présentées au bureau d’aide médicale de Paris et ayant essuyé un refus avaient vu leur dossier reconnu par la commission centrale d’aide médicale, donc on a fait la preuve d’un déni de droits et d’un dysfonctionnement systématique. Dans un premier temps, ça n’a servi à rien, sinon que quand on les accompagnait, les droits étaient ouverts : l’accompagnant.e avait pour consigne de ne pas partir, de rester au maximum, d’obtenir quelque chose par écrit, et de déranger toute la hiérarchie de l’agent qui était de permanence. Dans un second temps, quand on l’a sorti dans la presse, ça a tout changé. Après avoir, pour la centième fois, au téléphone ou en direct, rappelé à quel article de loi on se référait, demandé pourquoi il n’était pas appliqué, demandé à parler au responsable, lasse de ne toujours pas avoir de résultat à Paris, j’ai raconté l’histoire à une journaliste de France Culture, Marie-Dominique Arrighi. Elle a décidé de faire quelque chose dans son émission. Elle s’est inventé un cousin malade, elle a téléphoné à je ne sais plus combien de bureaux d’aide sociale de la Ville de Paris, je lui avais expliqué précisément ce qu’il fallait dire, et là, en direct, elle a dit « je veux parler à votre responsable », le responsable est arrivé et a confirmé en direct : « oui, je sais que c’est la loi mais on nous a demandé de ne pas l’appliquer ». Le lendemain, c’était fini : ils instruisaient les dossiers d’aide médicale dans tous les bureaux de la Ville de Paris !

41M. : Certes, c’était la Ville de Paris de Chirac, mais elle n’avait pas le monopole du refus de soin illégal…

42N. L. : Bien sûr que non, c’était aussi le cas de l’institution hospitalière. On a commencé à s’en occuper à la suite d’une de ces semaines terribles où les choses se passent comme lors d’une épidémie. J’avais reçu en consultation successivement trois femmes qui avaient des cancers du sein, diagnostiqués tardivement, et qui s’étaient toutes fait jeter de l’hôpital public parce qu’elles n’étaient pas assurées sociales, plus une jeune femme, française, SDF, marginale, avec les chiens, vivant en squats… Cette dernière est arrivée chez nous avec un abcès, une plaie dans le cou. Elle nous a expliqué qu’elle avait été opérée à l’hôpital, que comme elle vivait avec des chiens et des chats, elle était couverte de petites plaies de la peau, de petites égratignures ; le personnel de l’hôpital en avait déduit qu’elle était toxicomane, donc ils l‘avaient traitée…insultée, méprisée. Après l’opération, ils lui avaient fait des soins, avec un pansement très compliqué, un drain, et ils lui avaient dit de poursuivre à domicile. Elle vivait dans un squat ouvert à tous les vents, avec une bande de gars à la rue. Elle venait avec un pansement qui devait déjà dater d’au moins huit jours. On parle. Je commence à subodorer que sous le pansement il y a une plaie chirurgicale, pas du tout un truc qu’on pouvait soigner à domicile. On regarde, et on voit la carotide ! On l’a suppliée, on lui a dit : « on vous accompagne à l’hôpital ». On a tout essayé, il n’y a pas eu moyen. « Je n’y retournerai pas ». En désespoir de cause, je lui ai dit : « demain, à telle heure, ici » et « vous vous considérez comme hospitalisée, si une fois vous ne venez pas j’envoie les pompiers vous chercher ». J’avais très peur mais on a fait un soin post-chirurgical dans notre petit dispensaire pendant des semaines. Heureusement, ça a tout de suite cicatrisé. Cette jeune fille, lors du premier soin qu’on a fait avec l’infirmière, était terrifiée parce qu’elle ne pouvait pas croire qu’on ne lui ferait pas mal, on ne pouvait plus la toucher. La deuxième fois c’était mieux, ensuite elle est arrivée avec un état d’esprit tout à fait différent et elle a guéri, avec une saleté de cicatrice évidemment.

43Donc il y a eu ces trois cancers du sein et cette jeune femme renvoyée à la rue avec un trou dans le cou horrible. Là je pense que j’ai eu une intolérance personnelle à la situation. J’ai essayé évidemment de faire hospitaliser les femmes qui avaient un cancer du sein mais impossible. Je n’y arrivais pas. Parmi elles, il y avait une Mauricienne, qui n’avait aucune sécu, et là le cancérologue avait fait une lettre ! Elle m’avait raconté la scène : « il m’examinait, il m’a dit on va vous opérer, il faudra faire une chimio, et là j’ai dit je n’ai pas de sécurité sociale, et il a retiré ses mains de moi ». Il a ensuite fait cette lettre, je me demande à qui, au médecin traitant peut-être, dans laquelle il disait cette dame a un cancer du stade machin, elle doit bénéficier de ceci de cela, n’étant pas assurée sociale, le traitement ne sera pas possible et je lui conseille de retourner sur l’Ile Maurice. Elle était venue me voir avec ça ! Pour arriver à les faire hospitaliser, j’ai subi et proféré des menaces d’une grande violence. Je me souviens qu’on m’a passé quelqu’un en me disant « je vous passe le responsable de l’hôtellerie », c’était à l’hôpital Saint-Louis, et lui m’a dit : « Bon, on va la prendre, on va la prendre, mais ne comptez pas qu’on prenne la suivante ». Donc quand j’ai eu fini, qu’elles ont été toutes les trois dans leur lit avec des soins, j’ai écrit leur histoire et je suis allée voir Rony Brauman en lui demandant qu’on fasse une conférence de presse. Il a accepté et on l’a faite avec ces cas dont je viens de vous parler et quelques autres, très précis, où on avait des refus d’hospitalisation écrits. La conférence a été un succès et a abouti à ce que Simone Veil, alors ministre de la Santé, envoie une circulaire sur l’illégalité des refus de soin en urgence. C’est-à-dire que tout a changé rien qu’avec ça ; avec de la parole, même s’il y a du travail derrière.

44Ce qui pour moi ne passait pas, c’est cette incarnation, tous les jours, de façon répétée, d’une inégalité fondamentale et radicale devant le soin. Et il est clair que jamais je n’aurais supporté ce que j’ai vu comme médecin à MSF s’il n’y avait pas eu de l’action politique derrière…

45M. : À ce propos, diriez-vous qu’à la fin des années 1990, au-delà du poids du scandale, il y avait une configuration particulière sans laquelle il n’y aurait jamais eu de CMU ou d’AME ? Autrement dit, quelle est pour vous la part de la situation politique proprement dite, c’est-à-dire le fait d’avoir en face des gens avec qui parler ?

46N. L. : On a parlé d’accès aux soins avec tous les gouvernements qui se sont succédé depuis 1990. Esméralda Lucciolli avait créé la mission France et mis en place dès le début un groupe interassociatif, le fameux groupe « Spaghetti » où il y avait Remede, deux généralistes, Didier Ménard et Catherine Lepetit, MSF et le Comede [3]. On ne faisait presque que du juridique. Une des premières interventions s’est faite devant Jean-Michel Belorgey au moment de la loi RMI. Le gouvernement avait lancé l’idée d’aller chercher les RMIstes de chaque petite ville, village, en navette. Il fallait aller les chercher puisque vous savez que « ces gens-là ne vont pas se faire soigner », donc il fallait les emmener à une consultation pour un bilan médical complet, ce serait dans le contrat RMI : le RMI est un contrat et la santé pouvait être l’objet de ce contrat. On était dans tous nos états. On a demandé à être auditionnés ; moi mon thème c’était : à quel autre citoyen en France est-ce qu’on proposerait ça ? Donc, on a fait notre speech et on a convaincu Belorgey, qui de toute façon était très incertain sur cette question. Ce n’est pas passé, et ça a été l’une de nos premières actions collectives, inter-associative.

47Pour revenir à votre question, on a eu de grosses surprises dans les appuis politiques qu’on a pu rencontrer. En 1993, Pasqua, ministre de l’Intérieur, menace de supprimer toute forme d’aide médicale aux personnes en situation irrégulière, puis propose de ne garder l’aide médicale que pour les soins hospitaliers. On a commencé à travailler avec le GISTI [4]. Et puis, parce qu’il y avait plein d’attaques à ce moment-là et que tout allait très vite, je décide d’aller voir le Conseil de l’Ordre des médecins. On ne trouvait pas d’appuis, ça n’intéressait personne, personne n’en avait rien à faire que Pasqua supprime l’aide médicale, on sentait qu’on ne rebondissait plus. Le docteur Louis René, un vieux monsieur hyper conservateur, m’écoute, et me dit « c’est inadmissible ». Et, le lendemain, il fait un communiqué – je n’avais même pas osé lui demander ! Puis Claude Malhuret, ancien président de MSF et député de droite, maire de Vichy, que je n’avais croisé qu’une fois, me téléphone et me dit : « tu pourrais m’envoyer ton truc sur l’aide médicale ? J’ai une possibilité pour présenter un argumentaire en séance, je voulais voir ce que vous aviez fait ». J’accepte et avant de raccrocher, il me dit : « je vais mettre les enfants en avant, tu sais les enfants ça marche toujours. » Le lendemain, sur toutes les chaînes de télévision : Claude Malhuret en gros plan – on peut se demander quel était l’objectif au juste – en train de défendre l’aide médicale aux étranger.ères sans titre de séjour. Le Monde en tire un tout petit article, de huit lignes, intitulé : « L’aide médicale aux étrangers, un tollé médical ». Après, j’ai dû aller voir Jean-Claude Barrault, un ex-curé chargé d’appliquer les textes de Pasqua qui les justifiait en disant que c’était humanitaire. Ils avaient trouvé une solution dont ils étaient très contents : introduire une aide médicale humanitaire. C’est-à-dire faire disparaître le droit, et mettre en place une aide humanitaire médicale d’exception au coup par coup. Le changement de la loi n’a pas eu lieu parce qu’il y a eu la dissolution.

48M. : 1997 change donc significativement la donne ?

49N. L. : Cela créé un espace. Le grand paradoxe est que, pour l’accès des étrangers aux soins, c’est Chevènement qui est à l’origine du droit au séjour pour les personnes gravement malades qui ne peuvent être soignées dans leur pays d’origine. À cause des lois Pasqua, MSF avait créé le programme non médical de MSF en France, qui était une cellule d’accueil sur l’accès aux droits pour tou.tes les étranger.ères, en particulier les étranger.ères malades, mais tout le monde pouvait venir. Cela avait été un débat grandiose au conseil d’administration : « comment ça, un programme non médical ? Ce n’est pas l’identité de MSF ». Trois mois après, Chevènement sort une circulaire, avant la loi, disant : les étrangers gravement malades ne pouvant se soigner dans leur pays d’origine ont droit à une carte de séjour, ils ont jusqu’à telle date pour l’obtenir, et après il y aura une loi qui prendra le relais.

50Alors, on s’est dit : on prend nos fichiers, on rappelle ou on écrit à, tous les gens qu’on soigne depuis dix ans. J’ai embauché un médecin algérien, chef de clinique à Alger, excellent spécialiste de médecine interne, qui n’avait pas le droit d’exercer mais absolument génial sur le plan clinique. Lui n’était pas du tout branché social ou humanitaire, il s’en méfiait, il était « docteur, docteur » mais je me suis dit que ça allait l’intéresser pour les pathologies lourdes. Et de fait, quand ils.elles ont commencé à revenir, il s’est retrouvé devant des gens pour qui il fallait faire des diagnostics ultra compliqués. Ce programme est donc devenu le plus médicalisé de MSF : il fallait envoyer des dossiers médicaux impeccables qu’on rédigeait intégralement. J’en rédigeais quelques-uns, je les signais tous pour le couvrir et ils partaient chez le médecin de la préfecture qui disait oui ou non pour un titre de séjour. En général, on l’obtenait parce que la plupart des patient.es étaient dans un état dramatique.

51On s’est retrouvés devant des gens qui allaient si mal que le temps comptait, que chaque jour comptait. Or, petit à petit, les délais s’allongeaient. Des médecins inspecteurs ont dit : « on ne collabore pas avec la préfecture, il n’est pas question qu’on donne un avis », et ont fait la grève des avis. On avait le patient, le dossier, la lettre à la préfecture, mais pas de médecin inspecteur pour valider l’affaire. À ce moment-là, j’ai écrit un article dans Le Monde, non pas pour attaquer le texte de la circulaire, qui était au contraire inespéré – avant, on en était plutôt à mettre des malades à moitié mourants dans des avions – mais pour dire : ça ne va pas, il faut qu’il y ait une procédure d’urgence.

52M. : Il s’agissait de dossiers médicaux mais pas de soin : toute une partie de cette histoire relève de l’accès aux droits, d’une forme de travail juridique et politique…

53N. L. : Oui, juridique, social, politique. D’ailleurs on est allés en urgence à des audiences pour expulsion. On essayait de faire en sorte qu’il y ait toujours un toubib en face d’eux. On sortait de la période Pasqua et donc les autorités, les policiers se retrouvaient d’un seul coup avec des petites choses précieuses et malades qu’il fallait protéger, et à qui il fallait même donner la carte de séjour alors qu’on venait de leur expliquer six mois avant qu’ils.elles étaient bon.nes pour l’expulsion. Il y a eu comme un flottement dans le traitement des dossiers, et le fait qu’ils aient un médecin en face d’eux qui leur dise : « je vous affirme que cette pathologie ne peut pas être soignée dans son pays d’origine » changeait la donne. Et nous, on avait un joker : on pouvait dire « MSF est présent dans ce pays et nous connaissons exactement l’état du système de soins ».

54M. : Ça n’a pas suscité de discussions sur la question de savoir si on étendait la sphère de ce sur quoi MSF interviendrait ?

55N. L. : Non. Je me souviens d’assistantes sociales qui ne sont pas restées dans le programme parce qu’elles disaient : « il a vingt ans, il est jeune, on s’en fout de l’accès aux soins, ce qu’il veut c’est un travail, un logement ». Et là il fallait leur dire oui c’est important, mais ce n’est pas la mission de MSF. Je répétais tout le temps : ce qui est de notre pleine responsabilité c’est l’accès aux soins.

56M. : Donc la gauche arrive au pouvoir, ça change quoi pour vous ?

57N. L. : Je pense qu’on s’est dit : pas grand-chose…Il ne faut pas oublier que dans le département du Nord où on avait fait notre premier lobbying d’importance, à l’échelle d’un département, le conseil général qu’on avait attaqué devant le tribunal administratif était tenu par le Parti socialiste. Martine Aubry, qui était maire de Lille, appliquait la loi sur l’aide médicale alors que le département ne l’appliquait pas. Il y avait eu un vrai face-à-face politique. On avait rencontré le président du conseil départemental, on leur avait dit : vous avez voté ce règlement qui limite le nombre de consultations pour les toxicomanes et les étrangers à l’unanimité, mais c’est illégal. Tout cela sans résultats. Et celui qui nous a donné l’idée d’attaquer le conseil général devant les tribunaux, c’est quelqu’un avec qui je travaillais tout le temps au ministère, qui était un fonctionnaire chargé des questions associatives et de l’accès aux soins. Je lui avais envoyé mes notes, tous les documents, le règlement de l’aide sociale, les cas, les bons pour les toxicomanes et les étranger.ères. Et je lui dis : « maintenant c’est à l’État de porter plainte ». Moi je voyais ça comme un coup de fil menaçant, pour leur dire : « maintenant ça suffit vous appliquez la loi, Martine Aubry n’est plus maire de Lille, elle est ministre ». Et la seule chose qu’il répond est : « on ne peut pas le faire ». « Comment ça ? Je ne comprends pas. La ministre ne peut pas ? ». Il m’a juré qu’ils ne pouvaient pas mettre en marche une procédure de ce type, qu’il fallait donc qu’on le fasse.

58Ce n’était pas de l’instrumentalisation, plutôt de l’accompagnement ! Martine Aubry n’est pas intervenue. Elle n’a pas pris son téléphone pour me dire : « Ecoutez, retirez votre truc ». Au bout de quelques mois, le conseil général du Nord a fait une déclaration : ils allaient mettre en place une carte santé dans le Nord, mais ils savaient que la CMU allait se mettre en place. Patrick Kanner qui était président adjoint me téléphone et me dit : « Vous avez vu nos déclarations », je dis oui, et il me dit « vous comprenez bien que maintenant nous attendons que vous retiriez votre plainte devant le tribunal administratif », donc je lui dis « Vous comprenez bien, Monsieur Kanner, que nous attendons que vous ayez mis en œuvre le projet d’accès aux soins dans le département ». Il a insisté un peu mais pas plus d’une minute. C’est une expérience qui m’a beaucoup aidée pour la CMU, qui m’a aidée à affronter le rapport de forces, y compris avec des gens qui pouvaient être politiquement beaucoup plus proches de moi personnellement ou de MSF.

59M. : Lors des négociations préparatoires à la CMU, un des motifs de conflit ouvert a été la question des mutuelles…

60N. L. : On a eu un terrible conflit l’année de la CMU, avec Jean-Claude Boulard, qui était maire du Mans et à qui Martine Aubry avait confié le projet de loi CMU. Boulard ne connaissait rien à l’accès aux soins. Il avait fait semblant de construire trois scénarios possibles mais il savait pertinemment ce qu’il voulait : tout retirer à la Sécu et donner la totalité de la gestion, de l’organisation et du contrôle de la CMU aux mutuelles. À MSF, on ne savait pas ce que c’étaient les mutuelles, les gens qu’on voyait n’en avaient évidemment pas. Mais j’étais sûre d’une chose, que l’expérience MSF avait renforcée : c’est que pour les plus pauvres, il faut l’État et le service public. Dès qu’on commence à élargir au-delà du service public, pour ne pas dire à privatiser, les pauvres sont en danger, parce qu’on n’est pas dans des organismes dont la vocation est d’appliquer la loi, de protéger les démuni.es.

61J’ai donc demandé aux équipes qui travaillaient dans les centres en France de faire une enquête téléphonique sur les mutuelles en France afin qu’on sache si les mutuelles pratiquaient effectivement l’exclusion. Les vraies mutuelles, pas les assureurs, là on savait qu’ils excluaient des pathologies lourdes. On avait fait un questionnaire, tout le monde s’y est mis. On était conscient qu’il y avait une aubaine politique – maintenant, pas dans deux ans quand on aurait fini une enquête propre. Le document issu de cette enquête était accablant pour les mutuelles, à l’exception de deux mutuelles communistes, apparemment les seules à appliquer à peu près ce que toutes les autres prétendaient faire. On a donc décidé que MSF ne soutiendrait ni le scénario de la CMU confiée aux mutuelles, ni un mix, et mais la sécurité sociale, point final. Mais, en faisant ça, on s’est coupé radicalement de la quasi totalité des associations – MDM, ATD Quart monde qui étaient en phase avec un discours selon lequel « les pauvres doivent participer ».

62C’était la première fois dans mon histoire avec MSF et avec ses patient.es que les pauvres étaient aussi intéressant.es et qu’on se les disputait. Ces gens dont personne n’avait jamais voulu entendre parler, sur lesquels nous avions fait quantité de déclarations, produit quantité d’écrits pendant des années sans aucune audience, sans recevoir aucun coup de fil des assurances ou des mutuelles, d’un seul coup étaient approchés, présentaient un tel intérêt, il y avait des tentatives de séduction, c’était très important de financer leur couverture sociale.

63Jean-Pierre Davant, le patron de la mutualité, est ainsi venu devant l’Uniopss [5], le collectif inter-associatif, pour présenter le rôle que les mutuelles entendaient jouer dans la future CMU. J’y suis allée, ça a été accablant. Ils n’avaient aucune véritable expérience de la précarité et des difficultés d’accès aux soins. Ils avaient des centres d’intérêt qui étaient tout à fait ailleurs, d’éducation à la santé, de circuit médical, de médecin référent : des choses intéressantes et justifiées, mais qui n’avaient rien à voir avec les gens dont on s’occupait. Ils avaient tous prévu qu’il y aurait une énorme consommation de soins quand ces gens entreraient dans la couverture sociale. C’était de la méconnaissance à l’état pur, de la bêtise, une façon terrible d’être enfermé dans son milieu social, et pour qui travaillait à MSF France depuis dix ans, c’était insupportable.

64Le décalage était considérable, et Boulard n’a pas fait exception. Il a défendu les mutuelles et le droit commun, nous expliquant que dans sa ville, quand les gens qui n’arrivaient plus à payer les factures d’eau et/ou d’électricité, on leur demandait quand même une petite participation. Lui pensait – et sur ce point il a beaucoup influencé Martine Aubry – que tout le monde devrait être imposable, même un tout petit peu, parce que c’est une question de dignité. La CMU a donc failli être payante. Aubry et Boulard avaient prévu que pour sauvegarder la dignité des bénéficiaires, il faudrait qu’ils.elles paient une petite somme parce que l’important, comme aux Jeux olympiques, c’est de participer.

65Devant ce que Boulard annonçait comme le scénario gagnant, on a pris rendez-vous au cabinet de Jospin. C’était peu de temps après le prix Nobel et MSF venait d’avoir les félicitations de la Cour des Comptes, donc ils nous regardaient comme si on était des saints ressuscités. Je me souviens tout particulièrement des deux conseillers, Jacques Rigaudiat et Christophe Devys, d’une compétence remarquable, parfaitement conscients des enjeux politiques des questions sociales.

66Pendant tout ce temps-là, on n’a pas eu de dialogue avec Martine Aubry. Au bout de plusieurs mois, Boulard a réuni toutes les associations. On est arrivés seuls sur notre position. ATD Quart monde, que j’avais presque convaincu de refuser les mutuelles, a proposé de donner le choix aux gens, et Boulard a préparé un quatrième scénario où chacun.e pourrait choisir pour demander sa couverture complémentaire (il tenait beaucoup à l’appellation) entre la sécurité sociale ou une mutuelle de son choix. Nous, on a ajouté : ou à un assureur de son choix. La proposition a fait l’unanimité en trois minutes, sauf MSF.

67Un mois avant le passage de la loi à l’Assemblée, on a entendu à la radio Martine Aubry interrogée par un journaliste, qui lui disait : « certains parlent d’une privatisation de la sécurité sociale, qu’avez-vous à dire ? ». On s’est dit, ça y est, il y en a d’autres qui remettent ça dans le débat politique « normal », on n’est plus tout seuls. Elle s’est défendue : « je ne peux pas laisser passer ce terme ». Le lendemain, elle a dit dans des interviews qu’il était impossible qu’on parle de privatisation de la sécurité sociale à partir de la CMU, que c’était odieux, insupportable. Et elle a fait une annonce, elle a dit : ce sera au choix des bénéficiaires, mais mutuelles et assureurs entrent dans le fonds de gestion financière de la CMU.

68Je me suis dit qu’on n’allait jamais s’en sortir, on venait d’obtenir qu’elles soient marginalisées, et maintenant c’était elles qui allaient gérer l’argent. Dans trois ans, elles diraient : « ah, mais il faudrait une petite cotisation ». D’autant qu’au même moment, Martine Aubry commençait à développer l’idée qu’il fallait être digne et que ce serait trente euros par an. J’ai alors dit à MSF qu’il fallait qu’on frappe un grand coup. On a fait une page dans Le Monde. C’est très cher, donc c’est un vrai choix politique, de mettre l’argent là et pas ailleurs. C’était une lettre ouverte à Martine Aubry avec cette phrase : « L’exclusion perdure mais les parts de marché progressent ». La lettre disait deux choses : premièrement, vous inventez l’aide médicale payante alors qu’on sort de cent ans de gratuité ; deuxièmement, vous intégrez les organismes complémentaires dans la gestion de la CMU, ce qui veut dire que demain l’accès aux soins des plus pauvres dépendra d’eux et qu’on pourra rayer la sécurité sociale d’un trait de plume.

69Le lendemain, coup de fil affolé de Dominique Tabuteau, alors conseiller de la ministre, un des rares qui s’y connaissait à fond sur la protection sociale, disant : « mais qu’est-ce qui se passe ? On téléphone avant de faire des choses comme ça ». J’ai dit : « écoutez, on fait mieux que téléphoner depuis plusieurs mois, on ne peut pas accepter ça ». Il me dit : « Pas de soucis, ça tombera les 30 euros ». Je lui dis : « on n’en sait rien, c’est un énorme risque, toute l’opposition va le voter ». Et il ajoute « on ne peut pas à la fois demander de l’argent aux mutuelles et les sortir de toutes les instances, elles vont dépenser beaucoup d’argent ». Je dis : « cela reste à voir, encore faut-il qu’elles soient choisies par les gens en situation de pauvreté, et excusez-moi mais cela ne fait pas tout à fait partie de leur échelle de valeurs et de priorités ». Dans la journée il y a aussi eu un coup de téléphone de Martine Aubry, c’est la seule fois où on s’est téléphoné, qui me dit : « voilà ce que je vous propose, je ne peux pas ne pas rediscuter la gratuité car c’est un amendement de la commission des affaires sociales mais je laisse déposer l’amendement et le gouvernement le refuse, est-ce que ça va comme ça ? ». C’était vraiment bizarre, c’est comme ça qu’on fait la loi en France ? Je lui dis : « oui bien sûr » en me demandant « c’est comme ça qu’on fait la loi en France ? », et je suis allée au débat parlementaire. Et c’est exactement ce qu’elle a fait. Quant au fonds CMU, à notre grande surprise, elle a réécrit sa copie et mis les mutuelles dans le conseil de surveillance de la CMU, un organisme auquel participent aussi les associations, qui peut faire des rapports, mais certainement pas décider. Ils étaient fous de rage. Je dirais qu’on a emporté une partie du morceau le jour du vote de la loi, mais après on est allés à l’écriture de tous les décrets d’application, à regarder tous les détails.

70Bien plus tard, Devys m’a dit que Jospin avait tout de suite dit : « il faut que ce soit la sécurité sociale » alors même qu’on était en train de travailler pour leur montrer que c’était ce qu’il fallait faire et que Martine Aubry était en train de bricoler des scénarios mutualistes. A posteriori, j’ai le sentiment que le cabinet s’est servi de nous pour marquer le ministère et qu’on est entrés dans le jeu politique sans le savoir.

71Au moment de la publication de la lettre à Martine Aubry, Rony Brauman m’a demandé : « Mais alors quelle est aujourd’hui la différence entre nous et un parti politique ? » J’ai répondu : « Aujourd’hui, aucune, mais demain, tout recommence. On a décidé d’investir cette question jusqu’au fond. Elle est l’objet de notre présence en France, donc elle est centrale. Mais on arrive à la limite, si ça devait durer un mois de plus on ne pourrait probablement plus ».


Date de mise en ligne : 07/06/2019

https://doi.org/10.3917/mouv.098.0155

Notes

  • [1]
    Inventés par Michael Balint, les groupes Balint visent à aider le.la médecin à acquérir des qualités psychothérapeutiques, à partir de cas cliniques apportés par les participant.es. On apprend à écouter les autres et soi-même, la relation médecin-malade restant le centre du travail. Balint a été l’un des premiers à formaliser la notion de médicament-médecin. Il distinguait deux modes de compréhension, l’un intellectuel (sémiologie, diagnostic, traitement), l’autre émotionnel, plus complexe, qu’il désignait par le terme de compagnie d’investissement mutuel. En France, ces groupes ont été introduits par des psychanalystes dans les années 1960. Les groupes Balint se sont aussi adressés aux assistant.es sociaux.ales, puis le terme s’est généralisé pour désigner tout travail de supervision plus ou moins inspiré par Balint et la psychanalyse. Il s’est aussi étendu à des médecins spécialistes et à d’autres professionnel.les, éducateur.trices, paramédicaux et autres liés à la relation.
  • [2]
    Couverture Maladie Universelle.
  • [3]
    Comité pour la Santé Des Exilés, créé en 1979.
  • [4]
    Groupe d’Information et de Soutien aux Travailleurs Immigrés, une des principales associations françaises d’aide, en particulier juridique, aux étranger.ères.
  • [5]
    Union nationale interfédérale des organismes privés non lucratifs sanitaires et sociaux ; structure collective des associations des secteurs sanitaire, social et médico-social créée en 1947.

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