Mouvements 2015/4 n° 84

Couverture de MOUV_084

Article de revue

Un autre regard sur la campagne est possible !

Entretien avec Georgette Zrinscak

Pages 24 à 34

Notes

  • [*]
    Tous deux membres du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    J. Bonnamour, Le Morvan : La Terre, les Hommes, Paris, PUF, 1966.
  • [2]
    A. Fel, Les Hautes Terres du Massif Central, Paris, PUF, 1962.
  • [3]
    On peut penser notamment aux travaux de Violette Rey et Marie-Claude Maurel.
English version

1Mouvements (M.) : Vous avez coordonné un numéro « La campagne autrement » dans la revue Géographie et cultures en 2013. Quel était l’objectif général de ce numéro ?

2Georgette Zrinscak (G. Z.) : Nous avons voulu proposer un regard « par le bas », prendre en compte la parole des acteurs, ceux qui vivent dans les milieux ruraux, plutôt que de partir d’une position en surplomb qui a tendance à voir la campagne depuis l’urbain. Le peu de géographes ruralistes qui subsistent (à Nantes, Toulouse, Clermont-Ferrand, Lyon) ne sont pas forcément intéressés par ce genre d’entrées culturelles ou alternatives. Le numéro s’est construit plutôt à partir de rencontres avec des chercheurs (notamment Christine Léger, sur les exploitations agricoles en périurbain, ou bien Julian Devaux sur les jeunes en milieu rural), qui ne sont pas forcément géographes, mais qui partagent ce souci de partir de la base.

3M. : Cela suppose-t-il une défense des catégories traditionnelles et de rompre avec la nomenclature officielle, celle de l’Insee, pour qui le rural est désormais englobé dans l’urbain, à partir de zones urbaines plus ou moins vastes, où ce qui compte c’est le rapport à la ville centre (en termes d’emplois, de mobilités, etc.).

4G. Z. : Il y avait une école de géographie rurale classique pendant des décennies en France, elle articulait la spécificité agricole du monde rural avec le reste de l’environnement rural : les questions d’emploi, de spécificité des activités comme le tourisme, des sociabilités, la dimension de communauté, etc. Mais cette école-là est un peu étriquée, il y a toujours des instances nationales ou internationales qui organisent la recherche selon cette approche, mais aujourd’hui les études rurales sont marquées par une certaine forme de régionalisation, elles s’ancrent dans des territoires très spécifiques. À Clermont-Ferrand, les chercheurs travaillent par exemple sur l’environnement régionaliste : l’Auvergne, la plaine de la Limagne, l’agritourisme. Même le Master en études rurales de Lyon, qui est pluridisciplinaire, présente un recrutement très Rhône-Alpin, ses objets sont inscrits dans le territoire régional. Même chose pour Toulouse. Le registre des études rurales n’a plus l’aura nationale qu’elles pouvaient avoir, les étudiants ne peuvent plus se référer à un grand pôle et à des grandes orientations qui structureraient la recherche. En France, les catégorisations Insee, maître à penser de la définition et de la catégorisation, ont bien sûr participé de cela. La refonte de la carte des territoires vécus (2011) – avec une insistance sur les notions de pôles ruraux inscrits dans des aires urbaines, un intérêt plus marqué pour la relation entre les migrations, le rapport domicile/travail, et donc le pourcentage de gens qui vivent à la campagne mais travaillent en ville, etc. – a remis en cause la catégorisation traditionnelle et je pense que cela a contribué à brouiller les limites, le cadre traditionnel. Il faut souligner cependant que cela s’est inscrit dans une tendance de fond qui faisait rentrer la France dans le rang, en atténuant sa grande spécificité, à savoir le nombre de ses communes, 36 000 communes, en grande majorité rurales. Non pas parce que l’Insee les a définies comme telles, mais parce qu’elles ne sont pas définies comme communes urbaines. Au début, c’était une définition par défaut. Ces 36 000 communes fondent en France l’assise politique locale (de la commune au canton), ce qui est un héritage de la IIIe République qui n’a pas d’équivalent en Europe. Les nouvelles catégories permettaient de normaliser le cadre institutionnel, en le rapprochant d’autres pays européens, comme l’Allemagne par exemple où il n’y a pas de bases de données permettant de cerner un ou des espaces ruraux. Cela fait entrer la France dans une évolution plus générale. Sur le terrain, cela complique un peu les choses, car ça n’a pas forcément contribué à renouveler les thématiques, les champs. De mon point de vue, parallèlement à cela, il y a un impérialisme des études urbaines, du fait d’une société à 80 % urbaine et urbanisée, si bien que l’on regarde quasiment n’importe quel territoire au prisme de la société urbaine. « La campagne autrement » voulait inviter à réfléchir à cela, participer à renouveler la manière d’aborder la question. Sur les vingt dernières années, lorsque des études étaient faites sur ces territoires ruraux, on avait du mal à échapper à une approche qui renvoie à l’utilitarisme de la ville vis-à-vis de la campagne : c’est-à-dire une approche par le récréatif, le loisir, ou encore la conservation des espèces, des paysages, des traditions. La campagne était abordée du point de vue d’une société urbaine globale, pas du point de vue des habitants des espaces ruraux.

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5M. : La couverture présente une photographie d’un monde rural fantasmé (le petit village, avec son clocher, entouré de champs), mais inversé, le clocher de l’Église ayant la tête en bas. S’agit-il d’inviter les citadins à abandonner leurs clichés, à décoloniser leur imaginaire sur la campagne ?

6G. Z. : Au départ, nous cherchons plutôt même à décoloniser l’imaginaire des chercheurs eux-mêmes, qui reproduisent ce type d’image. Parce que même les chercheurs ont adopté, quasiment à l’« insu de leur plein gré », ces clichés citadins et contribuent, en les reproduisant, à les renforcer. L’idée c’était d’essayer de casser cela. Notre ambition avec ce numéro était de repartir du point de vue du territoire local, de la base. D’où l’idée de l’image renversée. Cela n’empêche pas que la palette possible des approches reste large.

7M. : Pourrait-on dire, malgré tout, que cette image, si elle ne correspond plus à la campagne d’aujourd’hui, est simplement le reflet d’un monde réel mais qui a disparu ? Comme si notre imaginaire était en retard de quelques changements survenus dans le monde rural ?

8G. Z. : J’ai l’impression que cette image n’a jamais été pertinente : la campagne quasi immuable est un mythe. À partir du moment où elle a été diffusée, en gros après la Seconde Guerre mondiale, cette image d’une campagne ancestrale, avec ses formes de peuplement, ses formes de sociabilités, était déjà périmée – si elle n’a jamais existé. À cette période, il y avait déjà eu un exode rural massif, il y avait déjà une fragilisation des sociétés locales et rurales par la perte d’une grande partie de leurs forces vives. Elles avaient aussi été chamboulées par les mutations technologiques, la mécanisation et la motorisation agricole pendant la première moitié du XXe siècle. Le monde rural était déjà en partie déstructuré : mais c’était l’époque de la grande géographie rurale classique. Les grandes thèses régionalistes de Jacqueline Bonnamour et son classique Le Morvan : La Terre, les Hommes[1] ou encore d’André Fel avec Les Hautes Terres du Massif Central[2], ont contribué à asseoir cette imagerie d’un monde qui était déjà complètement en mutation. Dès la fin des années 1960, on assiste à de la périurbanisation massive, et les campagnes proches des grandes villes sont complètement transformées au point de perdre cette identité rurale, plus ou moins mythique. À cette époque se jouent déjà de grandes transformations : arrivée de nouvelles populations, de nouvelles mobilités, de nouveaux emplois, dans un habitat différent – les fameuses maisons en lotissement de Bouygues et Phoenix pullulent dès la fin des années 1960. Aujourd’hui cela change encore avec l’arrivée de populations pauvres qui investissent le monde rural, en y recherchant une position de repli ou un refuge.

9M. : Ces nouvelles populations sont plutôt ouvrières, est-ce que cela veut dire que, pour une part, le monde de l’industrie, par leur présence, s’invite à la campagne, ou bien là encore, se trouve-t-on dans le mythe, le mythe d’une séparation ville-industrie/campagne-agriculture ?

10G. Z. : Oui, tout à fait, les usines, l’industrie en milieu rural c’est un fait ancestral. Ce n’est pas du tout nouveau, et cela ne date pas même des années post-Seconde Guerre Mondiale. L’industrie urbaine est issue de l’industrie rurale, et non le contraire. Il y avait des situations installées, mais avec parfois des revirements importants. On peut prendre deux exemples, en Haute-Loire, d’abord, dans le Pays d’Yssingeaux, il y avait une industrie textile rurale importante au XIXe siècle, elle a été remplacée par l’industrie du plastique dans les années 1960. La même chose s’est déroulée dans le Jura avec le jouet en bois et la lunetterie, qui ont beaucoup changé avec l’introduction massive des matières plastiques. Il y a eu une crise de l’industrie dans la campagne qui a pu laisser croire qu’il n’y avait rien ou que les PME qui s’installaient arrivaient sur un territoire désert. Mais un certain nombre de campagnes industrielles ont plus ou moins toujours existé, avec une forte dimension ouvrière, et elles se maintiennent et donnent une couleur spécifique aux territoires. Cette réalité est inconnue du grand public, mais aussi de nombreux champs de l’enseignement de la géographie rurale à l’université. Dans nos imaginaires, la campagne c’est forcément des tracteurs, des vaches et du tourisme. L’usine à la campagne, c’est presque un blasphème pour notre imaginaire social, qui veut garder l’image d’une campagne vierge, pure de toute tâche industrielle. Pourtant, les ruraux vivent largement de cette activité industrielle, aujourd’hui encore.

11M. : Est-ce que l’évolution sociologique des campagnes – rapide finalement dans les dernières décennies, marquée peut-être par une forte disparité sociale des populations qui y vivent – n’a pas contribué à « invisibiliser » tout cela ? Est-ce que cela n’a pas contribué à laisser s’installer cette image d’Épinal sur le monde rural, faute de saisir la complexité présente ?

12G. Z. : L’évolution sociologique des campagnes rend en effet difficile, voire impossible, de produire une image unifiée des campagnes. L’hétérogénéisation des territoires ruraux fait qu’il est très difficile de parler d’une seule campagne. Les campagnes périurbaines n’ont rien à voir avec les campagnes industrielles ou ouvrières, comme le Vimeu ou l’Yssingelais, qui elles-mêmes n’ont rien à voir avec des campagnes très touristiques, comme le Périgord noir. Ce n’est pas une mono-spécialisation des territoires, il y a souvent une bi-spécialisation même si l’agriculture est toujours là, en plus il y a la fonction résidentielle, qui est une vraie fonction de l’espace rural. On peut y ajouter une fonction de « conservatoire » de la nature, qui a pris une place de plus en plus grande, dans le cadre des parcs régionaux et nationaux, véritables réserves de biosphère : toute la question environnementale, le tout plus ou moins articulé à l’agriculture, est très présente dans la construction de ces images. Ces très grandes différenciations, y compris en termes de dynamiques démographiques, avec des zones qui perdent des habitants, mais d’autres qui en gagnent, empêchent d’avoir l’idée d’« une » campagne ou d’« un » monde rural, sans introduire aussitôt de la mise à distance, de l’objectivisation. Quand on combine tous ces éléments, il y a bien plusieurs types de campagnes. C’est difficile d’en faire une analyse transverse et commune basée sur quelques critères. Cette très grande hétérogénéité de la campagne, et des évolutions qui touchent les territoires ruraux, c’est peut-être cela aussi qui a fait qu’il n’y a plus cette grande école de géographie rurale, plus ou moins unifiée, mais un repli sur les situations régionales. À la place, on rencontre plutôt des approches localisées. La montée en généralité s’opère malgré tout mais du seul point de vue surplombant de l’urbain. On peut le regretter : le seul dénominateur commun est l’approche urbano-centrée et surplombante de la campagne.

13M. : Est-ce que cette campagne homogène, ancrée dans l’activité agricole, dans des modes de sociabilités villageoises, existe plus ou moins ailleurs, dans d’autres pays européens ? On peut penser par exemple aux pays de l’Est qui ont connu de grandes transformations dans les années qui ont suivi l’effondrement du Mur de Berlin.

14G. Z. : Ça peut être intéressant en effet de comparer les grands modèles d’agriculture [3] (exploitation familiale, capitaliste, paysanne, collectiviste, etc.), pris dans la tourmente de la transition à l’Est, car il y a eu, du côté des paysans d’Europe de l’Est, l’espoir à la fois d’une agriculture de type exploitation familiale et de modernisation. Bien sûr, les choses ne se sont pas passées comme cela. Le paradoxe de ces agricultures est-européennes, c’est qu’elles ont encore plus mythifié les campagnes patrimoniales avec des solidarités locales fondées sur des petites et moyennes exploitations agricoles familiales, avec un rapport à la terre identitaire et fort. Et l’évolution, au moment de la décollectivisation, a été tout à fait paradoxale : il y avait théoriquement la possibilité de développer ce type d’exploitations, qui n’avaient pas pu être développées pendant la période collectiviste, mais la forme, le contenu et l’intentionnalité des lois, ou en tout cas l’absence de réflexion sur la prise en compte des effets d’une telle décollectivisation, ont simplement rendu impossible, non pas un retour à l’exploitation familiale (car elle n’a jamais existé en tant que telle), mais sa mise en œuvre. Les seuls cas de figure où cela a pu émerger concernent la Bulgarie et la Roumanie, où l’on a redistribué des terres, mais cela a eu lieu dans un contexte de crise généralisée, de repli sur soi : un retour à la terre fragile, poussé par la nécessité de permettre aux familles d’accéder aux ressources, mais dans ces conditions tout succès était condamné d’avance. Finalement, le modèle familial a été battu en brèche par une grande agriculture capitaliste. Il y a eu un appel d’air, une disponibilité de terres pour les agriculteurs entrepreneurs d’Europe occidentale qui ont acheté le foncier et se sont ainsi agrandis. L’installation d’agriculteurs occidentaux sur les grandes terres fertiles de Roumanie, de Hongrie, de Pologne, de Slovaquie et plus loin d’Ukraine, s’est développée. C’est une forme de colonisation dans un front pionnier non pas naturel, au sens d’espaces non mis en valeur et qui le seraient par de nouveaux arrivants colons, mais un espace déjà mis en valeur par d’autres personnes et d’autres modèles qui se voient supplantés. Il s’agissait par-là de bénéficier de coûts de main-d’œuvre beaucoup moins élevés. Le passage du modèle collectiviste à un modèle capitaliste, est un changement de fond, idéologique, notamment sur la question du droit au travail. Cependant, le modèle collectiviste, même s’il dilapidait les capitaux, se targuait déjà de la dimension productiviste. On ne l’a pas mis en place avec l’arrivée des occidentaux, il existait déjà, il y avait déjà toutes les structures : de très grandes exploitations, mécanisées, utilisant des intrants, et s’adressant à un marché national et international. C’est plutôt un changement simple de propriétaires qui s’est opéré : on est passé d’une agriculture productiviste d’État, à une agriculture productiviste d’exploitants de l’Ouest qui sont de véritables entrepreneurs. Les très grandes exploitations et la forte mécanisation, cela existait déjà. Il suffisait de changer de mains, de faire des économies sur la main-d’œuvre et de gérer mieux le capital, évidemment au détriment des populations locales. Des exploitants du bassin parisien, mais aussi venus d’autres pays européens, Allemands, Néerlandais, ont vu là une opportunité d’extension pour la céréaliculture notamment, à un moment où sur leurs propres territoires cette extension n’était plus possible. C’est un déplacement de la frontière de la mise en œuvre d’une agriculture entrepreneuriale. Le modèle de l’agriculture familiale attendu à la suite de la décollectivisation, c’est celui qui s’est le moins développé. Il nécessitait un encadrement politique fort, une volonté politique, l’accès au crédit, à la formation, des réseaux. Aujourd’hui encore, c’est ce modèle qui patine le plus.

15M. : La campagne européenne devient ainsi un lieu d’exploitation capitaliste pour des grands groupes agro-financiers comme Sofiproteol (rebaptisé Avril depuis mars 2015) ? Quel a été le rôle de l’Union européenne, et de la politique agricole commune (PAC) ?

16G. Z. : C’est vraiment l’effet déplacement de la frontière qui a joué. On est sur le même modèle que les États-Unis en Amérique latine quelques décennies plus tôt, où de grands groupes achetaient des centaines de milliers d’hectares de terre au Brésil ou ailleurs. On a là le même effet, sauf que c’est l’Europe occidentale qui colonise l’agriculture d’Europe orientale. C’est clairement une initiative privée, la PAC aurait pu, aurait dû sans doute, avoir un rôle régulateur, mais les dernières versions de la PAC n’ont absolument pas corrigé le tir. Dans les années 1990, cela a été assez sauvage. Il n’y avait pas d’instances nationales ou européennes qui contrôlaient quoi que ce soit. Une telle prédation n’a pas eu pour effet une vidange des campagnes, même s’il y a eu une transformation de la distribution des populations. Mais les campagnes ont eu plutôt un effet refuge, car le logement urbain était déjà saturé. L’exode que l’on a pu observer, c’est vers l’étranger et non vers les villes qu’il a eu lieu.

17M. : Faire de l’agriculture autrement, cela semble encore moins envisageable là-bas qu’ici ?

18G. Z. : Le problème c’est qu’on leur a vendu l’idée que la modernité et l’agriculture rentable, c’était l’agriculture productiviste. L’idée de faire de l’agriculture autrement, ça a commencé dans des petites campagnes comme en Slovénie, en Croatie par exemple, dans des petites localités, notamment en s’articulant avec le tourisme, en faisant émerger la question de l’agritourisme, en alliant production agricole et hébergement ou restauration. Dans certaines régions, les agriculteurs valorisent des produits locaux, des produits de terroir, mais c’est assez marginal. Cette agriculture-là, si l’on s’en tient aux données statistiques, est la moins représentée en superficie, même si localement cela peut avoir un impact important. Ce n’est pas très différent en France, par rapport aux grandes exploitations inscrites dans le modèle productiviste, à tendance raisonnée aujourd’hui, les modèles alternatifs sont marginaux. Peut-être y aurait-il des combats européens syndicaux à construire à partir de certains points d’accord que l’on rencontre chez ces paysans qui n’ont pas cédé aux sirènes du productivisme, en Europe comme en France. Les points d’accord pourraient se trouver autour de la question des valeurs, des rythmes de production et des rythmes sociaux en général.

19M. : Cela fait partie justement de ce que vous voulez mettre en avant, l’idée que c’est du point de vue de la culture que l’on peut trouver encore des oppositions marquantes entre monde rural et milieu urbain. Est-ce qu’il y a un mode de vie rural qui se différencie du mode de vie urbain ?

20G. Z. : En tant que ruraliste, je continue à défendre en effet la thèse que vivre à la campagne et vivre à la ville, ce n’est pas pareil. Dit comme cela, cela peut paraître trivial, mais les analyses récentes ont plutôt tendance à vouloir absorber la campagne dans la ville, y compris du point de vue des modes de vie et du point de vue culturel. On ne peut pas nier qu’il y ait, dans ces domaines, une forte tendance à l’homogénéisation ces dernières années : il y a bien sûr des référents communs (la télévision, qui est la même pour tous, la consommation de masse via les hypermarchés, etc.), mais néanmoins on peut continuer à noter des différences. La première différence concerne les volumes de population, les densités et l’organisation du peuplement auxquels on a affaire, dans un cas et dans un autre, cette différence n’est pas du tout négligeable lorsqu’on s’intéresse aux modes de vie. Les densités et l’organisation des peuplements, cela creuse un écart entre villes et campagnes. Dans des villages, des bourgs, voire même des villes moyennes, il y a de l’interconnaissance, un mode de sociabilité qui n’est pas fondé sur l’anonymat. Cette transparence sociale fait qu’on ne vit pas de la même manière en milieu rural et en milieu fortement urbanisé. Quand, potentiellement, on peut vous connaître, vous identifier, horizontalement (c’est-à-dire dans le face-à-face, tout individu étant par exemple apte à décrire les déplacements quotidiens de tout autre individu), mais aussi verticalement (chacun connaît l’inscription généalogique, familiale, de chacun), cela change beaucoup de choses. Évidemment cette lisibilité nécessite de la durée, il faut que les gens soient toujours les mêmes, installés durablement et au même endroit. On ne peut nier que cela est un peu mis à mal sous l’effet des évolutions récentes, ce qui ne manque d’ailleurs pas d’engendrer des conflits entre les nouveaux arrivants et les « autochtones ». Les phases d’arrivées de nouveaux ruraux finissent cependant par se stabiliser, et les néoruraux par devenir des gens inscrits durablement dans le territoire. Tout ceci est l’occasion d’un apprentissage, sur le mode de liens de proximité. Dès qu’il y a à nouveau de la stabilisation, des formes plus anciennes de sociabilité se (re)mettent en place, se perpétuent. La grande ville, la grande métropole, c’est l’anonymat. La ruralité, c’est une visibilité et une lisibilité, avec les avantages et les inconvénients que cela comporte. Je vois un deuxième élément important pour répondre à votre question : celui des questions environnementales. Non pas un environnement abstrait, mais au contraire un environnement très concret, vécu. Un environnement compris au sens du rythme météorologique et astronomique. La place de la saison, le rythme jour/nuit, et le cycle des intempéries. Bref, un environnement qui comprend l’air, l’eau, la pluie, etc. Quand, tous les hivers, trois flocons de neige mettent la panique sur les routes parisiennes, à la campagne cela peut être des jours entiers de blocage. La saisonnalité se voit, s’entend, et elle est structurante pour la vie locale. Cet environnement du quotidien me paraît beaucoup plus important pour comprendre la manière de vivre des gens que ce ne peut être le cas pour une grande métropole où l’on est toujours à l’abri. Le rapport à la vie de dehors n’est pas le même.

21M. : Peut-on dégager d’autres différences, peut-être moins centrales, notamment du point de vue des mobilités ? De l’habitat ?

22G. Z. : L’articulation entre lieu de résidence et lieu de travail a nourri toute une littérature pour décrire les spécificités du monde rural : le rapport distance-temps est en effet très distinct dans le cas urbain et dans le cas rural. Ce rapport n’a pas le même impact à la campagne. Même quand il y a 20 kilomètres à faire, en voiture, cela va beaucoup plus vite qu’en ville, c’est beaucoup plus fluide. Mais, malgré tout, on rencontre des difficultés spécifiques liées à la question des transports. De nos jours, il y a une injonction à la mobilité, et notamment à la mobilité automobile, injonction qui est très forte. Ce faisant, on oublie tous ceux, et en milieu rural ils sont nombreux, qui ne sont pas autonomes de ce point de vue – c’est-à-dire les adolescents, les personnes âgées notamment. Pour ces derniers, l’injonction à la mobilité se traduit en incapacité, en frustration, et se retourne en assignation à résidence. C’est le cas des adolescents non véhiculés, mais aussi des personnes âgées qui n’ont plus le permis ou qui n’osent plus conduire. Le coût de l’essence, des assurances, des réparations bien sûr, peut aussi jouer le rôle de frein. D’un côté une mobilité beaucoup plus fluide, mais en même temps une mobilité beaucoup plus contrainte. Dans une grande métropole, le rapport à la mobilité est relativement proche d’un individu à un autre, quelle que soit la situation sociale des individus auxquels on a affaire. Du point de vue de l’habitat, la grande différence, c’est qu’il y a un dehors privé : le jardin. C’est une des raisons d’ailleurs qui pousse les urbains à renouer avec la campagne. De mon point de vue, c’est tellement important que je plaide pour que le « périurbain » soit inclus, au nom de ce critère, dans le rural. Par exemple, les campagnes de la grande banlieue nord parisienne, comme Dammartin-en-Goële, sont d’anciens gros villages qui ont été périurbanisés avec des lotissements, mais les gens se connaissent, ils sont installés depuis 30 ans, les enfants ont grandi là. Certes, ils travaillent ailleurs, mais ils ont choisi un environnement rural pour accéder à la propriété d’une résidence qui est une maison avec un jardin. Je les mets dans l’environnement rural.

23M. : Finalement vous semblez maintenir l’idée d’une certaine pertinence d’une sociabilité spécifique au monde rural. Il semblerait d’ailleurs que cette sociabilité ait un puissant pouvoir d’attraction auprès de ceux qui font la démarche de quitter la ville pour s’installer à la campagne. Comme si, en y découvrant des relations communautaires plus fluides qu’en ville, quelque chose comme une démocratie de voisinage pouvait s’installer, c’est-à-dire des formes de relations d’égal-à-égal, au-dessus de la haie du jardin ? Malgré tout, s’il y a un effet émancipateur dans la force de la communauté, ou tout du moins le désir d’un tel effet quand on est attiré par la campagne, la même cause, la force de la communauté, peut se révéler une contrainte, voire un piège dans certaines situations (minorité sexuelle, ethnique, etc.), non ?

24G. Z. : C’est bien d’une forme de communautarisme dont il s’agit, il y a un contrôle social fort, et ça peut être un empêcheur de vivre sa vie comme on a envie de la vivre. Mais néanmoins, il y a des choses qui traversent toute la société qu’elle soit urbaine ou rurale : il y a de nouvelles générations, de nouvelles populations, il n’y a pas forcément aujourd’hui encore un ostracisme des comportements « non normés » aussi fort que cela a pu être le cas il y a quelques années ou quelques décennies. Mais cela dépend des campagnes, de l’histoire propre à chaque société locale. Cela peut être très variable. Dans certains cas l’ouverture est au rendez-vous, dans d’autres, on va être confrontés à des moqueries, des brimades, voire pire. Il y a là des effets de communautarisme local qui peuvent jouer dans un sens comme dans l’autre.

25M. : Qu’est-ce qui pourrait faire pencher la balance du côté du conservatisme, ou au contraire, du côté de l’émancipation ? À quoi tient, si elle existe, la vitalité politique à la campagne ?

26G. Z. : On ne peut pas répondre à cette question sans revenir à un peu de géographie humaine et de sociologie du monde rural. Jusqu’à il y a 20 ans, 80 % des maires des communes rurales étaient des agriculteurs. Aujourd’hui, les élus sont soit des agriculteurs retraités, soit issus des professions intermédiaires ou supérieures : le médecin, l’instituteur, le petit chef d’entreprise. Il y a un effet mécanique du nombre (quand on arrive à moins de 3 % de la population active française pour les agriculteurs), si bien que la place politique des agriculteurs actifs a été réduite. Elle a suivi mécaniquement la diminution du nombre d’agriculteurs, qui a été divisé par cinq depuis le début des années 1980. Leur place dans l’espace rural n’a pas forcément bougé : ils continuent à mettre en valeur, à travailler le paysage où tous les autres vivent. Ils continuent, plus que jamais peut-être et avec des effets de concentration, à avoir la main sur le foncier. Mais on assiste à une sorte de décrochage, avec des effets de dissociation entre le pouvoir sur la terre et les pouvoirs locaux : 80 % du territoire communal, c’est parfois deux personnes seulement qui le détiennent. Si bien que la place et la fonction qu’ils occupent, tout en restant centrales dans l’organisation sociale, ne se traduisent plus dans les instances politiques, il y a un effet de délégitimation. Tout cela dépend aussi de la composition sociale du territoire, si c’est une zone de vidange ou non, mais aussi des nouveaux arrivants : les néoruraux ne sont pas une entité homogène, selon les régions on peut avoir affaire à des populations très différentes (de riches retraités, des rurbains aisés, des pauvres chassés des villes, etc.). Ce n’est pas la même manière d’entrer dans la société.

27M. : Est-ce que c’est une population qui commence à être étudiée ? Est-ce que la dynamique de ces néoruraux est appréhendée par la recherche aujourd’hui ?

28G. Z. : Un peu, mais pas assez. Il y a énormément de travail de recherche à faire sur les campagnes françaises, et très peu se fait. Les forces vives manquent pour ces recherches. Ce que l’on peut dire c’est que d’un territoire à l’autre, l’apport des néoruraux peut être très variable, cela peut aller jusqu’au renouvellement complet d’une population. L’hétérogénéité tient à cela aussi : il y a des espaces où les arrivées viennent s’ajouter à des populations déjà existantes, cela donne lieu à des rapports variés, parfois harmonieux, parfois très conflictuels.


Date de mise en ligne : 27/11/2015.

https://doi.org/10.3917/mouv.084.0024

Notes

  • [*]
    Tous deux membres du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    J. Bonnamour, Le Morvan : La Terre, les Hommes, Paris, PUF, 1966.
  • [2]
    A. Fel, Les Hautes Terres du Massif Central, Paris, PUF, 1962.
  • [3]
    On peut penser notamment aux travaux de Violette Rey et Marie-Claude Maurel.
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