Notes
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[1]
L’egotrip est une variante de rap autoproclamatoire, construit sur l’accumulation de punchlines (des “phrases-chocs”), et qui permet l’usage de rimes libres (Ndlr).
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[2]
Le rappeur The Notorious B.I.G., né en 1972, a été assassiné en 1997 à Los Angeles dans le contexte de rixes entre bandes rivales (Ndlr).
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[3]
Kalash est un rappeur.
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[4]
Le sigle ACAB (All Cops Are Bastards) est plaqué sur les vêtements, les sacs, etc.
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[5]
Importée des États-Unis, la street credibility – littéralement, le niveau de respect dû à quelqu’un en fonction de son expérience de la rue – implique pour le rappeur qui veut être pris au sérieux de cultiver une image de « dur », passé par la délinquance.
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[6]
L’entretien a eu lieu le 16 juillet, au lendemain de la finale de la Coupe du monde de football (Ndlr).
1Mouvements (M.) : Chilla est votre pseudonyme, pouvez-vous nous expliquer d’où il vient ?
2Chilla (C.) : Chilla vient du terme anglais to chill qui veut dire se poser, se détendre, être tranquille, passer du bon temps. Je cherchais un pseudonyme parce que je ne souhaitais pas particulièrement utiliser mon prénom comme nom d’artiste. Je ne trouvais pas vraiment de nom et j’employais cette expression tout le temps. Quand on m’invitait à des soirées, je répondais : non, je vais aller chiller !
3M. : Vous avez une solide formation en musique classique, en violon. Comment êtes-vous passée de la musique classique au rap ?
4C. : J’avais six ans lorsque j’ai commencé le violon. J’ai découvert la musique classique très tôt, mais j’ai toujours grandi avec le Hip hop. J’ai commencé à écouter du rap dès l’âge de neuf ou dix ans, des artistes américains d’abord, puis français. C’est une culture que j’ai entretenue pour mon plaisir. J’écoutais du rap au même titre que de la soul ou du reggae. Ma mère et mon père m’ont transmis tout ce qui était soul, jazz ainsi que la culture afro, autour de la funk. Parallèlement, je faisais du violon et en première, je suis passée en classe à horaires aménagés. À cette époque, j’étais totalement impliquée dans le cursus classique. J’avais une quinzaine d’heures de musique par semaine. J’ai passé un baccalauréat musique. Durant mes deux dernières années de lycée, le rythme de travail du violon était très intensif. J’étais en pleine crise d’adolescence, j’ai eu du mal à me faire à la rigueur que l’on attendait de moi. J’ai tout arrêté dès que j’ai eu mon bac, y compris le violon. J’ai pris l’initiative de m’inscrire dans une école pour prendre des cours de chant. J’ai toujours chanté, c’était mon petit plaisir, à côté du violon. J’ai commencé à rapper avec des potes à une soirée et puis, finalement, je n’ai pas lâché. J’ai réellement fait du rap quand j’ai rompu avec le violon et plus largement, avec les choses que l’on attendait de moi, que l’on m’imposait : tout ce cursus scolaire, le conservatoire. Je ne voulais plus être dans des cases, je voulais me créer moi-même.
5M. : Comment avez-vous concilié ces influences reçues d’une part de la musique classique et d’autre part de l’électroacoustique ?
6C. : Les bases de classique, ce sont des choses que l’on intègre. C’est un peu comme les enfants bilingues qui apprennent l’anglais dès le plus jeune âge. J’ai commencé la musique très jeune, il y a donc des réflexes que j’ai acquis pour la vie. J’ai eu la chance de développer une oreille musicale. Mais je ne reproduis pas dans le rap l’apport théorique de la musique classique. Si j’ai choisi cette manière de m’exprimer, c’est pour la liberté qu’on trouve dans le rap et que je ne trouvais pas dans le classique. Le rap est instinctif et très spontané. Cela dit, les bases ancrées en moi m’aident au quotidien : l’oreille musicale, les harmonies que j’ai pu intégrer en faisant du quatuor et de l’orchestre. Hier, j’étais avec un de mes producteurs qui faisait une instrumentale et je suis arrivée avec des accords en tête. Le classique m’aide si je veux composer, mais c’est vrai que fondamentalement, je me fie à mon instinct et à ma spontanéité.
7M. : Comment écrivez-vous votre musique et vos sons ?
8C. : Je sais que j’ai les capacités de composer ce qui est instrumental mais pour le moment, je n’ai pas les clefs, notamment parce que je n’ai pas d’ordinateur. Je ne m’y suis pas vraiment mise. Je travaille avec des producteurs qui me donnent les instrumentales et c’est seulement ensuite que je me mets à écrire. Je choisis les instrumentales en fonction de l’émotion qu’elles déclenchent et à partir de là, j’écris. Je prends très peu l’initiative d’écrire sans musique. C’est la musique qui prend le dessus, j’élabore ensuite mon texte en fonction de mes émotions.
9M : Vous vous êtes fait connaître sur Internet : quel a été le rôle des followers ? Est-ce que ce rôle change quand on devient connue ?
10C : Au début, j’ai juste balancé une vidéo sur Facebook. À l’époque, je devais avoir environ quatre cents amis et j’ai eu deux cents likes : ça m’a permis de prendre conscience de ce que, finalement, les gens me prenaient au sérieux. J’avais de bons retours alors que j’avais envoyé une vidéo comme ça, pour rigoler et faire rire l’assemblée. Mes premiers retours ont été ceux du cercle des proches. Certains m’ont encouragée à suivre cette voie. Puis, j’ai sorti mes tout premiers clips. Au début, j’avais trois ou cinq mille vues et plus ça grimpait, plus je me disais que j’avais quelque chose à en faire. Cela a joué un rôle très important qui m’a permis d’accéder à des premières parties. Les gens m’ont contactée sur Facebook pour me proposer des scènes. C’est comme ça que j’ai fait la première partie de Bigflo & Oli et de S.Pri Noir. Ce jour-là, Bigflo & Oli ont pris mes contacts et trois mois après, ils m’ont rappelée pour faire Planète Rap avec eux. Planète Rap est une chaîne YouTube de Skyrock qui a beaucoup de visibilité. Tefa m’a ensuite repérée via cette vidéo. Le soutien de personnes inconnues par l’intermédiaire d’un écran aide beaucoup, au démarrage, à acquérir une visibilité. Cela permet d’être repérée. Aujourd’hui, ce sont les followers qui me donnent de la force, qui achètent mes projets, écoutent ma musique, viennent en concert. Il y a une communauté qui me suit depuis quelques années. Je ne suis plus l’artiste inconnue de la programmation. Ce sont des rencontres humaines face à un véritable public. Ce passage symbolique qui consiste à mettre des visages sur les commentaires est décisif. Je préfère parler de cette partie positive plutôt que des détracteurs, fidèles au net, mais prêts à vous lyncher dès que vous avez un semblant de notoriété.
11M. : En novembre 2016, vous avez fait la première partie du concert de Kery James au Zénith : comment en êtes-vous arrivée là ? Comment cela s’est-il passé ?
12C. : Tefa, qui est le producteur de Kery, m’a repérée à ce moment-là. Tefa est très important dans le milieu, alors forcément, on est amené à côtoyer des artistes qu’on n’imaginait jamais pouvoir rencontrer un jour. Tefa m’a appelée en me disant : Kery fait son Zénith dans une semaine, il te veut en première partie, tu vas donc avoir quinze minutes à toi. Le plus fou, c’est qu’avant que Tefa ne me contacte, je n’avais fait que quelques concerts, avec d’anciens morceaux. En fait, je n’avais aucune expérience, c’était le premier concert signé Chilla. J’avais exactement une semaine pour préparer ça. C’est un honneur de se faire inviter par un artiste qu’on a découvert très jeune et qu’on admire, j’étais très heureuse. Pour l’occasion, j’ai écrit Lettre au président. La plupart de mes textes étaient jeunes et pleins d’egotrip [1] et je voulais amener une touche consciente pour faire honneur à Kery. C’était l’un des premiers textes conscients que j’écrivais. Je suis arrivée avec ma feuille sur scène parce que je ne connaissais pas mon texte par cœur, j’étais avec mon pianiste. J’ai commencé le concert par ce morceau et je me suis retrouvée devant une assemblée poing levé, c’était vraiment très impressionnant. Ça a été aussi dur pour le reste du concert parce que c’était autant d’émotions positives que de stress. J’avais tout le temps peur de me planter. J’ai finalement réussi à passer le cap mais il faut ensuite assurer avec des morceaux qui n’ont rien à voir ! J’ai eu la chance que l’assemblée soit à l’écoute, un luxe pour une première partie. Rétrospectivement, que d’émotion ! Une belle expérience… un souvenir gravé pour toujours.
13M. : Vous avez écouté Kery James assez jeune : de quand date votre relation au rap conscient ?
14C. : Ma relation au rap conscient date de mes premières rencontres avec le rap ! Mon grand frère écoutait beaucoup de rap. On est tous issus d’une génération qui a eu la chance d’avoir accès à Internet, à des musiques, à des CD et très rapidement à des petits MP3. On est tous passés par plusieurs styles. J’ai écouté du rock quand j’étais plus jeune. Mais à partir du moment où mon frère m’a fait écouter du rap, il m’a fait découvrir Bone Thugs-N-Harmony et Notorious B.I.G [2]. Je me suis mise à écouter des artistes américains comme Missy Elliott, Lauryn Hill. Même des artistes des années 1999-2000. Ma première rencontre avec le rap français, c’était Kery James. Il était l’artiste que mon frère écoutait. Je me suis immédiatement sentie concernée par les paroles parce que mes parents sont des travailleurs sociaux et ont toujours eu un discours humanitaire, évoquant le vivre ensemble. Les textes de Kery mettent en évidences les dysfonctionnements de la société, ils me parlaient. Mais ce n’est pas l’artiste que j’ai le plus écouté. J’étais très jeune et il y avait des paroles que je ne comprenais pas. Mes rencontres avec le rap français se sont faites à travers des artistes comme Youssoupha, Diam’s. Même Sinik parce qu’il faisait des feat avec Diam’s. Sniper, Tunisiano, Blacko. Sniper représentait aussi ma transition avec le reggae parce qu’il y avait Brûle, brûle, Babylone brûle. Keny Arkana avec un son comme Victoria a marqué ma vie parce certaines des choses qu’elle dit sont incroyablement justes. « La vie c’est l’espoir, si t’en as plus, t’es comme mort, et vivre relève de l’exploit » est une phrase que j’ai retenue très jeune et qui a été comme une raison de vivre, une ligne de conduite dans l’existence. Parallèlement au classique, ce sont ces artistes qui ont fait mon éducation.
15M. : Une partie du rap conscient actuel véhicule un discours identitaire, farouchement – pour ne pas dire violemment – anticolonial : Casey, La Rumeur… Il prend progressivement la relève et transforme le message « black, blanc, beur » pacificateur des années 1980-1990 qui, à l’instar des pères fondateurs américains, se voulait un antidote à la violence des ghettos. Comment vous situez-vous par rapport aux revendications de ce courant ?
16C. : On peut mettre des artistes comme Damso parmi ceux-là. Ce sont des artistes que j’admire. Casey a une manière si juste de raconter les choses violentes qui se passent dans la société, qu’elle retranscrit avec une violence équivalente. C’est toujours compliqué d’aborder ces thèmes, certains les aborderont avec le recul, d’autres avec la colère. Au bout du compte, ce sont toujours les artistes qui sont vrais. À partir du moment où je sens un élan de sincérité dans la manière d’aborder les textes et les sujets, ça me parle quasi automatiquement. Le rap est une forme d’expression tellement libre qu’elle laisse aussi la liberté de pouvoir être violent, de pouvoir être énervé ou triste. Être dans une position où l’on a la possibilité de s’exprimer avec des mots, sans avoir forcément à agir physiquement, peut être un exutoire. Certains textes peuvent être très violents, mais comparés à la violence de l’histoire, notamment celle des colonies… Ce que l’on a appris à ce sujet à l’école donne l’impression d’avoir été minimisé. On nous décrit l’histoire de manière linéaire, sous prétexte d’objectivité. Par exemple, je suis métisse malgache. Automatiquement, ça fait écho en moi. Je ne me suis jamais sentie appartenir totalement à la France, ni appartenir totalement à Madagascar. J’ai toujours été dans cet « entre-deux » : en France, on me demande quelles sont mes origines et quand je suis à Madagascar, on me dit que je suis une Vazaha, une Blanche. C’est important que des artistes parlent de ces questions identitaires, en mettant en avant leurs points de vue. Lorsqu’on écoute les informations, les quartiers et les communautés sont souvent stigmatisés. On ne fait jamais le lien avec l’histoire, l’origine, les raisons pour lesquelles on en est arrivé là. Qui est responsable de la situation et fait quoi que ce soit pour que ça évolue ?
17M. : C’est ce qui vous a inspirée quand vous avez écrit le texte Lettre au président, ce désir de dénoncer l’islamophobie ?
18C. : Oui, bien sûr, l’islamophobie, et même au-delà, le racisme en général ! On est dans une société où la plupart des gens ont du mal à dissocier l’islam du terrorisme et de l’émigré, du réfugié, tout est mélangé. Je trouve très important d’avoir des artistes qui abordent les textes de manière pertinente, qui remettent les choses dans leur contexte. Même si les propos paraissent violents, ce qui se passe dans la réalité est tellement plus violent ! Et passé sous silence. Le rap est à sa juste place quand il est utilisé par ces artistes-là.
19M : On parlait des racines et de l’origine du rap. C’est une culture issue des ghettos américains. En France, le rap a été assimilé à une culture des banlieues.
20C : Il y a beaucoup de similitudes entre les ghettos ricains et français, dans le fonctionnement des quartiers. Simplement en France, on parlera par exemple davantage du shit et de la coke, aux États-Unis du crack : ça se joue à pas grand-chose.
21M : Vous avez pourtant fait des déclarations dans lesquelles vous disiez être opposée aux visions stéréotypées de la banlieue véhiculées par le rap. Jusqu’où jouez-vous avec les codes ?
22C : J’ai un problème avec les questions d’appartenance. Je n’ai jamais eu ce sentiment d’appartenance. Quand j’ai commencé à faire du rap, j’ai tout de suite eu des critiques sur le mode : Chilla, tu viens pas des quartiers et tu fais du rap ! T’es personne pour faire du rap. Comme si je n’avais aucune légitimité. Je peux comprendre ce point de vue, si on revient aux années 1990, et que l’on remet le rap dans le contexte de l’époque. Le rap était pratiqué par des personnes habitant les quartiers qui avaient besoin d’un exutoire pour parler de ce qu’elles vivaient, de leurs difficultés quotidiennes. Je fais partie d’une génération qui a grandi avec cette musique. On a tous été impactés par son message. Et même si pour ma part, j’ai grandi en province, j’ai vécu des choses profondément liées à cette culture. Elle était enracinée dans mon histoire, je trouvais donc naturel d’exprimer mon histoire à travers cette culture. Mais j’ai du mal avec les clichés, les stéréotypes, les cases. En même temps, je peux comprendre le sentiment d’appartenance. Même si le fait que je sois une femme en a dérangé plus d’un. Cela reste toujours un peu compliqué. Déjà, je débarque en tant que femme, alors si en plus je ne suis pas du quartier…
23M. : Que pensez-vous de l’usage des clichés par le gangsta rap ? La façon dont il se sert des racines et des origines, le mode par lequel il les détourne, pour en faire une forme de revanche sociale ?
24C. : Ça vient des États-Unis et c’est une manière de mettre en valeur la réussite. Enfin, c’est mon interprétation. Mais il y a dès le début ce positionnement dans le rap : « On est parti de rien, on a vécu des choses terribles » et une fois qu’on a réussi, on l’affiche. Aux États-Unis, ça a toujours été leur démarche : montrer la réussite et s’affirmer à travers elle. C’est quelque chose de moins naturel en France. Ici, quand une personne réussit, on a plus souvent tendance à lui tirer une balle dans le dos. Il y a quand même des similitudes d’état d’esprit. Certains rappeurs partis de rien étaient encore en prison il y a trois ans. Ils ont vécu de la vente, du recel et aujourd’hui, ils ont réussi à s’écarter de cette voie, à se refaire, à gagner leur thune avec la musique. Il y a une distinction nécessaire entre ceux qui l’expriment de façon positive : « J’y suis arrivé, regardez, je peux me permettre de me payer du Gucci, ça fait plaisir ! » et ceux qui en sont encore à des revendications de quartiers en mode Kalash [3]. On porte du Vuitton avec notre Acab [4]. Il faut intégrer le niveau d’insolence et de second degré dans le rap. La société a du mal à comprendre ces codes. Elle a encore plus de mal à les intégrer. Notre génération a plus de facilité parce qu’elle a grandi avec. On commence à avoir un peu plus de distance avec les textes violents mais on ne perçoit pas forcément l’insolence et le second degré. Je serai toujours du côté de la liberté d’expression. Je laisse au moins le bénéfice du doute. Je me demande souvent, lorsque certains rappeurs font l’éloge de la drogue et des armes, si ce n’est pas une manière de retranscrire ce qu’ils ont vécu depuis leur point de vue, en exprimant la façon dont eux ont vécu les choses.
25M. : A contrario de cette revendication de la violence et de la destruction, il y a une partie importante du rap conscient qui joue un rôle d’éclaireur, notamment par rapport aux phénomènes de violence dans les quartiers.
26C. : Bien sûr ! Quand on voit les positions de Médine, Kery ou même Orelsan… C’est extrêmement important que ça continue à aller dans ce sens. Une partie des très jeunes générations pourrait se perdre dans ces discours et ce serait dangereux, d’autant qu’il y a un âge où on n’a aucun recul, où on ne comprend pas le second degré. Il faut qu’il y ait des artistes conscients reconnus qui prennent ces sujets en main.
27M. : Et qui apportent peut-être un autre discours que celui de la haine ?
28C. : Oui. Un discours positif.
29M. : Pour revenir à la Lettre au président, vous avez dit que c’était une touche consciente en l’honneur de Kery. Y avez-vous pris goût ensuite ? Avez-vous eu envie d’écrire d’autres textes de ce type, peut-être sur le féminisme ou d’autres thématiques engagées ?
30C. : Le jour du concert de Kery James, c’était une des premières fois où je montais sur scène, où j’avais un public à l’écoute et où je disais vraiment quelque chose. Avant, je parlais un peu du harcèlement, de ces questions, mais toujours par sous-entendus, dans une phrase sur des textes comportant des mesures sans fin. Après ce concert, j’ai eu des retours me remerciant d’avoir posé les mots de cette manière. J’ai alors réalisé que toute ma vie, j’avais écouté des artistes à textes qui me touchaient. Je me suis dit que je devais continuer à transmettre, sans tomber dans un discours moralisateur mais avec humilité, mon point de vue sur la vie et la société. Je ne me suis jamais dit à propos des questions féministes que je voulais être demain une rappeuse engagée. J’aime aussi les egotrip, les thèmes liés à l’amour, à la perte, à la mort, à tout ce qui me touche au quotidien. J’ai poursuivi naturellement la touche consciente parce que le rap est arrivé à une période déterminante de ma vie, la transition vers l’âge adulte, avec ses prises de conscience et le pouvoir de mettre des mots sur certaines situations. Le harcèlement de rue, je l’ai découvert tardivement, en arrivant de la campagne. Je connaissais le harcèlement des vieux qui disaient au PMU : « Elle est mignonne la petite ! ». Cela restait anodin et se produisait un dimanche tous les six mois. À Lyon, j’ai découvert le harcèlement de rue quotidien. C’était devenu tellement oppressant que j’avais besoin d’en parler, comme une sorte de thérapie.
31M. : Est-ce que vous parliez de politique en famille ?
32C. : Ma mère a toujours pris position politiquement. Lettre au président a quand même représenté un dur travail. Je ne suis pas du tout attirée par la politique parce que j’ai l’impression qu’il n’y a aucun espoir, que la politique sera toujours corrompue. Je n’ai même plus envie d’y prêter attention. C’est peut-être lâche, mais je préfère être sur le terrain, agir avec ma musique, rencontrer les gens et me rattacher à l’instant présent plutôt que d’élaborer ma pensée autour d’escrocs. J’ignore les trois quarts des lois. Je ne peux pas prétendre être une Casey ou une Keny Arkana. Mais je suis intéressée par l’histoire, j’ai eu la chance de recevoir une éducation qui me le permet. Quand j’aborde des thèmes revendicatifs, c’est surtout à travers mes émotions. J’y amène l’utopie qui règne dans ma tête parce qu’on peut avoir un peu d’espoir mais je ne me reconnais ni le savoir ni la légitimité pour parler de politique ou de la société en général.
33M. : Vous avez évoqué vos origines malgaches, quels rapports avez-vous avec Madagascar ?
34C. : Mon père est né et a vécu là-bas avant d’arriver en France. J’ai une famille franco-malgache, très métissée. J’ai beaucoup de famille là-bas. J’y suis allée trois fois mais je n’y ai pas vécu. J’ai bien conscience de l’état du pays. Ma mère m’a toujours dit que Madagascar était une île riche mais que c’était aussi l’un des pays les plus pauvres du monde. Mon rapport avec Madagascar est assez ambigu, comme mon rapport à la France du reste, sauf que j’ai grandi en France. Alors, forcément, je m’y sens chez moi. C’est compliqué, le métissage. Quand je suis arrivée à Madagascar, j’ai ressenti d’où je venais, ce qu’on m’avait légué, mes origines. Mais les Blancs, dans la capitale, ne sont pas toujours bien vus, c’est dur de trouver sa place, même au sein de la famille, de ceux qui ont vécu là-bas. Parallèlement, en France, ça a toujours été un moins de revendiquer mes origines plutôt que de démontrer que j’étais simplement française. J’ai envie de dire une « simple » Française parce que, de mon point de vue, c’est une richesse d’être métisse. Ma musique est métissée. L’ADN de mon métissage se ressent dans toutes mes influences, dans ce qu’on m’a transmis, dans ce qu’on m’a légué.
35M. : Est-ce que vous diriez que la question des origines, de la couleur noire ou blanche a un sens dans le rap ? Ou ce n’est pas un sujet ?
36C. : Ce n’est pas un sujet parce que je n’y suis pas sensible. Il y aura toujours des gens qui feront débat autour de cela, mais des rappeurs blancs, il y en a depuis des décennies. Cela dit, j’ai été la première touchée quand j’ai reçu des commentaires du type : c’est quoi cette babtou du 16e, elle est qui pour s’approprier la musique des Noirs ? J’avais envie de dire : un, ce n’est pas comme ça que ça se passe, deux : j’ai des origines, si vous voulez je vous le prouve. En réalité, je n’ai rien à prouver, à personne. Mais il y avait comme un sentiment d’injustice ; poussée à l’extrême, l’appartenance, ce n’est pas bon. Les extrêmes, même dans le rap, ce n’est jamais bon.
37M. : Et avec l’histoire de la Street credibility [5], être une femme vous paraît plus compliqué ?
38C : J’ai la chance d’avoir un humour noir et de me situer au second degré. C’est cela la tolérance, être capable de rire un peu de tout. Du coup, la Street cred, je m’en fous. Par exemple dans Sale chienne, il y avait beaucoup de second degré, c’était une manière de me réapproprier les codes des rappeurs en disant : moi aussi, j’envoie du lourd ! Et pourtant, il y a quand même des haters. C’est ce que j’aime dans le rap : il y a plein manières différentes de s’exprimer et pas juste une marche à suivre.
39M. : Sale chienne, Si j’étais un homme, Balance ton porc, comment est-ce venu ? Des messages que vous aviez reçus sur Twitter ? Quel effet ces morceaux ont-ils eu ? Cela n’a pas dû être simple dans ce milieu.
40C. : Sale chienne a été une réaction directe aux commentaires que je recevais. Je reçois des commentaires haineux, ma première réaction est de me dire : il ne faut pas que je leur réponde, alors que faire ? J’écris un son. Il y a eu autant de bons retours que de mauvais, mais c’était déjà le cas avant le morceau, donc je me suis dit : même quand on essaie de faire les choses sans froisser les gens, on finit toujours par être critiquée, donc autant pousser plus loin.
41M. : Les réactions haineuses portaient sur le fait d’être une femme ?
42C. : Oui, tout simplement, quoi d’autre ? [rires]. Il peut y avoir des critiques pertinentes, et parfois même constructives, mais en l’occurrence, ce n’était pas le cas. Si j’étais un homme aussi est né très spontanément, j’ai écrit le titre avec mon amie Cléo, chanteuse à Bruxelles. Cela avait beaucoup d’importance pour moi : j’ai toujours été entourée surtout d’hommes, et quand je parlais du harcèlement à mes potes, ils avaient du mal à comprendre, un ou deux en ont été témoins mais la plupart du temps, quand ça m’arrive, je suis toute seule. Comment faire comprendre à mes amis ? Tout simplement en les mettant à notre place, en inversant les rôles. La polémique « Balance ton porc » a éclaté après ces deux morceaux : je me suis retrouvée sous le feu des projecteurs alors que je ne m’y attendais pas, et dans beaucoup d’articles, réduite à ce combat féministe que j’assume pleinement mais qui n’est pas au centre de ce que je fais – c’est un sujet que j’aborde au même titre que toutes mes émotions. J’avais beaucoup de chance d’avoir tous ces médias pour un premier projet – sans être dupe : chacun y trouvait son intérêt – alors que j’avais abordé ces sujets. La polémique se déchaînait, c’était quelque chose qui me touchait : j’ai grandi en écoutant Bertrand Cantat, et à mon avis, aucune femme ne peut y être totalement insensible. Les médias cantonnaient le sujet au monde du cinéma mais n’abordaient pas le fond du problème. Les tweets ne vont pas régler le problème – un morceau de rap non plus, on est d’accord. On parlait des stars, des détracteurs, mais pas de celles qui n’ont aucune possibilité de s’exprimer, qui ignorent leurs droits ; et si je ne prenais pas la parole après ce que j’avais fait, Sale chienne, Si j’étais un homme, et les retombées qui avaient suivi, qui allait le faire ?
43Finalement, je me suis trompée parce qu’un rappeur qui s’appelle Vince a fait tout un titre, Me too. Mais pour moi, prendre position sur le sujet allait presque de soi. Donc j’ai fait ce titre, Balance ton porc. Un titre quand même difficile à assumer : je l’ai fait pour l’occasion, j’ai écrit le texte avec rage, à l’instant T, c’est sorti comme ça mais il ne me plaît pas musicalement, je n’ai pas envie de l’interpréter sur scène toute ma vie. Je ne m’attendais pas à ce qu’il fasse un tel bruit, il a trouvé un écho auprès de nombreuses femmes, et en concert, des gens, et même souvent des hommes, me demandaient Balance ton porc. J’ai pensé : les discours médiatiques jettent souvent la pierre aux hommes, mais beaucoup d’entre eux sont à l’écoute, sont dans le combat eux aussi. J’ai créé de la déception en n’interprétant pas ce morceau, et à la fin de concerts des personnes s’effondraient devant moi, pleuraient, en me disant : « C’est grâce à ton morceau que j’ai pu aller porter plainte ». On ne s’attend pas forcément à ça : on réagit à ce qui se passe, et puis une femme nous écrit : « Hier, en écoutant ton morceau, j’ai baissé la corde avec laquelle je voulais me pendre », ou « Tu m’as évité la mort, grâce à toi, j’ai porté plainte ». Le rap conscient, c’est bien : j’ai pu déverser ce que j’avais à dire et ça a touché des gens, mais je ne m’attendais pas à tout le travail émotionnel que cela implique quand on est exposée. Donc c’est positif, mais il faut savoir se protéger. Je me suis sentie presque responsable de ces personnes, j’avais pris le sujet frontalement mais il y avait quand même de l’ironie dans le texte, alors j’ai peur de la suite. Sur les sons où je suis un peu plus légère, il va falloir bien tourner les choses.
44M. : Est-ce que vous ne croyez pas que c’est surtout lié à une position d’artiste ? Parce que finalement, vous avez une image publique.
45C. : Oui, bien sûr. Mais on n’en a pas conscience au moment où on écrit ses textes dans sa chambre. J’ai grandi en pleurant sur les titres de certains artistes, mais je ne me suis jamais imaginée à leur place. J’ai pris conscience que je voulais faire ce métier, je n’ai pas hésité quand Tefa m’a repérée et m’a dit qu’il voulait me donner les moyens de réussir ma carrière. Et je me suis retrouvée dans cette position où c’est moi qui fais pleurer les gens. Ce statut de personnage public peut aussi vite faire peur et paraître oppressant si on ne s’en tient qu’à ce que les autres projettent sur nous. Depuis le début, j’ai toujours été claire : je fais les choses spontanément et de manière instinctive et c’est ce qui me permet d’avoir, je le dis sans prétention, un univers assez riche : je peux passer d’un egotrip à un titre conscient, à un titre un peu plus semeur. J’espère que le public qui me suit a intégré ça parce que je compte continuer. Il y aura toujours des revendications au même titre que de l’introspection, mais après un Balance ton porc, je ne voudrais pas qu’on n’attende plus de moi que du conscient. Je l’ai fait parce que ça me parlait à ce moment-là, mais cela comporte tout de même un aspect très négatif : on met en évidence les dysfonctionnements de la société, ça peut être pesant, et je n’ai pas envie de plomber les gens avec ma musique. Il y a 50 % d’engagement mais aussi 50 % de légèreté parce que j’ai toujours vécu la musique comme un message mais aussi comme un moment de répit par rapport à tout ce qui nous entoure, et jamais je ne pourrais, comme Kery James, faire un album entier uniquement composé de titres portant sur les dysfonctionnements de la société, la question raciale ou la question sociale, parce que je n’aurais moi-même pas envie d’écouter tout un album comme ça, je finirais par avoir envie de me tirer une balle, ça voudrait dire qu’il n’y a pas d’espoir.
46M. : Balance ton porc a été tourné avec les résidentes d’un foyer, géré par l’association FIT (Une femme, un toit).
47C. : C’était l’objectif. Quand j’ai fait ce titre, j’en ai discuté avec Tefa. Les médias traitaient surtout de la question du harcèlement chez les stars, dans le milieu du cinéma, et je tenais vraiment à cette question des anonymes, je me disais : plein de femmes vivent ça tous les jours et, même après ce scandale, continueront à vivre dans le silence, du fait de leur environnement, de leur culture, ou de leur religion. Il fallait que le titre ait un but : attirer l’attention sur les personnes qui se battent tous les jours depuis des années, qui n’ont pas attendu ce scandale pour venir en aide à ces jeunes filles qui ont vécu des choses difficiles. On s’est donc mis en relation avec FIT, une association dont des représentantes étaient venues à un de mes concerts et m’avaient dit : on aimerait un jour faire quelque chose avec vous ; trois mois après j’avais le titre et c’était l’occasion rêvée, on leur a proposé de tourner le clip dans leurs locaux et de mettre en valeur le travail incroyable qu’elles font pour soutenir ces jeunes filles. Elles les aident à se réinsérer dans la société, les hébergent, les protègent, mais les mettent aussi sur la voie pour reprendre un peu le contrôle de leur vie et sortir du seul statut de victimes, accéder à leurs droits, à des aides, à l’écoute, et leur insuffler un peu d’énergie positive, pour qu’elles n’en restent pas au traumatisme.
48M. : Vous croisez beaucoup d’associations dans votre parcours ?
49C. : Mes deux parents étaient éducateurs spécialisés, et ma mère a toujours rêvé d’ouvrir une sorte de refuge dans lequel elle puisse héberger des jeunes filles en difficulté. Depuis que je suis très jeune, je me suis dit : si un jour je fais carrière, la première chose que je ferai sera d’investir pour que ma mère puisse faire son travail social comme elle l’entend. Après tous ces morceaux, de nombreuses associations m’ont contactée pour toutes sortes de projets… et c’est là que ça se complique : j’ai toujours eu ce discours humanitaire, c’est ce qu’on m’a transmis, mais il y a beaucoup d’associations féministes, et pas seulement féministes, et on ne peut pas être partout. À un moment, on est obligée de mettre un frein à tout ça. J’ai 24 ans, je suis en train de me construire en tant qu’artiste, je suis exposée à beaucoup de choses auxquelles je n’étais déjà pas prête en tant qu’individu, et il y a des responsabilités que je ne me sens pas d’assumer. Il me paraît naturel de m’exprimer à travers la musique, mais je n’ai pas envie de me retrouver, par devoir, avec toutes les associations. Là, j’ai voulu mettre FIT en valeur. Si un jour ma carrière arrive à un niveau où je peux me permettre de mettre la main à la pâte, je le ferai, mais j’ai pris un peu de distance avec tout ça, sinon on se sent vite responsable et assaillie.
50M. : Dans Balance ton porc, vous dites : « Je ne suis pas féministe, je suis humaniste »
51C. : C’est une manière de remettre au centre l’individu, l’humain, plutôt que de s’en tenir à cette question du genre. Bien sûr que je suis féministe et que j’aurai toujours cette aspiration à l’égalité entre hommes et femmes, mais j’ai grandi avec des hommes qui ont aussi vécu des choses difficiles : le racisme, la pauvreté. En réalité, cette utopie de vivre ensemble et d’être à l’écoute les uns des autres, est ancrée en moi par-delà l’appartenance au sexe féminin ; ma démarche c’est : « Venez, on s’aime tous et on arrête de mettre l’accent sur nos différences, on insiste sur ce qui nous réunit », et en l’occurrence, de même que le sport, le foot comme hier [6], la musique réunit.
52M. : C’est l’esprit du Hip hop…
53C. : Exactement, et cette phrase est aussi une manière de dire : je ne suis pas seulement une femme dans le rap, qui fait du féminisme, je suis une jeune femme qui parle des choses qui la touchent, entourée de ses potes, qui eux aussi vivent des choses difficiles, sans cependant nulle intention de jamais minimiser le combat féministe.
54M. : Est-ce qu’on peut parler d’un rap féminin et d’un rap masculin ?
55C. : Par défaut, parce qu’on est dans une société où tout est stéréotypé, parce que les gens ont besoin de ça, je crois, pour se situer. On se plaint des cases, des stéréotypes, des classes, mais finalement, quand on entend les gens parler, on constate que c’est par rapport à ça qu’ils se situent, c’est comme ça que fonctionne le système. Mais je considère, par exemple, qu’une partie de moi est très virile, et une autre très féminine. Je pense que la virilité est un stéréotype de genre, pas quelque chose qui n’appartient qu’aux hommes. Notre éducation a forgé notre inconscient : aux hommes le bleu et la virilité, aux femmes le rose et la douceur, alors qu’en réalité j’ai grandi avec des hommes sensibles, doux et avec des touches féminines, et qu’inversement j’ai joué au foot très jeune. Je revendique ça aussi dans mon rap : n’être ni féminine ni masculine, être simplement moi, mais j’essaie aussi d’apporter de la féminité dans un milieu assez masculin.
56M. : Est-ce qu’il y a des liens entre rappeuses en France, est-ce que les filles s’entraident, justement, dans un milieu plutôt masculin ?
57C. : Devons-nous forcément, parce que nous sommes des femmes, nous soutenir mutuellement ? Oui, quand cela concerne des artistes qui nous touchent. Nombre d’artistes féminines comme Sianna ou L. E. J. m’ont donné de la force. Dès lors que je me sens des liens avec une artiste, cela ne me pose aucun problème de la soutenir, indépendamment de toute concurrence. C’est un milieu où, entre hommes, la concurrence est très vive, donc c’est bien qu’il n’y en ait pas trop chez les femmes, même si elle existe. Mais je n’ai pas envie d’être hypocrite quand je n’écoute pas la musique ou quand elle ne me touche pas. Il y a plein d’artistes que j’aime, que j’écoute : Danitsa, Lala &ce, Sianna, et même Shay, dont j’ai adoré le dernier titre. D’autres, comme Moon’A ou Leys n’envisagent même pas de parler de rappeuses parce qu’elles se considèrent comme « numéro un » ; j’aime aussi cette manière de fonctionner : ça reste dans l’esprit rap mais avec une dimension concurrentielle, et je trouve ça positif dans une certaine mesure. Dès que je sors un nouveau titre, Fianso me met sur ses réseaux alors qu’on ne vient pas du tout du même monde, qu’on n’a pas le même âge, qu’on n’a rien en commun. C’est inespéré qu’aujourd’hui les rappeurs se soutiennent entre eux. Ce n’était pas le cas à une époque. Et j’ai bon espoir pour les femmes dans le rap : de plus en plus de jeunes filles ont moins de complexes à s’afficher sur les réseaux pour essayer, et il n’y a pas de raison, alors que la France compte tellement de talents, qu’il n’y ait pas plus de femmes dans le rap.
58M. : Est-ce que vous voyez des convergences avec des rappeuses américaines, dont certaines affirment leur engagement féministe ? Ou bien cela vous semble-t-il très loin du rap fait par les femmes en France ?
59C. : Ce sera toujours différent. En France, Liza Monet et Shay sont les deux rappeuses qui se rapprochent le plus du système américain. Liza Monet a essayé quelque chose qui n’a pas fonctionné du tout – même s’il faut bien distinguer le propos de la forme musicale beaucoup trop explicite pour la France, et elle s’est vraiment fait lyncher. Shay est arrivée avec quelque chose de plus fin, elle est très sexy, mais elle a beaucoup de flow, elle a ses images, un visu remarquable et puis elle a un corps incroyable donc pourquoi le cacher, chacun fait ce qu’il veut de son corps, ce que j’admire. Mais ça fait toujours rêver de se dire qu’aux États-Unis, des artistes mondialement connues n’ont plus aucun complexe à parler de leur sexualité. Cardi B, qui est une ancienne strip-teaseuse, parle ouvertement de ses relations sexuelles avec son compagnon dans ses morceaux, on a là une égalité totale avec les hommes. On aime ou pas, mais elle a le droit et elle se permet de le faire, elle est numéro un dans les charts et c’est la plus grande vendeuse depuis des décennies. C’est une liberté que j’aimerais pouvoir considérer comme quelque chose de positif pour les femmes. Mais aux États-Unis, il y a un côté entertainment qui n’existe pas en France : c’est du marketing, ce sont des produits. Cardi B paraît très authentique mais des artistes comme Nicki Minaj ou d’autres sont des produits, elles ont usé de leur plastique pour y arriver ; je trouve fort qu’on arrive à un moment où une femme peut se permettre de réussir avec ses atouts, qu’ils soient physiques, organiques avec la voix ou intellectuels, aussi fort qu’une Lil’ Kim à l’époque. J’ai beaucoup écouté Eve, Missy Elliott, ces artistes qui étaient entre le ghetto et le sexy, ou alors ces artistes ghetto qui collaboraient avec des artistes sexy. De mon côté, je suis très pudique, je ne pense pas finir en string twerk dans mes clips, mais je trouve bien qu’on ait la liberté de le faire, dès lors qu’on ne tombe pas dans le porno. Il y a beaucoup de clips que je trouve très bien faits.
60M. : Est-ce que vous ne croyez pas aussi qu’aux États-Unis, pousser ces clips à l’extrême est une façon de déconstruire le genre ?
61C. : Si. Je trouve qu’aux États-Unis l’image des rappeuses est bien plus forte que celle des rappeurs. C’est ce qui est beau, malgré ce côté capitaliste – parfois on ne sait plus trop distinguer entre le produit et la sincérité – mais je serai toujours bien plus impressionnée par les clips de Cardi B ou Nicky Minaj que par ceux des rappeurs avec leurs chaînes à 50 000 dollars. Ariana Grande vient de faire un titre incroyable, God is a woman, ça n’aurait pas été possible il y a encore quelques années. À mes yeux, ces artistes, Beyoncé, Rihanna, laissent une empreinte, a fortiori pour la communauté afroaméricaine, dont l’histoire est tellement dure. Il me semble que c’est toute une culture qui nous sépare, mais que l’influence américaine va croissant – je parle de cette génération qui a grandi avec MTV : les rappeurs mettent de moins en moins de femmes dans leurs clips, je crois qu’il commence à y avoir une prise de conscience de l’objectivation de la femme, mais à mon avis on est encore loin des États-Unis.
62M. : La culture queer, par exemple, comment est-elle reçue ?
63C. : On est loin des États-Unis. L’influence est forte à certains égards, disons sur le plan de la mise en valeur matérielle, de l’exagération, du second degré, du « toujours plus ». Mais aux États-Unis, le rap queer est largement accepté. D’énormes progrès ont été faits, il existe toute une communauté de rap queer, avant-gardiste, et c’est tant mieux. Cela dit, le pays est immense et je suis sûre que dans certaines régions, ces rappeurs queer ne passent pas en concert. Je crois quand même que le conservatisme est fortement ancré aux États-Unis. Cela n’enlève rien à l’audience internationale de ces artistes. En France, il n’y a pas l’ouverture d’esprit nécessaire. Le rap a progressé, mais la façon dont les médias, avec leur état d’esprit à l’ancienne, en rendent compte, est déjà suffisamment compliquée alors si on parle d’ouverture au rap queer, quand par ailleurs on sait l’importance, dans nos quartiers, du rapport à la masculinité, à la virilité… C’est déjà difficile pour les femmes, mais si on commence à parler d’homosexualité… L’homophobie s’est largement manifestée dans le rap, comme dans la soul et dans le reggae d’ailleurs, des artistes comme Sizzla sont légendaires mais ont toujours été homophobes. En même temps, certains commencent à se réapproprier les codes du Hip hop et à les associer avec ceux de la hype et de la pop culture et ça donne un Eddy de Pretto. Donc, en France, dans le rap à proprement parler, ce n’est pas demain qu’on verra une drag queen rapper avec ses kalachs…
64M. : Vous pensez que le milieu est plus machiste qu’aux États-Unis ?
65C. : Je ne dirais pas le milieu, mais la société, les médias, le public. Fondamentalement, bien sûr, c’est un milieu un peu fermé sous certains aspects, mais comme la pop peut être fermée à une artiste féminine noire : on n’en voit pas trop en France.
66M. : Vous avez évoqué l’importance, pour les femmes, de sortir du statut de victime. Revenons à la façon dont le rap reprend à son compte un certain discours féministe militant. Il vous est arrivé de prendre position contre des paroles de rap qui dégradaient l’image de la femme.
67C : Il y a plusieurs manières d’aborder ces sujets dans le rap. Il y a des rappeurs, comme Alkpote, entièrement au second degré. Il balance des « putes » mais finalement, ça n’a plus de sens. On sait très bien qu’un « pute ! » sur deux s’adresse à des rappeurs et pas du tout à des femmes. À la limite, si demain, il y a une rappeuse ou un rappeur qui fait un feat avec une rappeuse, ça peut être différent. […] J’ai fait référence à Damso qui racontait comment il a giclé sur je ne sais quelle tassepé qu’il s’est pécho, mais il arrive aussi à des rappeurs de tomber sur des femmes qui disent d’emblée : ce soir, je suis ta tassepé et moi et ma copine, on va te sucer, mot pour mot. On peut reprocher ce qu’on veut aux rappeurs, mais si c’est ce qu’ils vivent… Damso dit les choses de manière très crue et même violente. Mais il y a aussi des femmes qui parlent d’elles-mêmes de cette façon. […] Il y a un moment où on doit les laisser vivre leur vie et michetonner si elles veulent michetonner. Je gagne ma vie avec la musique, certains diraient que je suis une troubadour. D’autres ne veulent pas travailler et veulent se faire entretenir, chacun fait ce qu’il veut, au final ! On dit de Damso qu’il est hyper misogyne mais pour moi, il distribue exactement la même violence à l’homme qu’à la femme. Et la manière dont il parle des femmes transpire l’expérience. Il a énormément d’amour pour les femmes. Il aborde le sexe et la façon dont ça se passe avec des filles d’un soir qui ne cherchent pas particulièrement l’amour. Ce qui compte, dans le rap, c’est le fait d’être libre avec sa sexualité. […] Mais je ne veux pas minimiser le terme « pute » lorsque mal employé, il vient dénigrer la femme et la réduire uniquement à ce statut. Je revendique en même temps qu’une femme puisse être libre et faire ce qu’elle veut […]. Il n’y a aucune excuse à parler mal d’une femme, mais certains propos peuvent être mal interprétés. Jul, par exemple, a sorti un texte dans lequel il ne dit pas grand-chose d’autre que : te déshabille pas, je vais te violer. Vient un moment où t’as envie de dire : mon gars, avec ta gueule, là, tu pousses le bouchon un peu trop loin !
68M. : Mais c’est peut-être le problème du gangsta, ça aussi…
69C. : C’est du second degré. Alkpote pousse tellement loin l’absurdité qu’on se dit que ce n’est pas crédible. Mais un artiste comme Jul est écouté par des enfants de six ans. Quand on fait du rap et qu’on est un personnage public, comment se positionner ? Doit-on absolument être un exemple ? C’est là que les questions d’éthique se posent. En fin de compte, je ne suis personne pour me permettre de dire à Jul de se positionner autrement.
70M. : Dans Balance ton porc, vous citez en fait les propos de Jul ?
71C. : Oui, c’était cette punchline ! Je n’ai rien contre lui. Je sais que c’est un artiste très entier, il paraît tellement gentil et il fait des sons tellement summer que quand il sort un truc comme ça […]
72M. : Sur ce sujet, vous vous dites féministe et revendiquez également la mise en valeur des attributs de la féminité si une femme le décide. Quelle réception cette position trouve-t-elle dans le milieu ? Est-ce simple de faire du rap, en tant que femme, en ayant à la fois un langage féministe et un adage : si je veux porter des talons aiguilles, je le fais ?
73C. : Honnêtement, je n’ai pas trop de problème. Je crois que ça a été ma force, de ne pas choisir. En fait, quand j’ai fait Talent street avec Joey Starr dans le jury, j’arrivais avec du chant et du rap. Il m’a alors dit : il faut choisir, soit tu chantes, soit tu rappes… Il n’a fait que renforcer ma motivation à être hybride et à l’issue de l’émission, je l’avais convaincu. […] Je suis remplie de paradoxes. Au lieu de voir ça comme un défaut et de devoir choisir entre : est-ce que je vais rapper comme Keny Arkana ou est-ce que je vais faire du Shay ? J’ai pris position telle que je suis, entre les deux. C’est ce qui fait que Tefa m’a repérée. On ne se dit jamais qu’on va faire carrière dans le rap. J’essayais à la base de faire des études en jazz, au conservatoire, j’étais nounou, je galérais. Je n’ai jamais pensé que j’allais réussir. Finalement, lorsque je me fais repérer, je me rends compte que j’ai un boulevard devant moi. Et puis il y a le fait d’être produite par Tefa avec des artistes numéro un (Vald, Fianso, Kery, LEJ), qui m’ont pris comme une petite sœur avec énormément de bienveillance. En fait, je n’ai jamais eu de problèmes, ni avec les artistes rencontrés en studio, ni en concert. Le seul point noir, ce sont les détracteurs sur Internet. […]
74M. : Est-ce que vous avez l’impression, même si vous ne lisez plus tous les commentaires, qu’il y des débats autour de vos textes, entre internautes ?
75C. : Là où je vois du sens, c’est lorsque des inconnus prennent votre défense. C’était à l’époque où il y a eu une avalanche de commentaires. Sale chienne, Balance ton porc, Si j’étais un homme, sont des titres qui ont attisé énormément de haine. Face à ce déferlement […], ces personnes prenaient la peine de décrire, point par point, en quoi ma musique était bien, en quoi mon positionnement était positif […] Mais je m’éloigne des débats sur les réseaux. […] Les mots ont trop de place dans mon esprit, je préfère me protéger.
76M. : Vous avez évoqué le thème de l’argent à propos du capitalisme, le fait d’en vouloir toujours plus. Quelle place occupe l’argent dans le rap ? Vous-même venez de signer avec une grosse boîte.
77C. : Je traite ça avec recul parce que je sais que tout peut s’écrouler du jour au lendemain. J’ai conscience d’avoir une chance inouïe. J’ai aussi énormément travaillé, alors je me dis que je ne suis pas arrivée non plus là par hasard, que je m’en suis donné les moyens. Dans ces milieux « starifiants », que ce soit le sport ou la musique, l’argent a une place très importante. Lorsqu’on parvient à accéder à des milieux aussi fermés, surtout quand on vient comme moi de province et qu’on se dit : pour moi, c’est mort… Je ne suis pas millionnaire, j’en suis très loin et je commence ma carrière. Mais peut-être que demain, il y aura un retournement de situation et que de grosses sommes vont tomber. Si c’est le cas, tant mieux ! Parce que ça fait plaisir ! Mais il ne faut surtout pas penser que l’argent va nous tomber dessus, qu’on va pouvoir tout dépenser. Je pense que l’image que reflète parfois le Hip hop, c’est : t’as des thunes, tu les dépenses, tu les claques. Sauf qu’aux États-Unis où ils gagnent des sommes phénoménales, le système est fait de telle sorte que les rappeurs puissent les dépenser ailleurs que dans les impôts. Il ne faut donc pas se leurrer. Le message est positif vu sous cet angle : tu pars de pas grand-chose, tu y arrives et donc tu génères un salaire, tu ne dois plus rien aux parents, tu parviens à cette forme d’émancipation. C’est encore plus vrai vis-à-vis de la société.
78Mais c’est aussi vrai dans le rap que dans la pop : on voudrait parfois faire croire que l’argent se gagne et se dépense facilement. Ce n’est pas du tout l’image que j’ai envie de montrer. Je n’ai pas été éduquée comme ça et j’ai trop la notion de ce qu’est la pauvreté. Je saurai quoi faire de mon argent. Pour l’instant, je n’arrive pas à mettre de côté. Mais je suis la première à dire dans les egotrip : on fait ça pour la money. On a bien compris que ce n’était pas dans le social que les moyens étaient mis. Quand Booba dit : « Se lever le matin pour 1 200, j’ai pas envie de ça ! », on peut le comprendre, surtout lorsqu’on a vu nos propres parents le subir. Ma mère a travaillé dur toute sa vie, elle est surdiplômée, elle a 57 ans et y’a R, y’a rien. […] Si par ailleurs, t’as le malheur d’être veuve ou maman, c’est encore plus mort. Pour beaucoup de rappeurs, être témoins de ça, de la précarité et de l’injustice sociale, ça appelle une espèce de revanche […] Il y a cette arrogance avec laquelle il est compliqué pour la jeunesse de prendre du recul et pourtant, quand on regarde objectivement les choses, on ne peut que se dire : au fond, tant mieux pour eux ! Car même les gars qui se faisaient contrôler par la police et mettre des matraques dans le cul tous les mois, que personne n’écoute et que personne n’entend, à l’heure qu’il est, ils gagnent plus que ce raciste qui fera tout pour les descendre. Ce rapport à l’argent est donc compliqué. Mon premier objectif sera de mettre ma famille à l’abri et je prendrai tout ce que j’ai à prendre. […] Mais le message important à transmettre, c’est : croyez en vos rêves et ne soyez jamais avares de la vie ! Le concept, c’est de se lever le matin pour quelque chose qu’on aime, de se battre pour nos convictions, nos principes, nos valeurs et d’essayer de s’élever au mieux, en sachant s’entourer parce qu’on ne devient pas artiste sans ses proches.
79M. : Des projets pour l’avenir ? Des thématiques autour du féminisme ?
80C. : On est sur le prochain album. Il y aura beaucoup d’insolence ! Je vais me livrer un peu plus que d’habitude, sur ma vie, qui je suis. J’ai essayé de dépasser le cap de la pudeur, je pense avoir vraiment trouvé mon identité. Les doutes restent toujours ancrés dans ma personnalité mais j’ai de plus en plus confiance dans ce que je fais. J’y prends beaucoup de plaisir. Et quand on aime, on ne compte pas. Cela fait deux ans que je ne suis pas partie en vacances, que je dors quatre heures par nuit mais je ne m’en plaindrai jamais tant que je fais ce que j’aime et que je rends fiers les miens. C’est l’essentiel.
Notes
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[1]
L’egotrip est une variante de rap autoproclamatoire, construit sur l’accumulation de punchlines (des “phrases-chocs”), et qui permet l’usage de rimes libres (Ndlr).
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[2]
Le rappeur The Notorious B.I.G., né en 1972, a été assassiné en 1997 à Los Angeles dans le contexte de rixes entre bandes rivales (Ndlr).
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[3]
Kalash est un rappeur.
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[4]
Le sigle ACAB (All Cops Are Bastards) est plaqué sur les vêtements, les sacs, etc.
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[5]
Importée des États-Unis, la street credibility – littéralement, le niveau de respect dû à quelqu’un en fonction de son expérience de la rue – implique pour le rappeur qui veut être pris au sérieux de cultiver une image de « dur », passé par la délinquance.
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[6]
L’entretien a eu lieu le 16 juillet, au lendemain de la finale de la Coupe du monde de football (Ndlr).