Mouvements 2018/1 n° 93

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Article de revue

« On a fait la révolution pour être libres. Libres de partir » : les départs des harragas de la Tunisie en révolution

Pages 99 à 106

Notes

  • [1]
    Extrait du communiqué publié le 27 octobre 2017 sur le site du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux : https://ftdes.net/communique-jeunes-tunisiens-a-lampedusa/
  • [2]
    La signature d’accords entre la Tunisie et l’Union Européenne, dès 2011, a montré la continuité entre le régime de Ben Ali et le Tunisie post-révolutionnaire en matière de migration. Voir : H. Boubakri, « Migration et asile en Tunisie depuis 2011 : vers de nouvelles figures migratoires ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 31, n° 3 et 4, 2015.
  • [3]
    6 200 migrants à la fin mars, pour une population d’environ 6 300 habitants sur Lampedusa et Linosa.
  • [4]
    GISTI et ANAFE, L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne, Mission d’observation à la frontière franco-italienne avril 2011.
  • [5]
    Il fait ainsi référence au fait d’avoir des origines tunisiennes et d’être né en France, contrairement aux « Tunisiens de Tunisie ».
  • [6]
    Extrait du propos d’Alain Finkielkraut, invité de l’émission télévisée C Politique en février 2011.
  • [7]
    « A Lampedusa esodo biblico di clandestini. Frattini vola a Tunisi per discutere dell’emergenza », Il Sole 24 Ore, 14 février 2011.
  • [8]
    « Berlusconi: 100 rimpatri al giorno
Appello a Tunisi: “È uno tsunami umano” », Corriere della Sera, 1 avril 2011.
  • [9]
    « Maroni : “Rischi umanitari e terrorismo” L’Italia chiede missione davanti alla Tunisia », La Repubblica, 11 février 2011.
  • [10]
    C. Rodier, « Révolutions arabes : des héros, mais de loin », Plein Droit, n° 90, octobre 2011.
  • [11]
    Voir à ce propos F. Sossi (a cura di), Spazi in migrazione. Cartoline di una rivoluzione, Verona, Ombre Corte, 2012.
  • [12]
    Extrait du communiqué du 13 mai 2011 : http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5627
  • [13]
    Mourn the Dead, Respect the Survivors - Create safe Passages!, Alarm Phone 8 week report, September 4 – October 29, 2017.
  • [14]
    Extrait du communiqué des « jeunes Tunisiens à Lampedusa » publié le 27 octobre 2017 sur le site du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux.
English version

1Dans le dialecte maghrébin, les migrant·e·s qui franchissent les frontières de manière irrégulière sont appelés harragas. Le terme se réfère à la pratique de brûler les documents d’identité pour éviter l’expulsion ; cela renvoie aussi, plus généralement, à la pratique de brûler les frontières en tant qu’infraction à une limite imposée. Ce « groupe de jeunes », comme ils se définissent eux-mêmes, originaires du Sud-Ouest tunisien évoquent les raisons qui les ont poussés au voyage :

2

« Devant les défaillances économiques et sociales des politiques de notre pays, l’abandon de l’État de ses obligations et l’échec politique à l’échelle locale et internationale, nous avons dû abandonner notre rêve de 2008 d’un État démocratique qui garantit la liberté, la dignité et la justice sociale. Et bien qu’on soit fiers de notre pays et de son peuple, nous devions surmonter le danger de la migration non réglementaire en direction du nord-ouest de la mer Méditerranée, cette route devenue dangereuse à cause des politiques migratoires européennes qui ferment les frontières à nos rêves et à nos ambitions de tenter une nouvelle expérience d’une manière légale [1]. »

3Laconiquement, le communiqué se termine sur ces deux phrases en caractères gras : « Victimes de politiques économiques et sociales mondiales ; Victimes des politiques migratoires injustes. »

4Exprimé ici de manière explicite, le lien entre les revendications forgées au creux des luttes sociales en Tunisie et les aspirations à un avenir au-delà des frontières nationales n’est cependant pas nouveau. On retrouve sa trace dès 2008, où la violente répression du régime benaliste à l’encontre des révoltes du bassin minier de Gafsa a poussé des milliers de Tunisien·ne·s à rejoindre les côtes libyennes pour ensuite gagner l’Italie. En 2011, lorsque l’immolation de Mohammed Bouazizi déclenche un cycle de protestations sans précédent qui aboutit au renversement du président Zine el-Abidine Ben Ali, ils sont alors entre 25 000 et 35 000 citoyen·ne·s tunisien·ne·s à prendre la mer pour rejoindre l’Europe.

5Par leur manière d’énoncer leurs demandes, ces harragas en grève de la faim tissent le fil d’une historicité des luttes tunisiennes en associant les revendications économiques et sociales avancées au moment de la révolte de 2008 du bassin minier de Gafsa, et réaffirmées pendant la révolution de la dignité de 2011, et leur décision de partir aujourd’hui, en 2017, ces revendications n’étant pas encore satisfaites. Ils soulignent ainsi une continuité entre les mouvements de lutte et d’émancipation qui se poursuivent jusqu’à aujourd’hui à l’intérieur et au-delà des frontières tunisiennes, tout en remettant en cause la politique migratoire européenne de fermeture et d’externalisation.

6Les départs successifs qui coïncident avec les séquences de soulèvements en Tunisie, aussi bien que les liens établis par les acteur·e·s eux-mêmes, posent directement la question des relations entre phénomènes révolutionnaires et phénomènes migratoires [2].

7Cet article se base sur des matériaux ethnographiques recueillis entre 2011 et 2017 auprès d’une trentaine de harragas tunisiens, des hommes en grande majorité, partis au moment de la révolution. Ces matériaux sont issus de plusieurs terrains de recherche en France, en Italie et en Tunisie. En prenant l’exemple de la Révolution de 2011, il s’intéresse aux relations entre révolution et migration à travers les récits et les pratiques migratoires des harragas : il analyse dans quelle mesure les départs post-révolution peuvent être considérés comme des actes révolutionnaires, dans un contexte où la mobilité de ces jeunes tunisien·ne·s a été fortement remise en cause, notamment par des acteurs politiques et médiatiques européens.

8La question, posée d’emblée ou sous-entendue, était souvent la même : pourquoi partir à un moment si crucial de l’histoire du pays, un moment de changement ? Dans les réponses des harragas, se dit souvent la nécessité de s’excuser, de prouver son engagement, son patriotisme ou, à l’inverse, de montrer son désintérêt envers la révolution, en soulignant le bien-fondé de sa motivation de départ.

9Cette injonction à produire un récit explicatif du départ impose de construire une ligne de partage entre migrant·e·s économiques et révolutionnaires. Dès lors, les réponses des migrant·e·s, occultant la complexité de leurs vécus individuels, se coulent dans l’injonction implicite et la catégorisation dichotomique qu’elle véhicule.

10Se référer directement aux récits et aux pratiques migratoires permet de complexifier cette vision qui oppose d’un côté un sujet politique et révolutionnaire et de l’autre, un sujet individualiste centré sur la satisfaction simple de ses besoins matériels.

Les arrivées de 2011 : entre frontières et solidarité

11C’est en janvier 2011 que les premiers·ères migrant·e·s post-révolution arrivent sur l’île italienne de Lampedusa. Les harragas sont dans un premier temps bloqué·e·s sur l’île suite à la décision du gouvernement italien de Berlusconi de retarder leur transfert dans les centres d’accueil en Sicile et dans le reste du territoire italien. Ils·elles sont au début accueilli·e·s dans différentes structures présentes sur l’île, puis sont contraint·e·s à s’installer en plein air sur une colline, non loin du port. Cela produit une situation de forte proximité entre les habitants de Lampedusa et les migrant·e·s : « C’était la première fois qu’on rencontrait les migrants, avant ils étaient renfermés dans le centre, on ne les voyait pas, on ne pouvait pas leur parler », témoigne une habitante engagée auprès des Tunisien·ne·s en apportant de la nourriture et des couvertures au campement. « Parmi ceux arrivés en janvier et février, il y en avait beaucoup qui travaillaient dans les hôtels, dans le tourisme sur la côte tunisienne, ils parlaient plusieurs langues. Après, on a vu arriver des jeunes plus pauvres, qui venaient des quartiers populaires des grandes villes et des régions du centre de la Tunisie », raconte une militante pour les droits des migrant·e·s active à Lampedusa.

12Le nombre de migrant·e·s présent·e·s sur l’île [3] et la couverture médiatique accrue font monter la tension et encouragent le gouvernement tunisien de transition de Beji Caid Essebsi à signer un accord avec le gouvernement italien le 5 avril 2011. Les Tunisien·ne·s entré·e·s sur le territoire italien après cette date sont expulsé·e·s, ceux.celles arrivé·e·s avant le 5 avril se voient octroyer une protection humanitaire temporaire de six mois, qui leur donne le droit de voyager à l’intérieur de l’espace Schengen.

13Les choix de destinations de ces Tunisien·ne·s dépendent à la fois des réseaux individuels ou communautaires et des difficultés liées à leur situation administrative. Si certain·e·s décident de rester en Italie, beaucoup tentent de rejoindre d’autres pays de l’Union Européenne comme l’Allemagne, la Suisse ou encore la France, pays où la diaspora tunisienne est la plus importante. Ce permis délivré par les autorités italiennes donne lieu à de vives tensions avec le gouvernement français, qui en réaction suspend le trafic ferroviaire en provenance de Vintimille après avoir intensifié les contrôles aux frontières. Ceux-ci sont dénoncés comme discriminatoires par des associations de défense des droits des migrant·e·s [4]. Cependant, plusieurs milliers de Tunisien·ne·s réussissent à franchir la frontière italo-française.

14Le grand nombre d’arrivées à Paris et Marseille saturent alors les réseaux d’accueil traditionnels, familiaux ou communautaires, bientôt rendus inefficaces. Cette situation engendre une visibilité accrue de la présence de ces migrant·e·s, en grande majorité hommes, dans l’espace public. « Les familles, si elles sont obligées de choisir, choisiront d’accueillir les filles, les cousines, les nièces, qui courent plus de risques à rester dans la rue », m’explique une citoyenne tunisienne impliquée dans le mouvement de solidarité à Paris.

15Les hommes migrants ont donc occupé la rue et monté des campements, se concentrant dans des quartiers historiquement caractérisés par la forte présence d’immigré·e·s maghrébin·e·s, comme le quartier des Quatre Chemins entre Aubervilliers et Porte de la Villette à Paris ou celui de la Porte d’Aix à Marseille. Dans les deux villes, de nouveaux réseaux de solidarité se créent. Composés de différents acteurs et actrices de la diaspora tunisienne et du monde associatif et militant, français et/ou européen, ces réseaux se mobilisent pour l’accueil et le soutien des migrant·e·s dans une pratique oscillant entre une approche humanitaire d’aide d’urgence et une approche plus politique.

16C’est sans doute du côté de la diaspora tunisienne que l’engagement revêt le caractère le plus politique, notamment parce que la période est cruciale : « Dans ce moment de flottement, réellement politique, ce qui se passait à Paris ou Marseille influençait la révolution », rappelle Karim un jeune « Tunisien de France » [5] engagé dans le réseau associatif parisien. Il poursuit en ajoutant qu’à travers la visibilité des migrant·e·s tunisien·ne·s dans l’espace public au printemps 2011, « c’était l’image de la révolution qui se jouait ».

17Pourtant, à écouter les récits des harragas, les liens entre migration et révolution sont bien plus ambivalents.

Pourquoi partir ? Récits des harragas face à une mobilité dénigrée

18« Heureusement qu’il y a eu la révolution et qu’on a pu partir », assène un jeune Tunisien en terrasse d’un café du quartier de Belleville à Paris à l’automne 2016. Originaire de Zarzis, sur la côte sud du pays, cela fait cinq ans et demi que Ramzi vit en France sans que sa situation n’ait été régularisée. Derrière cet « heureusement » se cache une réalité pragmatique : la désorganisation des autorités et le relâchement des contrôles aux frontières maritimes qui succèdent au renversement de Ben Ali, le 14 janvier 2011. La confusion institutionnelle inhérente au processus révolutionnaire a remis de facto en cause les accords migratoires conclus entre la Tunisie et les États membres de l’Union Européenne visant à empêcher les départs.

19Si certains d’entre eux considèrent la séquence révolutionnaire qui a suivi le 14 janvier 2011 comme « une période de chaos » au cours de laquelle la « peur pousse à s’échapper », certains y voient en revanche une forme d’opportunité. Pour nombre de migrant·e·s le départ de 2011 s’inscrit dans la lignée d’une série de tentatives échouées, de départs avortés et de refus de visa. « J’ai toujours voulu partir, j’avais déjà essayé plusieurs fois mais ça n’avait jamais marché » explique Yassine. « En 2011, c’était enfin possible, il y avait des bateaux qui partaient tout le temps à Zarzis. » Enfin, certains concèdent n’avoir jamais eu le désir de partir et avoir simplement « suivi le mouvement » : « Tout le monde dans mon quartier partait, je n’allais pas être le seul à rester », raconte Sami, un jeune homme de Gabès.

20Les discours qui résultent de cette variété de situations sont souvent contradictoires. Ils témoignent à la fois d’une forme de fierté d’appartenir à un peuple révolutionnaire ayant mis un terme à la dictature : « Tu as vu ce qui se passe en Tunisie ? C’est nous qui avons fait tout ça » ; en même temps qu’ils expriment un certain désenchantement mâtiné d’une conception pessimiste des possibilités de réussite de la révolution : « De toute façon, rien ne va changer pour nous en Tunisie », « Il n’y a pas de futur, on n’a pas le temps d’attendre, il faut tenter la chance ailleurs ». On retrouve cette ambivalence dans le discours de Lofti, un jeune de Mahares, en 2017 : « Avant la révolution c’était mieux, il y avait du travail », mais quand il explique les raisons de son départ en 2011, il ajoute : « Mon frère a toujours voulu partir, moi non, mais je suis parti parce que je n’avais rien, je n’étais rien ».

21Dans ces récits se lit donc un discours ambivalent de la part des migrant·e·s qui font la différence entre leur valorisation de la révolution et leurs motivations individuelles, à la recherche d’opportunités pour améliorer leur condition. Pour comprendre ces récits et leur incohérence apparente sans doute faut-il d’abord rappeler l’injonction à se justifier à laquelle ces migrant·e·s ont fait face, en permanence, dès leur arrivée à Lampedusa et tout le long de leur voyage. Cette injonction est formulée à la fois par des acteurs politiques et médiatiques européens et au sein de la diaspora tunisienne en Europe.

22On a pu noter en Europe la présence d’un discours politique et médiatique ambigu qui d’un côté exalte les révolutions arabes mais, de l’autre, refuse néanmoins de faire le lien entre les revendications révolutionnaires et les départs. En février 2011, Alain Finkielkraut s’exprime ainsi sur les arrivées de migrant·e·s en Italie : « C’est une chose de fuir la dictature, c’est autre chose de fuir la liberté, les Tunisiens ont su se débarrasser d’un président corrompu et autocratique, ils ont décidé de prendre leur destin en main. Cette décision ne doit pas se solder par la fuite. (…) On ne peut pas à la fois soutenir ces révolutions et s’enthousiasmer de l’immigration parce qu’il y a une contradiction : ces révolutions, c’est là-bas qu’elles se passent [6]. »

23Ce type de discours se couple avec une rhétorique de l’invasion, utilisée notamment par plusieurs politiciens italiens qui n’hésitent pas à parler d’« exode biblique » [7] ou de « tsunami humain » [8], et vont jusqu’à mettre en avant une possible menace terroriste. Le ministre de l’Intérieur italien de l’époque, Roberto Maroni, s’insurge, en se référant à une partie des Tunisien·ne·s arrivé·e·s à Lampedusa, contre ces « criminels évadés des prisons et personnages infiltrés par des organisations terroristes comme Al-Qaïda au Maghreb Islamique » [9]. Les révolutionnaires étaient donc des « héros, mais de loin » [10] : une fois arrivés en Europe, ils devenaient des envahisseurs, des criminels, des possibles terroristes.

24La couverture médiatique de ces nouvelles mobilités postrévolutionnaires en provenance de Tunisie a aussi contribué à cette demande de justification permanente faite aux migrant·e·s : « Dans le campement des Quatre Chemins [au Nord-Est de Paris], c’était presque une forme de voyeurisme », se souvient un Tunisien venu apporter de l’aide. « Les migrants étaient comme des bêtes sauvages dans un zoo. Une fois, ils s’en sont pris à un journaliste de TV5 qui voulait les filmer, ils n’en pouvaient plus. »

25Par ailleurs, le regard de la diaspora tunisienne en France sur les harragas post-révolution est également important pour comprendre l’ambiguïté des récits de ces derniers. À la même période, plusieurs réfugié·e·s politiques opposants de Ben Ali retournaient en Tunisie et la mobilité des harragas était vue par certain·e·s comme atypique, en conflit avec l’expérience révolutionnaire. Les harragas sont ainsi parfois vu·e·s par leurs compatriotes comme des « jeunes dépolitisé·e·s et non des révolutionnaires », et certains discours de la diaspora tunisienne en France ont tendance à mettre en avant des considérations individuelles et matérielles comme raisons principales à l’immigration irrégulière : « Les migrants, les harragas ont le logiciel tourné vers la Tunisie, ils veulent s’accomplir : après un an, rentrer en ferry avec une voiture, construire une maison », me commente un Franco-Tunisien résidant à Paris.

26Toutefois parmi d’autres membres de la diaspora en France il y a la reconnaissance du rôle, du moins potentiel, des jeunes harragas dans les évènements révolutionnaires. Questionné sur le rapport entre la révolution et les départs, un militant tunisien opposant de Ben Ali souligne : « C’est eux, c’est les jeunes comme eux qui ont fait la révolution. »

27Plus largement, un rapprochement est à opérer entre les revendications avancées pendant la révolution et les revendications des harragas.

Le prolongement de la révolution au-delà des frontières nationales : « Ben Ali est parti, et nous aussi ! »

28Les motivations des « révolutionnaires » et celles des harragas se rejoignent dans la mesure où les deux exigent une forme de redistribution des ressources.

29La révolution n’a pas été seulement question de liberté face à la dictature et de combat contre la corruption mais aussi de changements socio-économiques et de lutte contre les inégalités : dans les rues tunisiennes on demandait aussi, depuis le début du soulèvement en décembre 2010, Khobs – pain – et Karama – dignité.

30Même si au niveau individuel certains harragas ne manifestent pas de solidarité particulière avec la révolution alors en cours, la migration peut apparaître comme un acte politique en soi.

31En se donnant une chance d’améliorer leur condition, les harragas amènent les demandes de dignité et d’égalité avancées pendant la révolution au-delà de l’horizon de l’État-nation. Partir vers Lampedusa représente en quelque sorte une mise en pratique des revendications sociales, économiques et politiques avancées pendant la révolution. Dans le cas des harragas, la lutte pour la dignité peut être donc pensée comme le fruit de la réalisation d’aspirations individuelles à travers la mobilité.

32Mais le choix de partir au moment de la révolution met aussi en avant une revendication propre à l’expérience des harragas, qui est celle du droit à la mobilité comme droit révolutionnaire.

33Une partie des slogans qu’on pouvait entendre à Lampedusa au moment de l’arrivée des Tunisien·ne·s opère explicitement le lien entre révolution et migration : « Ben Ali est parti et nous aussi », « On a fait la Révolution pour être libres, libres de partir. » La liberté gagnée pendant la révolution prend alors une dimension transnationale et devient une demande de liberté de circuler, de franchir les frontières [11]. Pour le dire avec les mots d’une militante pour les droits des migrants active à Lampedusa, « ces jeunes Tunisiens, avec leur présence, ont rempli un concept évanescent de liberté ».

34L’ouverture temporaire des frontières en 2011 a donc ouvert la possibilité de prolonger l’élan révolutionnaire au-delà du territoire tunisien en ajoutant une dimension de lutte supplémentaire, contre les politiques migratoires européennes de fermeture des frontières et pour la liberté de mouvement.

35De plus, suivre les harragas dans leurs trajectoires migratoires permet de mettre en évidence le caractère fluctuant des subjectivités politiques. Les formes de politisation de ces migrant·e·s sont plus complexes et contextuelles que ce que les récits qui en sont faits laissent généralement paraître.

36En témoignent par exemple les Tunisiens du « Collectif des Tunisiens de Lampedusa » occupant différents bâtiments à Paris au printemps 2011 qui demandent au gouvernement français « pas de police, pas de charité mais un lieu pour s’organiser ». Ils se nomment « fils de la Révolution » [12] et exigent « un lieu pour vivre et pour s’organiser et des papiers ». Ces revendications, qui témoignent d’une demande d’autonomie et d’auto-organisation, se réfèrent alors explicitement à l’expérience de la révolution tunisienne : « Ça semble impossible ? En Tunisie, nous avons déjà fait l’impossible, nous avons fait la Révolution et maintenant nous accueillons les Libyens et comment sommes-nous accueillis ici ? »

37Les formes de politisation et d’engagement à l’arrivée, notamment à travers le contact avec les réseaux de soutien et l’occupation de lieux dans Paris et Marseille en réponse aux situations de précarité liées au statut de sans-papiers, représentent autant des formes de prolongement de la dynamique révolutionnaire.

Conclusion

38« Concernant la révolution, ceux qui avaient tout compris c’étaient les harragas : ça ne va pas changer », entends-je au printemps 2017 à la terrasse d’un café tunisien de la Seine-Saint-Denis dans une discussion chargée d’amertume sur l’état actuel de la Tunisie.

39L’augmentation des départs des côtes tunisiennes dans l’automne 2017 [13] marque peut-être une nouvelle étape : un nouvel élan de protestations par la mobilité qui mettent en question à la fois les échecs des politiques économiques et sociales en Tunisie et le système des frontières européennes, avec un discours de plus en plus politisé des harragas.

40

« Nos rêves ne sont pas différents de la jeunesse européenne qui jouit d’une liberté de mouvement dans notre pays et ailleurs à la recherche d’autres expériences mais aussi pour promouvoir la liberté, la justice sociale et la paix. (…) Tandis que votre argent et vos biens circulent librement dans nos pays d’origine, vous emprisonnez nos rêves derrière vos murs. » [14]


Date de mise en ligne : 20/03/2018.

https://doi.org/10.3917/mouv.093.0099

Notes

  • [1]
    Extrait du communiqué publié le 27 octobre 2017 sur le site du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux : https://ftdes.net/communique-jeunes-tunisiens-a-lampedusa/
  • [2]
    La signature d’accords entre la Tunisie et l’Union Européenne, dès 2011, a montré la continuité entre le régime de Ben Ali et le Tunisie post-révolutionnaire en matière de migration. Voir : H. Boubakri, « Migration et asile en Tunisie depuis 2011 : vers de nouvelles figures migratoires ? », Revue européenne des migrations internationales, vol. 31, n° 3 et 4, 2015.
  • [3]
    6 200 migrants à la fin mars, pour une population d’environ 6 300 habitants sur Lampedusa et Linosa.
  • [4]
    GISTI et ANAFE, L’Europe vacille sous le fantasme de l’invasion tunisienne, Mission d’observation à la frontière franco-italienne avril 2011.
  • [5]
    Il fait ainsi référence au fait d’avoir des origines tunisiennes et d’être né en France, contrairement aux « Tunisiens de Tunisie ».
  • [6]
    Extrait du propos d’Alain Finkielkraut, invité de l’émission télévisée C Politique en février 2011.
  • [7]
    « A Lampedusa esodo biblico di clandestini. Frattini vola a Tunisi per discutere dell’emergenza », Il Sole 24 Ore, 14 février 2011.
  • [8]
    « Berlusconi: 100 rimpatri al giorno
Appello a Tunisi: “È uno tsunami umano” », Corriere della Sera, 1 avril 2011.
  • [9]
    « Maroni : “Rischi umanitari e terrorismo” L’Italia chiede missione davanti alla Tunisia », La Repubblica, 11 février 2011.
  • [10]
    C. Rodier, « Révolutions arabes : des héros, mais de loin », Plein Droit, n° 90, octobre 2011.
  • [11]
    Voir à ce propos F. Sossi (a cura di), Spazi in migrazione. Cartoline di una rivoluzione, Verona, Ombre Corte, 2012.
  • [12]
    Extrait du communiqué du 13 mai 2011 : http://www.cip-idf.org/article.php3?id_article=5627
  • [13]
    Mourn the Dead, Respect the Survivors - Create safe Passages!, Alarm Phone 8 week report, September 4 – October 29, 2017.
  • [14]
    Extrait du communiqué des « jeunes Tunisiens à Lampedusa » publié le 27 octobre 2017 sur le site du Forum Tunisien pour les Droits Économiques et Sociaux.
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