Notes
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Tous deux sont membres du comité de rédaction de la revue Mouvements.
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[1]
L’association dASA (développement animation Sud Auvergne) est membre du réseau des Créfad (Centre de recherche, d’études, de formation à l’animation et au développement) mais aussi partenaire de la coordination interassociative Celavar Auvergne (Comité d’étude et de liaison des associations à vocation agricole et rurale en Auvergne).
1Mouvements (M.) : Avec d’autres, vous avez été à l’initiative d’un café-lecture dans la ville de Brioude, pourriez-vous nous dire ce qui vous a amené à créer ce lieu ?
2Xavier Lucien (X. L.) : Je ne suis pas originaire de Haute-Loire, ni même d’Auvergne au départ. Ma femme et moi, on s’est installés dans un village pas très loin de Brioude, on a sympathisé avec un tas de gens du coin, avec d’autres qui ne l’étaient pas, des néoruraux qui avaient 20 ans de plus que nous, des gens de notre âge. Le mélange se faisait bien. On a même donné envie à certains de venir s’installer dans cette région, mais de notre point de vue, il n’y avait pas de programme, pas de planification. Il se trouve cependant que cela coïncidait bien à une attente des collectivités locales, qui subissaient une dépopulation de plus en plus marquée. Ce qui est sûr c’est que l’on se retrouvait un certain nombre à partager des envies d’expérimentations sociales, de nouvelles manières d’être ensemble. On voulait faire bouger les lignes, et on a monté une association d’éducation populaire qui s’appelle dASA (développement animation Sud Auvergne) [1]. À travers elle, on souhaitait faire un travail d’accompagnement, de formation, d’animation pour que des initiatives parfois jugées atypiques, voire un peu loufoques, puissent avoir lieu. Aujourd’hui les territoires ruraux sont potentiellement des espaces de libertés, des espaces où l’on peut créer des choses, où l’on peut inventer. Il y a des failles et des lieux où il est possible d’inventer des façons de résister aux courants dominants, mais les soutiens institutionnels sont relativement limités, tout ça est très verrouillé. Il y a de fortes résistances, des formes d’inertie sociale qui sont engendrées par la distribution de la propriété, par des pouvoirs qui restent centralisés dans les mains du monde agricole, qui concentrent les outils de travail, les subventions locales et l’argent européen. Pour autant, il y a une foule de gens qui ont des projets, des initiatives, de l’énergie, qui sont prêts à faire des choses incroyables dans des lieux où beaucoup ont baissé les bras. Et ces gens se retrouvent avec pas mal de bâtons dans les roues. Avec notre association, nous nous sommes demandé ce dont nous avions besoin. Nous sommes tombés d’accord sur l’idée qu’un lieu, un café où la rencontre peut se produire, voilà ce qui manquait. Un café, c’est-à-dire un lieu où l’on puisse se retrouver, un lieu qui soit ouvert, où il se passe quelque chose, où l’on puisse bénévolement et gratuitement faire en sorte qu’il y ait de la rencontre et où nos passions pourraient s’exercer. Les cafés commerciaux ne proposent pas cela, donc on a monté le café lecture, qui s’appelle La Clef. En 2006 on a monté l’association de préfiguration, et en 2009 on a ouvert le café. Et cela dans une dynamique d’achat collectif d’un bâtiment par des associations (dASA et d’autres), avec en tête l’idée que ce bâtiment devait pouvoir accueillir un café. En choisissant le lieu, on a fait en sorte que le rez-de-chaussée puisse devenir le café, et que cela soit un peu central, aisément repérable à Brioude.
3M. : Y avait-il une attente ?
4X. L. : Oui, l’appétit et l’envie pour le fait associatif existent vraiment. Tous les discours stupides que l’on entend à ce sujet, notamment la complainte sur l’espèce en voie de disparition que constitueraient les bénévoles, c’est un mythe fondé sur la nostalgie d’un « avant » forcément mieux. Aujourd’hui par exemple, dans le réseau des cafés culturels associatifs, on a une demande d’adhésion par semaine. Ça ne va pas toujours au bout, ce ne sont pas toujours des projets qui se réalisent vraiment, mais ça existe, c’est une vraie usine à projets.
5M. : Quels étaient les objectifs de La Clef ?
6X. L. : Le projet de La Clef rencontrait le désir nourri au sein de l’association dASA : faire du lien avec les différents types de population sur la ville, et autour, puisque malgré la petite taille de la ville, on a affaire à des habitants issus de milieux sociaux et culturels très divers. Brioude est une petite ville de 7 000 habitants environ, qui rayonne sur un territoire rural de 30 000 à 40 000 habitants au maximum. Le café-lecture La Clef, c’est à la fois un lieu où se retrouver, mais aussi un lieu à partir duquel construire des projets, des projets qui peuvent s’aventurer au-delà du café, et même au-delà de Brioude, dans les alentours plus enclavés. Sincèrement quand on a créé le café-lecture personne n’y a cru, autour de nous on nous disait qu’on était fous. Même son de cloche dans les cafés associatifs des grandes villes, qui avaient été à l’origine du réseau. Ils pensaient, vous êtes courageux les gars, mais nous dans le centre-ville de Saint-Étienne, Lyon ou de Clermont-Ferrand, on se bagarre pour exister, pour faire venir un peu de monde, alors à Brioude, vous n’allez pas y arriver…
7M. : Le fait d’appartenir à un réseau, celui des cafés-lectures, a-t-il été une source d’inspiration, d’aide ?
8X. L. : Brioude c’est à 70 kilomètres de Clermont-Ferrand. À Clermont-Ferrand il y a le Crefad-Auvergne, et à Brioude l’association Crefad s’appelle dASA, l’association est impliquée dans le réseau des Crefad. Les bénévoles qui ont porté le projet de café-lecture à Brioude, connaissaient très bien pour certains le café-lecture de Clermont-Ferrand : ce dernier a été indéniablement un lieu d’inspiration. Pareil pour Le Remue-Méninges, le café-lecture de Saint-Étienne. On a créé le café dès le départ en lien et avec le soutien de ces deux cafés, qui étaient notre source d’inspiration. Par ailleurs, nous avions aussi des contacts avec d’autres cafés-lecture en France. Ces réseaux fonctionnaient bien et fonctionnent toujours. Ça a été un facteur accélérant, puisque l’on peut s’inspirer des erreurs des autres pour ne pas les faire. Donc, nous nous sommes inspirés, tant sur la conception du lieu que sur les activités proposées, le modèle économique que la structure juridique, les statuts… vraiment on a pris tout ce que l’on pouvait. Il y avait déjà des écrits, tout un tas de documents qui nous ont servi et puis il y avait aussi l’expérience. Cela ne veut pas dire que chaque lieu n’a pas son histoire propre, aujourd’hui par exemple, le café-lecture de Brioude connaît une crise de maturité, il y a eu des changements de personnes, la transmission s’est faite plus ou moins bien, et il doit reforger son identité, ce qui est très sain.
9M. : Outre ce soutien, logistique et pratique, cette inspiration des autres expériences associatives du même type, avez-vous été aidés par la municipalité ?
10X. L. : Il faut distinguer deux temps dans la réaction de la mairie. Un premier, celui de la création du café-lecture, et un second, celui de son installation durable dans le paysage local. Au départ, le café a été vécu par la mairie comme quelque chose de contestataire et ils ont joué la carte de l’inertie, sans s’opposer frontalement au projet. Le projet a été vécu, comme un peu tout ce que l’on a fait depuis le début, sur le mode « ces gens-là ne sont pas d’ici, on ne sait pas qui sont leurs parents et leurs grands-parents, on ne peut donc pas leur faire confiance ». Par ailleurs, on nous prêtait des intentions que nous n’avions pas. L’inscription dans la vie publique, dans leur vision des choses, cela signifiait forcément un marchepied vers le conseil municipal, on nous soupçonnait de vouloir présenter une liste aux élections ou quelque chose comme cela. Un tel projet ne pouvait se faire sans arrière-pensées.
11Après, une fois que le lieu existe, la mairie ne peut plus faire comme s’il n’existait pas. Quand tu as un article dans la presse locale toutes les semaines ou presque, cela change le regard… Aujourd’hui la mairie relaie nos activités sur son site, sur sa page d’info, etc. Elle donne des coups de main quand il y a besoin : une grande salle pour un concert ou une conférence, dans les conflits de voisinage on est plutôt soutenus, à ce niveau-là, qui est celui du fonctionnement du café-lecture, la mairie joue son rôle correctement. La relation est très bonne avec les services et les élus de la mairie aujourd’hui, même si on n’obtient pas un rond de leur part. Nous avons acheté nous-mêmes en faisant un emprunt à la banque, à La Nef, la seule banque qui a bien voulu soutenir le projet.
12M. : Avez-vous acheté le lieu nominalement ? Le lieu n’est-il qu’un café où c’est aussi autre chose ?
13X. L. : Nous avons créé une Société civile immobilière (SCI) dont les actionnaires sont les locataires. C’est une copropriété, où tout est entièrement dédié à des projets associatifs. Le café a un loyer à part pour la partie commerciale du café, et par ailleurs en tant qu’association, il est colocataire et partage le bâtiment. On a des bureaux, des salles de réunion, de la logistique et du matériel communs. Il y a un photocopieur, un secrétariat, de l’archivage qui sont des locaux partagés, et des bureaux. Sur trois fois 100 mètres carrés et un petit niveau en haut.
14M. : Une fois que vous avez acheté le lieu, vous avez commencé par quoi ? Quels événements ?
15X. L. : On a commencé par créer une association. On avait le projet en tête depuis longtemps à trois ou quatre. On s’est dit, maintenant qu’on a le lieu : un garage vide avec une grande porte et une dalle de béton, on va pouvoir en parler à nos copains. On a fait une réunion où l’on était vingt-cinq, c’était surprenant. Avec des gens que l’on ne connaissait pas : un copain d’un copain qui a entendu dire que… Certains voulaient créer un café-concert, d’autres étaient poètes, le mélange des genres était très surprenant. On a passé quelques réunions à clarifier ce que l’on voulait. On est allé visiter d’autres cafés associatifs. Est-ce que l’on était sur un café culturel ? Avec une scène et un prix d’entrée, ou est-ce que l’on voulait développer plutôt un café-lecture, où l’activité est gratuite et bénévole et donc ouverte à tous en permanence ? Voulait-on un lieu de représentation ou un lieu de partage des savoirs ? On a débattu de ça pendant un long moment. Puis on s’est dit, pour que tout ça existe, il faut de l’activité.
16Avant même de faire les travaux, on a repris une activité qui s’appelait « culture à la ferme », on allait chez des gens, notamment chez des paysans, avec une proposition culturelle. On faisait ça avec des comédiens, l’idée étant de faire venir le théâtre chez les gens. On poussait les meubles, les tables et on faisait une soirée où la personne qui nous recevait invitait ses voisins, ses potes, et nous, on proposait un spectacle. Après on a continué, on a organisé des cafés philo à la ferme, mais aussi des concerts de musique, du jazz, du tzigane, du klezmer, de la danse contemporaine, etc. On ne voulait pas simplement chercher du fric pour faire des travaux, mais aussi se faire plaisir. Et donc on a installé une activité « café-lecture » itinérante, chez les gens, en s’appuyant sur ce que l’on avait comme ressources propres et ce que l’on pouvait puiser dans notre entourage. Puis on a fait un café littéraire à la médiathèque.
17M. : Le café lecture se déplaçait-il chez l’habitant ?
18X. L. : Oui, nous intervenions en tant qu’association, une association qui s’appelle La plume de ma tante. Cette association porte l’activité non marchande du café lecture. Pour la structuration, on s’est beaucoup appuyé sur l’expérience des autres cafés, on a créé deux structures, d’une part une structure fiscalisée qui permette de dire aux commerçants, on paie les mêmes impôts que vous alors ne nous accusez pas de concurrence déloyale. Et d’autre part, une autre structure non lucrative, qui elle peut demander des subventions : cela nous évite de mettre le doigt dans ce que fait le Medef, c’est-à-dire drainer les fonds publics vers des entreprises marchandes, parce qu’après on ouvre la porte à toutes les conneries.
19M. : Cette itinérance, dans un premier temps, a-t-elle été une manière de faire connaître ce qui était en train de se créer ?
20X. L. : Complètement, on avait un flyer, un site Internet avec le programme de notre itinérance. L’idée était de dire, que s’installer à Brioude c’est un choix que l’on fait car c’est le lieu où tout le monde va malgré tout, mais que notre territoire est beaucoup plus large, c’est le pays, qui fait un gros tiers du département de la Haute-Loire et un petit bout du Cantal pas loin. Les bénévoles viennent de tout ce territoire-là, pas forcément du centre bourg de Brioude. Si notre activité va partout, c’est qu’au cœur de notre réflexion il y a cette question : comment participer à un territoire rural vivant ?
21La programmation allait dans pas mal de lieux et on a entamé dès le début un travail avec un ensemble d’autres associations en disant : il nous faut coordonner nos initiatives, il faut se connaître entre nous, éviter de faire deux trucs concurrentiels le même soir. Il ne se passe pas tant de choses que ça au cours de l’année, mais à certaines périodes, au mois de juin par exemple, c’est différent, alors comment s’organise-t-on ? La même question se pose dans le cadre de nos relations avec les collectivités locales, comment fait-on pour être plus costaud, pour ne pas partir au front en ordre dispersé ? Il y a des crédits publics pour la vie sociale, la CAF, les programmes européens, les crédits du pays, ces crédits-là, si on cherche à les obtenir sans concertation, on est tous atomisé. Du coup tout le monde obtient un peu ou rien. Les financeurs font ce qu’ils veulent, un peu à toi, rien à toi, c’est une manière de garder la main dans le rapport de force. Si on agissait collectivement, il est évident que l’on pèserait plus. Sur ce terrain-là, nous avons des idées, mais pour l’instant c’est un échec, on n’y arrive pas, mais ça reste dans les têtes. Car l’un des enjeux dans les territoires urbains comme ruraux est la question des crédits publics. L’État ne se désengage pas complètement, les crédits publics fonctionnent selon deux logiques : territoriale et centralisée, à nous de réussir à taper aux bonnes portes, avec les bons projets. La question pour nous, c’est de savoir comment on travaille avec nos interlocuteurs à ces échelons-là, comment on s’organise collectivement pour ne pas être mis en concurrence tous contre tous par la puissance publique, au-delà de nos différences et de nos désaccords. Il y a des gens avec qui on n’est pas en affinité totale, pour des broutilles parfois, des questions de personnes ou des questions politiques, on a des gens plus ou moins centristes, de droite ou de gauche, et pour autant on partage des choses, il faut travailler ces questions-là, voir ce qui nous rapproche plutôt que ce qui nous sépare, et c’est un des chantiers qui va nous prendre du temps.
22M. : Est-ce que l’idée était que le café-lecture, cet espace, devienne une plateforme des associations, un carrefour de ce qui était proposé comme offre associative sur le territoire ?
23X. L. : J’ai plutôt œuvré pour qu’on soit avec d’autres dans l’idée d’un fonctionnement collectif. Même si de fait c’est plutôt nous qui impulsons la dynamique, les propositions qui vont dans cette direction viennent de nous. Cette position suscite à la fois de l’adhésion et de la défection ou de la prise de distance de la part d’autres associations. Mais je résiste plutôt à l’idée que l’on devienne coordonnateur de tout. J’ai tendance à me méfier d’une telle position, car à mes yeux il y a de la place pour inventer quelque chose de plus collectif, plus égalitaire dans la relation, sans imposer, sans décréter.
24Ce que je trouve intéressant, par exemple c’est que le café réussisse à très bien travailler avec le Festival d’Aquarelle (association culturelle locale), pas vraiment repéré comme contestataire, bien soutenu par la mairie, et pas seulement avec les associations a priori plus marquées dans leurs engagements.
25M. : Vous vous invitez dans le territoire, mais le territoire lui-même, s’invite-t-il au café ? Comment construisez-vous la programmation ? Est-ce que n’importe qui peut proposer n’importe quoi ?
26X. L. : Oui, toute la programmation est proposée par des bénévoles, ce qui fait que lorsque l’on a commencé, la petite bande de bénévoles créateurs a été balayée par l’appel d’air que ça a fait. Et le contenu de la programmation a évolué très vite.
27On a vu arriver un tas de personnes que l’on ne connaissait pas, qui se sont dit, c’est peut-être un endroit où je pourrais moi faire des trucs, transmettre quelque chose qui me passionne mais que je ne faisais jusque-là que dans mon coin. Après il faut accompagner tout ça, l’envie ne suffit pas, il y a du boulot du côté de la transmission. Mais, c’est là un aspect du café-lecture que je trouve passionnant : comment tu permets aux gens, par la pratique, d’être en situation d’animer un espace public, à partir de leurs propres passions. Ça, c’est génial comme situation… Et puis, cette multiplicité d’envies, cela brise l’entre soi, nous oblige à réfléchir à nos manières de faire pour ouvrir à d’autres la possibilité de faire, et là ça devient un lieu d’éducation populaire. Le café-lecture arrive plus ou moins à satisfaire ces exigences selon les moments.
28M. : Avez-vous essayé de mettre en place des formes d’activités récurrentes, qui donnent une identité, une charpente au lieu ?
29X. L. : Pendant un temps, nous avions ritualisé une réunion trimestrielle, ouverte à tous, au cours de laquelle on construisait, avec qui voulait, le programme des trois mois à venir. Cela fonctionnait sur le mode : venez, faites des propositions. D’autres événements ont aussi fonctionné sur un rythme régulier : le concert du vendredi soir, qu’on a dû abandonner du fait de la configuration, on est en plein centre, les voisins n’ont que du simple vitrage, c’était trop bruyant… on a transformé les activités concerts en activités hors les murs, dans d’autres lieux. En vrac on peut dire : ateliers d’écritures, café-langues (notamment par la proximité du CADA, avec des demandeurs d’asiles de toutes nationalités), café-philo, rencontres et résidences d’auteurs, mais aussi café-tricots : une des permanentes du café est lainière. Il n’y a pas beaucoup de lainier en France, elle est passionnée et elle entraîne les gens autour de la laine, cela ouvre sur un autre public. Les propositions peuvent émaner de bénévoles à titre individuel ou d’associations qui investissent l’espace café-lecture.
30Un programme mensuel est édité en version papier, lettres électroniques et site Internet et relayé par la presse locale et la mairie. Il y a une activité chaque jour, ou presque.
31M. : Est-ce que le lieu a suscité des vocations ?
32X. L. : Le lieu a permis à des désirs de trouver un terrain d’expression. Hormis les ateliers d’écriture qui existaient par ailleurs et qui ont une existence propre, tout le reste se structure par et dans le café. La notion de lieu est très importante. On a conservé l’activité itinérante, même après l’ouverture du lieu. Mais le lieu physique est fondamental, repéré, tu peux passer à n’importe quelle heure, prendre un café, poser une affiche, croiser quelqu’un, manger à midi : l’activité restauration est importante dans la vie du café, car elle attire des gens qui ne viendraient pas forcément sans cela, et qui prennent connaissance de ce qui s’y passe.
33M. : Quel est le public de La Clef ? Des gens qui passent par hasard ?
34X. L. : Il y a des publics différents selon les heures de la journée et le programme. Il y a des gens qui viennent manger à midi, pour qui c’est un lieu sympa où l’on mange bien. C’est un des rares lieux où l’on peut manger des produits bio du coin.
35Il y a des personnes qui y mangent parce qu’elles ont une formation dans les locaux organisée par telle ou telle association, des profs qui viennent corriger des copies, etc. Après, tout dépend de la capacité de chaque personne proposant une activité à entraîner du monde, ses proches, des amis, et au-delà. La variété du public est liée à ça, et est de toute manière limitée par la relative homogénéité du territoire brivadois. Il n’y a pas tant de groupes sociaux différents que ça.
36On a aussi une fonction d’accueil des gens qui ne se sentent pas à l’aise dans les autres cafés. Quelques personnes borderline, et de manière surprenante, beaucoup de femmes. C’est un café où on peut venir sans mec ! Il y a des gens qui viennent avec des enfants.
37M. : Votre public vient-il de loin ?
38X. L. : Oui, mais ça fonctionne par réseau de personnes. Les gens se déplacent parce qu’ils connaissent telle personne qui organise tel événement. Parfois, l’activité fait qu’ils viennent pour telle ou telle raison. Mais ce sont des personnes qui se déplaceraient à Brioude par ailleurs pour autre chose, ce n’est pas un lieu qui les fait se déplacer. Pour ça ce qui marche, c’est l’itinérance, aller chez les gens, ce que l’on continue à faire.
39Une partie des gens est relativement mobile, mais on n’a pas tous le même territoire. Entre des gens pour qui le territoire c’est le hameau dans lequel ils habitent, aller dans leur commune c’est quelque chose… Soit parce qu’ils sont âgés, soit parce qu’ils n’ont pas de voiture ou que leur mode de vie est lié à un territoire qui mesure quelques kilomètres carrés. On connaît ça dans certains quartiers des grandes villes aussi : des Croix-roussiens qui vivent essentiellement dans leur quartier, comme nombre de Parisiens peuvent ne jamais aller en banlieue. Ce public-là, le café-lecture ne le touche que s’il va se mettre en lien avec des habitants pour organiser quelque chose sur place.
40Dans la formule « culture à la ferme » ça fonctionne parce qu’il y a un « complice » qui invite ses voisins et amis, quel que soit le milieu socioculturel dans lequel il est. Et ça fait des rencontres improbables et marquantes.
41Ça fonctionne bien, mais ça coûte beaucoup d’argent de monter ce genre de projets, il y a plein de difficultés : il faut des moyens pour déplacer le café, même si l’on s’est construit un bar mobile, cela reste complexe. C’est aussi beaucoup d’énergie pour organiser ces événements : ça se prépare avec les gens qui vont accueillir chez eux, il ne suffit pas de passer un coup de fil. Il y a un vrai travail d’« animation de territoire » pour parler avec les termes de la langue de bois bureaucratique. Et on se heurte aux collectivités qui ne veulent pas financer cela. Elles ont du crédit pour faire du développement culturel, mais elles privilégient d’autres types d’actions.
42M. : Elles sont plus axées sur le tourisme d’été ?
43X. L. : Oui, il y a là un certain conservatisme, associé à l’idée qu’on est bien ici quand même entre nous. La vie est organisée autour des propriétaires de résidences secondaires et pour que tous les expatriés – car pour beaucoup les gens qui viennent l’été ont des attaches locales, sont nés ici, ont grandi dans la région de Brioude et sont partis pour des raisons professionnelles – se sentent bien pendant leur séjour estival. La vie est organisée en fonction de ça, tu discutes avec les banquiers, ils te diront que leur épargne vient de là et il y a un intérêt local à satisfaire des populations originaires de la région qui ont investi dans des résidences secondaires. Beaucoup de gens habitent Paris mais ont une grande partie de leur épargne à Brioude, et la ville a besoin de ça. La propriété foncière appartient à des gens qui n’habitent pas là. Et il y a quelque chose de très conservateur d’organiser les choses dans l’entre-soi, d’autant plus quand l’entre soi inclut des gens qui ne vivent ici que par intermittence, pendant les vacances. Dans une telle structuration sociale de l’espace territorial, on représente une bande de néoruraux, venus on ne sait comment, ni d’où, s’installer en brivadois. Un tel groupe social allogène, on a du mal à cerner ses intentions – intentions qu’on lui prête plus qu’il n’en a réellement. Le café-lecture traîne un peu cette réputation, d’autant que les mêmes qui animent le lieu se retrouvent un peu dans toutes les fêtes, les événements militants, par exemple en lien avec les mouvements paysans, Attac, les antinucléaires, etc. Il y a un paradoxe, parce que par ailleurs, ces néoruraux ont une fonction sociale indéniable, y compris du point de vue de la mairie et des collectivités locales, à savoir maintenir un seuil démographique raisonnable, d’envoyer les enfants dans les écoles qui sans cela finiraient par fermer.
44M. : Est-ce que ce qui se passe à l’intérieur du café donne des raisons de méfiance, est-ce qu’il y a des débats politisés ? Ou bien pour vous la dimension politique tient avant tout à la manière dont vous fonctionnez ?
45X. L. : C’est une question complexe, car même l’activité la plus anodine en apparence, l’atelier tricot par exemple, peut donner lieu à des discussions politiques et être le moment où s’organise le prochain bus pour Notre-Dame-des-Landes…
46Mais pour le coup, là où le café est très clair c’est que le lieu n’est pas à disposition des partis pour leurs campagnes électorales, ce n’est pas un lieu qui a vocation à accueillir les activités politiques traditionnelles, celles des partis ou des syndicats. Que les gens se réunissent et qu’on ait plutôt les alternatifs de telle ou telle tendance c’est évident, tant que les gens du coin se côtoient, se mélangent, cela ne me pose pas de difficulté. Mais bizarrement, vu de l’extérieur, ce qui fait problème, c’est plutôt qu’on n’aille pas sur le champ politique, qu’on ne créé pas une liste pour les élections, car du coup on ne comprend pas ce que nous cherchons avec toutes ces activités, toutes ces rencontres, tous ces efforts pour aller dans les coins les plus reculés pour proposer diffuser de l’art, de la pensée, de la culture. Ils ne comprennent pas ce que l’on veut faire. Quand Franck Lepage du Pavé vient pour une conférence gesticulée dans le cadre d’une semaine sur l’indignation, à l’époque des Indignés en Espagne, tout ça est très bien reçu finalement. La mairie met à disposition la Halle aux Grains, ils sont très contents, il y a du monde. Que les gens discutent, sans rien faire de mal, c’est plutôt bien vécu. C’est le projet dans sa globalité qui reste mystérieux à leurs yeux. On n’entre pas dans leur grille de lecture, comme si ça ne pouvait être une fin en soi d’ouvrir un café et de facilité les rencontres sans cela improbables entre des gens qui viennent d’horizons divers. Surtout d’ouvrir le lieu pour qu’il soit un espace de création, d’invention, de le laisser en somme à la disposition des gens pour en faire ce qu’ils veulent. Cette incompréhension, elle est aussi partagée par des militants d’extrême gauche. De leur point de vue, la révolution n’est certainement pas en marche avec un atelier tricot, ou une représentation théâtrale dans une ferme.
47M. : Diriez-vous que, de votre point de vue, c’est bien une expérience politique, qui se joue au niveau de l’organisation de l’association et de cette nébuleuse d’associations qui gravitent autour du lieu ?
48X. L. : Oui il y a de ça. Notre association réunit des bénévoles mais pas uniquement. Dès le début il y a eu une équipe salariée car pour être en capacité d’ouvrir au maximum, cela ne peut pas reposer sur les seuls bénévoles. On fonctionne souvent en binôme, bénévole/permanent, cela peut-être aussi pratique de laisser le bar à un bénévole pendant deux heures, le temps de penser plus projets, événements. Tout ce qui est derrière, la mise à jour du site, la programmation, les relations avec les partenaires divers et variés, la recherche de financement pour que tout ça tienne le coup, parce que la vente de bière ne suffit pas, tout ça implique un minimum de professionnalisme, et on est aussi fier de cela. En ce moment, il y a trois postes et demi à peu près. Et des personnes en service civique et en service civique européen.
49M. : La Clef a 6 ans maintenant, avez-vous trouvé un rythme de croisière ou bien est-ce une lutte permanente pour maintenir ce lieu à flot ?
50X. L. : On est un peu en crise d’adolescence. Il y a plusieurs aspects dans l’affaire. Un premier élément, de mon point de vue, tient au fait qu’il y a trop de renouvellement dans les personnes en responsabilité au café. Ce qui fait qu’il y a des déperditions, il y a de la lassitude qui est liée à la manière dont les projets individuels des gens les amènent ailleurs, dans d’autres engagements. Ce n’est pas lié au café lui-même, c’est lié aux personnes et à leurs multiples engagements qui fait que le café est une période qui dure un an, deux ans, trois ans. C’est difficile de transmettre un projet comme le café dans sa complexité. Les gens arrivent, tout feu, tout flamme, mais ils doivent tout réinventer et font les erreurs qu’on avait faites au début. Même s’il y a des choses qui se transmettent, il y a de la difficulté à projeter le projet dans la durée pour le structurer, l’animer… Par ailleurs, économiquement, ce n’est pas évident. Les fonds publics se complexifient et se raréfient. On a du mal à financer ce qui n’est pas finançable par l’activité marchande. L’activité marchande est plutôt en développement, marche bien, et c’est déjà une satisfaction pour un tel lieu, mais nous aimerions pouvoir aussi développer tout ce qui relève des projets culturels proprement dits.
51M. : Faites-vous face à un désengagement des pouvoirs publics ?
52X. L. : Nous n’avons jamais eu d’engagement des pouvoirs publics sur le long terme. On a toujours été sur du non-renouvelable, des financements sur projet. Si on fait deux années de suite le même projet, on nous demande alors où est l’innovation ? Et finalement on reçoit moitié moins d’argent que prévu.
53Mais à la différence de beaucoup d’associations, comme on n’a jamais été subventionné de manière pérenne, on a l’habitude de cette situation. On peine, on souffre, on est en fragilité, mais on trouve des stratagèmes, on n’en meurt pas.
54Maintenant ça fait 6 ans et le lieu est installé dans la ville, il est installé dans les têtes. On arrive à une étape un peu nouvelle où le lieu est là, identifié, mais il faut pouvoir renouveler les projets, car de l’équipe de départ tout le monde est parti. De notre côté aussi, il faut accepter que les projets évoluent et que le lieu vive une autre vie que celle que nous lui avions insufflée. Ce projet nouveau, il sera ce qu’en feront les nouveaux animateurs du lieu, ils vont digérer l’héritage et en même temps, comme n’importe quel héritage, en mettre une partie de côté, et c’est très bien comme cela. Ils garderont, j’en suis sûr, la colère et l’énergie de départ. C’est à eux de trouver les questions sociales qu’ils souhaitent traiter à travers ce lieu.
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Tous deux sont membres du comité de rédaction de la revue Mouvements.
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L’association dASA (développement animation Sud Auvergne) est membre du réseau des Créfad (Centre de recherche, d’études, de formation à l’animation et au développement) mais aussi partenaire de la coordination interassociative Celavar Auvergne (Comité d’étude et de liaison des associations à vocation agricole et rurale en Auvergne).