Mouvements 2019/2 n° 98

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Article de revue

Digitalisation de la santé au Sud : quand les firmes du numérique décident de l’accès au soin

Pages 120 à 132

Notes

  • [1]
    L’utilisation des termes « digital » ou « digitalisation » en français ne relève pas de l’anglicisme, mais d’un mouvement dans les études sociales du numérique qui souhaite mettre l’accent sur la dimension tangible, matérielle et corporelle du numérique. Le numérique est incarné, il s’inscrit toujours, d’une manière ou d’une autre, dans une matière dont la limite se tient au bout de nos doigts. Voir entre autres la revue Études digitales ; D. Cardon et A. Casilli, Qu’est-ce que le digital labor ?, INA Editions, 2015 et D. Vinck, Humanités numériques : la culture face aux nouvelles technologies. Idées reçues, Le Cavalier bleu éditions, 2016.
  • [2]
    L. Gitelman, éd., « Raw data » is an oxymoron, Infrastructures series Cambridge, Massachusetts ; London, England, The MIT Press, 2013.
  • [3]
    « Aadhaar » est le nom du plus grand système d’identification numérique au monde. Il occupe désormais une place centrale dans la vie quotidienne de tou.tes les Indien.nes. Lancé en 2009, Aadhaar est un numéro d’identité unique attribué à la quasi-totalité de la population indienne, associant données d’identification, empreintes digitales et de l’iris. Au départ non-obligatoire, ce mode d’identification est désormais requis pour obtenir une pièce d’identité, une carte d’électeur.trice, toucher sa retraite, inscrire un enfant à l’école, accéder aux soins ou bénéficier de l’aide alimentaire. Le gouvernement nationaliste hindou actuel a connecté Aadhaar, pilier de la politique « Digital India », au secteur privé, le rendant obligatoire pour créer un compte en banque, ouvrir une ligne téléphonique, souscrire une assurance ou un prêt. La centralité de la base de données, son interopérabilité entre secteur public et privé et le manque de protection des données personnelles qu’elle abrite sont au cœur d’une controverse transnationale partie d’Inde, dans laquelle la société civile a saisi en 2012, 2015 et 2018 la cour suprême indienne, laquelle a statué contre la politique gouvernementale et en faveur de la protection des données personnelles. Aadhaar constitue un exemple emblématique de la place centrale que les infrastructures numériques peuvent jouer dans la vie des citoyen.nes du Sud.
  • [4]
    V. Patel et al., « Assuring health coverage for all in India », The Lancet 386, n° 10011 (décembre 2015), p. 2422-2435.
  • [5]
    Lancée en 2008, cette politique nationale propose une couverture de l’hospitalisation à hauteur de 30 000 roupies (400 euros) par an à cinq membres d’une famille vivant sous le seuil de pauvreté. À terme, le programme entend couvrir l’ensemble de la population et des dépenses de santé, en ville comme à l’hôpital. En août 2018, le gouvernement indien a annoncé son augmentation considérable à plus de 6 000 euros par an, sans plan de financement associé.
  • [6]
    Voir l’enquête réalisée avec Rajiv Mishra au Jharkhand sur RSBY, M. Al Dahdah et R. K. Mishra « Smart cards for all: the digitalisation of universal health coverage in India. », Science, Technology and Society, à paraître en 2019 ; International Labour Organization, Evaluation of RSBY’s Key Performance Indicators: A Biennial Study | Microfinance Gateway – CGAP, 2014, www.microfinancegateway.org/library/evaluation-rsby%E2%80%99s-key-performance-indicators-biennial-study ; et A. Karan, W. Yip, A. Mahal, “Extending health insurance to the poor in India: An impact evaluation of Rashtriya Swasthya Bima Yojana on out of pocket spending for healthcare”, Social Science & Medicine, 181, 2017, p. 83–92.
  • [7]
    R. Dasgupta et al., « What the Good Doctor Said: A Critical Examination of Design Issues of the RSBY Through Provider Perspectives in Chhattisgarh, India », Social Change 43, n° 2 (1 juin 2013), p. 227-243; ILO, ibid.
  • [8]
    Entretien avec un des assureurs privés responsable de RSBY au Jharkhand.
  • [9]
    C’est ce que déclare la Banque mondiale dans son dernier rapport Global Findex, qui référence la manière dont les adultes épargnent, empruntent, effectuent des paiements et gèrent les risques financiers. Voir World Bank, « The 2017 Global Findex and the Fintech Revolution », Text/HTML, mai 2018, www.worldbank.org/en/events/2018/04/23/global-findex-fintech-inclusion, consulté le 28/07/2018.
  • [10]
    Fintech : Le terme est une contraction de « finance » et de « technologie ». Il est utilisé pour désigner une compagnie qui œuvre dans le domaine de la technologie financière, utilisant les technologies de l’information et de la communication pour capter les parts de marché des entreprises en place.
  • [11]
    GSMA 2017, ibid.
  • [12]
    Voir notre article à paraître en juin 2019 dans le numéro spécial l’Afrique en Santé de Politique Africaine, « Les géants du numérique au chevet de l’Afrique. Le téléphone portable comme nouvel outil de santé globale ».
  • [13]
    A. Guilbaud, « Les partenariats public-privé sanitaires internationaux : diffusion et incarnation d’une norme de coopération », Mondes en développement 170, n° 2, 19 juin 2015, p. 91-104.
  • [14]
    La fondation Safaricom et la fondation M-PESA.
  • [15]
    M. Bishop et M. Green, Philanthrocapitalism: How the Rich Can Save the World, New York, Bloomsbury, 2008.
  • [16]
    Entretien avec Safaricom, Nairobi, mars 2018.
  • [17]
    N. Srnicek et P. Blouin, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Collection Futur Proche, Lux Éditeur, 2018.
  • [18]
    J. Ferguson, Give a man a fish: reflections on the new politics of distribution, The Lewis Henry Morgan lectures, Durham, London, Duke University Press, 2015.
  • [19]
    Entretien à Carepay, Nairobi, janvier 2018.
  • [20]
    Entretien à Safaricom, Nairobi, janvier 2018.
  • [21]
    Voir les conditions générales de M-Tiba : M-Tiba terms and conditions, http://m-tiba.co.ke/M-TIBA_Terms_and_Conditions.pdf consulté le 07/08/2018.
  • [22]
    Entretien avec Pharmaccess, mars 2018.
  • [23]
    Entretiens avec Pharmaccess et Carepay mars et mai 2018.
  • [24]
    Entretiens avec Pharmaccess et Carepay mars et mai 2018.
English version

1Ann et Sita viennent d’arriver dans une structure de santé près de chez elles ; pour la première fois, elles n’accouchent pas à la maison. Ann comme Sita sont venues car leur accouchement est pris en charge. Ann a montré son téléphone portable et Sita sa « carte à puce » pour accéder à la salle de travail sans débourser d’argent, une révolution dans leur pays – le Kenya pour l’une, l’Inde pour l’autre – où, du transport au certificat de naissance, des bakchichs aux médicaments, les femmes doivent payer chaque étape, chaque personnel, chaque composant de la procédure d’accouchement. J’ai rencontré de nombreuses femmes en Inde et au Kenya qui, comme Sita et Ann, n’avaient ni électricité, ni eau courante, ni toilettes dans leur maison, mais possédaient un téléphone portable ou une smartcard leur donnant accès à de nouveaux dispositifs de santé « digitale ». Initiées par des firmes du numérique en partenariat avec les États du Sud, ces procédures et politiques ravivent des questionnements anciens sur le développement technologique, les relations entre secteur marchand et États, le rôle des savoirs et des techniques dans les inégalités d’accès à la santé.

2La « digitalisation » [1] du monde a engendré des transformations majeures dont nous sommes tou.tes témoins. Le numérique, utilisé comme un code universel, organise nos vies. Nos usages numériques mêlent intérêt général et intérêts privés. Les données associées à ces usages sont devenues une matière commercialisable et les modèles de « partage » se multiplient au sein de la nouvelle économie digitale. Ces manifestations technologiques sont le fruit de choix économiques, sociaux et politiques. Comprendre ces choix et le jeu des différents acteurs, individus, puissances publiques, opérateurs privés, constitue un enjeu majeur pour les sciences sociales. Malheureusement les études sociales du numérique se sont encore peu intéressées à ce qui se passe loin des pays les plus riches alors que, ces dernières années, de nombreux acteurs internationaux ont loué les avantages potentiels de l’utilisation des téléphones mobiles ou des bases de données biométriques pour la santé dans les pays dits « en développement » et lancé quantité de projets de santé numérique en Afrique comme en Asie. D’après les promoteur.trices de ces initiatives, la digitalisation de la santé permettrait aux Suds d’assurer une bonne qualité des interventions, d’améliorer la relation soignant.e-soigné.e, de rationaliser l’organisation des soins et de réduire les dépenses de santé.

3Les exemples d’Ann et de Sita concernent des projets numériques déployés pour faciliter l’accessibilité financière aux systèmes de santé. Le but de ces services est d’offrir une première couverture santé aux Kenyan.es et aux Indien.nes puisque la majorité d’entre eux.elles utilisent les infrastructures de santé sans aucune assurance maladie et s’endettent, parfois de façon dramatique, pour couvrir leurs dépenses de santé. La plupart de ces services offre une couverture santé étroitement liée aux consommations téléphoniques et aux produits de l’économie numérique. En effet, dans les pays où la majorité de la population ne fait habituellement pas appel aux banques, la santé numérique est combinée à des services bancaires ou d’assurance qui permettent aux particuliers de payer ou de couvrir leurs dépenses de santé via de l’argent virtuel, stocké sur leur mobile (pour Ann) ou leur smartcard (pour Sita).

4Cet article porte sur la digitalisation de la santé hors des centres que représentent les États-Unis ou l’Europe et explore la façon dont les dispositifs numériques reconfigurent à la fois les pratiques individuelles de santé et les modalités de gouvernement de la santé dans les pays dits ‘en développement’. Je parlerai de « politiques digitales de santé » pour qualifier des dispositifs numériques massifs utilisés de manière nationale pour répondre à des questions de santé par le numérique dans les pays du Sud. Les deux programmes nationaux de couverture santé utilisés par Ann au Kenya et par Sita en Inde illustrent à la fois la construction de politiques fondées sur des partenariats avec les industriels du numérique et l’émergence de marchés du numérique supposés répondre aux besoins de santé des plus pauvres. Dans un contexte de discussion renouvelée sur le développement durable et de course à la « couverture santé universelle », ces relations renforcent l’engagement de l’OMS aux côtés de partenaires privés mais elles font aussi l’objet de mobilisations de plus en plus fortes contre la privatisation de la santé qu’elles favorisent. Quel rôle jouent les entreprises privées du numérique dans les politiques nationales d’assurance maladie dans des pays comme l’Inde ou le Kenya ? La technologie numérique contribue-t-elle à établir de nouveaux critères d’accès au soin ? Dans un contexte où les frontières entre la santé comme droit fondamental et comme produit de consommation sont entièrement redéfinies, cet article examine l’hypothèse d’un redéploiement des politiques de santé vers des technologies conçues par les industriels du numérique pour répondre aux besoins de santé des plus pauvres en privilégiant la construction de nouveaux marchés.

Quand les Big Data conditionnent l’accès aux soins

5L’utilisation croissante du numérique, à l’intérieur comme à l’extérieur des infrastructures sanitaires, a intensifié la production et l’usage de données de santé. Cette numérisation produit de nouvelles formes de quantification, de contrôle et de surveillance qui répondent à des impératifs commerciaux, gestionnaires ou politiques souvent inconnus des usager.ères [2]. Ce phénomène touche aussi l’Inde qui a mis en œuvre des projets biométriques colossaux, comme Aadhaar [3] ; la positionnant comme géant du Big Data au Sud. Le projet national d’assurance maladie indien dont Sita bénéficie offre une illustration intéressante du pilotage de la couverture santé par les bases de données biométriques. Ces Big Data permettent le référencement et le traitement différentiel des bénéficiaires (ou non) des prestations de l’État indien ; elles définissent de nouveaux rapports État-citoyen et un nouveau périmètre pour la couverture santé : le schéma national d’accès intitulé Rashtriya Swasthya Bima Yojna (RSBY) à son lancement et aujourd’hui surnommé « Modicare », du nom de l’actuel premier ministre indien.

6Alors que 70 % des dépenses de santé sont assumées par les ménages [4], RSBY offre une première couverture santé gratuite aux familles indiennes. Concernant 120 millions d’Indien.nes, ce programme repose de manière centrale sur la technologie numérique et revendique d’être paperless & cashless. RSBY est identifiable par sa smartcard, une carte à puce stockant les informations biométriques d’un individu, conditionnant et décomptant ses droits à la couverture santé ; sans smartcard, pas d’accès aux soins. Ce programme repose sur un « partenariat » entre le gouvernement indien et des entreprises du secteur de l’assurance et du numérique. Pour les citoyen.nes éligibles, l’État finance un contrat annuel d’assurance santé auprès d’assureurs qui ont remporté le « marché RSBY » : jusqu’en 2018, la couverture était de 30 000 roupies par an (moins de 400 euros) pour cinq membres d’une même famille [5]. Dans la plupart des États indiens, les assureurs ont délégué leur travail à un « fournisseur de technologie », néophyte de la santé, dont le cœur de métier est la technologie numérique. Les prestataires numériques assument le recrutement des bénéficiaires, leur inscription et l’usage de chaque contrat, ils doivent également recruter les hôpitaux, s’assurer qu’ils dispensent les « bons » actes aux « bon.nes » assuré.es et les rembourser en conséquence. Cette couverture de santé nationale s’appuie donc sur deux piliers centraux : la technologie biométrique et la délégation de service à des entreprises privées du numérique capables de mettre en œuvre cette gouvernance biométrique.

7En Inde, les réflexions sur l’utilisation intensive de la biométrie et des technologies « à puce » se sont concrétisées en janvier 2007 avec le onzième plan quinquennal du gouvernement qui proposait d’utiliser des « cartes à puce multi-applications » pour renforcer et délivrer différents services sociaux, dont la santé. Dans la foulée de ce plan, le schéma national RSBY a été lancé en 2008 comme un système pionnier reposant sur l’utilisation de cartes à puce biométriques et impliquant les acteurs privés du numérique dans le secteur de la santé. Le pilier central de RSBY a été la création d’une base de données biométrique des bénéficiaires. Cette base de données est devenue un important référentiel d’informations personnelles sur les citoyen.nes incluant les photographies, les empreintes digitales et les coordonnées de cinq membres des familles éligibles. À l’aide d’un logiciel connecté à cette base de données, les structures de santé obtiennent les informations sur les bénéficiaires et leur solvabilité lorsqu’ils ou elles se présentent pour être soigné.es (puisque leur couverture se limite à 30 000 roupies par an pour cinq personnes). Plusieurs enquêtes ont examiné les processus de fabrication et de collecte des données numériques et leur impact délétère en termes d’accès aux structures de santé et aux actes médicaux [6]. En effet, alors qu’elles promettent l’intégration au système de protection sociale, ces infrastructures numériques viennent compliquer les mécanismes d’inclusion des individus, bloquant l’accès à des structures ou des actes à partir de critères techniques.

8La fabrication de la carte à puce RSBY et le processus d’inscription reposent sur la sélection des familles situées au-dessous du seuil de pauvreté (BPL) ou appartenant à douze autres catégories de bénéficiaires de la couverture. Les représentants des compagnies d’assurance, les fournisseurs de technologies et les représentants du gouvernement nous ont indiqué que cette liste posait de nombreux problèmes de redondance ainsi que de données manquantes ou incorrectes. Au Jharkhand par exemple, les données reposent sur un recensement effectué en 2003-2004 et n’ont toujours pas été actualisées. Ainsi, après sept ans d’existence du programme au Jharkhand, plus de 50 % de la population cible n’était toujours pas inscrite. Selon plusieurs témoignages, de nombreux ménages sont absents de la liste utilisée pour l’inscription, ce qui les exclut de la base de données numérique et du système RSBY. Cela montre que dès le départ, l’acquisition des données et l’enregistrement des bénéficiaires sont biaisés par le besoin de données informatisées de sorte que la base contient des données incomplètes et obsolètes, ce qui la rend partielle et conduit à l’exclusion de nombreuses personnes éligibles. Pour ceux et celles qui ont réussi à s’inscrire, très peu sont parvenu.es à bénéficier réellement du programme, par exemple moins de 1,8 % des familles visées par le programme l’utilisaient effectivement au Jharkhand en 2015. La première explication fournie par les sous-traitants et les représentants de l’État à cette faible utilisation était le manque de sensibilisation des personnes censées en bénéficier – ils omettaient de mentionner que pour la majorité des inscrit.es, savoir comment et où utiliser les cartes constituait un véritable défi aggravé par le faible taux d’hôpitaux associés au projet et la période de validité des cartes à puce, limitée à un an dans beaucoup d’États. Plusieurs patient.es et agents de santé nous ont expliqué que même lorsque les gens connaissaient la liste des hôpitaux acceptant la carte RSBY, ils ou elles ne pouvaient pas l’utiliser car la validité de la carte avait déjà expiré au moment où ils.elles s’y rendaient. Certains hôpitaux estiment que c’est le cas pour 90 % des patient.es qui se présentaient à leurs portes avec une smartcard.

9Si la majorité des cartes à puce RSBY sont restées « inutilisées » au Jharkhand, les observations sur l’utilisation ont fait apparaître plusieurs difficultés de cette digitalisation du processus d’hospitalisation. Les procédures d’enregistrement, de blocage de l’argent sur la carte et de sortie du.de la patient.e s’effectuent au moyen de plusieurs technologies, telles que les lecteurs de cartes à puce, le scanner biométrique et les logiciels dans lesquels des traitements spécifiques sont référencés et sélectionnés pour RSBY. Lorsque la carte à puce est acceptée au bureau d’inscription, elle est introduite dans un lecteur avec une vérification biométrique du.de la bénéficiaire à l’aide de scanner d’empreintes. À ce stade, plusieurs enquêtes ont révélé qu’il y avait de fréquents problèmes de reconnaissance d’empreintes – chez près d’une personne sur dix. Si l’enregistrement et la reconnaissance biométrique ont fonctionné, la sélection des actes médicaux couverts sur la carte doit être effectuée dans les 24 premières heures de l’enregistrement. Les patient.es, la plupart du temps, ne sont pas informé.es des catégories de forfaits et du montant pris sur leur carte. Cette non-communication facilite les manipulations et fraudes avec la carte. En effet, de nombreux hôpitaux bloquent des forfaits « non requis » ou plusieurs jours d’hospitalisation alors que le.la patient.e est déjà sorti.e. Nous avons rencontré plusieurs patient.es atteint.es de cataracte qui ont passé moins de 24 heures dans des hôpitaux privés, où un forfait d’hospitalisation de trois jours à 20 000 roupies avait été pris sur leur carte. Certains hôpitaux cherchent à bloquer le montant maximum sur la carte, même lorsque le ou la bénéficiaire n’a pas besoin d’autant, voire n’a pas utilisé le service. Les nombreux cas de manipulations évoqués par les parties prenantes du schéma révèlent également le défaut de surveillance de l’utilisation des cartes à puce.

10Selon plusieurs recherches menées sur RSBY, les véritables bénéficiaires de ce programme sont les compagnies d’assurance, les entreprises digitales et les hôpitaux privés [7]. En effet, si le nombre d’utilisateur.trices de la couverture est resté faible, les inscriptions à RSBY et la distribution des cartes à puce ont entraîné le versement par l’État de commissions aux compagnies mandatées, qui ont ainsi collecté les primes associées à de nombreuses familles qui n’ont jamais pu utiliser la couverture. Une des compagnies d’assurance rencontrées nous a expliqué que la carte est valide pour un an, mais que le ou la patient.e peut en bénéficier pendant huit mois, car la période d’inscription des bénéficiaires dure environ quatre mois. Mais selon le fournisseur de technologie et les agents de district chargés de l’inscription dans les villages, la période d’inscription prend souvent plus de six mois. Donc, dans la plupart des cas, après avoir reçu la carte, les patient.es ne disposaient que de quelques mois pour l’utiliser avant son expiration. Les firmes étant également en charge de l’enrôlement des hôpitaux partenaires de RSBY, il n’est pas dans leur intérêt de rallier beaucoup d’hôpitaux, car moins elles auront d’hôpitaux dans le schéma, moins elles auront à rembourser d’actes effectués. Cela explique la faible couverture géographique du programme dans certains États et aussi son orientation vers les hôpitaux privés. Au Jharkhand, 95 % des remboursements d’actes ont été effectués au profit d’hôpitaux privés. Le fournisseur de technologie numérique supervisant les inscriptions ainsi que les données de réclamation pour RSBY au Jharkhand révèle que les hôpitaux publics n’ont jamais obtenu d’argent des assureurs même lorsqu’ils ont utilisé les cartes et soumis des demandes de remboursement. Dans notre étude, ainsi que dans une autre menée à Chhattisgarh, les petits hôpitaux privés de moins de dix lits ont été identifiés comme des prestataires de soins centraux pour les bénéficiaires de RSBY, en particulier dans les districts ruraux. En effet, RSBY leur a apporté beaucoup plus de client.es issu.es des milieux pauvres qui ne venaient auparavant pas dans ces structures privées par peur des frais encourus.

11Mais, même si les hôpitaux privés ont pu bénéficier du programme et facturer des actes aux assureurs, tous ont perdu au « jeu des réclamations » et certains ont même fermé boutique à cause de cela. Les firmes en charge du programme donnent différentes explications au non-règlement des demandes d’indemnisation des hôpitaux. Le téléchargement tardif des données d’utilisation par les hôpitaux est l’une des premières raisons invoquées. Si les données ne sont pas téléchargées dans les 24 heures suivant la sortie du ou de la patient.e, la demande est rejetée. La deuxième raison majeure de non-règlement des réclamations est liée à la mauvaise utilisation des packages médicaux par les hôpitaux ou même à des accusations de fraude. Dans ces cas, les traitements réclamés par les hôpitaux ne sont pas justifiés, et n’ont donc pas à être remboursés. La compagnie d’assurance identifie les utilisations abusives grâce aux données stockées sur le serveur RSBY ou à des contrôles aléatoires effectués dans des hôpitaux suspects. Mais leur personnel n’est pas vraiment qualifié pour pouvoir « séparer le bon grain de l’ivraie » en ligne comme hors ligne, comme ils et elles le reconnaissent eux.elles-mêmes : « Nous ne sommes pas des médecins, nous ne pouvons donc pas savoir si le patient avait besoin d’un traitement plutôt qu’un autre » [8]. Toutefois, les réclamations supposées suspectes n’ont pas été remboursées et celles-ci concernaient quasiment l’ensemble des hôpitaux et cliniques affiliés au programme au Jharkhand. La dernière raison du non-règlement des réclamations tient au fait que les assureurs n’ont pas reçu la totalité de leurs primes au cours de la dernière année du programme. Le gouvernement central, qui couvre 75 % du montant, a payé sa part, mais l’État du Jharkhand, qui doit couvrir le reste, a refusé de payer les derniers mois du programme en raison d’une enquête de vigilance en cours concernant les pratiques frauduleuses des assureurs et des firmes numériques en charge de RSBY.

12Pour le gouvernement indien et l’État de Jharkhand, un programme comme RSBY constitue une triple perte. Tout d’abord, parce que très peu de personnes éligibles ont réellement pu être soignées gratuitement ; dans de nombreux cas les patient.es ont dû payer pour pouvoir être soigné.es dans des structures privées coûteuses vers lesquelles ils.elles ne se seraient jamais tourné.es sans ce schéma. Deuxièmement, parce que les infrastructures publiques du Jharkhand n’ont pas du tout bénéficié du programme et n’ont pas amélioré leurs installations ou leurs ressources grâce à l’argent qui aurait pu y être injecté via RSBY. Enfin, parce que les compagnies privées en gardant toujours la main sur les données numériques ont adapté leurs tarifs et réévalué chaque année leurs primes après avoir analysé avec soin les possibilités d’utilisation du système, tant du côté des familles que de celui des infrastructures de santé, afin de s’assurer que leur implication dans le système générerait des bénéfices suffisants. En outre, dans le contrat RSBY, il n’existe aucun mécanisme de protection des données collectées et les assureurs comme les fournisseurs de technologie peuvent donc les utiliser pour leurs propres projets commerciaux.

Quand les opérateurs téléphoniques redéfinissent l’État-Providence

13De l’autre côté de l’Océan indien, le programme utilisé par Ann s’appuie sur la plateforme d’argent mobile la plus célèbre au monde M-PESA et propose un portefeuille mobile dédié aux dépenses de santé appelé M-TIBA. Lancé il y a moins de deux ans, par le principal opérateur de téléphonie mobile au Kenya, Safaricom (filiale de la multinationale britannique Vodafone), il constitue un nouveau modèle de couverture santé qui a le vent en poupe. En effet, les agences d’aide internationale considèrent les paiements numériques par téléphone portable – la mMonnaie ou mMoney – comme le nouveau levier d’inclusion financière dans les Suds [9]. La puissance de la fintech[10] serait démontrée de la manière la plus convaincante en Afrique subsaharienne, où la pénétration des comptes d’argent mobile est la plus élevée du monde, avec une connexion mobile sur trois liée à un compte. De toutes les sous-régions du continent, l’Afrique de l’Est enregistre le plus haut taux de pénétration de l’argent mobile (55 %) [11] et le Kenya vient en tête avec 58 % des adultes utilisant la mMonnaie (la grande majorité à travers la plateforme M-PESA). Ainsi, l’Afrique subsaharienne constitue l’épicentre de l’argent mobile et le Kenya un terrain d’expérimentation de choix pour de nombreux acteurs de l’économie numérique.

14La conjonction de la monnaie et de la santé numérique donne ainsi naissance à de nouvelles formes de couverture santé et M-TIBA constitue une vitrine pour les défenseurs de cette « mMonétisation » de la santé. M-TIBA est un portefeuille mobile qui permet à ses utilisateur.trices d’envoyer, d’économiser et de recevoir des fonds afin d’effectuer des paiements électroniques pour des services de santé. Cette plateforme mobile permet de centraliser de l’argent provenant de sources multiples comme la famille, les ami.es, le gouvernement, des bailleurs ou donateur.trices extérieur.es et de régler des dépenses de santé grâce à un éventail de produits financiers, par exemple un service pour payer directement ses soins avec le cash stocké virtuellement, un service pour cotiser à une assurance santé ou un autre pour accéder à la couverture santé proposée par le Fonds national d’assurance santé kenyan (NHIF). Comme le montrent nos travaux [12], ces services d’assurance santé mobiles sont étroitement liés à la construction d’une économie du mobile durable et rentable alors que 90 % des client.es africain.es achètent du crédit au fur et à mesure et changent d’opérateur régulièrement. La couverture santé devient ici un outil de fidélisation, le moyen de garder ses client.es dans un contexte particulièrement concurrentiel et instable.

15M-TIBA fait partie de la vague grandissante de partenariats public-privé impliquant des fondations philanthropiques [13] qui investissent dans des produits numériques pour répondre à des besoins de santé. En effet, M-TIBA a été développé grâce à l’argent du département de Responsabilité Sociale d’Entreprise (RSE) de Safaricom ainsi que de ses deux fondations philanthropiques [14]. Il s’agit donc de réinvestir une partie des profits de l’opérateur téléphonique dans des projets à caractère social. L’argent injecté dans les fondations Safaricom n’est pas censé servir les intérêts économiques de l’opérateur. Pourtant, comme le montre M-TIBA, l’entreprise utilise sa politique de RSE pour développer de nouveaux produits lucratifs dans des secteurs considérés comme « bons pour la société ». Comme l’explique l’équipe Technologie pour le développement à l’origine de M-TIBA chez Safaricom, leur service s’emploie à transformer les problèmes sociaux en solutions commercialisables. Leur rôle est de développer des produits, de les tester pour s’assurer qu’ils sont appréciés sur le marché, puis de les transférer vers les unités commerciales. Les problèmes de société deviennent ainsi, pour les opérateurs mobiles en Afrique, le banc d’essai d’activités commerciales.

16M-TIBA illustre une nouvelle tendance dans le secteur du développement, parfois appelée business social ou philanthrocapitalisme ; un moyen de déployer de nouveaux marchés en partant d’une bonne cause [15]. De manière croissante, les industriels du numérique considèrent leur entreprise comme sociale et comme l’explique Safaricom : « Si vous résolvez un problème de société, l’argent suivra » [16]. À travers des projets comme M-TIBA, ils appliquent un nouveau business model de l’économie numérique aux secteurs sociaux tels que la santé ou l’éducation. Les services comme M-TIBA sont d’abord des services financiers et leur objectif principal est de canaliser des flux d’argent provenant de différentes sources. La plateforme M-TIBA gère les paiements des soins de santé entre les bailleurs de fonds, les patient.es et les prestataires de santé, elle dirige les financements des bailleurs vers les prestataires de soins de santé sur la base du service fourni aux patient.es. Elle s’appuie sur le modèle d’Uber ou Airbnb, qualifié de « plateforme allégée » par les analystes de l’Internet [17]. Uber, la plus grande compagnie de taxi au monde, ne possède par exemple aucun véhicule et Airbnb, le plus grand fournisseur d’hébergement, aucune propriété. Elle est « allégée » car contrairement à d’autres plateformes comme Amazon, elle ne prend pas en charge la logistique associée aux produits ou services qu’elle vend et externalise au maximum ses coûts. Testée en 2015 à Nairobi, M-TIBA a été officiellement étendue à tout le pays en septembre 2016 grâce à un partenariat entre l’opérateur mobile et le gouvernement kenyan.

17Dans la lignée du récent engouement pour les transferts directs d’argent aux pauvres [18], grâce à M-TIBA, les donateur.trices peuvent décider d’allouer à un individu une certaine somme d’argent qu’il ne peut utiliser qu’avec son portefeuille M-TIBA. Il s’agit d’un changement fondamental dans les modes de financement, car les bailleurs sont incités à ne plus dépenser pour les infrastructures physiques de santé mais uniquement pour les infrastructures numériques, comme me l’expliquent les concepteurs de M-TIBA : « Traditionnellement, les grandes organisations de donateur.trices donnaient de l’argent aux hôpitaux et espéraient que cela arriverait aux patient.es. Mais dans notre système, fondamentalement, si un donateur veut payer les soins de maternité pour 50 000 mères, il ne fait que donner l’argent sur M-TIBA et obtenir un reçu de tout ce que ces mères ont acheté avec. Il nous versera également en toute transparence des frais minimes de gestion » [19]. Ainsi, les bailleurs n’ont plus à se préoccuper des problèmes logistiques complexes du côté de l’offre de soin et l’argent est alloué précisément pour les dépenses de santé visées, sans intermédiaire (autre que la plateforme bien sûr qui prélèvera pour cette mise en relation un pourcentage de 3 à 5 % des sommes). Une plateforme comme M-TIBA fournit donc aux acteurs du développement et aux bailleurs un outil pour canaliser directement des fonds vers les comptes mobiles des bénéficiaires, réduisant ainsi les fuites et les fraudes imputables aux anciennes chaînes d’intermédiaires traditionnel.les.

18Fidèle à son idéal « Uber », la plateforme M-TIBA externalise entièrement l’offre de santé à des tiers ainsi que les produits d’assurance qu’elle héberge. M-TIBA fonctionne selon un modèle d’hyperexternalisation, dans lequel les travailleur.ses, le capital fixe, les coûts d’entretien et la formation sont tous confiés à des sous-traitants. Et la plateforme pousse les consommateur.trices vers des prestataires de soins et des assureurs de santé particuliers qui sont « ses partenaires ». L’argent stocké ou les assurances santé proposées par M-TIBA ne peuvent être utilisés que dans les structures de santé affiliées. À l’été 2018, je n’en ai compté que 500, presque toutes étaient des petites cliniques privées dans Nairobi et sa banlieue. Dans ces cliniques, M-TIBA peut être utilisé comme une avance de crédit sur les dépenses de santé. Les prestataires de santé réclameront ultérieurement le montant des actes couverts par M-TIBA via la plateforme numérique. A minima, pour être « inclusif » le service impliquerait une accessibilité financière et géographique à des infrastructures de soin de qualité. Mais la plateforme ne garantit ni le contrôle des prix ni celui de la qualité des actes de santé qu’elle offre et la couverture géographique de l’offre de soin est aujourd’hui beaucoup trop limitée. La sous-traitance à des petites cliniques privées pose plusieurs problèmes. L’utilisation de M-TIBA peut entraîner un détournement de flux de patient.es et donc des fonds des structures publiques de santé vers les structures privées. Le service, en plus de prélever une part de ces sommes pour son propre fonctionnement, ne reverse cet argent qu’à des structures privées de santé. Cela signifie que l’argent des gens comme des donateurs recueilli par l’intermédiaire de M-TIBA ne contribue qu’au développement de cliniques privées et pas au renforcement des structures publiques de santé qui sont pourtant les seules à proposer un accès au soin financièrement abordable aux Kenyan.es. Mais ce désaveu du service public, de la part des concepteurs de M-TIBA, s’évapore dès lors qu’il s’agit de proposer une couverture santé. L’État devient apparemment le bon partenaire lorsqu’il s’agit de couvrir le risque santé de la population kenyane.

19Les responsables de M-TIBA, conscients des limites de leur système en matière d’enrôlement des établissements et de contrôle de la qualité des soins dispensés, cherchaient un moyen de déléguer ce processus à un tiers, ils se sont pour cela rapprochés du gouvernement et du fonds national d’assurance maladie : le NHIF. Au printemps 2018, M-TIBA lançait un partenariat officiel avec le NHIF en offrant de subventionner la couverture NHIF de 20 000 femmes à Nairobi pour une année grâce à 10 millions de dollars provenant de donateurs, dont la firme pharmaceutique Pfizer. En parallèle, tou.tes les Kenyan.es pourraient désormais recourir à M-TIBA pour utiliser leurs droits aux NHIF et régler leurs premiums mensuels par l’application mobile. Pour M-TIBA, les acteurs publics locaux facilitent le déploiement du programme à un coût pratiquement nul, le projet n’ayant pas à payer les agents du NHIF qui s’assurent de la qualité des structures de santé affiliées. Ce partenariat constitue une première étape qui ouvre de nombreuses pistes de développement pour M-TIBA. Si des donateur.trices privé.es paient aujourd’hui la couverture santé de plusieurs dizaines de milliers de femmes comme Ann par le biais de M-TIBA, l’idée est de transférer vers l’État ce financement dans le cadre de la mise en place du programme national de couverture de santé maternelle gratuite, comme l’explique Safaricom : « Nous avons passé beaucoup de temps avec le ministre de la Santé qui tient beaucoup à ce que nous utilisions M-TIBA dans le cadre de l’initiative pour une maternité gratuite. Je peux donc voir une très grande opportunité pour M-TIBA, et la possibilité de gagner beaucoup d’argent » [20].

20Le rôle de l’État dans les programmes comme M-TIBA est donc loin d’être négligeable, il constitue le plus gros client possible pour ces firmes numériques. Mais contrairement à ce qui est constamment mis en avant, ce type de partenariat public-privé n’est pas gagnant-gagnant. Les États aident à déployer les dispositifs, sont peut-être prêts à en prendre en charge certains et à payer des frais supplémentaires pour cela, mais les entreprises du numérique restent toujours propriétaires de la plateforme de logiciels et d’analyse de données. Ce capital de données constitue l’épine dorsale du capitalisme de plateforme que représente RSBY comme M-TIBA. Le cœur de métier des développeurs de M-TIBA consiste non seulement à gérer des transferts de fonds, mais également à acquérir des données, sur lesquelles ils gardent la main.

De l’Inde au Kenya, la ruée vers la donnée de santé

21Loin de l’imaginaire initial de l’internet libre, les objets numériques sont aujourd’hui des produits qui (même en l’absence de prix) ont une valeur marchande et (même en l’absence de brevet) renvoient à des droits de propriété ; le contrôle des plateformes numériques permet ainsi de percevoir des rentes de monopole. Dans le cas indien comme dans celui du Kenya, la valorisation commerciale des données de santé collectées constitue un enjeu central pour les firmes impliquées dans ces dispositifs numériques. Pour RSBY mais aussi pour M-TIBA, les fournisseurs de technologie sont autorisés « à enregistrer des données relatives à l’utilisation du service et à partager ou divulguer ces informations avec les parties prenantes concernées » [21]. L’objectif principal de M-TIBA n’est pas seulement de canaliser des transferts d’argent que M-PESA effectuait déjà, mais bien de collecter et de partager des données avec différents partenaires : « Si nous consacrons tant de temps et d’énergie à la construction de M-TIBA, c’est essentiellement parce que l’argent est converti en données en temps réel. Et cette information du patient en temps réel dans la clinique est précieuse pour toutes les parties prenantes impliquées » [22].

22Prenons l’exemple d’Ann : elle fait partie des 20 000 femmes de Nairobi couvertes gratuitement par le NHIF dans le cadre de M-TIBA. Ces femmes ne peuvent pas aller dans n’importe quel établissement couvert par le NHIF mais uniquement dans l’un des cent établissements sélectionnés, comme l’expliquent ses concepteurs : « Nous plaçons 20 000 femmes sur la couverture du NHIF, pour surveiller les informations, comprendre qui sont ces femmes, où elles vont, quel type de services elles utilisent, les coûts, et pour donner ce retour à d’autres partenaires » [23]. Le géant pharmaceutique Pfizer constitue l’un des financeurs et donc « partenaires » de cette couverture santé gratuite et comme me l’expliquent en détail les concepteurs de M-TIBA : « Vous obtenez beaucoup d’intérêt concernant ces données de la part de différentes parties prenantes qu’il s’agisse du gouvernement, des acteurs du développement, des partenaires sociaux, des donateurs, mais aussi des entreprises pharmaceutiques car ce sont des informations sur leurs clients potentiels, pour eux c’est un outil pour faciliter leur pénétration sur le marché » [24]. La donnée de santé constitue donc bien le nouveau nerf de la guerre des marchés de santé et le numérique un moyen de les collecter et de les commercialiser.

23Cette analyse de la digitalisation de la santé au Sud invite à porter une attention permanente aux droits fondamentaux du.de la patient.e et à vérifier que les nouveaux services numériques permettent d’assurer leur protection et l’accès aux soins ; car le.la patient.e est désormais plus libre mais aussi plus seul.e face aux machines et à leurs algorithmes. La digitalisation constitue un nouveau modèle d’organisation propre à l’ère numérique et apparaît comme un nouveau moyen de contrôler des activités de plus en plus variées en fournissant le socle technologique sur lequel elles reposent. Dans une multitude de secteurs, les plateformes ont permis le passage de la production de biens à la prestation de services, donnant l’illusion que l’âge de la propriété était révolu. Nous assistons au contraire à une concentration de celle-ci. Loin d’être seulement propriétaires de l’information, les entreprises du numérique deviennent peu à peu propriétaires d’une infrastructure essentielle de la société. Leur présence de plus en plus forte dans des secteurs comme celui de la santé nous invite à questionner le tournant vers une « couverture santé universelle de marché » soutenue par des États comme par des organisations internationales et actuellement expérimentée grandeur nature dans les pays dits en développement. Ces deux programmes révèlent les formes que l’assurance maladie peut prendre au Sud, loin du modèle de la CSU préconisé par l’OMS. Ils soulignent le rôle crucial du numérique dans l’établissement de nouveaux critères d’éligibilité, d’exclusion ou d’allocation des prestations de santé. Les cas indien et kenyan représentent des réponses publiques qui mobilisent les acteurs privés et visent à la construction de marchés privés de la santé numérique.


Date de mise en ligne : 07/06/2019.

https://doi.org/10.3917/mouv.098.0120

Notes

  • [1]
    L’utilisation des termes « digital » ou « digitalisation » en français ne relève pas de l’anglicisme, mais d’un mouvement dans les études sociales du numérique qui souhaite mettre l’accent sur la dimension tangible, matérielle et corporelle du numérique. Le numérique est incarné, il s’inscrit toujours, d’une manière ou d’une autre, dans une matière dont la limite se tient au bout de nos doigts. Voir entre autres la revue Études digitales ; D. Cardon et A. Casilli, Qu’est-ce que le digital labor ?, INA Editions, 2015 et D. Vinck, Humanités numériques : la culture face aux nouvelles technologies. Idées reçues, Le Cavalier bleu éditions, 2016.
  • [2]
    L. Gitelman, éd., « Raw data » is an oxymoron, Infrastructures series Cambridge, Massachusetts ; London, England, The MIT Press, 2013.
  • [3]
    « Aadhaar » est le nom du plus grand système d’identification numérique au monde. Il occupe désormais une place centrale dans la vie quotidienne de tou.tes les Indien.nes. Lancé en 2009, Aadhaar est un numéro d’identité unique attribué à la quasi-totalité de la population indienne, associant données d’identification, empreintes digitales et de l’iris. Au départ non-obligatoire, ce mode d’identification est désormais requis pour obtenir une pièce d’identité, une carte d’électeur.trice, toucher sa retraite, inscrire un enfant à l’école, accéder aux soins ou bénéficier de l’aide alimentaire. Le gouvernement nationaliste hindou actuel a connecté Aadhaar, pilier de la politique « Digital India », au secteur privé, le rendant obligatoire pour créer un compte en banque, ouvrir une ligne téléphonique, souscrire une assurance ou un prêt. La centralité de la base de données, son interopérabilité entre secteur public et privé et le manque de protection des données personnelles qu’elle abrite sont au cœur d’une controverse transnationale partie d’Inde, dans laquelle la société civile a saisi en 2012, 2015 et 2018 la cour suprême indienne, laquelle a statué contre la politique gouvernementale et en faveur de la protection des données personnelles. Aadhaar constitue un exemple emblématique de la place centrale que les infrastructures numériques peuvent jouer dans la vie des citoyen.nes du Sud.
  • [4]
    V. Patel et al., « Assuring health coverage for all in India », The Lancet 386, n° 10011 (décembre 2015), p. 2422-2435.
  • [5]
    Lancée en 2008, cette politique nationale propose une couverture de l’hospitalisation à hauteur de 30 000 roupies (400 euros) par an à cinq membres d’une famille vivant sous le seuil de pauvreté. À terme, le programme entend couvrir l’ensemble de la population et des dépenses de santé, en ville comme à l’hôpital. En août 2018, le gouvernement indien a annoncé son augmentation considérable à plus de 6 000 euros par an, sans plan de financement associé.
  • [6]
    Voir l’enquête réalisée avec Rajiv Mishra au Jharkhand sur RSBY, M. Al Dahdah et R. K. Mishra « Smart cards for all: the digitalisation of universal health coverage in India. », Science, Technology and Society, à paraître en 2019 ; International Labour Organization, Evaluation of RSBY’s Key Performance Indicators: A Biennial Study | Microfinance Gateway – CGAP, 2014, www.microfinancegateway.org/library/evaluation-rsby%E2%80%99s-key-performance-indicators-biennial-study ; et A. Karan, W. Yip, A. Mahal, “Extending health insurance to the poor in India: An impact evaluation of Rashtriya Swasthya Bima Yojana on out of pocket spending for healthcare”, Social Science & Medicine, 181, 2017, p. 83–92.
  • [7]
    R. Dasgupta et al., « What the Good Doctor Said: A Critical Examination of Design Issues of the RSBY Through Provider Perspectives in Chhattisgarh, India », Social Change 43, n° 2 (1 juin 2013), p. 227-243; ILO, ibid.
  • [8]
    Entretien avec un des assureurs privés responsable de RSBY au Jharkhand.
  • [9]
    C’est ce que déclare la Banque mondiale dans son dernier rapport Global Findex, qui référence la manière dont les adultes épargnent, empruntent, effectuent des paiements et gèrent les risques financiers. Voir World Bank, « The 2017 Global Findex and the Fintech Revolution », Text/HTML, mai 2018, www.worldbank.org/en/events/2018/04/23/global-findex-fintech-inclusion, consulté le 28/07/2018.
  • [10]
    Fintech : Le terme est une contraction de « finance » et de « technologie ». Il est utilisé pour désigner une compagnie qui œuvre dans le domaine de la technologie financière, utilisant les technologies de l’information et de la communication pour capter les parts de marché des entreprises en place.
  • [11]
    GSMA 2017, ibid.
  • [12]
    Voir notre article à paraître en juin 2019 dans le numéro spécial l’Afrique en Santé de Politique Africaine, « Les géants du numérique au chevet de l’Afrique. Le téléphone portable comme nouvel outil de santé globale ».
  • [13]
    A. Guilbaud, « Les partenariats public-privé sanitaires internationaux : diffusion et incarnation d’une norme de coopération », Mondes en développement 170, n° 2, 19 juin 2015, p. 91-104.
  • [14]
    La fondation Safaricom et la fondation M-PESA.
  • [15]
    M. Bishop et M. Green, Philanthrocapitalism: How the Rich Can Save the World, New York, Bloomsbury, 2008.
  • [16]
    Entretien avec Safaricom, Nairobi, mars 2018.
  • [17]
    N. Srnicek et P. Blouin, Capitalisme de plateforme : l’hégémonie de l’économie numérique, Collection Futur Proche, Lux Éditeur, 2018.
  • [18]
    J. Ferguson, Give a man a fish: reflections on the new politics of distribution, The Lewis Henry Morgan lectures, Durham, London, Duke University Press, 2015.
  • [19]
    Entretien à Carepay, Nairobi, janvier 2018.
  • [20]
    Entretien à Safaricom, Nairobi, janvier 2018.
  • [21]
    Voir les conditions générales de M-Tiba : M-Tiba terms and conditions, http://m-tiba.co.ke/M-TIBA_Terms_and_Conditions.pdf consulté le 07/08/2018.
  • [22]
    Entretien avec Pharmaccess, mars 2018.
  • [23]
    Entretiens avec Pharmaccess et Carepay mars et mai 2018.
  • [24]
    Entretiens avec Pharmaccess et Carepay mars et mai 2018.
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