Mouvements 2018/2 n° 94

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Article de revue

Le discours contre le néolibéralisme est aujourd’hui très fort dans le mouvement féministe espagnol

Pages 118 à 125

Notes

  • [1]
    La transition est le processus de sortie du franquisme et de mise en place d’un régime démocratique en Espagne. Du point de vue institutionnel, elle commence en 1975 avec la mort de Franco et dure jusqu’à l’approbation par référendum de la nouvelle constitution, en 1978, ou jusqu’à la première alternance politique, en 1982, avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe González.
  • [2]
    Le 15-M ou mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) est né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011. Il rassemble des centaines de milliers de manifestant.e.s dans une centaine de villes alors que l’Espagne, subit les conséquences de la crise économique de 2008. (Voir l’éditorial).
  • [3]
    Lors du campement de Puerta del Sol du 15 mai au 12 juin 2011, les pancartes individuelles témoignant d’une diversité de revendications étaient très nombreuses, mais celles des organisations étaient systématiquement refusées. L’une d’entre elles, proclamant « La révolution sera féministe ou ne sera pas » a fait l’objet d’un grand débat, des Indigné.e.s qui ne la considéraient pas comme suffisamment « inclusive » ayant demandé son retrait.
  • [4]
    Ministre de la Justice sous le gouvernement du Parti populaire (droite conservatrice) de 2011 à 2014.
  • [5]
    En 1995, Susana Chávez a écrit un poème contenant le vers « Ni una muerta más » (« Pas une morte de plus ») pour protester contre la récurrence des meurtres de femmes de Ciudad Juárez. Elle-même a été assassinée en 2011 en raison de son combat pour les droits des femmes. Un groupe d’auteures, d’artistes et de journalistes militantes a repris cette expression sous la forme « Ni una menos » (« Pas une de moins ») – plus une seule femme ne doit être victime de féminicide –devenue le mot d’ordre de la mobilisation.
  • [6]
    Coalition de gauche formée autour du Parti communiste espagnol.
  • [7]
    Il s’agit des « pablistas » partisans de Pablo Iglesias, des errejonistas qui soutiennent la ligne d’Iñigo Errejón et des « anticapitalistas » issu.e.s du parti Izquierda Anticapitalista et dont les figures de proue sont notamment Teresa Rodríguez et Miguel Urbán.
English version

Les spécificités du féminisme en Espagne

1Pour comprendre le rôle du féminisme espagnol et le mouvement LGBT, il faut prendre en compte ce qu’ont signifié le franquisme, puis la sortie du franquisme qui nous a placé.e.s en tête de l’Europe. Le franquisme a été pour nous une camisole. Nous avons toujours l’impression d’être un pays conservateur, mais ce n’est pas le cas. L’Église a un poids économique et des moyens de communication influents, mais son rôle est plus politique que social. L’Espagne est aujourd’hui le pays le plus avancé pour les droits LGBT et la lutte contre l’homophobie. Le féminisme aussi est plus puissant et semble plus en avance. Nous sommes un pays à l’avant-garde de ces questions sociales et ça se voit beaucoup quand on voyage. Et il semble maintenant qu’on rencontre davantage de conservatisme ailleurs en Europe qu’en Espagne.

2Durant la transition [1], le PSOE (Parti socialiste ouvrier espagnol) a initié un féminisme institutionnel, qui a ses avantages et ses inconvénients et dont on débat pour savoir s’il représente un frein ou une avancée. Zapatero a monté un Institut de la Femme (Instituto de la Mujer) et créé le ministère de l’Égalité, une réussite qui répondait à une revendication des féministes. Mais quand la crise a commencé, c’est le premier ministère qui a été supprimé, alors qu’il ne revenait vraiment pas cher. La fermeture de ce ministère ne répondait à aucune nécessité. Cela a été une reddition idéologique, qui a montré que la crise n’était pas seulement économique, mais signifiait aussi un changement de valeurs. Le mouvement féministe n’a jamais disparu, il a joué un rôle considérable avant et pendant la transition, mais ensuite il s’est cantonné à un rôle institutionnel.

3Aujourd’hui, il y a un mouvement féministe très puissant, issu du 15-M [2]. Je crois que le 15-M n’est pas mort, il a semé des graines dans différents mouvements, dans différents espaces. Cela nous nourrit en permanence.

4Il y avait un problème de génération : le mouvement féministe comptait peu de jeunes. à la Puerta del Sol, quelqu’un s’est indigné de voir une pancarte porter le mot « féminisme » [3]. Cela a suscité une mobilisation féministe. Et puis des jeunes ont commencé à arriver, ce mouvement a donné lieu à une large réflexion et depuis le 15-M, le mouvement féministe n’a cessé de gagner en importance, d’attirer des jeunes femmes. Cela a été une prise de conscience. Juste après, en 2014, la tentative de Gallardón [4] pour restreindre le droit à l’avortement, a été mise en échec par des manifestations massives – auxquelles des Françaises ont d’ailleurs participé. Le mouvement s’est complètement réactivé face à la menace de restriction d’un droit fondamental. Il y a eu une véritable mobilisation, en dehors comme au-dedans des institutions.

5Il n’y a pas un thème qui a été plus porteur que les autres, c’est un mouvement global de ras-le-bol et d’indignation. En Amérique latine, le mouvement « Ni una más » [5] est très puissant, en Pologne c’est la défense du droit à l’avortement, en France c’est peut-être la question des violences machistes. Aujourd’hui en Espagne c’est la mobilisation contre les politiques néolibérales, comme aux États-Unis, où le mouvement s’élève aussi contre Trump.

6En Espagne, après la défense du droit à l’avortement, le mouvement féministe ne s’est jamais éteint. Les violences machistes étaient un thème obsessionnel : j’ai écrit à ce sujet qu’à nous focaliser sur les violences, nous oublions leurs causes. L’Espagne est le pays d’Europe où il y a le moins de violences de genre, il y en a moins qu’en Suède, où il existe des politiques étatiques d’égalité. Lutter contre les violences implique un changement culturel important que n’abordent pas les politiques publiques. Il y a eu des changements. Nous commençons à analyser la vie quotidienne, le patriarcat comme un ensemble et les effets du néolibéralisme sur la vie des femmes : les micromachismes, le langage… Le plus intéressant c’est qu’après les questions de l’avortement et des violences, la prise de conscience s’est portée sur le fait que les politiques néolibérales font obstacle à l’égalité de genre dans la vie des femmes. Ces politiques néolibérales ne pourraient pas s’appliquer si nous n’étions pas disposées à les accepter. Si, alors que les services publics de soin aux enfants et aux personnes âgées ferment, nous ne sommes pas tou.te.s dans la rue, c’est parce qu’il y a des femmes qui s’en occupent. Et cette prise de conscience a lieu dans tous les secteurs de la société. La société espagnole ne permettra pas, aujourd’hui, que les femmes retournent à la maison. Personne n’oserait dire que les femmes doivent rentrer à la maison pour faire ce que le marché ou l’État n’assurent plus. C’est donc un mouvement transversal aux classes sociales : les femmes de ménage qui ont des salaires bas et doivent s’occuper des enfants et des personnes âgées, les travailleuses domestiques, les femmes qui travaillent dans le marketing, il y a une composante de classe. Il est impensable de revenir au salariat familial, et cela implique une critique des politiques néolibérales ainsi qu’une critique culturelle des micromachismes, des violences, du harcèlement.

Féminisme et intersectionnalité avec les autres rapports de domination

7Il y a en Espagne quelque chose qui ressemble au féminisme décolonial, mais qui n’a pas la même importance qu’en France. On peut entendre dire qu’il y a plus de violences dans les communautés étrangères. Il y a eu des tentatives de racialiser les conflits, mais socialement on y a bien répondu. Face au terrorisme par exemple, la société espagnole a bien réagi. Nous sommes en train de récolter les fruits positifs de ce qu’ont été quarante ans de dictature. Nous sommes sorti.e.s du franquisme quasiment neuf.ve.s, politiquement vierges. Nous avons voulu être les plus modernes, les plus courageux, être très avancés, en peu de temps, sur les droits des femmes, résister au racisme.

8Depuis quelques années, les revendications pour les droits des femmes ont fait leur apparition dans le mouvement de la PAH (Plateforme des victimes du crédit hypothécaire) contre les expulsions de logement. Car si notre féminisme est institutionnel, se préoccupe des violences, il se caractérise aussi par une forte composante de classe, une prise de conscience féministe des femmes ouvrières et salariées, que je ne perçois pas aussi clairement ailleurs en Europe – alors que je la vois aux États-Unis. Les femmes de la PAH ont soutenu la lutte contre les expulsions de logement, mais sont aussi devenues féministes. Elles ne l’expriment pas toujours comme ça, mais beaucoup d’entre elles parlent de la force des femmes. Ce ne sont pas les seules : les femmes de ménage à domicile portent des revendications féministes, les salariées du télémarketing qui sont actuellement en grève aussi. Les aides-soignantes qui travaillent dans les maisons de retraite ont mené une grève pendant trois ans et ont gagné : leurs revendications étaient féministes, elles parlaient du care et avaient conscience d’être exploitées en tant que femmes et travailleuses. C’est très caractéristique de l’Espagne et cela permet que le débat féministe ne tourne pas seulement et fondamentalement autour des violences. La violence est la conséquence et non la cause, et si on n’agit pas sur les causes, la violence ne diminuera pas. Le mouvement féministe a pu être divisé, classiste à certains moments, il n’a pas toujours été développé dans les secteurs ouvriers et salariés de la société.

9Jeudi 8 mars prochain, pendant la grève féministe, les travailleuses marcheront avec les féministes. Le discours contre le néolibéralisme est très fort aujourd’hui dans le mouvement féministe. Avec le développement du féminisme, toutes les femmes ont compris que les contre-réformes néolibérales avaient défait, en peu de temps, les services publics du pays et sont incompatibles avec l’égalité et notre citoyenneté. Elles impliquent que nous retournions à une citoyenneté de seconde zone, et nous l’avons compris avant les hommes car c’est à nous qu’il est demandé de jouer le rôle des services publics en assumant les tâches de care. Or, ce rôle est incompatible avec une pleine citoyenneté. Quand on gagne 800 euros, on ne laisse pas tomber son travail pour s’occuper de ses parents parce qu’on ne peut pas payer une maison de retraite. En Espagne, le terme de « cuidado » (care) a été introduit par des économistes anticapitalistes. Le care est un terme qui s’inscrit dans une approche plus compréhensive, avec lequel j’ai personnellement eu du mal au départ, mais il est facilement repris par les gens. Pour moi le care désigne les tâches que nous, les femmes, accomplissons, et qui ne sont pas rémunérées. Il y a eu un détournement de cette thématique, selon laquelle nous serions meilleures pour nous occuper des autres. Non, nous ne sommes pas meilleures, ce travail doit être valorisé et rémunéré. Se montrer compréhensive envers les autres, c’est de la bonne éducation, cela ne doit pas être rapporté au care qui doit être un travail rémunéré.

10Quant au rôle du mouvement LGBT dans le mouvement féministe, c’est une question compliquée. Le mouvement LGBT en Espagne a joué un rôle d’ouverture très important, nous avons été le second pays du monde à obtenir des droits, nous avons fait des manifestations massives. En Espagne s’est produit un changement culturel depuis l’homophobie profonde qui régnait sous Franco, quand on nous appelait les « maricones » (les « pédés »), jusqu’à une acceptation normalisée et un changement culturel qui va au-delà. Mais, si le mouvement a obtenu des lois d’égalité, des problèmes persistent entre gays et lesbiennes féministes. Par exemple, dans Podemos, le groupe LGBT s’est séparé entre gays et lesbiennes en raison de problèmes de violence machiste, des micromachismes, parce que les hommes gays n’assumaient pas les revendications féministes. Nous sommes des femmes et des hommes, nous pouvons former des alliances conjoncturelles, mais pas permanentes.

Féminisme d’État et mouvement féministe, des catégories antagonistes ?

11C’est un des thèmes qui a toujours divisé le féminisme espagnol. Le féminisme institutionnel et le mouvement féministe se sont construits comme catégories exclusives qui se regardent de loin. Cette distinction a surgi avec le premier gouvernement socialiste qui a créé des institutions féministes, l’Institut de la femme, des Conseils de la femme, des Directions générales de la femme, un ministère de l’Égalité, les lois sur la parité. Cela a provoqué un changement, eu des conséquences sur les réseaux féministes. Le discours du mouvement féministe a changé, ces mesures institutionnelles ont modelé nos demandes. Mais ce serait absurde de renoncer à entrer dans les institutions quand les partis veulent intégrer des féministes. C’est difficile de renoncer à être dans les institutions quand on peut y aller pour gagner. Je ne dis pas que nous devons toutes entrer dans les institutions, mais celles qui le font ont raison. C’est le devenir normal du mouvement : triompher, c’est entrer dans les institutions qui sont un réel appui. Le mouvement féministe est très flexible, nous entrons et nous sortons constamment des institutions. Il y a eu des femmes du PSOE et aussi de Izquierda Unida [6] dans les institutions au moment du gouvernement socialiste, et à ce moment-là, c’est nous qui ne voulions pas être dans les institutions, mais aujourd’hui nous le souhaitons. Que s’est-il donc passé ? Auparavant les institutions ne valaient rien, aujourd’hui nous disons que nous utilisons mieux les institutions que celles qui nous ont précédées, et celles qui sont en dehors nous reprochent de ne pas en faire assez. Et c’est normal, c’est vrai que nous n’en faisons pas assez.

12Avec les mairies du changement, une partie de la frange radicale du mouvement féministe et du mouvement LGBT, qui avait juré de ne jamais entrer dans les institutions, y est entrée. Tout dépend de qui tient les institutions, si ce sont les tien.ne.s ou pas. Une anecdote : je suis présidente du principal groupe LGBT d’Espagne et je me souviens comme d’un cauchemar des groupes radicaux protestant contre l’organisation de la Gay Pride. C’était une horreur, une commercialisation de la cause – parfois ils et elles avaient raison, parfois non. Aujourd’hui, avec les mairies du changement, ils et elles organisent eux.elles-mêmes cette manifestation et font la même chose. Depuis l’extérieur, ces groupes me critiquaient parce que je m’adaptais au capital, au système, et aujourd’hui ils.elles ne sont pas content.e.s parce que la marche de la Gay Pride qu’ils.elles organisent est critiquée par d’autres, qui l’accusent d’être formatée. Il faut l’assumer : les institutions imposent certains rythmes et des modes de fonctionnement, les structures sont très lourdes et difficiles à changer ; il faut accepter, avec tranquillité et en mettant de côté son esprit critique, le fait que les institutions ne vont pas impulser un changement révolutionnaire. Ce changement viendra de l’extérieur des institutions. Dans les institutions, nous sommes quelques-unes à vouloir faire des choses pour un temps limité.

13Concernant le lien avec les mouvements féministes depuis l’institution, dans le travail politique quotidien, ce que j’essaie de faire c’est de demander aux camarades du mouvement social ce qu’elles souhaitent porter comme revendications, ce qu’elles veulent que nous disions dans les assemblées, de les inviter dans des commissions. Si nous gouvernions, nous pourrions essayer de mettre en place ces revendications. Je n’ai pas le sentiment de faire partie des institutions, je me sens de passage, je ne me sens pas à l’aise dans les institutions, j’y suis pour travailler pendant quatre ans et quand j’aurai fini, je retournerai à la contestation. Cette contestation contre les institutions permet qu’elles changent. C’est nécessaire pour ne pas créer une césure entre être dans et être en dehors des institutions ; bien sûr certaines sont toujours dedans ou toujours dehors, mais nous sommes nombreuses à nous trouver dans les deux postures. Quand on fait partie de Podemos, on peut participer à une manifestation de la PAH et ensuite retourner à son travail d’élu.e. Quand vient le moment où tu as terminé ton mandat institutionnel et que tu es extérieure aux institutions, tu as l’obligation de mettre la pression sur ceux et celles qui sont dans les institutions. Ces postures ne sont pas exclusives l’une de l’autre, elles ne séparent pas des groupes figés. Quand on est dans les institutions, il faut garder un pied à l’extérieur et être une courroie de transmission des revendications du mouvement. Il faut que ce soit le mouvement qui dicte les objectifs et que ces objectifs donnent lieu à des lois. Ensuite, en Espagne, il y a le problème des lois adoptées qui ne sont jamais appliquées s’il n’y a pas de pression sociale. Ce n’est pas facile, mais il faut rester en contact, ne pas couper les ponts. Mais je crois que les institutions ont une force d’inertie très conservatrice. Je voudrais écrire un livre sur l’expérience qui est la mienne depuis trois ans, sur la façon dont les institutions te dévorent morceau par morceau et la difficulté que l’on éprouve à y résister. Le travail institutionnel t’absorbe complètement, le travail bureaucratique est très chronophage et ce n’est pas facile d’être en même temps dans les institutions et dans la rue. Je suis de passage dans les institutions, mais c’est personnel. J’ai des amies qui s’y sont impliquées et ont accompli un travail considérable. J’ai ma vie personnelle, mes amies dans le mouvement. Je ne me sens pas à l’aise dans cette rigidité. Maintenant que je suis dans les institutions, je ne vais plus aux cercles car j’ai un sentiment étrange à l’égard des compañeras qui ne sont pas dans les institutions et font des pétitions. Ça me donne l’impression d’être extérieure à cet activisme. C’est une question de caractère personnel, je suis allée à Podemos, on peut compter sur moi pour certaines choses mais le travail parlementaire n’est pas mon truc. En tous cas, je suis partisane d’une démocratie interne très forte et d’un renouvellement très important, quatre ans de mandat suffisent.

Quand il s’agit de pouvoir, tous les partis sont machistes

14Il n’y a aucun parti politique qui ne soit pas machiste. Les partis politiques sont très machistes dans le fond. Quand on parle de construire une hégémonie, un sens commun, je crois que nous, les féministes, devons construire une hégémonie entre femmes. Il est impossible de construire une hégémonie au-delà des différences sexuées. Cette idée que le féminisme apporte la joie universelle et l’égalité blablabla, n’est pas réaliste. Le féminisme enlève des privilèges aux hommes, et on vit mieux avec des privilèges que sans. On peut dire qu’on vit bien dans l’égalité parce qu’on vit mieux si on n’exploite pas les autres. Le féminisme est un processus d’abolition des privilèges, certains voient l’avantage de ne plus avoir ces privilèges, mais pour d’autres c’est plus compliqué de ne pas les avoir. Quand il s’agit de se battre pour le pouvoir, tous les partis sont machistes. Je suis pour la parité, nous devons entrer dans le jeu et nous ne devons pas être quelques-unes, nous devons être beaucoup. Une fois que nous sommes dans le jeu, les ambitions personnelles des femmes – qui ont tous les droits à en avoir, nous ne sommes pas des saintes – les amènent à jouer le jeu des hommes qui eux, ont toujours le pouvoir au fil du temps. Les années passent, les hommes sont toujours les mêmes mais nous, les femmes, sommes interchangeables.

15À Podemos, cela a été long et douloureux, car nos raisons d’être là n’étaient pas les mêmes, et nous avions des conceptions différentes du féminisme, mais petit à petit nous avons compris que si nous ne construisons pas des réseaux qui permettent de dépasser ce qui nous divise et nous différencie, ils ne font de nous qu’une bouchée. Nous sommes seules, et la seule chose qui peut nous sauver c’est un réseau féministe qui va au-delà de ce qui nous sépare entre femmes. Il est indispensable de fortifier des leaderships féminins qui soient capables de se renforcer à l’intérieur du parti, et pour cela nous, les femmes, devons construire des appuis entre nous et ne pas nous diviser. Les hommes nous manipulent. Aucune conquête n’est jamais définitive, on obtient la parité au prix de maints efforts, et aux élections suivantes, les femmes se retrouvent en fin de liste, les hommes sont les porte-parole, tu te demandes où sont les femmes dans les listes et les meetings… c’est un épuisement permanent pour les femmes. Nous avons appris la leçon à Podemos : si nous les femmes nous ne nous unissons pas, on tombe très vite. Les réseaux masculins sont indestructibles, le pacte patriarcal est indestructible : les hommes politiques favorisent parmi les femmes celles qui sont les plus arrangeantes, ils t’utilisent, et si tu n’es pas assez arrangeante, ils te laissent tomber pour celles qui sont plus arrangeantes. Il faut parfois passer outre les divisions politiques, le plus important est de consolider des leaderships féminins.

16Dans le cas de Podemos, chacune des trois familles de Podemos [7] avait son féminisme, cela a été particulièrement visible au congrès de Vistalegre en 2017 : chaque féministe assumait les principales théories de sa famille et les appliquait au féminisme. Il y avait un courant qui voulait qu’on se dise non pas « féministe », mais « pour l’égalité ». Cela a disparu après le Congrès, lorsque la grève du 8 mars s’est profilée. Le mouvement pour la grève du 8 mars a aplani nos divergences au sein de Podemos. Si Podemos attire encore aujourd’hui un électorat majoritairement masculin, c’est aussi parce que le féminisme apparaît historiquement lié au PSOE. Mais c’est un féminisme purement institutionnel qui, s’il a réussi beaucoup de choses, n’est pas capable de remettre en cause le capitalisme, a perdu son ancrage dans le mouvement social et éprouve des difficultés à assumer les revendications du mouvement social comme la grève ; à l’heure actuelle il ne peut donc pas être dans la rue aux côtés des femmes anticapitalistes. Notre force à nous, féministes de Podemos, est d’assumer les revendications qui viennent du mouvement social et de ne pas hésiter à soutenir la grève. Il est vrai que Podemos projette encore une image très masculinisée, de conflits très virilistes, avec laquelle il est long et difficile de rompre. Mais aujourd’hui, Podemos est regardée comme une alliée par le mouvement féministe.

Notes

  • [1]
    La transition est le processus de sortie du franquisme et de mise en place d’un régime démocratique en Espagne. Du point de vue institutionnel, elle commence en 1975 avec la mort de Franco et dure jusqu’à l’approbation par référendum de la nouvelle constitution, en 1978, ou jusqu’à la première alternance politique, en 1982, avec l’arrivée au pouvoir du Parti socialiste ouvrier espagnol de Felipe González.
  • [2]
    Le 15-M ou mouvement des Indignés (Indignados en espagnol) est né sur la Puerta del Sol à Madrid le 15 mai 2011. Il rassemble des centaines de milliers de manifestant.e.s dans une centaine de villes alors que l’Espagne, subit les conséquences de la crise économique de 2008. (Voir l’éditorial).
  • [3]
    Lors du campement de Puerta del Sol du 15 mai au 12 juin 2011, les pancartes individuelles témoignant d’une diversité de revendications étaient très nombreuses, mais celles des organisations étaient systématiquement refusées. L’une d’entre elles, proclamant « La révolution sera féministe ou ne sera pas » a fait l’objet d’un grand débat, des Indigné.e.s qui ne la considéraient pas comme suffisamment « inclusive » ayant demandé son retrait.
  • [4]
    Ministre de la Justice sous le gouvernement du Parti populaire (droite conservatrice) de 2011 à 2014.
  • [5]
    En 1995, Susana Chávez a écrit un poème contenant le vers « Ni una muerta más » (« Pas une morte de plus ») pour protester contre la récurrence des meurtres de femmes de Ciudad Juárez. Elle-même a été assassinée en 2011 en raison de son combat pour les droits des femmes. Un groupe d’auteures, d’artistes et de journalistes militantes a repris cette expression sous la forme « Ni una menos » (« Pas une de moins ») – plus une seule femme ne doit être victime de féminicide –devenue le mot d’ordre de la mobilisation.
  • [6]
    Coalition de gauche formée autour du Parti communiste espagnol.
  • [7]
    Il s’agit des « pablistas » partisans de Pablo Iglesias, des errejonistas qui soutiennent la ligne d’Iñigo Errejón et des « anticapitalistas » issu.e.s du parti Izquierda Anticapitalista et dont les figures de proue sont notamment Teresa Rodríguez et Miguel Urbán.
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