Mouvements 2018/1 n° 93

Couverture de MOUV_093

Article de revue

La santé des immigré·e·s entre réponse médicale et approche sécuritaire

Pages 51 à 59

Notes

  • [1]
    Santé publique France, « Infection par le VIH et IST bactériennes : données épidémiologiques », 29 novembre 2017.
  • [2]
    A. Desgrées du Loû et al., « Migrants subsahariens suivis pour le VIH en France : combien ont été infectés après la migration ? Estimation dans l’étude ANRS-Parcours », BEH, 40-41, 1er décembre 2015.
  • [3]
    « Immigré » est utilisé dans cet article au sens de personne née à l’étranger de nationalité étrangère.
  • [4]
    L. Mathieu, La double peine, Histoire d’une lutte inachevée, La Dispute, 2006, p. 288.
  • [5]
    Depuis le 1er janvier 2016, la CMU a été remplacé par la Puma (Protection universelle maladie).
  • [6]
    Pour reprendre l’expression de D. Fassin : « L’indicible et l’impensé : la question “immigrée” dans les politiques du sida », Sciences sociales et santé, 17 (4), 1999, p. 5-36.
  • [7]
    S. Musso, « Les Suds du Nord. Mobilisations de personnes originaires du Maghreb face à l’épidémie de sida en France » dans F. Eboko et al,. Les Suds face au sida. Quand la société civile se mobilise, Marseille, IRD, 2011, p. 231-279.
  • [8]
    Notamment : D. Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit » Genèses, 35, 1999 ; « Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes », L’homme, 153, 2000. T. Nathan, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie », Genèses, 38, 2000.
  • [9]
    D. Fassin, Faire de la santé publique, Rennes, Éditions de l’École nationale de la santé publique, 2008.
  • [10]
    M. Gerbier Aublanc, « Des capacités d’agir révélées par le vécu collectif de la maladie ? Le cas des femmes dans les associations de lutte contre le VIH » dans A. Desgrées du Loû et F. Lert (eds), Parcours. Parcours de vie et santé des Africains immigrés en France, Paris, La Découverte, 2017, p. 243-261.
  • [11]
    C. Izambert, J. Kehr et M. Neuman, « Georgians love their lives too », Pratiques, 61, 2013.
  • [12]
    A. Desgrées du Loû et F. Lert (eds), Parcours…, op. cit.
  • [13]
    Voir F. Berdougo et G. Girard, La fin du sida est-elle possible ?, Textuel, Paris, 2017.
  • [14]
    H. Haus, « Polémique autour du licenciement d’un médecin du conseil départemental », Le Parisien, 22 septembre 2017.
  • [15]
    Expression forgée pour désigner la façon dont les victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl avaient fait valoir leurs droits. A. Petryna, Life Exposed. Biological Citizens after Chernobyl, Princeton, Princeton University Press, 2002.
English version

11er décembre 2017 : pour la journée mondiale de lutte contre le sida, Santé Publique France annonce les données actualisées sur l’infection par le VIH : en 2016, 6 003 personnes ont découvert leur séropositivité en France. Près de 39 % sont nées à l’étranger, 80 % d’entre elles dans un pays d’Afrique subsaharienne [1]. La récente enquête Parcours a fait la démonstration que près de 50 % de ces personnes ont été infectées en France, majoritairement dans les années qui ont suivi leur arrivée sur le territoire [2].

24 décembre 2017 : Médecins Sans Frontières ouvre un centre d’accueil de jour pour mineurs étrangers isolés à Pantin. Le centre accueille notamment ceux qu’on appelle parfois les « mijeurs ». Ces jeunes, en majorité des hommes, ont été exclus des dispositifs de protection de l’enfance car reconnus comme majeurs – à Paris, la Croix Rouge se charge de faire, pour le compte de l’État, le tri entre « vrais » et « faux » mineurs. Mais n’ayant aucune preuve de leur majorité et n’ayant parfois que des documents, jugés inauthentiques, les désignant comme mineurs, ils se retrouvent piégés, renvoyés perpétuellement par toutes les administrations à une minorité qui leur a été préalablement déniée.

3Curieux télescopage : alors que les éléments s’accumulent pour faire la preuve que la précarité et les difficultés qui sont faites aux personnes étrangères pour accéder à un logement ou encore à un titre de séjour sont le principal facteur de dégradation de leur état de santé, l’intervention d’une association humanitaire est nécessaire pour assurer une mission de protection régalienne pour des jeunes dont la problématique n’a rien de sanitaire. Ces deux faits sont aussi révélateurs d’une difficulté récurrente dans l’histoire des politiques sociales et d’immigration française de prendre en compte les spécificités, non pas culturelles, mais celles des trajectoires des personnes immigrées et de désencastrer les questions de santé des immigré·e·s [3] d’une approche au mieux uniquement médicale, au pire exclusivement sécuritaire. Retour sur une histoire à éclipses des années 1980 à aujourd’hui.

Une santé des immigré·e·s introuvable ?

4La santé des immigré·e·s n’est pas un thème central pour la recherche, pour l’action associative comme pour les politiques publiques dans les années 1980. La question est largement confondue avec celle de l’accès aux soins des plus pauvres. Avec la montée du chômage mais également les reconfigurations familiales, de plus en plus de personnes ne peuvent plus être affiliées à l’Assurance maladie car elles n’ont pas suffisamment cotisé et ne peuvent faire valoir un statut d’ayant droits. D’autres n’ont pas les moyens suffisants pour acquérir une couverture complémentaire. Elles sont renvoyées vers l’Aide Médicale, un dispositif d’assistance géré par les départements, souvent défaillant voire discriminant – certains conseils généraux attribuent des bons en quantité limitée pour des consultations médicales, les étrangers et les usagers de drogue pouvant en recevoir un nombre inférieur.

5Au mitan de la décennie, deux associations humanitaires habituées des interventions à l’étranger, Médecins sans Frontières et Médecins du Monde, ouvrent des centres de santé gratuits en France. Auréolées de leur prestige à l’international, elles mènent un lobbying intense auprès des pouvoirs publics pour réclamer d’une part, un accès à l’Assurance maladie qui ne soit plus attaché au statut socio-professionnel mais au fait d’être résident sur le territoire français, et d’autre part, une prise en charge par l’État de la part complémentaire pour les plus pauvres. Ces interpellations et la prise de conscience qui en résulte sur le caractère incomplet de la protection maladie française posent les jalons de ce qui sera la Couverture Médicale Universelle (CMU), votée en 1999. Ce travail de conviction laisse sous silence un trait saillant de la population des patient·e·s reçu·e·s dans les consultations associatives qui essaiment à travers la France : pour plus de la moitié d’entre eux·elles, jusqu’à 75 % à Paris, ils·elles sont étranger·e·s, symptôme de difficultés plus grandes des immigré·e·s parmi les plus pauvres à accéder aux soins. Cette surreprésentation n’est jamais commentée dans un premier temps car elle obligerait des associations, dont la force est alors leur caractère consensuel et transpartisan, à se positionner sur le délicat terrain de la politique migratoire.

6Le sujet s’impose cependant à ces associations au début des années 1990. D’une part, en 1993, le projet de loi porté par le ministre de l’Intérieur, Charles Pasqua, envisage de conditionner pour les étranger·e·s l’accès à la Sécurité sociale, mais aussi à l’ensemble des prestations d’assistance, dont l’Aide Médicale, à la régularité du séjour. Une telle mesure priverait les personnes sans-papiers de tout accès aux soins, en dehors des contextes d’urgence. Les associations réagissent à cette mesure qui vise directement une part importante de leurs patient·e·s. MSF joue son atout maître et convainc Claude Malhuret, pourtant parlementaire de droite, de s’opposer au texte. Ancien président de MSF et député de l’Allier, il prend sa casquette de « French Doctor », fait le tour des plateaux télés et invoque les mânes de l’humanitaire à l’Assemblée pour sauvegarder l’accès à l’Aide Médicale pour les étrangers en situation irrégulière. La mesure est écartée mais l’exclusion de la Sécurité sociale pour les personnes ne détenant pas un titre de séjour est maintenue, y compris pour celles ayant cotisé auparavant. Le nouvel impératif de contrôle des flux migratoires brise le contrat social assurantiel fondé sur le travail, indifférent à la nationalité comme au statut administratif, sur lequel s’était bâtie la Sécurité sociale à la sortie de la seconde guerre mondiale. Désormais, il est pleinement légitime de mettre la protection sociale au service de la politique migratoire.

7D’autre part, l’épidémie de sida joue un rôle de révélateur des mécanismes de ségrégations sociales et institutionnelles qui impactent la santé des immigré·e·s. Les homosexuels masculins sont massivement touchés par la maladie, mais une autre dimension de l’épidémie reste plus invisible. Les immigré·e·s, particulièrement celles et ceux originaires du Maghreb, et leurs enfants, sont particulièrement affectées par l’augmentation de la consommation d’héroïne par voie intraveineuse dans les quartiers populaires. Ils sont exposés à une triple peine. Malgré l’autorisation faite en 1987 de vendre des seringues en pharmacie, les programmes d’échanges restent rares jusqu’au milieu des années 1990 et le partage du matériel d’injection débouche sur une multiplication des contaminations au VIH parmi les usager·e·s de drogues. À cette atteinte sanitaire, synonyme de condamnation à mort alors qu’aucun traitement efficace n’est encore disponible, s’ajoute un risque judiciaire. En matière de stupéfiants, la loi de 1970 impose un cadre particulièrement répressif en pénalisant non seulement le trafic mais également l’usage. Par ailleurs, pour les étranger·e·s, une forme légalisée de bannissement est prévue : l’interdiction du territoire français. En 1991, le Comité National contre la Double Peine (CNDP) – collectif qui regroupe des « représentants de ce qui rest[ait] du mouvement beur et d’étrangers eux-mêmes frappés par la double peine [4] » – interpelle Act Up-Paris, association créée en 1989 et issue de la communauté homosexuelle, sur la situation d’étranger·e·s vivant avec le VIH, emprisonné·e·s et qui risquaient l’expulsion une fois leur peine purgée. Malgré un premier contact houleux, l’association de lutte contre le sida se mobilise contre les expulsions de malades et fédère d’autres acteurs, comme le Comede (Comité médical pour la santé des exilés) ou le Gisti (Groupe d’information et de soutien des immigrés) autour de cette cause émergente. La Mission France de MSF se rallie et finance largement les activités. Le collectif interassociatif, l’Admef (Action pour les Droits des Malades Étrangers en France), « inonde » les ministères de dossiers pour demander des régularisations au cas par cas de personnes gravement malades et mène des actions publiques dans les aéroports pour empêcher des expulsions. En 1996, dans un texte par ailleurs répressif en matière d’immigration, est inscrit le principe de non-expulsion des personnes gravement malades. En 1997, alors que la gauche est revenue au pouvoir, le droit au séjour pour soins, c’est-à-dire l’octroi d’un titre de séjour pour une personne atteinte par une pathologie grave qui ne peut avoir accès au traitement dans son pays d’origine, est institué. Cependant, cette mobilisation victorieuse laisse au second plan les organisations militantes représentantes des immigré·e·s. Elle ne prend pas en charge la délicate question des spécificités des trajectoires des personnes immigrées et des discriminations qu’elles subissent en France ayant un impact sur la santé. Celle-ci reste ignorée.

Culture, classe et régimes d’exception

8La fin des années 1990 et le début des années 2000 est un moment de cristallisation autour de la santé des immigré·e·s qui se constitue, suite à une série de débats et de controverses, comme une question politique et de santé publique.

9D’abord, en 2000, la Couverture Médicale Universelle (CMU) permet à plus de quatre millions de personnes d’accéder à l’Assurance maladie assortie d’une complémentaire. Les débats qui précèdent son vote à l’unanimité à l’Assemblée nationale reconduisent cependant la frontière établie en 1993 : aucun accès à l’Assurance maladie pour les étrangers en situation irrégulière. L’Aide Médicale, devenue Aide Médicale d’État (AME), pourtant promise à la disparition avec l’affiliation de la majorité de ses bénéficiaires à la CMU, ne survit que pour les étrangers·e·s sans-papiers. Similaire en de nombreux points à la CMU [5] et la CMU-c, elle n’offre pas une protection équivalente notamment en matière d’optique et de dentaire. Surtout, son existence encourage les acteurs de soins à une perception des patient·e·s en fonction de leur statut administratif qui détermine le type de prise en charge auquel ils-elles peuvent prétendre et donc leur solvabilité. À sa création, se dessine un espace militant où se retrouvent associations médicales, de lutte contre le sida, de défense des droits des étrangers – et plus marginalement de représentants des immigré·e·s – réunis dans l’ODSE (Observatoire du Droit à la Santé des Etrangers). Créé en 2000, l’interassociatif se consacre à défendre la possibilité d’accès à une couverture maladie pour tou·te·s et le respect du droit au séjour pour soins. L’accès aux soins des étranger·e·s est désormais de façon durable défendu de façon distincte de celui des plus pauvres.

10« L’évitement de la question immigrée [6] » caractéristique de la période précédente est partiellement battu en brèche avec la controverse autour des données épidémiologiques de l’épidémie de sida. En 1999, l’Institution Nationale de Veille Sanitaire (INVS) mène la première étude intégrant la nationalité des personnes dépistées séropositives. Jusqu’ici aucune donnée n’était rendue publique à ce propos : l’argument avancé est celui d’un refus de stigmatisation des immigré·e·s, validant au passage le caractère honteux de la maladie. Par ailleurs, la publicisation obligerait à mettre en place des mesures de prévention spécifique et adaptées envers les immigré·e·s, une approche « communautaire » à laquelle le modèle universaliste républicain répugne. Le 22 avril 1999, le mouvement « Migrants contre le sida » occupe les locaux de l’INVS. Leur slogan : « Ces chiffres nous appartiennent ! ». Tout en réclamant que le rapport soit publié, ils critiquent une recherche à laquelle les premier·e·s concerné·e·s n’ont pas été associé·e·s et qui fait la part belle aux explications culturalistes plutôt qu’aux mécanismes racistes et discriminatoires pour éclairer la surreprésentation des personnes immigrées [7].

11Enfin, le débat sur la prééminence des explications culturelles ou des causes sociales en matière de santé trouve sa traduction dans le champ académique. Dans une série d’articles particulièrement véhéments, deux camps menés par deux universitaires reconnus s’affrontent [8]. D’un côté, le pionnier de l’ethnopsychiatrie en France, continuateur de Georges Devereux, Tobie Nathan, psychologue, défend une pratique clinique qui fait la part belle à la culture des pays d’origine et refuse des approches thérapeutiques d’inspiration psychanalytique qui postulent l’universalité de la structuration du psychisme. Il expérimente des alternatives au tête à tête soignant.e/patient.e avec des consultations élargies sur le modèle des palabres africains. De l’autre, Didier Fassin dénonce une pratique de l’ethnopsychiatrie, descendante de la psychiatrie coloniale, qui essentialiserait les patient·e·s en les renvoyant continuellement à une culture fantasmée du pays natal. Il plaide pour une approche qui mette l’accent sur les conditions sociales et le traitement institutionnel réservé aux immigré·e·s en France. Il défend cette position en faisant de l’analyse du traitement du saturnisme, maladie faisant suite à une intoxication au plomb, l’exemple paradigmatique des conséquences politiquement coupables des lectures culturalistes de la santé immigrée. Ainsi, la surreprésentation de cette maladie dans la population immigrée originaire d’Afrique Subsaharienne a longtemps été expliquée par l’existence de pratiques géophagiques dans les cultures africaines. Les enfants, attirés par mimétisme parental par les matières minérales, ingurgiteraient des fragments de peinture au plomb et s’empoisonneraient. Cette perception a permis de passer sous silence l’insalubrité du parc locatif dans lequel sont cantonnées les familles immigrées et rejette sur la culture et la responsabilité parentale ce qui est largement attribuable à l’insuffisance criante des politiques publiques de logement [9].

12Cependant, la controverse est à relire sur fond de concurrence institutionnelle autour de l’hôpital Avicenne, l’ancien hôpital franco-musulman de Bobigny en Seine-Saint-Denis : Tobie Nathan y a ouvert en 1979 la première consultation d’ethnopsychiatrie ; Didier Fassin y a fondé en 1996 l’Unité Villermé qui accueille des patient·e·s dépourvu·e·s de protection sociale et de titre de séjour. Intérêt pour la différence culturelle contre plaidoyer pour l’universalité des causes sociales, la guerre de tranchées intellectuelle est surtout révélatrice de l’étroitesse et du manque de moyens des espaces où peuvent se pratiquer des soins adaptés pour les personnes étrangères précaires, qui condamnent leurs promoteurs à la concurrence plutôt qu’à la complémentarité.

La tentation toujours renouvelée du contrôle sanitaire

13Les années 2000 et 2010 sont marquées par une politisation des questions de protection sociale des étrangers, un retour des angoisses épidémiques et un accroissement des connaissances sur la santé des immigrées dont la conjonction fait craindre le retour de formes de police sanitaire des populations.

14Dix-huit ans après sa création, l’Aide Médicale d’État est régulièrement menacée de disparition et le vote de son budget donne lieu au Parlement chaque année à une discussion sur la légitimité des sans-papiers à être soigné·e·s. Malgré les multiples réformes du code de l’entrée et du séjour de étrangers, le droit au séjour pour soins reste inscrit sous la loi. Cependant, la dimension de protection de la santé individuelle et de la santé publique du dispositif devient moins marquée au profit du contrôle sanitaire : depuis le 1er janvier 2017, l’évaluation médicale, qui s’assure notamment de la gravité de la pathologie du demandeur et de l’impossibilité d’accéder au traitement dans le pays d’origine, est assurée non plus par des médecins des Agences régionales de santé (ARS) sous la tutelle du ministère de la Santé mais employés par l’Ofii (Office français de l’immigration et de l’intégration), un organisme sous autorité du ministère de l’Intérieur. Ces différentes réformes cantonnent les défenseurs du droit à la santé des étrangers à une position défensive. Les revendications autour de l’accès à l’interprétariat ou à la médiation sanitaire restent peu portées. Quant aux associations dites de santé communautaire, c’est-à-dire menées par des personnes immigrées pour des personnes immigrées, elles peinent à exister et à se faire entendre [10].

15La crise des politiques migratoires et l’absence de politique d’accueil d’ampleur font ressurgir les craintes épidémiques. Le 24 janvier 2013, le Figaro publie une enquête au titre choc : « Des hôpitaux débordés par des tuberculeux d’Europe de l’Est ». Une dizaine de cas de Géorgiens atteints de tuberculose résistante ont été pris en charge dans des établissements parisiens et maintenus en quarantaine dans des chambres à pression négative, un dispositif coûteux. L’événement, resté sans conséquence pour la santé publique, fait oublier que si la France connaît un recul historique de la tuberculose, les 5 000 cas annuels sont concentrés dans les zones les plus pauvres. Aujourd’hui comme hier, l’écrasante majorité des tuberculoses ne sont pas « importées » mais la conséquence de la grande pauvreté et du logement insalubre qui touche inégalement la population et plus fortement les étranger·e·s précaires [11]. Cet épisode traduit également la panique comptable qui saisit les établissements de soins. Les étranger·e·s arrivé·e·s depuis moins de trois mois sur le territoire ou ne pouvant faire la preuve de la présence durable en France, ne relèvent d’aucune couverture sociale. Ils représentent une forte menace d’impayés pour des hôpitaux publics dont les financements dépendent plus de l’équilibre des comptes que de la qualité des soins dispensés. Des formes de sélection ou de dissuasion sont mises en place pour limiter l’accueil de ces patients potentiellement insolvables. Ainsi, il n’est pas rare en région parisienne que des étranger·e·s récemment arrivé·e·s sur le territoire et atteint·e·s de pathologies graves non transmissibles, souvent à des stades avancés, comme le cancer, errent d’établissement en établissement à la recherche de soins.

16La récente enquête de l’ANRS « Parcours » éclaire les dynamiques de l’épidémie de VIH parmi les immigré·e·s né·e·s en Afrique subsaharienne et est exemplaire des progrès des sciences sociales et de l’épidémiologie sur le sujet [12]. Les choix méthodologiques – les données sur le parcours social, migratoire et sanitaire sont recueillies à partir d’une grille biographique construite avec l’enquêté – déjouent les chausse-trappes du débat culture/classe. Ils permettent la prise en compte des caractéristiques sociales et des événements dans le pays d’origine, une dimension si souvent oubliée dans les études sur l’immigration. Les conditions d’existence, de revenus, de logement, vie familiale sentimentale et sexuelle sont appréhendées de façon dynamique et articulée. Elles tissent le faisceau de causes qui amène les personnes nées en Afrique sub-saharienne à avoir des relations sexuelles qui les exposent plus fréquemment que la population générale à la transmission du VIH. En établissant le lien étroit, notamment pour les femmes, entre précarité et vulnérabilité à la contamination, l’étude invite à des réponses qui ne soient ni uniquement médicales, ni même sanitaires : l’accès à une carte de séjour et à un logement apparaissent en creux comme des facteurs de protection contre le VIH. Pourtant cette dimension n’est pas toujours prioritaire dans les politiques de lutte contre le sida désormais structurées autour de l’objectif de « fin de l’épidémie ». Selon les modélisations, pour enrayer la dynamique de transmission du virus au niveau mondial, il faut qu’en 2030, 90 % des personnes vivant avec le VIH connaissent leur statut ; que parmi elles, 90 % soient sous traitement ; et que parmi celles-ci, 90 % soient en charge virale indétectable – la quantité de virus dans le sang est ramenée à un niveau si faible qu’elles ne sont plus susceptibles de le transmettre, y compris lors d’une relation sexuelle. Slogan remobilisateur pour des acteurs de la santé mondiale et des bailleurs qui s’essoufflent près de trente ans après le début de l’épidémie, les « trois 90 » invitent à des politiques publiques de lutte contre le sida pilotées selon des indicateurs chiffrés. Le louable impératif d’efficacité n’est pas sans écueil, comme celui de voir ressurgir des pratiques de santé peu respectueuses des droits des personnes. Par ailleurs, elle fétichise une réponse biomédicale à une épidémie dont la démonstration a été faite qu’elle était étroitement liée à des facteurs politiques et sociaux [13]. En France, l’absence de baisse notable du nombre de personnes découvrant leur séropositivité ces dernières années est largement attribuée à un manque d’accès au dépistage ou un recours insuffisamment fréquent à celui-ci, notamment dans la population immigrée. Pour pallier ce manque, ces derniers mois, l’Ofii a lancé la première expérimentation d’offre de dépistage lors des visites médicales obligatoires pour l’obtention de certains titres de séjour, comme ceux délivrés à l’issue d’une procédure de regroupement familial. Certes, le test n’est pas obligatoire et est proposé par des associations et non par des agents de l’Ofii, mais quid des conditions du consentement quand le dépistage s’inscrit dans un tel cadre ? De même, le licenciement d’une médecin du conseil général de Seine-Saint-Denis a révélé que des tests de dépistage sans interprète se pratiquent auprès de personnes non francophones vivant dans des foyers d’hébergement [14]. La volonté de dépister « à tout prix » révèle une conception des populations immigrées non pas comme des sujets acteurs de leur santé mais comme une population sur laquelle une vigilance particulière doit s’exercer.

Conclusion

17La santé des étranger·e·s a longtemps été une question tue, confondue avec la question de l’accès aux soins des plus pauvres. La parole et les revendications des personnes étrangères sur leur propre santé ont été et restent globalement absentes de cette histoire. Comme dans de nombreux domaines, l’universalisme républicain a fait obstacle à penser ou même à observer les spécificités qui pouvaient exister chez les populations nées à l’étranger, au-delà d’une lecture culturaliste. La reconnaissance d’un droit au séjour pour soins avait pu laisser penser qu’une forme de « citoyenneté biologique [15] » émergeait en France pour les immigré·e·s. Pourtant, malgré la préservation de certains droits en matière de séjour et d’accès aux soins, c’est la volonté de surveillance sanitaire combinée à l’impératif de contrôle des flux migratoires qui reste centrale dans les politiques publiques.

Notes

  • [1]
    Santé publique France, « Infection par le VIH et IST bactériennes : données épidémiologiques », 29 novembre 2017.
  • [2]
    A. Desgrées du Loû et al., « Migrants subsahariens suivis pour le VIH en France : combien ont été infectés après la migration ? Estimation dans l’étude ANRS-Parcours », BEH, 40-41, 1er décembre 2015.
  • [3]
    « Immigré » est utilisé dans cet article au sens de personne née à l’étranger de nationalité étrangère.
  • [4]
    L. Mathieu, La double peine, Histoire d’une lutte inachevée, La Dispute, 2006, p. 288.
  • [5]
    Depuis le 1er janvier 2016, la CMU a été remplacé par la Puma (Protection universelle maladie).
  • [6]
    Pour reprendre l’expression de D. Fassin : « L’indicible et l’impensé : la question “immigrée” dans les politiques du sida », Sciences sociales et santé, 17 (4), 1999, p. 5-36.
  • [7]
    S. Musso, « Les Suds du Nord. Mobilisations de personnes originaires du Maghreb face à l’épidémie de sida en France » dans F. Eboko et al,. Les Suds face au sida. Quand la société civile se mobilise, Marseille, IRD, 2011, p. 231-279.
  • [8]
    Notamment : D. Fassin, « L’ethnopsychiatrie et ses réseaux. L’influence qui grandit » Genèses, 35, 1999 ; « Les politiques de l’ethnopsychiatrie. La psyché africaine, des colonies britanniques aux banlieues parisiennes », L’homme, 153, 2000. T. Nathan, « Psychothérapie et politique. Les enjeux théoriques, institutionnels et politiques de l’ethnopsychiatrie », Genèses, 38, 2000.
  • [9]
    D. Fassin, Faire de la santé publique, Rennes, Éditions de l’École nationale de la santé publique, 2008.
  • [10]
    M. Gerbier Aublanc, « Des capacités d’agir révélées par le vécu collectif de la maladie ? Le cas des femmes dans les associations de lutte contre le VIH » dans A. Desgrées du Loû et F. Lert (eds), Parcours. Parcours de vie et santé des Africains immigrés en France, Paris, La Découverte, 2017, p. 243-261.
  • [11]
    C. Izambert, J. Kehr et M. Neuman, « Georgians love their lives too », Pratiques, 61, 2013.
  • [12]
    A. Desgrées du Loû et F. Lert (eds), Parcours…, op. cit.
  • [13]
    Voir F. Berdougo et G. Girard, La fin du sida est-elle possible ?, Textuel, Paris, 2017.
  • [14]
    H. Haus, « Polémique autour du licenciement d’un médecin du conseil départemental », Le Parisien, 22 septembre 2017.
  • [15]
    Expression forgée pour désigner la façon dont les victimes de la catastrophe nucléaire de Tchernobyl avaient fait valoir leurs droits. A. Petryna, Life Exposed. Biological Citizens after Chernobyl, Princeton, Princeton University Press, 2002.
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