Mouvements 2016/1 n° 85

Couverture de MOUV_085

Article de revue

Community organizing, pansement aux politiques néolibérales ou révolution lente ?

Pages 105 à 113

Notes

  • [*]
    Post-doctorante ANR EODIPAR (CERAPS, CNRS), chercheure invitée à la Queen Mary University of London.
  • [**]
    Professeur de Community Organizing à l’Université du Connecticut aux Etats-Unis.
  • [1]
    The East London Community Organization. Citizens UK s’étant d’abord développé l’Est londonien.
  • [2]
    E. Chambers, Roots for radicals : organizing for power, action, and justice, Continuum, New York, 2004.
  • [3]
  • [4]
    Bacqué et Biewener distinguent ainsi le modèle « radical » de l’empowerment du modèle « néolibéral ». M-H. Bacqué et C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013.
  • [5]
  • [6]
    Enquêtes (observation et entretiens) réalisées entre 2008 et 2012 (dans le cadre d’un doctorat de sciences politiques) puis en 2015 par H.Balazard sur Citizens UK et la Big Society et en 2014 et 2015 par R.Fisher sur le Community Organiser Program.
  • [7]
    La cotisation annuelle pour avoir le label « employeur décent » varie entre 50 livres et 1 000 livres par an. Elle est calculée en fonction de la nature (privé ou public/associatif) de l’employeur et de sa taille. http://www.livingwage.org.uk/
  • [8]
    Entretien du 04.11.09
  • [9]
    Cf. manifeste de London Citizens présenté lors de l’assemblée du 26 Avril 2012 aux quatre principaux candidats à la mairie du Grand Londres.
  • [10]
    IMAGINE, Summary of learning from the Community Organisers Programme, Locality unpublished, 2015.
  • [11]
    R. Levitas, « The Just’s Umbrella : Austerity and the Big Society in Coalition Policy and Beyond », Critical Social Policy, vol. 32, n° 3, 2012, p. 320-342.
  • [12]
    Cf. The Big Society Speech of David Cameron du 10.11.09
  • [13]
  • [14]
    Voir dans ce numéro, le texte d’H. Balazard et de J. Talpin, « Community Organizing : Généalogie, modèles et circulation d’une pratique émancipatrice »
  • [15]
    Pour en savoir plus sur les centres sociaux, voir la contribution de Guillaume Coti dans ce dossier
  • [16]
  • [17]
  • [18]
  • [19]
    Le gouvernement a cependant très récemment (octobre 2015) octroyé à COLtd un fond (Community Organisers Mobilisation Fund) pour financer les organisateurs formés par le COP qui souhaiteraient porter des projets dans le cadre du Localism Act de 2011. Cette loi vise à transférer des compétences des gouvernements locaux vers des collectifs d’habitants, notamment en matière de planification. Cf. http://www.cocollaborative.org.uk/news/community-organisers-mobilisation-fund.
  • [20]
    Voir dans ce dossier l’entretien avec Wade Rathke, créateur d’ACORN
  • [21]
    Le dernier rapport d’évaluation interne du programme stipule d’ailleurs que les effets à long terme (« l’héritage ») du programme sont assurés lorsque, entre autres, des branches locales d’ACORN ont été créées, IMAGINE, ibid.
  • [22]
    Entretien du 27.08.14.
English version

1Dès 2006, David Cameron, alors chef du Parti conservateur, signe une lettre de félicitations pour le dixième anniversaire de Citizens UK, la principale organisation de community organizing du Royaume-Uni, alors appelée TELCO [1] : « Nous avons tous une responsabilité partagée pour notre avenir commun (...). Des organisations telles que TELCO, qui cherchent à donner aux gens une voix, contribuent à renforcer le tissu de la société civile. Ce faisant, ils encouragent un esprit de responsabilité sociale ».

2Son intérêt envers le community organizing s’est ensuite révélé à travers son programme pour une « Big Society », annoncé dans un discours prononcé le 10 novembre 2009 comme une alternative au « grand gouvernement ». Son principal objectif est de « permettre aux individus, aux familles et aux communautés de prendre le contrôle de leur vie en créant un cadre facilitant le développement des responsabilités et des opportunités ». Il comprend, parmi d’autres mesures, la formation de community organizers (organisateurs). Le modèle décrit est explicitement emprunté à Saul Alinsky, Citizens UK et Paulo Freire. On y retrouve les principes de la « règle d’or » du community organizing : « Ne jamais faire pour les autres ce qu’ils peuvent faire pour eux-mêmes [2] ». Les organisateurs de la Big Society « seront là pour faciliter l’action locale et donner un appui aux groupes qui cherchent à s’unir pour s’attaquer aux problèmes [3] ».

3Pourquoi les conservateurs anglais en viennent à promouvoir une démarche ouvertement progressiste ? Comment comprendre ce mélange des genres ?

4Caricaturalement, du côté du programme de la Big Society, on retrouverait une version néolibérale de la rhétorique de responsabilisation (ou empowerment) des communautés. Le capitalisme néolibéral implique la décentralisation des fonctions de développement économique et social vers les individus et communautés (communities), entendues comme associations ou société civile locales. Avec le retrait du secteur public aux États-Unis et de plus en plus au Royaume-Uni, la plupart des programmes d’aide sociale sont transférés vers des organismes à but non lucratif par le biais de la possibilité d’octroi de subventions publiques et privées. Ce faisant, les associations et collectifs d’habitants sont mis en compétition et incités à gérer et non remettre en cause les inégalités sociales.

5Du côté de Citizens UK en revanche, ce serait une version radicale [4] de l’empowerment des citoyens et communautés – prônant avant tout l’émancipation des dominés. Cette organisation s’est développée dans la lignée du modèle de community organizing initié par Saul Alinsky. Volontairement financièrement indépendante de la puissance publique, elle réunit divers groupes de la société civile pour construire un contre-pouvoir, capable de faire rendre des comptes aux élites politiques comme économiques. En « organisant » les habitants parmi les plus pauvres, l’objectif de cette organisation est explicitement de lutter pour la « justice sociale » et de développer les « capacités de leadership » de tous ses membres afin qu’ils puissent influencer les décisions qui les concernent [5]. Plusieurs campagnes visant à améliorer les conditions de vie (emploi, salaire, éducation, logement, transport) sont ainsi menées à l’échelle du quartier comme du pays.

6Contrairement à cette première analyse, cet article souhaite montrer que l’ambivalence néolibéral/radical se situe des deux côtés de ces formes d’empowerment. Il s’appuie pour cela sur l’analyse de quelques campagnes menées par Citizens UK à Londres et sur les premiers enseignements du Community Organizers Programme mis en place dans le cadre de la politique de la Big Society[6].

Citizens UK, « la société civile agira là où elle peut »

7« La société civile agira là où elle peut et nous invitons les élus à agir en nous soutenant là où ils peuvent ». Cette déclaration de Neil Jameson, directeur de Citizens UK, dans un article du Guardian publié le 3 mai 2012 résume l’ambiguïté de la rhétorique de responsabilisation dans cette organisation de community organizing.

8Obtenir des gains revendicatifs rapidement constitue une stratégie pour mobiliser, former et fidéliser de nombreux membres. Pour ce faire, une des stratégies de l’organisation consiste à formuler des revendications « gagnables » et à rechercher un compromis rapide avec les « cibles » des campagnes. Par exemple, il peut être plus facile pour Citizens UK de mettre en œuvre elle-même les solutions qu’elle propose et d’obtenir en échange une aide de la puissance publique.

9La campagne pour un salaire décent (living wage) s’attaque par exemple à des cibles précises (banques, mairies, hôpitaux, universités) et non à une réévaluation au niveau législatif du salaire minimum. À Londres en 2015, ce salaire décent est estimé à £9,15, dans le reste du Royaume-Uni il est de £7,85, là où le salaire minimum national est de £6,70. Après avoir gagné cette campagne auprès de plusieurs entreprises, Citizens UK a créé en mai 2011 la Living Wage Foundation. Cette organisation propose de labelliser les employeurs ayant accepté de payer ce salaire décent en suivant le modèle de la labellisation « commerce équitable ». A travers cette fondation, Citizens UK décharge d’une certaine manière les autorités publiques de leur mission régulatrice. La mairie du Grand Londres (Great London Authority) est par exemple devenu un employeur décent mais son soutien pour la campagne se limite à encourager, sans les obliger, les entreprises à devenir des « employeurs décents ». De plus, Citizens UK tire un revenu de la Living Wage Foundation (les cotisations [7] des employeurs souhaitant avoir le label) mais devient ainsi dépendante de ce type de prestation. La question est de savoir si à long terme ce pragmatisme permettra une véritable transformation de l’ordre politique, économique et social.

10Les organisateurs, conscients des effets potentiellement contre-productifs qu’une telle posture pourrait avoir à long terme, expliquent que l’association peut ainsi montrer l’exemple :

11

« Le but au final c’est d’éduquer le gouvernement et de disparaître éventuellement, mais pour arriver à ça il faudra toujours faire des concessions, c’est-à-dire par exemple que pour l’accréditation au Living Wage, il faut qu’on s’en occupe nous-mêmes, sinon on n’arriverait pas à se financer, on n’arriverait pas à changer cette vision globale [8]. »

12L’organisation a formalisé, à l’occasion de l’assemblée pré-élection municipale d’avril 2012 à Londres, cette relation avec les pouvoirs publics. Elle prend ses responsabilités en s’engageant sur certaines actions ou services. En échange, elle demande à ce que la mairie mette en œuvre ses revendications. Par exemple, dans le cadre de la campagne « Working Future », Citizens UK s’engage à « trouver 500 stages rémunérés et apprentissages pour les jeunes de ses institutions membres dans les quatre prochaines années ». En échange, elle demande au futur maire d’étendre la gratuité des transports en bus ou métro pour les jeunes étudiants ou apprentis à plein temps [9].

13Dans ces différents cas, on retrouve deux types de responsabilisation des communautés : la formulation de revendications (responsabilisation politique) et la mise en œuvre de l’action publique (« do it yourself », forme de délégation/privatisation des services publics). L’une renvoie à la version radicale de l’empowerment, l’autre à sa version néolibérale.

Les organisateurs de la Big Society, agents du néolibéralisme ou avant-garde du community organizing ?

14Le Community Organizers Programme (COP) mis en place entre 2011 et 2015 dans le cadre de la politique de la Big Society est maintenant terminé. C’est une coalition de deux organisations, Locality et RE:generate, qui a obtenu le contrat de 15 millions de livres auprès du gouvernement pour mettre en œuvre ce programme. Le COP a recruté et formé 543 community organizers répartis dans quatorze promotions différentes. Ces organisateurs ont été accueillis dans environ 300 structures d’accueil différentes au Royaume-Uni et ont accompagné et formé 5 703 « volontaires » (volunteers : des habitants bénévoles) [10]. Les organisateurs étaient employés sur des contrats d’un an. Les promotions se retrouvaient tout au long de leur contrat lors de modules de formations qui constituaient l’essentiel du programme.

15Est-ce que le COP correspond à une interprétation néolibérale du community organizing, accompagnant le retrait des services publics, si courante aux États-Unis ? Ou est ce que le COP constitue une solution alternative pour le développement du community organizing radical à une époque d’austérité budgétaire ? Cette partie montre qu’il est possible de répondre oui à ces deux questions.

La Big Society, un agenda néolibéral

16Pour les néolibéraux, le rôle de l’État doit se limiter à garantir la liberté et les droits des individus. David Cameron, avant son élection, recherchait à dépasser l’individualisme de marché prôné par Margaret Thatcher et à mettre en avant la cohésion sociale, les relations et la communauté. Le COP s’inscrit dans cette critique dite « communautarienne » du néolibéralisme. Il renvoie également à la rhétorique de la participation citoyenne, centrée sur les droits et les responsabilités des individus, développée par les gouvernements néo-travaillistes.

17Mais derrière cette valorisation de la participation de la société, la promotion de la « Grande Société » permettrait selon Ruth Levitas de déguiser une véritable « stratégie de choc » (Shock Doctrine) néolibérale de casse du service public [11]. La Big Society, autrement dit la société civile, doit « prendre ses responsabilités, travailler, protéger la mère de votre enfant, agir, s’engager dans sa communauté locale, faire en sorte que les quartiers restent propres, respecte les gens et leur propriété [12] ». Il s’agit de faciliter « la formulation et la mise en œuvre des services publics [13] » par les organisations de la société civile.

18La responsabilisation dont il est question dans la Big Society concerne moins l’engagement dans la politique, au sens large du terme, que celle promue par Citizens UK. Le citoyen est avant tout considéré comme un philanthrope et un bénévole plutôt que comme une personne politique, impliquée dans les débats sur la façon dont les services publics ou privés doivent être exécutés. De plus, la question des inégalités, ne serait-ce qu’en termes de capacité à participer (temps libre, compétences, confiance en soi etc.), n’est pas posée.

19En définitive l’ambition politique de la Big Society n’a pas été accompagnée des moyens nécessaires à sa mise en œuvre. Ce manque de moyens s’est traduit, d’une part, par la timide promotion d’un modèle inachevé de community organizing, ressemblant plus à du développement communautaire [14]. À l’inverse, la souplesse du programme a rendu possible, ponctuellement, le développement de formes de community organizing plus radicales n’allant pas dans le sens de cette version néolibérale de l’empowerment des communautés.

Entre la timide promotion du développement communautaire et celle du community organizing

20Les deux organisations qui ont emporté le contrat du COP s’inscrivent dans une tradition non conflictuelle du community organizing, celle du développement communautaire. Locality est un réseau d’organisations communautaires proches de ce que sont les centres sociaux [15] en France : elles offrent des services sociaux aux habitants. RE:generate, quant à elle, est une association caritative dont l’objectif est de « réduire la pauvreté en encourageant l’esprit d’entreprise et le leadership au sein des communautés [16] ». Ces structures puisent notamment leurs méthodes d’intervention dans les approches développées par les éducateurs et les activistes tels que Paulo Freire et Saul Alinsky. Mais leur théorie du changement est au final beaucoup moins proche de celle d’Alinsky que de celle du développement communautaire. Jess Steele, qui a écrit la réponse à l’appel d’offre du gouvernement pour Locality, a ainsi clairement indiqué, même si elle a abondamment cité Alinsky, que son approche a toujours été fondée sur les ressources (assets) d’une communauté et non sur ses besoins (issues) [17]. De même, en citant Freire, ils se sont concentrés sur l’écoute. Mais l’un des concepts clés de Freire est le fait de passer de l’écoute et du dialogue à une critique plus large et à l’action. Cela prend du temps, qui a crucialement manqué aux différents community organizers recrutés sur un an.

21Les organisateurs recrutés ont eu pour mission, d’après leur fiche de poste, « d’aider les résidents, les groupes, les associations et les entreprises à développer leur pouvoir d’action collective pour le bien commun, grâce à l’utilisation de la Root Solution Listening Matters (« la solution vient de l’écoute des problèmes »), un programme basé sur l’action et le dialogue [18] ». Concrètement, les organisateurs ont dû, pendant un an, « écouter » 500 personnes, recruter et former neuf volontaires et faire émerger trois projets même s’ils restent au stade de l’idée.

22Dans la majorité des cas, ces organisateurs en herbe n’ont pas eu le temps ni les moyens d’organiser des collectifs d’habitants capables de jouer un rôle de contre-pouvoir. Les projets ayant pu aboutir étaient par exemple la création de jardins communautaires ou de zones de voisins vigilants. Le programme reposait essentiellement sur des modules de formation proposés aux habitants. Ces formations, axées sur la construction de lien social, laissaient de côté la construction de collectifs et d’actions pour la justice sociale.

23Le COP a pris fin en septembre 2015, quatre ans après le début. Il y a une forte volonté de la part des deux prestataires Locality et RE:generate de continuer le travail entamé. La Company of Community Organizers (ou COLtd) a ainsi été créée à ce titre en 2015 et les organisateurs formés par le programme sont invités à y être associés même si sa mission n’est pas encore bien définie. Elle pourrait agir comme une association professionnelle qui protège et promeut les valeurs de l’approche développée et offre une formation et un soutien aux organisateurs alors invités à trouver des postes dans des structures tierces ou à travailler à leur compte. Elle pourrait jouer le rôle d’intermédiaire entre financements et opportunités d’emploi. Elle pourrait soutenir la création d’un mouvement social mené par les organisateurs et les volontaires formés. De son côté, le gouvernement a répété tout au long de ces années que le COP était une expérimentation et qu’une des missions des prestataires étaient de trouver les financements pour pouvoir poursuivre leur travail [19]. Dans tous les cas, l’héritage de ce programme en terme du modèle de community organizing promu reste ouvert.

… et le financement de démarches de community organizing radical

24Si on s’intéresse de plus près aux organisateurs recrutés et formés par le COP et à leurs parcours, on peut cependant déceler certains effets subversifs du programme. Un grand nombre d’organisateurs ont certes concentré leurs efforts sur le community building (écouter, construire des relations, restaurer un sentiment de communauté, s’appuyer sur les ressources existantes – assets). Mais dans une moindre mesure, d’autres organisateurs ont réussi à utiliser l’action directe pour aider des collectifs à se mobiliser et porter des revendications pour améliorer leurs conditions de vie. Parmi ce type d’initiatives, citons l’organisation d’habitants à Sheffield pour faire pression sur les autorités locales pour sauver une ligne de bus et le développement d’une branche d’ACORN [20] (fédération de community organizing radical) à Bristol.

25Le manque de vision politique du programme, l’encadrement très lâche et aléatoire dans chaque structure ainsi que l’absence de tâches administratives attendues ont permis une certaine autonomie des organisateurs. Les formations ont permis de faire découvrir les pratiques du community organizing, notamment à travers les écrits d’Alinsky, à des jeunes à la recherche de moyens pour changer la société (ce qui les avait poussés à candidater au COP). Certains organisateurs ont ainsi utilisé leur relative autonomie pour aller dans le sens du community organizing radical. Un des élèves organisateurs qui ont créé ACORN à Bristol explique ainsi :

26

« Certaines personnes ont été vraiment découragées par le manque de structure, le manque de formation, au contraire, moi je pensais juste « Génial, je peux faire ce que je veux ». (…) C’est une super opportunité. Parce que je viens d’un milieu politisé, je veux changer les choses. »

27De plus, le regroupement d’élèves organisateurs au sein de promotions a permis de créer dans certains cas une émulation autour de leurs lectures, de la critique du programme et de ce que devrait être le community organizing. Un autre intérêt du COP est qu’après le contrat d’un an offert aux élèves organisateurs, ces derniers avaient la possibilité d’obtenir la moitié du financement pour une seconde année s’ils trouvaient le complément par ailleurs. L’obtention de ce financement additionnel était assez souple. Cette seconde année ne devait par exemple pas nécessairement être effectuée au sein de la structure d’accueil initiale. Les organisateurs pouvaient en trouver ou créer une autre.

28

« Lorsque nous avons postulé pour le financement additionnel, ACORN ne faisait pas encore partie de notre plan. Nous avons créé notre propre entreprise sociale (community interest company), nous savions déjà à peu près ce que nous voulions faire. Nous voulions construire un syndicat d’habitants (community union). Donc notre entreprise, que nous avons appelée la Foundation for Community Change, a pour objectif de construire des collectifs dont les membres payent des cotisations. ACORN est entré en scène un peu plus tard. (…) Nous travaillons pour nous-mêmes, mais notre travail est la création d’ACORN au Royaume-Uni [21] en gros [22]. »

29Ainsi, le COP constitue une stratégie assez unique et téméraire de la part d’un gouvernement de droite. Les deux prestataires, et davantage encore les organisateurs sur le terrain, se sont retrouvés assez libres et ont pu produire des effets au-delà de ceux escomptés. La plupart des organisateurs rencontrés sont vivement critiques à l’égard de l’administration Cameron, pour autant ils s’estiment très chanceux d’avoir eu cette opportunité. Souvent sans emploi au moment de leur embauche, ils ont été rémunérés et formés (quoique modestement dans les deux cas) pour faire un travail de changement social. Cependant, les cas où les organisateurs ont souhaité et pu poursuivre un travail de véritable community organizing restent pour l’instant minoritaires.

Conclusion

30La rhétorique de responsabilisation des individus et d’organisation des communautés a des effets ambigus. Elle peut renvoyer à des actions qui revendiquent plus de justice sociale et de pouvoir pour les plus démunis comme à des pratiques qui accompagnent les politiques néolibérales. Dans les deux principaux cas d’importation du community organizing au Royaume-Uni, on retrouve cette ambivalence des démarches d’auto-organisation de la société civile.

31Citizens UK, organisation directement affiliée à celles créées par Alinsky aux États-Unis, construit un contre-pouvoir citoyen capable de faire rendre des comptes aux décideurs politiques et économiques. Mais elle promeut également à travers certaines campagnes une responsabilisation de la société civile facilitant le retrait de la puissance publique. De manière générale, le community organizing, même dans ses versions radicales, a plus tendance à s’attaquer aux conséquences des inégalités créées par le néolibéralisme qu’à le contester directement.

32La politique de la Big Society, en valorisant la participation citoyenne, a contribué à justifier les coupes drastiques dans les budgets publics. Mais contre toute attente, cette politique a également permis, bien que marginalement, le développement de community organisations à même de créer des collectifs d’habitants des quartiers populaires capables de faire entendre leurs voix. La souplesse du programme, que cela soit souhaité ou une conséquence de ses faibles moyens, a en effet permis l’autonomie et la créativité de la part de certains organisateurs recrutés.

33Alors que le financement est le principal talon d’Achille du community organizing, le COP a montré que l’argent public pouvait dans certains cas permettre de financer le développement d’organisations souhaitant être autonomes. Le pouvoir étant de plus en plus aux mains de l’élite économique (plus que politique), pourquoi d’ailleurs ne pas penser, quand cela semble possible, l’alliance entre société civile et sphère publique pour s’attaquer aux causes contemporaines des inégalités ?

Notes

  • [*]
    Post-doctorante ANR EODIPAR (CERAPS, CNRS), chercheure invitée à la Queen Mary University of London.
  • [**]
    Professeur de Community Organizing à l’Université du Connecticut aux Etats-Unis.
  • [1]
    The East London Community Organization. Citizens UK s’étant d’abord développé l’Est londonien.
  • [2]
    E. Chambers, Roots for radicals : organizing for power, action, and justice, Continuum, New York, 2004.
  • [3]
  • [4]
    Bacqué et Biewener distinguent ainsi le modèle « radical » de l’empowerment du modèle « néolibéral ». M-H. Bacqué et C. Biewener, L’empowerment, une pratique émancipatrice, La Découverte, Paris, 2013.
  • [5]
  • [6]
    Enquêtes (observation et entretiens) réalisées entre 2008 et 2012 (dans le cadre d’un doctorat de sciences politiques) puis en 2015 par H.Balazard sur Citizens UK et la Big Society et en 2014 et 2015 par R.Fisher sur le Community Organiser Program.
  • [7]
    La cotisation annuelle pour avoir le label « employeur décent » varie entre 50 livres et 1 000 livres par an. Elle est calculée en fonction de la nature (privé ou public/associatif) de l’employeur et de sa taille. http://www.livingwage.org.uk/
  • [8]
    Entretien du 04.11.09
  • [9]
    Cf. manifeste de London Citizens présenté lors de l’assemblée du 26 Avril 2012 aux quatre principaux candidats à la mairie du Grand Londres.
  • [10]
    IMAGINE, Summary of learning from the Community Organisers Programme, Locality unpublished, 2015.
  • [11]
    R. Levitas, « The Just’s Umbrella : Austerity and the Big Society in Coalition Policy and Beyond », Critical Social Policy, vol. 32, n° 3, 2012, p. 320-342.
  • [12]
    Cf. The Big Society Speech of David Cameron du 10.11.09
  • [13]
  • [14]
    Voir dans ce numéro, le texte d’H. Balazard et de J. Talpin, « Community Organizing : Généalogie, modèles et circulation d’une pratique émancipatrice »
  • [15]
    Pour en savoir plus sur les centres sociaux, voir la contribution de Guillaume Coti dans ce dossier
  • [16]
  • [17]
  • [18]
  • [19]
    Le gouvernement a cependant très récemment (octobre 2015) octroyé à COLtd un fond (Community Organisers Mobilisation Fund) pour financer les organisateurs formés par le COP qui souhaiteraient porter des projets dans le cadre du Localism Act de 2011. Cette loi vise à transférer des compétences des gouvernements locaux vers des collectifs d’habitants, notamment en matière de planification. Cf. http://www.cocollaborative.org.uk/news/community-organisers-mobilisation-fund.
  • [20]
    Voir dans ce dossier l’entretien avec Wade Rathke, créateur d’ACORN
  • [21]
    Le dernier rapport d’évaluation interne du programme stipule d’ailleurs que les effets à long terme (« l’héritage ») du programme sont assurés lorsque, entre autres, des branches locales d’ACORN ont été créées, IMAGINE, ibid.
  • [22]
    Entretien du 27.08.14.
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