Mouvements 2017/2 n° 90

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Article de revue

Les conséquences biographiques de l’engagement révolutionnaire en Turquie

Pages 140 à 148

Notes

  • [*]
    Docteur en science politique, ATER à l’Université de La Rochelle, chercheur associé au Centre Émile Durkheim (CNRS/UMR 5116)/Sciences Po Bordeaux et au Centre de Recherche sur l’Action Politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL).
  • [1]
    Alpat I., Türkiye solu sözlüğü [Dictionnaire de la gauche turque], Istanbul, Siyah Beyaz Kitap, 2012, p. 37.
  • [2]
    Cet article est issu d’une thèse doctorat en cotutelle entre Sciences Po Bordeaux et l’Université de Lausanne, soutenue en décembre 2016 et intitulée : Les conséquences biographiques de l’engagement en contexte répressif. Militer au sein de la gauche radicale en Turquie : 1974-2014. Je remercie Élise Massicard et Amin Allal pour leur relecture attentive des premières versions de ce texte.
  • [3]
    Les militant-e-s de cette région s’autonomisent progressivement du reste de la gauche et se tournent vers un militantisme indépendantiste kurde. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est créé en 1978.
  • [4]
    Restés des icônes révolutionnaires jusqu’à aujourd’hui, ces leaders sont Deniz Gezmiş, Mahir Çayan et Ibrahim Kaypakkaya.
  • [5]
    Les parlementaires ne parviennent pas à trouver un accord pour choisir un remplaçant au président Korutürk dont le mandat arrive à terme en avril 1980. Sept gouvernements se succèdent entre 1974 et 1980 tandis qu’une crise laisse le pays sans gouvernement durant plus de deux cents jours en 1974-1975.
  • [6]
    Ce parti – qui existe toujours – est alors dirigé par Alparlsan Türkeş, ancien colonel de l’armée turque, il est membre de la junte qui prend le pouvoir en 1960. Il en est rapidement évincé pour ses positions idéologiques. Le parti défend une vision nationaliste turque et sunnite de la Turquie et puise ses racines dans la pensée pan-turquiste du début du XXe siècle ; il ne cache pas ses sympathies pour les régimes fasciste et nazi.
  • [7]
    650 000 personnes sont placées en garde à vue, quelques centaines « disparaissent » et 50 sont exécutées : E. Massicard, « Répression et changement des formes de militantisme : carrières et remobilisation à gauche après 1980 en Turquie », Revue européenne d’analyse des sociétés politiques, n° 28, 2010, p. 6.
  • [8]
    Entre 1978 et 1980 certaines villes, comme Kahramanmaraş, Çorum ou encore Malatya, connaissent de véritables pogroms contre les populations alévies et kurdes de la part des militants d’extrême droite avec la passivité, sinon la complicité, des autorités locales. Selon Hamit Bozarslan, les affrontements les plus violents ont lieu dans les zones mixtes où se côtoient populations turque et kurde, sunnite et alévie, Bozarslan H., « Le phénomène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie des années 1970 », Turcica, Vol. 31, 1999, p. 185-244.
  • [9]
    Entretien avec Ferhat, Istanbul, 30/04/2015.
English version

1Le putsch manqué du 15 juillet 2016 en Turquie a permis aux autorités de déclencher une vaste purge des agents publics considérés comme hostiles à l’AKP et une impressionnante série d’arrestations et d’emprisonnements. À l’heure où se multiplient les procès d’opposant-e-s, on ne peut que constater ironiquement les similitudes de cette politique répressive avec celle employée par les militaires lors des coups d’Etat précédents, notamment après le 12 septembre 1980.

2Le régime militaire installé par la junte (1980-1983) a durablement et profondément transformé le pays tout en mettant un terme à ce que l’on appelle en Turquie la « période anarchique » (anarşik ortam[1]) des années 1970. Il a renforcé la mise sous tutelle du pouvoir civil par l’institution militaire initiée par les précédents coups d’État de 1960 et 1971, et que l’AKP a travaillé à contrer depuis son arrivée au pouvoir en 2002. La répression mise en œuvre par les militaires a principalement frappé la gauche, mais a aussi touché les islamistes et la droite nationaliste. Si ces deux dernières mouvances sont parvenues à se maintenir sinon à s’imposer politiquement après l’instauration du régime militaire, la gauche, pour sa part, a disparu en tant que force politique mobilisatrice.

3L’enquête présentée ici, menée en France et en Turquie auprès d’ancien-ne-s militant-e-s de la gauche radicale turque des années 1970, vise à rendre compte de leurs trajectoires personnelles – politiques mais aussi professionnelles et familiales – avant, pendant et après cette période d’engagement intense que constituent les années 1970. Elle interroge en somme l’engagement en contexte répressif et ses conséquences sur les trajectoires individuelles. Pour en présenter les résultats, cet article propose un raisonnement en deux temps : le premier réinsère ces parcours biographiques dans leur contexte et dans une durée longue ; le second analyse les logiques de l’engagement révolutionnaire et ses effets [2].

Construction et effondrement de la gauche turque

4Les trajectoires des militant-e-s révolutionnaires turc-que-s ne sont intelligibles qu’à condition d’être replacées dans des strates de contextes aux effets pluriels. Au cœur de la Guerre froide, la Turquie tient une place centrale dans le dispositif occidental. Seul pays de l’OTAN à avoir une frontière commune avec l’URSS – elle entre dans l’alliance en 1952 –, elle s’est placée sous l’étroite protection des États-Unis. Contrepartie de cette entrée dans le giron états-unien, le passage au multipartisme met fin au régime de parti unique dirigé par le Parti républicain du peuple (CHP). Le régime reste pourtant marqué par une intolérance à la contestation et aux demandes de reconnaissance de la pluralité sociale du pays.

5Le coup d’État militaire de 1960 marque le début d’une implication grandissante de l’institution militaire dans la vie politique du pays tout en offrant, à travers la Constitution de 1961, davantage de liberté d’expression et d’organisation aux différentes forces sociales. C’est dans ce contexte que se développe un mouvement de gauche aussi actif que divisé. Lancé en 1961, le Parti ouvrier de Turquie (TIP), de tendance socialiste légaliste, parvient à faire élire quinze représentant-e-s lors des élections législatives de 1965 avant de connaître de violentes divisions internes. Le syndicalisme de gauche connaît quant à lui un élan marqué suite à la naissance de la Confédération des syndicats révolutionnaires de Turquie (DISK) en 1967. Parallèlement à ces organisations légales se développent des groupes illégaux, souvent d’origine étudiante, et qui recrutent principalement dans la jeunesse des grands centres urbains et dans le Sud-est du pays [3]. Issus de la branche étudiante du TIP, plusieurs groupes se revendiquant des théories guévaristes se lancent dans la guérilla après le coup d’État de 1971. Après quelques opérations spectaculaires, ils sont rapidement éliminés par les forces de sécurité et leurs leaders sont exécutés [4]. Fruit de fortes dissensions au sein de l’institution militaire, le coup d’État de mars 1971 restreint les libertés politiques et réprime sévèrement les milieux de gauche sans parvenir à endiguer les crises que traverse le pays et qui le déstabilisent profondément au cours de la décennie 1970.

6La crise est d’abord économique (inflation, montée du chômage) : rompant avec son modèle protectionniste basé sur le développement d’entreprises nationales, le pays s’engage à partir de 1979 dans une libéralisation à marche forcée avec le soutien du FMI. Mais la crise est aussi sociale et politique. Le système parlementaire turc peine à fonctionner. Les élections, indécises, et les fractures au sein du champ politique aboutissent à un blocage des institutions et à un affaiblissement des gouvernements qui se succèdent rapidement [5]. Par ailleurs, les transformations économiques et démographiques poussent de nombreu-x-ses Turc-que-s à rejoindre les grands centres urbains comme Istanbul et Ankara. Les autorités, peu préparées à cet afflux de personnes, peinent à mettre en œuvre des politiques d’urbanisme satisfaisantes.

7C’est sur ce fond de crise systémique que se développent deux radicalismes politiques concurrents qui s’affrontent durement. D’un côté le Parti d’action nationaliste [6] (MHP) et ses organisations satellites (syndicat, groupes de jeunesse), soutenus par une partie des forces de sécurité, met délibérément en œuvre une stratégie de la tension ; de l’autre, un mouvement de gauche en recomposition, polymorphe mais divisé. Au retour des civils au pouvoir en 1973, les divers partis de gauche autorisés à se reformer entrent en concurrence autour de l’héritage du TIP sans parvenir à renouveler ses performances électorales. Après une brève période d’interdiction après le coup d’État de 1971, la DISK compte, à la fin des années 1970, plusieurs centaines de milliers d’adhérents.

8Ayant maintenu une base militante ténue sous le régime militaire (1971-1973), les groupes révolutionnaires se recomposent sur les campus à partir de 1974. Ils se disputent toutefois rapidement l’héritage des guérilleros, se divisent sur des questions idéologiques et se livrent, ponctuellement, à des affrontements mortels. Ces groupes, dont les principaux représentants sont Devrimci Yol (Voie révolutionnaire), Kurtuluş (Libération) et Devrimci Sol (Gauche révolutionnaire), sont inégalement répartis sur le territoire. Ils s’affrontent aux militant-e-s de la droite radicale et aux forces de l’ordre tout en tentant de s’implanter, depuis les campus et cités universitaires, dans les quartiers périphériques des grandes villes mal contrôlés par les autorités. Se livrant localement à une véritable lutte pour le contrôle sur l’espace et les populations précarisées qui l’occupent, ils cherchent à rallier ces dernières à leur cause en soutenant leurs demandes d’accès aux services publics tout en leur fournissant une protection face aux incursions des militant-e-s de droite. La militarisation progressive des affrontements résulte d’une logique de concurrence pour l’accès aux ressources. Faiblement dotés en ressources et peu connectés aux groupes révolutionnaires européens et moyen-orientaux, les groupes révolutionnaires pratiquent davantage une violence défensive face à la droite radicale bien mieux équipée. De plus, les groupes révolutionnaires n’ayant pas d’organisation véritablement centralisée, les antennes locales sont relativement autonomes. Seuls les groupes revendiquant un usage intensif de la violence politique, comme Devrimci Sol, correspondent davantage au modèle « classique » de l’organisation révolutionnaire. Les affrontements entre les militant-e-s de ces deux mouvances font plus de 5 000 victimes entre 1975 et 1980 sur l’ensemble du territoire. Les grandes métropoles, comme Istanbul et Ankara, sont les espaces privilégiés de ces affrontements.

9Après le coup d’État du 12 septembre 1980, et contrairement aux deux coups d’État précédents, la junte s’installe au pouvoir et lance une véritable révolution conservatrice. Elle poursuit le programme de libéralisation économique initié en 1979 et fait rédiger une nouvelle Constitution en 1982 qui restreint drastiquement les libertés individuelles et collectives tout en installant l’armée au cœur des institutions. Le chef de la junte, le général Evren, prend la présidence de la République la même année. Les militaires mènent une vaste campagne de répression [7] contre la gauche, le mouvement kurde mais aussi, quoique de manière moindre, contre la droite radicale qui pensait pourtant son heure venue. Mais, surtout, elle transforme le cadre idéologique républicain en instaurant la « synthèse turco-islamique » et en poussant le mouvement islamiste pour contrer la double menace, communiste et kurde.

10Le coup d’État de 1980 marque un coup d’arrêt brutal au développement de la gauche en Turquie. Les partis politiques et la DISK sont fermés, leurs leaders sont emprisonnés ou contraints à l’exil. La nouvelle constitution adoptée en 1982 interdit à la gauche de se reformer sous une forme non-partisane. Ce contexte politique et idéologique répressif lui est largement défavorable alors que ses modèles et références que sont les pays du bloc de l’Est se désagrègent progressivement. La situation s’assouplit pourtant au début des années 1990 : la DISK renaît de ses cendres en 1992, tandis qu’une tentative d’unification de la gauche en un parti politique légal, le Parti de la liberté et de la solidarité (ÖDP), est initiée en 1996. L’enthousiasme des débuts laisse cependant rapidement place au retour des vieilles querelles. Le parti n’est jamais parvenu à consolider un électorat de gauche. Relativement isolée du reste de la société turque, la gauche politique ne survit que dans de petits partis politiques concurrents. Sa faible réactivité initiale face au mouvement Gezi en 2013, puis sa tentative de récupération des événements ont suscité des tensions avec de nombreux-ses manifestant-e-s. Le véritable et dernier pôle d’attraction – pour ne pas dire de survie – pour la gauche est désormais l’alliance avec les Kurdes à travers le Parti démocratique des peuples (HDP) aujourd’hui violemment attaqué par le pouvoir.

Les conséquences biographiques de l’engagement révolutionnaire

11Mais ces trajectoires doivent elles-mêmes être saisies dans leur complexité intrinsèque, c’est-à-dire en tenant ensemble dans la durée les inscriptions sociales plurielles des acteurs que l’on peut résumer aux trois principales sphères de vie : familiale, scolaire/professionnelle, politique.

12On peut distinguer trois cohortes dans la composition des groupes révolutionnaires des années 1970. La première est composée de militant-e-s fortement doté-e-s en capitaux culturel et économique et originaires des grands centres urbains. Ils/elles sont surreprésenté-e-s dans les instances dirigeantes des groupes et orienté-e-s vers les activités intellectuelles (traductions, rédactions des revues, etc). La seconde se compose de militant-e-s originaires des zones rurales ou des bourgs d’Anatolie et venu-e-s dans les grandes villes pour leurs études au lycée ou à l’université. Ils/elles sont souvent les premiers-ère-s de leur famille, sinon de leur village, à accéder à ce niveau d’étude. Inégalement concerné-e-s par la politique, éloigné-e-s de leurs familles, logé-e-s dans les cités universitaires et souvent faiblement doté-e-s en ressources économiques, ils/elles sont la cible privilégiée des groupes désireux d’élargir leur recrutement. Enfin, la troisième cohorte est composée des militant-e-s, souvent lycéen-ne-s, résidant dans les quartiers périphériques des grandes villes et qui s’engagent à mesure que les groupes politiques s’y installent.

13L’enquête montre que le choix de l’organisation, tout comme le maintien dans celle-ci, ne se fait pas, comme le veut un certain biais intellectualiste, par l’adhésion et la maîtrise d’un programme idéologique mais par des affinités interindividuelles et des circonstances locales. Les sources disponibles montrent que les profils socio-économiques des militant-e-s d’extrême droite et d’extrême gauche sont relativement similaires. Seule l’origine ethnique et/ou religieuse peut les séparer. Les militant-e-s de droite sont très majoritairement turcs et sunnites tandis que les militant-e-s de gauche comptent une forte proportion – fort difficile à quantifier faute de sources précises – de kurdes et/ou d’alévi-e-s. Le glissement progressif, au cours de la seconde moitié des années 1970, vers un affrontement ethnico-religieux dans certaines parties du territoire [8], tendra à renforcer dans le discours nationaliste l’assimilation entre minorités et cinquième colonne communiste. Il faut toutefois se garder de rigidifier ces affinités entre groupe majoritaire (turcs sunnites) et droite d’un côté et groupes minoritaires (kurdes, alévi-e-s) et gauche de l’autre. De nombreu-x-ses turcs sunnites se retrouvent dans les rangs des groupes de gauche. Ainsi, l’ensemble de ces éléments remet en cause les théories traditionnelles faisant de l’origine sociale et du déclin social la cause de l’engagement radical mais aussi de l’orientation de cet engagement.

14Le maintien de l’engagement dans la seconde moitié des années 1970 est à la fois lié au contexte et à la situation personnelle des acteur-trice-s. D’abord, la violence de l’extrême droite et la répression des autorités génèrent un effet de cohésion et un sentiment de vulnérabilité qui facilitent la poursuite de l’engagement. Il devient de plus en plus difficile, à mesure que le temps passe, de circuler seul voire à plusieurs dans certains espaces sans risquer d’être attaqué par le camp adverse. Par ailleurs, les groupes, en dépit de leurs faibles ressources, travaillent à fidéliser les militant-e-s. Ces dernier-ère-s sont incité-e-s à s’impliquer davantage en participant à diverses activités : séminaires de lecture, manifestations, tours de garde armés dans les espaces contrôlés par le groupe…

15L’engagement a d’autant plus de chances de se maintenir que l’ensemble des sphères de vie entre en résonance avec le militantisme. Ce dernier tend alors à occuper de plus en plus en place au sein de l’économie des sphères de vie et impose des reconfigurations. Par exemple, les militant-e-s sont amené-e-s à négliger – sinon à abandonner – leurs études et leurs emplois. Ils/elles réorganisent également leur vie privée en accord avec les prescriptions concernant la vie de couple. Dans les espaces qu’ils contrôlent de près, certains groupes soumettent leurs membres à des injonctions vestimentaires et sexuelles strictes, principalement à destination des femmes. Les relations de couple, « détournant l’énergie révolutionnaire » [9], sont proscrites ou sévèrement encadrées. Ces incitations au maintien d’un engagement exigeant ne sont pas sans susciter des tensions entre les différentes sphères de vie qui sont arbitrées de manière variable et peuvent, dans certains cas, conduire au désengagement.

16Le coup d’État militaire de 1980 vient mettre un brusque coup d’arrêt au militantisme révolutionnaire en Turquie. Les militant-e-s des groupes illégaux sont poursuivi-e-s et arrêté-e-s. Les rares tentatives de repli vers les montagnes pour organiser la résistance à la junte se soldent par des échecs. Les groupes révolutionnaires ne parviennent à survivre qu’en se maintenant dans une clandestinité précaire ou en s’exilant vers l’Europe (Allemagne, France, Suède). L’exil en Europe est au départ le fait des individus les plus dotés en capitaux individuels et en réseaux militants, comme les trotskystes. Mais à mesure que la répression s’amplifie, le nombre d’exilé-e-s politiques s’accroît. Les groupes révolutionnaires s’activent pour sensibiliser les opinions européennes sur la situation politique en Turquie mais la mobilisation en exil faiblit à mesure que les années passent et que la perspective d’un changement révolutionnaire s’évanouit.

17Dans les prisons, les militaires emploient la torture à vaste échelle. Bien que ses effets soient difficiles à isoler, cette dernière laisse de lourdes séquelles physiques et psychiques. Après le régime militaire, la lutte contre son usage intensif devient un cheval de bataille des associations proches de la gauche. Chargée des procès politiques après le coup d’État, la justice militaire condamne les militant-e-s par centaines au cours de procès de grande ampleur. Progressivement libéré-e-s à partir du milieu des années 1980 puis suite à l’amnistie de 1991, les militant-e-s cherchent en priorité à assurer leur existence, à s’insérer professionnellement et, souvent, à (re)construire une sphère familiale déstructurée.

18Les stratégies de reconversion sont fortement liées au contexte local dans lequel se trouvent les acteur-trice-s, à la structure des capitaux individuels mobilisables et aux effets de genre. Ces trajectoires mouvementées se distinguent par des entrées plus tardives dans la plupart des rôles sociaux (mariage, parentalité) et par l’occupation de positions professionnelles plus précaires que le reste de la population. Les couples formés préalablement à la détention sortent souvent fragilisés de cette épreuve et les divorces sont nombreux. La majorité des militant-e-s rencontré-e-s se marie à la fin des années 1980 ou au début des années 1990, une fois sorti-e-s de prison ou revenu-e-s d’exil.

19Les militant-e-s initialement les plus doté-e-s en capitaux réussissent plus facilement à initier des trajectoires de reconversions professionnelles valorisées (journalistes, universitaires), en exil d’abord puis en Turquie après leur retour. Les individus de la troisième cohorte, les plus jeunes, parviennent en raison de leur jeune âge lors du coup d’Etat à échapper à la prison et à terminer leurs études en abandonnant le militantisme ou en le poursuivant de manière clandestine. Les plus touché-e-s par la répression et ses conséquences sur le long terme sont les militant-e-s de la seconde cohorte. La prison interrompt la trajectoire sociale ascendante entamée à travers leur scolarité universitaire. Faiblement doté-e-s en capitaux, stigmatisé-e-s en raison de leur engagement passé et n’ayant pu valider leur diplôme, elles/ils peinent à s’insérer professionnellement et multiplient les emplois précaires.

20En dépit de ces différences, les réseaux militants jouent un rôle central pour l’ensemble des acteur-trice-s, tant dans leurs trajectoires matrimoniales que dans leurs reconversions professionnelles et politiques. Certains secteurs (enseignement privé, publicité, chambres professionnelles) et certaines institutions (mairie de Çankaya à Ankara) sont ainsi devenus des espaces particulièrement propices à la reconversion d’ancien-ne-s militant-e-s de gauche. Ces trajectoires de reconversion connaissent toutefois une dimension nettement genrée. Si les militantes sont en moyenne moins touchées par la répression que les militants, elles se trouvent doublement stigmatisées au cours des années 1980. D’abord en raison de leur orientation politique délégitimée mais aussi en raison de leur situation matrimoniale. Non mariées ou mariées à des prisonniers politiques, elles peinent à terminer leurs études et à trouver un emploi. Par la suite, leur (re)mise en couple et l’arrivée d’enfants pousse nombre d’entre elles à se replier sur les sphères professionnelle et privée, et donc à se désengager du militantisme.

21Bien que la majorité des militant-e-s actif-ve-s dans les années 1970 ait délaissé le militantisme en raison de la répression ou de l’exil, le retour à l’engagement associatif et/ou politique constitue, pour d’autres, un moyen de reconvertir des dispositions et des capitaux précédemment acquis. À partir de la seconde moitié des années 1980, faute de possibilité d’engagement à gauche, les militant-e-s investissent des causes locales (associations de quartier), les associations régionales (hemşehri) ou des causes dites « identitaires » (alévisme) a priori moins politisées que le registre socialiste. Ils contribuent d’ailleurs bien souvent à politiser ces mêmes causes. Là encore, les femmes connaissent des trajectoires un peu différentes. Faute de structures militantes au cours des années 1980 puis en raison de leur investissement dans d’autres activités et de leur éloignement des réseaux militants qui restent très majoritairement masculins, elles se distancient davantage du militantisme que les hommes. Cependant, une partie d’entre elles, souvent les plus dotées en capitaux et habitantes des grands centres urbains, investissent la cause féministe en plein essor à la fin des années 1980.

22Une partie des individus ayant maintenu un engagement politique s’est aujourd’hui tournée vers le HDP qui n’est pas que le « parti des Kurdes » mais le relais et le point de rencontre de nombreuses causes (gauche, écologie, mouvement LGBT). Il offre la seule alternative structurée au gouvernement de l’AKP et à la prégnance de l’institution militaire dans la vie politique. Enfin, on observe, depuis le début des années 2000, l’émergence d’une mobilisation mémorielle et victimaire autour de la répression politique en Turquie. Elle réclame le jugement des putschistes et des tortionnaires du régime militaire de 1980 et la réhabilitation des militant-e-s exécuté-e-s. Cette mobilisation redessine un espace de luttes et de concurrence autour de l’imposition d’une mémoire légitime de la gauche des années 1970 et du régime militaire. Les procès intentés aux généraux Kenan Evren (1917-2015) et Tahsin Şahinkaya (1925-2015) suite à la levée de leur immunité après le référendum constitutionnel de 2010 ont vu converger temporairement la gauche et l’AKP sur la nécessité de condamner les dernier-e-s représentant-e-s de la junte de 1980 et, de manière plus générale, l’interventionnisme militaire dans la vie politique du pays. Mais ces procès n’ont pas abouti à la reconnaissance par l’État des disparitions et de l’usage massif de la torture contre les détenu-e-s sous le régime militaire.

23***

24En dépit de la disparition de l’activisme de gauche de l’échiquier politique turc, l’étude montre que cet engagement, même assez bref, a durablement pesé sur les trajectoires sociales non seulement politiques, mais aussi professionnelles et privées des acteur-trice-s. On saisit ainsi les articulations entre les différentes sphères de vie mais aussi les différences de genre qui président aux différents processus de reconversion. L’étude de la gauche révolutionnaire sur la longue durée par le biais des trajectoires de ses militant-e-s rend visible ses recompositions successives suivant ses dynamiques internes et le contexte politique auquel elle s’affronte.

25Mais cette étude donne aussi à voir, en creux et sur le temps long, les transformations de la Turquie depuis une quarantaine d’années. L’affirmation de l’islam politique depuis les années 1980 et la marginalisation concomitante de la gauche ne manquent pas d’interroger sur les conséquences différenciées du régime militaire de 1980-1983 sur les mouvances politiques. La gauche a perdu sa capacité de mobilisation au profit de l’islam politique qui est parvenu à se substituer à elle dans nombre d’espaces urbains. De surcroît, l’alliance des différentes forces de gauche avec le mouvement kurde contribue à l’exposer à la répression comme en témoignent les récentes campagnes d’arrestation. Mais elle l’expose aussi à des attaques plus directes. L’attentat du 10 octobre 2015 à Ankara (102 mort-e-s), attribué à l’État islamique, qui a frappé un cortège de manifestant-e-s rassemblé pour réclamer la paix dans le Sud-est du pays, est venu rappeler la précarité de la position de la gauche en Turquie.


Date de mise en ligne : 09/06/2017

https://doi.org/10.3917/mouv.090.0140

Notes

  • [*]
    Docteur en science politique, ATER à l’Université de La Rochelle, chercheur associé au Centre Émile Durkheim (CNRS/UMR 5116)/Sciences Po Bordeaux et au Centre de Recherche sur l’Action Politique de l’Université de Lausanne (CRAPUL).
  • [1]
    Alpat I., Türkiye solu sözlüğü [Dictionnaire de la gauche turque], Istanbul, Siyah Beyaz Kitap, 2012, p. 37.
  • [2]
    Cet article est issu d’une thèse doctorat en cotutelle entre Sciences Po Bordeaux et l’Université de Lausanne, soutenue en décembre 2016 et intitulée : Les conséquences biographiques de l’engagement en contexte répressif. Militer au sein de la gauche radicale en Turquie : 1974-2014. Je remercie Élise Massicard et Amin Allal pour leur relecture attentive des premières versions de ce texte.
  • [3]
    Les militant-e-s de cette région s’autonomisent progressivement du reste de la gauche et se tournent vers un militantisme indépendantiste kurde. Le PKK (Parti des travailleurs du Kurdistan) est créé en 1978.
  • [4]
    Restés des icônes révolutionnaires jusqu’à aujourd’hui, ces leaders sont Deniz Gezmiş, Mahir Çayan et Ibrahim Kaypakkaya.
  • [5]
    Les parlementaires ne parviennent pas à trouver un accord pour choisir un remplaçant au président Korutürk dont le mandat arrive à terme en avril 1980. Sept gouvernements se succèdent entre 1974 et 1980 tandis qu’une crise laisse le pays sans gouvernement durant plus de deux cents jours en 1974-1975.
  • [6]
    Ce parti – qui existe toujours – est alors dirigé par Alparlsan Türkeş, ancien colonel de l’armée turque, il est membre de la junte qui prend le pouvoir en 1960. Il en est rapidement évincé pour ses positions idéologiques. Le parti défend une vision nationaliste turque et sunnite de la Turquie et puise ses racines dans la pensée pan-turquiste du début du XXe siècle ; il ne cache pas ses sympathies pour les régimes fasciste et nazi.
  • [7]
    650 000 personnes sont placées en garde à vue, quelques centaines « disparaissent » et 50 sont exécutées : E. Massicard, « Répression et changement des formes de militantisme : carrières et remobilisation à gauche après 1980 en Turquie », Revue européenne d’analyse des sociétés politiques, n° 28, 2010, p. 6.
  • [8]
    Entre 1978 et 1980 certaines villes, comme Kahramanmaraş, Çorum ou encore Malatya, connaissent de véritables pogroms contre les populations alévies et kurdes de la part des militants d’extrême droite avec la passivité, sinon la complicité, des autorités locales. Selon Hamit Bozarslan, les affrontements les plus violents ont lieu dans les zones mixtes où se côtoient populations turque et kurde, sunnite et alévie, Bozarslan H., « Le phénomène milicien, une composante de la violence politique dans la Turquie des années 1970 », Turcica, Vol. 31, 1999, p. 185-244.
  • [9]
    Entretien avec Ferhat, Istanbul, 30/04/2015.

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