Notes
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[1]
Les Jeunesses communistes, organisation de jeunesse du Parti communiste français.
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[2]
Parti communiste internationaliste.
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[3]
Syndicat étudiant de 1980 à 2001 : Union nationale des étudiants de France – indépendante et démocratique.
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[4]
Le CIP est le Contrat d’insertion professionnelle mis en place par le gouvernement Balladur en 1993-1994. Il rémunère à 80 % du SMIC les moins de 26 ans. Il sera retiré en 1994 après des manifestations de protestation.
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[5]
Mouvement de l’immigration et des banlieues.
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[6]
Comité de soutien international à Mumia Abu-Jamal et aux prisonniers politiques.
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[7]
Loi du 24 avril 1997, qui durcit les conditions d’immigration en France.
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[8]
Appel des 66 cinéastes contre la loi Debré, paru dans Le Monde et Libération le 12 février 1997.
1Marie Sonnette (M.S.) : Quelles sont les influences qui ont contribué à façonner à la fois ton travail musical et ton regard politique ?
2Madj (M.) : C’est une question de bagage culturel. Ton travail musical se façonne en fonction de l’appréhension que tu as de la musique, donc de ce que tu en connais, de l’histoire de la musique populaire, de tes goûts, des disques que tu écoutes. Et puis le travail « politique », s’il y en a eu un, est surtout lié à la capacité culturelle que j’avais, parce que j’ai eu un parcours militant politique et syndical. J’ai pas mal bougé dans les milieux associatifs donc je maîtrisais quand même un aspect d’une pratique politique qui nous a beaucoup aidés dans la façon de développer Assassin.
3M. S. : Qui t’a transmis ces influences ?
4M. : C’est moi… Ça s’acquiert, la culture, surtout le rock, ce n’est pas mes parents qui m’ont transmis tout ce qui était musique américaine ! Mes parents m’ont transmis une appréhension de la musique mais ce n’était pas celle-là. Moi j’étais dans le mouvement rock’n’roll donc je n’étais pas tout seul, il y avait plein de jeunes aussi qui étaient là-dedans : on se rencontre chez les disquaires, on échange, on parle de disques. Ça se passait autrement qu’avec la musique sur internet, tout se passait dans l’échange autour d’un bac de disques. À l’époque il y avait plein de petits disquaires, tu trouvais toujours des mecs qui t’aiguillaient sur des trucs. Quand on était passionnés de musique, il fallait qu’on se bouge le cul. Après, j’ai très vite été pris dans les sous-cultures anglaises… Londres, c’était vraiment une autre planète à l’époque, par rapport à la France.
5M. S. : Ton engagement culturel dans le rock’n’roll précède ton engagement politique, ou y est-il lié ?
6M. : Le politique, c’était quand même vachement plus présent à la fin des années 1970… On était dix ans après 1968 : le rapport au politique en France n’était pas le même qu’aujourd’hui. Il y avait une tradition issue de la culture du mouvement ouvrier vachement présente, il n’y avait pas un lycée en banlieue où on ne trouvait pas les JC [1]. Dans la deuxième moitié des années 1980 j’ai été assez proche du trotskisme, militant au PCI [2]. J’étais syndiqué – j’étais étudiant à Paris 5 en sociologie à l’époque – on a animé une tendance dans l’Unef-ID [3] qui s’appelait « Défense de l’Unef ».
7À l’époque, on organise une campagne qui s’appelle Stop au travail précaire. On milite aussi sur le droit des travailleurs étrangers et de leurs familles, j’avais rejoint un comité qui s’appelait le CNDTI (Comité national pour les droits des travailleurs immigrés) qui était largement animé par des militants trotskistes sur la question des camps de rétention, pour la fermeture des camps de rétention.
8Et j’ai quitté l’organisation, pas fondamentalement sur un désaccord politique mais j’ai demandé ma radiation en 1989 ou 1990.
9M. S. : Ta rencontre avec Assassin qui arrive à ce moment-là est en lien avec cette histoire politique ?
10M. : Non, elle est essentiellement liée à mon travail d’animateur à Radio Beur. Les mecs se disaient que j’avais l’air d’être un peu carré, un mec sérieux… La compatibilité avec ma culture politique et la direction dans laquelle s’engageait le projet, finalement c’est presque un heureux concours de circonstances. À l’époque, il n’y avait pas tant de gens que ça qui étaient capables de rédiger un truc vite fait, d’être un peu cartésien, de classer des trucs, etc. Moi j’étais un peu archiviste, je suis collectionneur de skeuds : c’est un peu pareil, tu ranges, tu classes…
11On peut trouver ça prétentieux, mais cette aptitude à faire le lien entre une pratique culturelle et une pratique politique, dans le courant Hip hop – à part, peut-être La Rumeur – je ne vois pas d’égal dans les groupes de notre génération.
12M. S. : Ce statut d’exception du groupe Assassin, tu le mets sur le compte de votre faculté à vous lier avec certains mouvements sociaux et politiques, ou sur celui de l’aboutissement de votre réflexion politique marxiste ?
13M. : Les deux ! Par exemple, on s’est pas mal impliqués contre le projet de CIP [4] de Balladur en 1994. Il y a eu des grosses manifs à Paris où ça avait pas mal bastonné, nous on était là-dedans. On était le seul groupe de rap à être vu dans les manifs.
14Et puis, nous avions une réflexion stratégique. Là où moi j’ai été utile, c’est que j’ai permis, par ma connaissance du champ militant, de ne pas tomber dans certains pièges qui étaient tendus par des transfuges de SOS Racisme : l’OBU (Organisation des banlieues unies), Stop la Violence, Ni putes ni soumises, etc. Tu imagines bien qu’une organisation de ce type-là, si elle veut mettre la main sur l’aspect politique du rap, les premiers qu’ils vont venir voir, c’est nous. On rencontrait les gens, on discutait, et quand on comprenait d’où ça venait, on refusait.
15Par contre, on est rentré très vite, dès 1992, en lien étroit avec les réseaux antifascistes, notamment « REFLEXes/No Pasaran »… C’est pareil, on était quasiment les seuls. Puis bien sûr, avec ce qui allait devenir le MIB [5] : le Comité national contre la double peine. Au moment où le MIB s’est constitué, en 1995, on était déjà en lien avec quelques-uns de leurs militants locaux.
16Puis, quand on a commencé à tourner, toutes les dates de tournée étaient propices à rencontrer des militants locaux, c’était une belle dynamique. Par exemple à Bordeaux, en 2000 on avait filé un coup de main à Laurence Ségura, qui avait son mari en prison. Elle militait sur les conditions de détention et notamment sur le rapprochement des familles. À Lyon, on était avec le collectif qui était né suite aux émeutes de Vaulx-en-Velin en 1990 et aussi proche de militants qui travaillaient sur la question des décès en détention. Dès 1995, on a été aussi beaucoup sur l’abolition de la peine de mort et la libération de Mumia Abu-Jamal et Léonard Peltier, avec le Cosimapp [6] de Julia Wright ou le CSIA (Comité de solidarité avec les Indiens des Amériques).
17À l’époque, on avait un site internet, Assassin Productions, avec de très gros dossiers. On faisait le relais. Quand on l’a ouvert vers 1997, on s’est dit qu’il fallait l’utiliser à autre chose qu’à vendre des T-shirts et des disques. On relayait des luttes, on faisait des dossiers, on transcrivait des documents, des parties de bouquins ou de tracts. Dès que des militants avaient besoin d’une tribune, on se faisait le relais.
18M. S. : Qui s’occupait de ce site internet ?
19M. : C’est essentiellement moi et notre webmaster de l’époque, Émile Shahidi. Squat suivait vite fait, de loin. Parfois il manifestait son désaccord sur les questions les plus sujettes à controverses. J’avais fait un gros dossier sur le sionisme par exemple et il n’était pas vraiment d’accord parce qu’évidemment on recevait des lettres d’insultes.
20M. S. : Quelles autres formes prenait le soutien politique du groupe ?
21M. : Ça pouvait être des concerts de soutien, des participations à des réunions publiques, des conférences de presse… Globalement dès 1992, je fais comprendre aux autres membres du groupe que si on se prétend politiquement engagés, on doit être dans l’action. Ça ne peut pas se limiter à sortir des morceaux. Il faut être disponible, dans la mesure du possible, aux sollicitations du type concerts de soutien. C’est juste du pragmatisme politique, si l’engagement politique se limite à écrire des textes et sortir des morceaux dans l’industrie du disque, à toucher la Sacem et les droits d’auteur… T’es pas un groupe engagé, t’es NTM !
22Quand tu as des gens englués dans une lutte sur une bavure policière, il faut être là, faut être présent, tu ne leur demandes pas d’aller voir ton manager, comme pouvaient le faire les groupes stars de l’époque comme NTM ! T’es pas bien ou quoi ?
23Sur ce terrain-là, on a toujours été beaucoup plus respectés et beaucoup plus respectables que tous ces gens-là. Mais encore une fois, vraiment, ce qui me dérange c’est le bluff. Ne te vends pas sur ce terrain-là si tu n’y es pas. Avoir NTM pour un concert de soutien, c’était juste impossible.
24M. S. : Ils l’ont fait pour SOS Racisme, en 1995, concert pour lequel ils auront un procès.
25M. : Pour SOS, en étant payés… Ce n’est pas un concert de soutien ça, c’est une mascarade de lutte organisée par le pouvoir ! Un concert de soutien c’est venir gratuitement et donner de ta personne dans l’organisation ! Quand on a fait « Justice en Banlieue », avec le MIB, j’étais dans l’organisation. Ce n’est pas juste venir jouer et se casser.
26M. S. : Tu te définis comme un militant du MIB ?
27M. : Oui, on peut dire. J’ai bougé avec eux. Je me suis retrouvé dans des tribunaux à Versailles ou Bobigny, sur des actions… On peut dire que j’ai participé, sur un laps de temps, à l’animation du réseau.
28M. S. : En 1995, lors du lancement du MIB, tu peux me dire un peu à quoi ressemble ce réseau ? Nationalement et localement ?
29M. : C’est un réseau informel autour d’une ossature issue de la génération de la Marche pour l’égalité et contre le racisme de 1983. Il y a tout un réseau qui se construit autour des luttes en cours à l’époque : violences policières, décès suspects en détention, double peine… Et autour de toutes ces luttes, tu as des gens concernés qui intègrent le réseau car leur famille a été touchée par une bavure policière par exemple, deviennent des militants importants. En gros, nationalement ça doit être un réseau qui est capable de bouger, au plus haut de sa force, peut-être 200 ou 300 personnes. C’est pas un truc de ouf numériquement, mais il y avait de l’énergie et de la détermination. Quand ça organisait des réunions à la Bourse du travail à Saint-Denis, il y avait vite plusieurs centaines de personnes. Après, c’était aussi en lien avec d’autres réseaux, notamment les militants antifascistes, libertaires, la radio Fréquence Paris Plurielle qui était assez active, etc.
30M. S. : Et donc vous organisez deux concerts « Justice en Banlieue ».
31M. : Oui, en 1997 et en 1998. C’est à mon initiative, avec l’aide d’un pote qui s’appelle Bouchon, un régisseur très connu à l’époque qui travaillait avec nous sur la tournée d’Assassin, qui a amené sa compétence technique. Dans un souci d’auto-financement du MIB, il fallait trouver de l’argent pour avancer. Le premier a lieu à La Cigale, avec Lofofora, Yazid, Assassin, Kreyol Syndikat et Momo Roots, Fabe et Koma de la Scred Connexion. C’était assez facile à monter, finalement. Il y a une dynamique. On fait complet, les bénéfices sont partagés entre le MIB et la radio Fréquence Paris Plurielle (FPP), qui avait été partie prenante de l’organisation. Tout le monde était là bénévolement, les technicien·ne·s, les artistes, c’était une belle dynamique. Et La Cigale a fait un bon prix.
32M. S. : Et l’année d’après, vous recommencez ?
33M. : On remet ça, c’est un peu moins une réussite, mais ça fonctionne. Il y a un peu moins de monde. Et il y a des dissensions internes : certains n’ont pas compris que le spectacle c’est un métier, qu’il y a des règles, une rigueur, une organisation. J’ai décidé d’arrêter. Mais c’est la vie, des petites tensions personnelles.
34M. S. : Peux-tu me parler de la création du morceau 11’30 contre les lois racistes ?
35M. : Tout début 1997, Jean-François Richet me contacte. C’est le réalisateur de État des lieux avec qui on avait bossé sur la musique du film. Il était en train de préparer la sortie de Ma 6-T va crack-er. Il était au début de sa carrière, et c’était en pleine campagne électorale législative, au moment du débat sur la loi Debré [7]. Il y avait un collectif de cinéastes, qui avait fait un texte et dont les interventions et propos publics pouvaient s’apparenter à un tapis rouge pour la gauche plurielle à l’époque [8]. Richet disait : « Je veux faire un projet avec du rap là-dessus, un énorme free-style sur disque, mais je voudrais en même temps qu’on n’épargne pas la gauche… ».
36M. S. : Quelle est la motivation de Jean-François Richet ? Pourquoi veut-il s’engager dans ce projet et pourquoi veut-il vous y engager ?
37M. : Il avait son label de musique Cercle rouge. Ça devait être en lien avec la volonté non avouée, mais c’est de bonne guerre, de faire un peu de teasing avant la sortie de son film, et de la sortie de la compilation autour du film Ma 6-T Va Crack-er. Je pense qu’il avait du mal à accepter que le corps de métier dans lequel il était se réduise à ça, à cette espèce de mascarade des gentils, comme ce texte déroulé pour la gauche plurielle.
38Je lui ai amené pour ce projet tout l’aspect politique. Il fallait briefer la plupart des artistes qui étaient dessus : il était hors de question d’épargner de quelque manière que ce soit la gauche, d’où l’intro, qui cite tous les ministres, de droite comme de gauche (Defferre, Joxe, Pasqua, Debré). L’intro, c’est moi qui l’ai écrite, avec Richet. On s’est pris la tête, mais le truc par sa justesse survit au temps et c’était ça l’objectif, ça je le savais.
39Il fallait être politiquement juste, la pérennité du truc passait par là de toute façon. À l’époque on a imposé aux artistes de renoncer à leurs droits d’auteur. Crépuscule, la société qui produisait le disque, s’est remboursée sur tous les frais et tout ce qu’il y a eu après a été reversé au MIB. Je crois que ça devait faire 600 ou 700 000 francs de l’époque. Ça leur a permis de subvenir aux besoins immédiats d’organisation, de payer des loyers, financer des actions, payer des permanents.
40M. S. : Quel a été le rôle du MIB dans le projet ?
41M. : Le MIB a participé à répandre la rumeur et à l’aspect politique des choses, qui ne s’est pas fait sans eux. C’était avec eux. Il fallait que ça leur convienne politiquement pour qu’ils s’engagent dedans, donc on l’a élaboré ensemble. Puis, les campagnes d’affichage c’est le MIB qui les a faites, ils n’ont pas été juste là à attendre que les thunes tombent.
42M. S. : Comment se passe la prise de contact avec les artistes ?
43M. : C’est Jean-François Richet et moi qui les contactions, selon nos réseaux. Solaar a refusé, NTM a refusé, je crois qu’ils avaient prétexté une séance photo via leur management. Je pense qu’ils n’avaient surtout pas envie de se mélanger, même dans un truc politique… C’était une manière de se mettre un peu au-dessus de la mêlée, sauf que parfois les enjeux valent plus que ce genre de conneries, ce n’est pas crédible, ça ne tient pas la route. Solaar, je crois que c’était un peu compliqué pour lui à l’époque, qu’il était pris dans des contraintes d’embrouilles contractuelles.
44M. S. : Comment se passe la sortie ?
45M. : Il y a une couverture médiatique assez inespérée, certains médias-presse ont joué le jeu, en faisant des tarifs ou en offrant des pages de pub. Le projet en lui-même est fort, donc on a eu un papier à la une du Monde en mars 1997. Il y a une intensité dans le morceau, même avec les hauts et les bas, une vibration qui est forte. Ça nous a permis de rencontrer Noir Désir à ce moment-là, et de se retrouver à aller jouer en mars 1997 avec eux au Zénith de Toulon, à l’époque sous la municipalité Front national. Je me retrouve à faire un petit speech avec Bertrand Cantat devant 7 000 personnes, improvisé !
46M. S. : Est-ce que l’on pourrait dire que les 11’30 ont marqué une époque, où les militant·e·s font davantage appel aux rappeurs pour soutenir des causes politiques ?
47M. : Je ne suis pas sûr de ça. Je pense que c’est juste plus visible. Parce que même dans le rock, dans ces années-là, il y a des groupes sollicités comme Noir Désir, plein d’autres. Je pense qu’en termes de bagage idéologique et de réflexion politique, tu pouvais plus facilement avoir une discussion poussée avec un groupe de rock qu’avec un groupe de rap. C’est peut-être aussi lié à des origines sociales, le rock était devenu une musique de classe moyenne dans ces années-là et encore maintenant, alors que le rap a tendance à toucher plutôt le prolétariat, il y a un bagage culturel qui n’est pas le même.
48M.S. : Mais sur des thématiques clairement identifiées comme celles de l’immigration, du racisme, des violences policières, certains rappeurs n’ont-ils pas un discours plus pertinent ?
49M. : Si, mais pas toujours à juste titre… J’ai souvent vu que c’était parfois plus compliqué de solliciter des gens du rap que du rock. Les gens du rap, en réalité, sur ces choses-là, sont souvent un peu des poules mouillées. Ça a peur, ça ne comprend pas bien les choses, souvent… Ça ne veut pas s’emmerder surtout à faire des trucs de ce genre.
50M. S. : Et en même temps, tu me disais tout à l’heure que tous les projets que vous avez menés ont été menés avec succès ?
51M. : Oui, parce que je te dis, on avait la chance, nous, d’être dans des dynamiques fortes et d’être sur des projets avec des dynamiques fortes, alors ça te dépasse. C’est un peu la magie du truc. Et dans le rap, certains avaient quand même parfois du mal à nous dire non.
52M. S. : Tu as l’impression qu’Assassin faisait office de figure tutélaire qui permettait d’avoir l’oreille de tout le monde ?
53M. : Pas de tout le monde mais peut-être plus facilement que d’autres, oui. On était quand même assez fédérateurs, la dynamique autour d’Assassin et Assassin Productions de l’époque, entre 1995 et 2000, était quand même au top sur ce terrain-là, il n’y avait personne devant nous.
54M. S. : Comment vis-tu le succès des 11’30 à cette époque ?
55M. : Comme une grande satisfaction, et un juste retour pour une juste cause. Si je te disais que ce n’est pas une surprise je serais prétentieux, mais on était tellement motivés que finalement ça ne nous surprenait pas. Après j’ai compris que c’était parce qu’il y a une dimension impalpable, des dynamiques qui se combinent pour que les choses se passent.
56C’est sûr que c’est un morceau qui a fait date. Qui fera date, qui est référent. Je rencontre encore aujourd’hui des gens qui ne savent pas quand ils me rencontrent que c’est ma voix. Après, ils me disent « putain je suis tombé sur un truc, je savais pas que tu avais fait ça… ». Ça va rester comme un classique du rap « engagé ». Et la manière dont ça s’est fait, dont on a fidélisé les gens, l’énergie collective des artistes qui sont venus se poser dessus, des gens qui ont été à l’initiative du truc : elle fait date, c’est un disque qui restera. Je rencontre pas mal de jeunes dans les milieux antifascistes, des moins de 25 ans, ils redécouvrent ce truc avec les réseaux sociaux, et ils trouvent ça mortel.
57M. S. : Il y a une transmission qui se fait entre les générations militantes ?
58M. : Oui, c’était ouf, ça tournait dans les manifs, ç’a été dans toutes les manifs, le morceau est là, le beat est là, c’était bien…
59M. S. : À ton avis quels sont les éléments ou la combinaison d’éléments qui font que cette expérience a si bien marché ?
60M. : Beaucoup de paramètres se sont combinés. Il y a la situation du rap français à l’époque, en pleine dimension nouvelle avec Skyrock en 1996-1997. C’est une époque charnière dans l’histoire du rap français, ça devenait encore plus grand public que ça ne l’était avant. Il y a aussi les carrières respectives de certains artistes qui posent sur le morceau et qui sont au top : IAM, Secteur Ä (Passi, Stomy), Ménélik… Et surtout, il y a la justesse politique du projet et l’énergie que mettent les gens qui sont à l’initiative, pour que ça aboutisse. Ça fait une alchimie que tu ne peux pas contrôler, c’est impalpable. Pourquoi un morceau fait plus de succès qu’un autre ? Ce n’est pas toujours parce qu’il est meilleur, c’est parce qu’il y a des combinaisons de choses impalpables… Et on a bénéficié de ça, au-delà des compétences des gens, il y a aussi cet aspect un peu magique. On a été dans une super dynamique : Assassin, Jean-François Richet, White & Spirit, le rap… C’était un biscuit idéal pour les médias, qui avaient besoin aussi de ça. Le projet était d’une maturité jamais vue dans le rap, politiquement parlant. Mais aujourd’hui ça pourrait aussi se passer !
61M. S. : Vingt ans plus tard, que reste-t-il de cette expérience ? As-tu le sentiment d’avoir participé à une transmission d’expérience militante en musique ? Pas seulement dans la façon dont on s’en souvient, mais aussi dans celle dont les choses perdurent ?
62M. : Je pense que de toute façon c’est un morceau, comme tous les grands morceaux, qui participera au fait que certaines nouvelles générations voudront faire du rap plus tard. Il y a des mômes qui ont eu envie de faire du rap « école Assassin ». Comme il y a des mômes qui ont eu envie de faire du rap grâce à une école dont on a fait partie. Des militants qui sont devenus militants associatifs ou politiques parce qu’ils étaient fans d’Assassin : j’en connais. Et ce qui a participé à une certaine forme de conscientisation politique, c’est aussi ce morceau. La transmission, je pense qu’elle s’est faite déjà à ce niveau-là. Mais quand tu le fais, tu n’en as pas conscience.
63Assassin Productions, en ce qui me concerne, c’est une histoire de quinze ans et je sais ce qu’on a semé… Et je m’en suis encore plus rendu compte dans les années qui ont suivi. En n’étant plus dans le truc, les gens viennent te dire « Respect, pour ce que vous avez fait, j’étais là tel jour ça m’a bouleversé… ». Après, sur l’instant, quand tu fais les trucs, tu ne les fais pas consciemment pour ça. Que tu les fasses pour des intérêts simplement de carrière ou pour des causes politiques, ça laisse des traces. Et ça, c’est presque la meilleure des récompenses. Finalement, la postérité c’est mieux que la gloire éphémère. Assassin de cette époque-là restera.
Notes
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[1]
Les Jeunesses communistes, organisation de jeunesse du Parti communiste français.
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[2]
Parti communiste internationaliste.
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[3]
Syndicat étudiant de 1980 à 2001 : Union nationale des étudiants de France – indépendante et démocratique.
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[4]
Le CIP est le Contrat d’insertion professionnelle mis en place par le gouvernement Balladur en 1993-1994. Il rémunère à 80 % du SMIC les moins de 26 ans. Il sera retiré en 1994 après des manifestations de protestation.
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[5]
Mouvement de l’immigration et des banlieues.
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[6]
Comité de soutien international à Mumia Abu-Jamal et aux prisonniers politiques.
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[7]
Loi du 24 avril 1997, qui durcit les conditions d’immigration en France.
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[8]
Appel des 66 cinéastes contre la loi Debré, paru dans Le Monde et Libération le 12 février 1997.