Mouvements 2017/2 n° 90

Couverture de MOUV_090

Article de revue

Continuer la lutte en exil ou rester en Turquie ?

Entretien avec Aysen Uysal et Selim Eskiizmirliler

Pages 82 à 91

Notes

English version

1Ayşen Uysal (A. U.) : BAK a été fondé en novembre 2012 à l’initiative d’un groupe d’enseignant·e·s-chercheur·se·s de différentes villes de Turquie. Le groupe s’est constitué autour de la défense des droits humains et a d’abord milité surtout pour les droits des prisonnier·ère·s, en soutenant les grévistes de la faim dans les prisons, et pour les droits des Kurdes. Dès le début, les noms des signataires des pétitions successives de BAK ont été signalés dans les médias mais, en gros, ce n’était qu’un petit groupe qui échangeait par mail. Et ça a soudain changé après la pétition pour la paix du 11 janvier 2016. Nous avons tou·te·s été surpris·e·s par la violence de la réaction d’Erdoğan. Il y avait bien eu des discussions entre nous, car le ton de cette pétition était plus dur que d’habitude. Certain·e·s se demandaient si ça n’allait pas rebuter des signataires potentiel·le·s, et certain·e·s craignaient même des poursuites judiciaires. Mais, pour la plupart, on se disait que les universitaires exagèrent toujours l’importance de leurs actions, que ce n’était qu’une pétition, une action bien peu risquée. On savait que toute pétition laisse une trace puisqu’on retrouve tous les noms des signataires dans la presse et maintenant sur internet, mais on pensait que ce n’était pas important. Et la réaction d’Erdoğan a vraiment surpris tout le monde. Le même jour il y a eu un attentat, et son premier discours a pris pour cible les pétitionnaires, puis des groupes proches de l’AKP et de la droite radicale ont très vite pris le relais. Tout à coup la pétition est devenue très connue.

2Mouvements (M.) : Cette réaction inattendue s’inscrivait dans une séquence politique particulière.

3A. U. : Le 7 juin 2015, il y avait eu les élections législatives avec une large victoire de l’AKP, et durant l’été la répression dans les villes kurdes s’était encore accentuée. Au-delà du nombre de mort·e·s, les histoires étaient terrifiantes. Imaginez que votre mère est en train de mourir dans la rue, devant vos fenêtres, et que pendant des jours elle agonise sous vos yeux sans que vous puissiez l’aider car si vous sortez les forces de l’État vous tuent. La pétition, même avec un ton plus dur, n’était pas grand-chose face à ces atrocités. Mais après coup, il est évident qu’Erdoğan attendait l’occasion d’intervenir dans les universités. Déjà, beaucoup d’universitaires avaient déclaré publiquement leur soutien au HDP pendant la campagne des législatives. Ce soutien au principal parti pour la paix dans les zones kurdes était un problème politique pour le gouvernement. Mais la question n’était pas seulement politique, il y avait aussi un enjeu économique. Une loi était en préparation pour en finir avec le statut de fonctionnaire à vie, remplacé par un statut contractuel à durée limitée. La pétition était donc une première occasion d’attaquer l’université pour la précariser. Et le coup d’État du 15 juillet 2016 a aussi permis d’accélérer ce processus, et bien au-delà de l’université. Quoi de plus pratique que de limoger en masse les fonctionnaires pour mettre fin à leur statut ?

4M : Le 12 janvier, quand Erdoğan voue aux gémonies la pétition et ses signataires, vous êtes donc surpris·e·s. Comment avez-vous réagi ?

5A. U. : Le jour même, je crois que je ne regardais pas la télé et qu’un ami m’a appelé après le discours d’Erdoğan. On a eu pas mal d’échanges pour savoir comment réagir ensemble. Mais tout de suite la vie est devenue un cauchemar. On n’osait pas trop aller à la fac, on ne s’y sentait pas en sécurité. Par exemple, des groupes d’étudiant·e·s de droite radicale de mon université ont publié nos photos sur des sites et dans des journaux, à l’initiative de député·e·s de l’AKP d’Izmir, si bien qu’un groupe d’étudiant·e·s m’accompagnait quand j’étais dans les bâtiments pour prévenir les attaques. La pression sociale était forte. Même des gens avec qui on avait échangé pendant la campagne électorale sont devenus très critiques et parfois violents contre nous. Imaginez que vous entendez en continu que tel collègue, puis telle autre collègue, ont été interpellé·e·s par la police, qu’il y a des perquisitions policières chez tel·le·s autres. Pas mal d’entre nous ont quitté leur logement pour éviter ça, en déménageant chez leurs parents ou en se rassemblant dans un autre appartement. Certain·e·s ne dormaient pas la nuit, car depuis longtemps les descentes de police se font à 5h du matin, donc ils·elles restaient éveillé·e·s jusqu’à 6-7 h et dormaient ensuite dans la journée. Moi, je suis restée chez moi, et dans ces moments plein de questions nouvelles se posent. Est-ce que je me déshabille ou pas pour dormir ? Si je suis en pyjama quand la police arrive, étant toute seule, est-ce que j’ouvre la porte tout de suite ou je m’habille d’abord ? Les familles aussi étaient en alerte, ne sachant pas bien quoi faire. Ma mère avait très peur, mais en même temps elle est venue dormir chez moi pendant quelques jours.

6M : Au début vous échangiez donc les informations pour faire savoir ce qui arrivait aux unes et aux autres. Comment êtes-vous passé à d’autres types d’action?

7A. U. : Deux mois après, le 15 mars, nous avons organisé une conférence de presse simultanée à Istanbul et à Ankara pour réaffirmer notre adhésion à ce que nous avions écrit dans la pétition. Le texte était écrit en commun mais lu par quatre collègues, et dès le lendemain ils·elles ont été interpellé·e·s chez eux·elles et mis·e·s en prison ; l’une des quatre, qui était alors à Paris, a été arrêtée à son retour quelques semaines après. Il devenait donc difficile de faire quelque chose de plus même s’il y a eu des rassemblements devant les deux prisons. C’était des sortes de tours de garde pour affirmer notre soutien aux collègues, avec chaque jour un groupe différent ; il y a eu des universitaires mais aussi des écrivain·e·s, des acteur·trice·s, des syndicats, etc. jusqu’au procès du 22 avril. Ce jour-là, on était très nombreu·x·ses devant le palais de justice. Les quatre accusé·e·s ont été libéré·e·s mais le procès est encore en cours. La mobilisation a augmenté jusqu’à ce procès, avec un soutien important à l’extérieur des universités, puis elle s’est ralentie avec le soulagement consécutif à la libération des quatre accusé·e·s. Ensuite il y a eu le coup d’État du 15 juillet, avec de nouvelles arrestations, et la solidarité a été un peu dispersée sous l’effet de la répression. Il est devenu très difficile de suivre les événements. Vous vous mobilisez pour un journaliste emprisonné, et le lendemain il y a une nouvelle arrestation, puis une autre, et comme cela sans cesse. La répression tente de diviser les mobilisations en de multiples petits groupes, chacun soutenant quelques personnes.

8M : La solidarité internationale s’est manifestée très vite à partir du 11 janvier. Comment l’avez-vous organisée ?

9A. U. : On a tout de suite formé un groupe international, et les gens qui ont un certain capital académique ont mobilisé leurs réseaux et leurs contacts avec les universités étrangères, surtout en France, de même que certain·e·s avaient déjà des relations avec des organisations à l’étranger, comme la FIDH [5] ou Amnesty International. À l’époque, le gouvernement était très sensible à la pression internationale, et ça a directement contribué à le faire reculer un peu. D’ailleurs, le Premier ministre du moment a démissionné en grande partie à cause de son désaccord avec le Président sur l’emprisonnement des universitaires. Les collègues présent·e·s à l’étranger se sont activé·e·s surtout à partir de février pour mobiliser la solidarité internationale.

10Selim Eskiizmirliler (S. E.) : Après les accusations d’Erdoğan contre la pétition pour la paix, le 12 janvier 2016, le nombre des signataires est passé de 1128 à 2212 en deux semaines. Moi-même, c’est à ce moment-là que j’ai signé, car avant je n’étais pas au courant de cette pétition. BAK était un petit groupe d’universitaires majoritairement de gauche, proches ou juste non hostiles à l’égard du mouvement kurde, dans le registre de la défense des droits humains, de la liberté d’expression, etc., mais il était peu connu. Ce qui s’est passé avec la pétition du 11 janvier n’est le résultat ni de la pétition elle-même, qui n’était qu’une pétition de plus parmi d’autres, ni de BAK, qui était un petit groupe sans lien direct avec aucune organisation politique importante, et dont la pétition ne représentait aucun danger et n’avait provoqué aucun effet majeur dans l’opinion publique. Il fallait donc essayer de comprendre l’agenda d’Erdoğan : pourquoi avait-il soudain monté cette pétition en épingle ? Les premiers limogeages d’universitaires ont eu lieu dès fin janvier, mais peu de gens pensaient que cela allait continuer, voire augmenter. Or selon moi et une petite minorité au sein de BAK, ce n’était que le début : l’agenda d’Erdoğan consistait à se débarrasser des universitaires de gauche, à nettoyer les universités. On s’est dit qu’à peu près 200 universitaires seraient limogé·e·s d’ici au mois de septembre, car Erdoğan n’aurait pas fait tout ce bruit pour en limoger seulement trois ou quatre. C’est sur la base de ce diagnostic qu’on a pensé que les pétitions ne suffisaient pas, qu’il fallait créer un comité international durable. Le 18 janvier, une première conférence publique a été organisée à l’EHESS, c’était la première dans le monde entier. Le GIT (Groupe International de Travail) sur la Turquie existait déjà depuis 2012, qui avait été créé pour protester contre l’incarcération de Ragip Zarakolu et Büşra Beste Önde. Je dirais que c’était un groupe en sommeil, mais le réseau qui avait été créé a permis de réagir très vite. C’est là que j’ai rencontré Isabelle Saint-Saëns, Hamit Bozarslan, Vincent Duclert, etc., et qu’on a pu échanger entre nous. Très vite il y a eu des pétitions de soutien dans le monde entier, mais cela ne nous semblait pas suffisant. En mars, on a donc proposé, lors de la deuxième conférence publique à l’EHESS, avec cette fois-ci par visioconférence également l’intervention de collègues de Turquie, des États-Unis, d’Allemagne et d’Angleterre, la mise en place du CISUP, Comité international de solidarité avec les universitaires pour la paix, et créé de notre côté un nouveau réseau en tant que comité de coordination en France de CISUP (CCFR-CISUP). C’était le début du CISUP, mais je ne dirai pas sa naissance, je ne sais toujours pas s’il est vraiment né…

11M : Les contacts avec BAK se sont faits d’emblée ?

12S. M. : Tout a été initié là-bas, mais à part des échanges de mails pour s’informer et manifester notre soutien, ça ne s’est concrétisé qu’un peu plus tard. En mars, quatre collègues ont été accusé·e·s d’appartenir à un groupe terroriste après la conférence de presse qu’ils·elles ont faite au siège de Egitim-Sen, l’Union des Ouvriers de l’Éducation, et les trois qui étaient en Turquie ont été incarcéré·e·s avec un procès annoncé pour le 22 avril. La quatrième, Meral Camci, était alors à Paris, on a essayé de la convaincre de rester quelques jours de plus afin de pouvoir l’accompagner avec une délégation internationale d’universitaires, mais elle a voulu rentrer en Turquie, où elle a été arrêtée elle aussi. On a donc décidé d’avancer la conférence publique annonçant la création du CISUP, prévue au départ en juin lors du congrès de la LDH [6] du 13 avril. Et la première action a été de créer une commission internationale d’observation universitaire pour se rendre au procès – où je me suis retrouvé à être le seul universitaire venu de France. En fait, je ne suis pas allé au procès lui-même, car il était devenu clair qu’ils·elles seraient libéré·e·s ; j’ai donc passé mon temps à prendre contact directement avec les gens de BAK et de groupes proches. Fin mai, Isabelle Saint-Saëns a créé le premier groupe de discussion sur internet avec différents groupes de travail (accueil, relations internationales, presse, etc.) La première réunion du CCFR-CISUP a eu lieu début juin, on était quatre ou cinq, quasiment personne, donc. Puis Cagla Aykac et moi avons été invité·e·s à parler à l’Université de Goldsmith en Angleterre, pour discuter de la mise en place du CCBR-CISUP local. Fin juin, on se disait que l’été allait se passer comme cela, avec vingt membres dans le groupe de discussion. Mais il y a eu le coup d’État du 15 juillet, et ça a relancé la solidarité. Aujourd’hui, la liste de diffusion compte 144 inscrit·e·s. On a créé la semaine dernière le BAK FRANSA, en tant que groupe de travail du CCFR-CISUP, avec les collègues venu·e·s de Turquie entre-temps ; le BAK ALMANYA existe déjà, tout comme le BAK INGILTERE, qui a fait sa réunion de lancement le 9 décembre dernier. Le CCFR est devenu CCFRSB, car des collègues suisses et belges nous ont rejoint·e·s. Ces comités se sont créés suite à des contacts et à des actions communes déjà en cours. Au procès du 22 septembre, on a pu cette fois-ci monter une vraie délégation internationale, avec sept personnes de Suisse, Belgique, Angleterre, Grèce, Allemagne, France. Les gens de l’ambassade de France sont elles et eux aussi venu·e·s assister au procès.

13M : A quel moment le besoin de financement a-t-il émergé ?

14A. U. : Je ne peux pas donner de date exacte, mais dès le mois de janvier il y a eu des licenciements, d’abord dans des universités privées à Istanbul. Dans les universités publiques licencier a été un peu plus compliqué, comme à l’université de Mersin où cela a été expérimenté en premier. Le statut de maître assistant est contractuel, c’est un contrat de trois ans qui en temps normal est automatiquement renouvelé, mais cela a commencé à ne plus être le cas. C’est seulement après le coup d’État du 15 juillet que les décrets ordonnant le limogeage de fonctionnaires en masse ont commencé. À l’heure actuelle environ 80 signataires de la pétition ont été renvoyé·e·s par leur université, et 150 ont perdu leur poste si l’on inclut les personnes licenciées de la fonction publique par décret, comme l’ont été jusqu’ici plus de 3000 universitaires. La différence entre un renvoi par décret et un licenciement par l’université, c’est que dans le premier cas l’on perd tout, tous les droits sociaux à la retraite, à la santé, etc., et même le droit de posséder un passeport pour sortir du pays. Et ce qui est plus invisible, c’est, par exemple, dans mon département, une collègue qui pour ne pas subir un renvoi et perdre ses droits a pris sa retraite, comme elle avait l’âge pour le faire. Aujourd’hui, cela n’est pas comptabilisé, mais il y a un nombre important de collègues qui ont dû partir à la retraite ou démissionner sous la pression. Face à tout cela, on a créé un fonds de solidarité, au départ avec des enveloppes de billets. Un collègue de l’université de Galatasaray a organisé de petites cellules dans chaque université pour collecter de l’argent tous les mois, avec des cotisations différentes selon les statuts. À partir du mois de mars, on a pu commencer à verser de l’argent sur les comptes des collègues licencié·e·s. En Turquie, la législation est vraiment très stricte sur ce point-là : la provenance de l’argent est le principal moyen de désigner une organisation comme illégale (« terroriste »), notamment pour établir des liens entre telle organisation pas encore illégale et telle organisation déjà classée comme illégale. On a donc dû apprendre cette législation, et finalement on a trouvé la possibilité de créer un fonds au sein du syndicat Egitim Sen [principal syndicat enseignant], puisqu’on était déjà membres de ce syndicat et qu’il a le droit de verser de l’argent à ses membres, puis, pour les collègues des universités privées, une association [la Fondation de recherche en sciences sociales, SAV] a accepté de créer un autre fonds. Donc on a deux caisses qui reçoivent chaque mois nos cotisations, et le syndicat contribue aussi. Le problème, c’est que depuis le coup d’État du 15 juillet, le nombre des collègues qui ont besoin d’aide augmente tous les jours.

15M : C’est dans ce contexte que l’idée d’une ONG internationale a émergé.

16S. M. : Vers le mois de juin, le nombre d’universitaires limogé·e·s était de 23, donc c’est déjà devenu plus compliqué financièrement. La semaine dernière [au 18 novembre 2016], il y avait 73 demandes de compensation de salaire. Il y a encore un peu d’argent mais ce n’est vraiment pas suffisant, et ça le sera de moins en moins. Hier [22 novembre 2016] 15 universitaires ont encore été limogé·e·s. Face à cela, on s’est dit qu’un comité de coordination ne suffisait pas, qu’il fallait créer une structure officielle sous la forme d’une ONG, notamment pour aider les gens qui vont rester en Turquie, et susciter des invitations à l’étranger pour celles et ceux qui ont encore leur passeport. Il s’agit, d’une part, de créer un fonds international de solidarité, avec des campagnes d’appel à dons, et, d’autre part, de monter un projet de recherche européen destiné à créer une université en ligne qui permettrait d’embaucher des collègues limogé·e·s et resté·e·s en Turquie – et qui dans un premier temps enseigneraient en turc, en kurde, en arabe et en anglais. Notre pari est que ces projets de financement de collègues qui restent en Turquie seront acceptables pour les politiques et les gouvernant·e·s qui ne voient, dans la relation avec la Turquie, que le marchandage sur les réfugié·e·s ; ils pourront dire à la fois que cela maintient les gens hors d’Europe, et que c’est une action pleine de principes moraux et de défense des droits humains. Pour l’instant, l’urgence est au projet de fonds de solidarité, mais il existe également un autre projet initié par le secrétaire d’État à l’enseignement supérieur et à la recherche, et qui est en cours [7]. Un comité de parrainage a déjà été créé pour évaluer les dossiers en termes de risque et en termes de contenu scientifique des dossiers, au cas par cas. On sait que les collègues syrien·ne·s seront prioritaires, et c’est bien légitime. Parmi les autres initiatives importantes, cette fois en Turquie, il y a aussi les Académies de Solidarité qui ont été créées dans cinq villes pour permettre aux collègues limogé·e·s de continuer à travailler, et notamment de donner des cours dans des salles de syndicats ou d’associations, dans des parcs, des cafés, etc. Celle de Kocaeli a un site internet partiellement traduit en anglais [8]. Créer des postes pour ceux et celles qui ont pu et qui pourront et/ou voudront quitter le pays n’est rien de plus qu’une petite action de solidarité. Mais la vraie action de solidarité en Europe doit viser dans un premier temps la création d’un fonds international et l’organisation rapide d’un soutien financier et scientifique à ces Académies de solidarité, afin qu’elles puissent embaucher les collègues limogé·e·s.

17M : Comment se fait la coordination entre les différents BAK, le BAK historique en Turquie et les BAK à l’étranger, en France, en Allemagne… mais aussi éventuellement avec d’autres groupes à l’étranger ?

18A. U. : Même s’il y a des listes pour chaque groupe, on discute principalement via la liste de diffusion commune, donc tout le monde suit toutes les discussions, et les collègues qui sont à l’étranger continuent de contribuer au travail collectif. Le GIT [9], qui existe depuis 2011, a quelques membres en commun avec BAK, mais il n’y a pas vraiment de connexion directe entre ces deux organisations. Elles font parfois des choses en commun, comme des conférences publiques à Paris et des appels à la solidarité, mais chaque groupe porte ses propres initiatives. BAK est essentiellement composé de collègues de Turquie, et principalement de femmes jeunes, je suis parmi les plus âgé·e·s [A. Uysal est née en 1973]. Sur les 2212 signataires, 56 % sont des femmes, ce qui est largement supérieur à la proportion de femmes parmi les universitaires, et parmi les 1128 premi·er·ère·s signataires, la proportion est encore plus importante, ainsi que celle des jeunes. Cela explique certaines formes d’action, le recours à l’humour notamment, mais aussi plus fondamentalement l’organisation très horizontale de BAK, qui rend parfois difficile la prise de décision. Ne pas construire de hiérarchies était un sujet très sensible entre nous. En France, à la réunion d’information et de solidarité organisée conjointement par le BAK France et le GIT, à laquelle j’ai assisté, il y avait un programme avec des interventions à la tribune, alors qu’il aurait dû s’agir d’un échange pour construire la solidarité et trouver des moyens de financement et d’action. En plus, il y avait quatre ou cinq intervenants, tous des hommes, et tous plutôt âgés à l’exception de l’un d’entre eux. Aucun ne connaissait la vie quotidienne en Turquie en pratique, ou bien de très loin. Même une collègue française m’a dit que c’était un modèle d’organisation de réunion de solidarité datant des années 1970. En Turquie, ce sujet des formes d’organisation est devenu très important, surtout depuis les mobilisations du parc de Gezi en 2013. Je pense que pour une mobilisation solide et durable, il faut réfléchir à ces questions, pas seulement au fait qu’on se sent tou·te·s concerné·e·s par la Turquie. Comment on partage le travail, comment on prend des décisions collectives : c’est essentiel.

19M : Une autre question sensible. Tu es à Paris pour un mois, invitée au CRESPPA-CSU par l’Université Paris 8, et tu repars à Izmir ensuite. Depuis la France, on voit par définition surtout les collègues qui sortent ou essaient de sortir du pays, provisoirement ou durablement. Je sais que tu n’as rien contre les collègues qui partent, mais qu’en même temps tu penses qu’il est important de rester en Turquie pour résister sur place.

20A. U. : C’est une question qu’on aborde entre nous, mais souvent de manière implicite. Les signataires sont partagé·e·s sur ce point. Tout le monde ne veut pas partir, loin de là, le groupe de celles et ceux qui veulent rester et lutter en Turquie est important. D’autres sont déjà parti·e·s ou veulent partir immédiatement, et ça pose évidemment des problèmes pour nous. Il y a les collègues qui ont déjà des liens à l’étranger et qui trouvent ainsi à se faire inviter. Mais pour celles et ceux qui n’ont pas ces ressources et qui passent donc par les invitations accordées à BAK, c’est difficile pour nous de faire une hiérarchie à partir des risques. Au début, j’étais pour faire une liste prioritaire, avec d’abord les collègues déjà licencié·e·s, qui ont dû quitter leur logement, etc. Mais depuis le 15 juillet tout a changé, non seulement le nombre de personnes victimes de la répression est devenu fou, mais les conditions de vie quotidienne sont devenues très difficiles, au-delà de la question des licenciements. On est nombreux·ses, mais il n’y a pas assez d’invitations à l’étranger. Donc il y a une discussion forte au sein de BAK sur la manière d’attribuer les invitations, car c’est un choix de toute façon impossible. Et certain·e·s qui veulent partir n’osent pas le dire au sein de BAK, car ils·elles n’ont pas été licencié·e·s et ne se considèrent pas comme prioritaires, tout en cherchant d’autres moyens de partir. Il y a aussi les collègues qui ont des enfants, qui s’inquiètent moins pour eux·elles-mêmes que pour leurs enfants, et qui voudraient partir pour cela. Dorénavant le risque est généralisé, tout le monde y est soumis, et on ne sait pas si demain on aura encore du travail, ou bien même le droit de vivre en Turquie. On n’a pas d’avenir, on n’arrive plus à programmer nos vies, c’est l’incertitude la plus totale. Peut-être qu’une solution serait que tou·te·s les signataires qui veulent partir envoient leur dossier, et que ce soient les collègues étranger·ère·s proposant les invitations qui fassent la sélection, qui choisissent si ce qui importe d’abord ce sont les risques, ou le contenu des dossiers. Certains établissements ont refusé des dossiers de collègues qui étaient en danger immédiat, qui étaient prioritaires selon nous, mais qui ne travaillaient pas sur les mêmes sujets que les centres de recherche invitants, ou qui n’avaient pas de publications en français ou en anglais mais seulement en turc. Et ensuite c’est nous, qui coordonnons les invitations au sein du BAK, qui devons expliquer ces refus à nos collègues en détresse. J’ai dû le faire plusieurs fois. C’est comme si on reproduisait là aussi les inégalités entre celles et ceux qui ont les ressources pour construire des carrières liées à l’international et celles et ceux qui ne le peuvent pas, ne serait-ce que parce qu’il faut savoir parler et écrire en anglais.

21M : Les situations critiques révèlent et exacerbent même les plus petites différences de ressources.

22A. U. : D’autant plus que la plupart des invitations à l’étranger durent de 1 à 3 mois. Pour quelqu’un qui n’est pas déjà à l’étranger, qui n’a plus de passeport, plus de salaire, partir 6 mois ou 1 an suppose donc plusieurs invitations pour la même personne, alors qu’il y en a beaucoup d’autres qui en ont besoin. C’est aussi une discussion entre nous : les premier·ère·s à être parti·e·s sont avantagé·e·s pour nouer des contacts et trouver de nouvelles invitations. Ce sont des sujets très sensibles, très difficiles à formuler entre nous, mais ça existe, et on est contraint de faire des choix à un moment.

23M : Ces questions insolubles sont imposées par la répression d’un côté, et les faibles ressources de l’autre. Face à ces contraintes, il ne peut pas y avoir de solution absolument meilleure que les autres.

24A. U. : Tu ne peux pas dire à quelqu’un « tu ne peux pas accumuler les invitations, ce n’est pas éthique », car il ou elle en a besoin, et en même temps, d’autres ont besoin d’une première invitation.

25M : La solidarité internationale est donc réelle quoiqu’insuffisante. Pour l’instant, c’est surtout en Turquie que la résistance s’organise. Au-delà de la circulation des informations via la liste de diffusion internet, comment cela se passe-t-il ?

26A. U. : On discute beaucoup entre nous d’autres manières d’agir, notamment sur des formes festives ou symboliques, on imagine des actions assez précises, mais avec la répression c’est devenu très difficile de les réaliser. D’autant plus que les personnes touchées par la répression débordent largement les membres de BAK, si bien que prendre des décisions au nom de tout le monde par le biais de notre liste de diffusion devient moins légitime. Il y a quand même des actions notamment pour se solidariser avec les étudiant·e·s emprisonné·e·s, ou aussi avec les écrivain·e·s emprisonné·e·s, surtout des femmes. Il y a des contestations dans les prisons, notamment des grèves de la faim, plutôt individuelles pour l’instant, il y a aussi eu un étudiant qui s’est immolé par le feu pour protester contre les conditions d’emprisonnement. On fait des campagnes de solidarité nationale et internationale, avec des manifestations devant les prisons ou des envois de lettres de soutien en masse, comme on l’avait fait pour les collègues emprisonné·e·s le 15 mars.

27M : Est-ce que des actions transversales, avec les autres secteurs touchés par la répression, notamment depuis le 15 juillet, sont possibles ?

28A. U. : C’est très difficile. Les gülenistes sont touché·e·s comme les militant·e·s kurdes et les activistes de gauche, mais s’il y a une connexion entre le mouvement kurde et la gauche au sens large, il n’y en a pas avec les gülenistes. Ce qu’on entend souvent, grâce aux avocat·e·s, c’est que ces dernier·ère·s ne veulent pas agir pour l’instant, ils·elles préfèrent attendre. On a la possibilité de faire quelque chose avec les journalistes, les écrivain·e·s, les juristes kurdes et de gauche, donc ça reste limité. Même si en tant que chercheuse je sais que la répression ne met jamais entièrement fin aux mobilisations, dans le contexte actuel, la question est qu’il faut être prêt·e à se faire emprisonner, et tout le monde ne veut pas assumer un tel risque, ce qui est parfaitement légitime. Ces derniers temps, un espoir est apparu, les mobilisations ont repris un peu suite à la tentative de promulguer une loi concernant le viol sur mineur·e. Des femmes de différentes couleurs politiques ont protesté et le gouvernement a dû retirer le projet de loi. Quand même ça redonne un peu d’espoir, parce que jusque-là le silence était mortel.

29M : Ce n’est pas la première fois que, en Turquie, c’est via l’action des féministes que les choses bougent un peu.

30A. U. : Il y a un mouvement féministe important en Turquie, dans toute sa diversité. Elles résistent contre les répressions policières dans les manifestations, à Istanbul ou dans le Sud-est. Et à l’heure actuelle, ce sont les femmes qui arrivent à enrôler d’autres gens autour des causes qu’elles défendent, c’est vraiment là un espoir de résistance.

Notes

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