Mouvements 2015/1 n° 81

Couverture de MOUV_081

Article de revue

L'éducation populaire ça cartonne !

Entretien avec Luc Carton

Pages 165 à 180

Notes

  • [*]
    Journaliste de circonstance.
  • [1]
    R. Barthes, « La Chambre claire », in Œuvres complètes, Paris, Seuil, Tome V, 2002.
  • [2]
    J. Donzelot, L’Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Seuil, 1994.
  • [3]
    Coalition entre socialistes, libéraux et écologistes.
  • [4]
    Convergences à gauche. Engagements communs des socialistes et des écologistes, plate-forme du 28 septembre 2002.
English version

LUC CARTON

figure im1

LUC CARTON

1Pierre-Jean Brasier pour Mouvements (M.) : Pouvez-vous vous présenter, nous raconter votre parcours et les grandes étapes de votre cheminement intellectuel ?

2Luc Carton (L. C.) : J’ai grandi au sein d’une famille bourgeoise, libérale, au sens culturel ou intellectuel du mot, mais aussi conservatrice. Je suis allé dans un collège catholique unisexe masculin. On ne parlait pas latin, grec ou anglais à table, mais c’était tout juste ! À 14 ans, j’ai connu un tournant : je me souviens avoir tenu un journal de bord, en Belgique, de Mai 68. C’est pour moi un événement relativement fondateur. J’en ai alors les échos radiophoniques et télévisés, je suis totalement emporté par cela et je tiens une chronique journalière. Là, s’ouvre une identité libertaire. Je conçois tous les ferments d’une révolte contre le milieu et l’école où je suis. Trois ans plus tard, survint le second événement fondateur, sans vouloir m’y attarder, c’est la mort de mon père. J’ai 17 ans, il est avocat, il ressemble un peu physiquement et spirituellement à Robert Badinter. Il meurt brutalement. Du jour au lendemain, les conditions économiques de la famille sont précarisées. Conséquence : l’année qui suit, je pars à l’usine, gagner des sous pour payer mes études.

3Je travaille à Diamant Boart, une usine de diamants industriels dont le siège principal était en Belgique, à Bruxelles. De cette expérience, je me souviens de plusieurs choses et notamment des contacts avec les délégués syndicaux et les ouvriers qui, percevant que je ne suis pas de « leur bord », me disent : « Il y a des choses qu’on ne dit pas aux ingénieurs, car ils ne nous respectent pas. Nous connaissons des secrets de productivité, de fabrication, de choses que l’on pourrait améliorer mais nous ne le disons pas ». Il y a là des fondements conceptuels de l’éducation populaire : il n’y a pas de hiérarchie. Malgré les inégalités apparentes, nous sommes tous fondamentalement égaux devant l’exigence de penser le monde au quotidien, tant c’est complexe. Jacques Rancière, philosophe, travaille magnifiquement à cette question-là. Ces intuitions fondamentales, je les découvre à l’usine, en entrant dans un monde que je n’avais pas imaginé.

4Dans le même temps, et nous sommes en 1974, un copain devient animateur d’un mouvement de jeunesse dans le quartier des Marolles, quartier très populaire de Bruxelles. Il me propose de le rejoindre, ce que je fais pendant 2 ans. Là, deuxième révolution intérieure après Mai 68 : je découvre un nouveau « nouveau monde », celui du sous prolétariat. Le quartier des Marolles, depuis 1967, est un des lieux les plus emblématiques des luttes urbaines au plan international. Là encore, Rancière m’aide à mieux appréhender cet héritage de lutte, avec ses « gisements d’intelligence collective ».

5M. : Quels sont les sujets des luttes urbaines ?

6L. C. : Sur le droit à la ville : le quartier était menacé par un projet d’extension du palais de justice. Pour y faire face, un mouvement populaire s’est construit. Il a été activement soutenu par les associations dont le Comité général d’action des Marolles ou encore l’Atelier de recherche en action urbaine qui regroupe des intellectuels porteurs de la cause urbaine, dans lequel je m’investirai aussi.

7Dans le prolongement de mon expérience à l’usine, mon implication dans les Marolles me fait découvrir un enjeu au creux de l’éducation populaire : les « savoirs sociaux ». Les « savoirs sociaux » sont des savoirs que les individus et les groupes produisent sur, dans et pour, le milieu et les conditions dans lesquels ils vivent. Ainsi, seuls des ouvriers d’usine fonctionnant selon des conditions tayloriennes peuvent produire des savoirs stratégiques d’opposition à ce que le taylorisme propose. De la même manière, pour les Marolles, seuls des habitants de quartiers urbains populaires bruxellois peuvent produire ou dire ce que la ville habitée par eux signifie. Et donc, ce que la destruction de cette dernière aurait comme conséquences.

8M. : Vous investirez-vous dans cette lutte des Marolles ?

9L. C. : Non, car j’arrive bien après. Mais je deviendrai, en 1976, permanent du Comité général d’action des Marolles. Donc je passe du statut de volontaire militant à celui d’animateur socioculturel. Cela me permet de rencontrer de grandes figures des luttes urbaines, de découvrir l’enjeu de savoirs sociaux et plus largement, plus conceptuellement, l’enjeu de la liberté culturelle. Ce que j’avais pressenti à l’usine se confirme : il n’y a pas de hiérarchie des intelligences sociales, les individus et les groupes sont capables de produire les interprétations les plus hautes et les plus décisives des institutions dans lesquelles ils sont.

10M. : Outre les Marolles, vous avez aussi travaillé au Niger.

11L. C. : Oui. Ce fut ma troisième découverte des enjeux de l’éducation populaire. À 25 ans, je pars au Niger, pour le Fonds d’équipement des Nations unies, une agence du programme des Nations unies pour le développement. Je deviens le responsable local de cette agence. Là-bas, je découvre une situation contre laquelle je n’arrêterai pas de me battre : le mépris total des savoirs sociaux. Je travaille pour une agence d’une institution intégrée au système mondial dans lequel les savoirs sociaux locaux n’ont pas la moindre importance, même s’ils sont symboliquement célébrés et valorisés. Dans ce système, des consultants sont parachutés pour y définir des projets et les faire ensuite financer. Je n’ai eu de cesse de lutter contre ça.

12Ce fut une époque passionnante où j’ai découvert, via des contacts interpersonnels, d’autres civilisations, cultures et surtout d’autres conceptions du développement. Mais ce fut aussi une époque difficile, où j’étais l’agent salarié d’une opération de domination. Pendant deux ans et demi, je me suis battu contre beaucoup de moulins, sans jamais réussir. J’ai finalement démissionné après avoir conclu qu’il m’était impossible d’agir de manière efficace et légitime.

13M. : Quels enseignements ou découvertes retirez-vous de cette expérience au Sud ?

14L. C. : Je reviens du Niger avec des leçons qui m’apprennent encore. Quand on est dans des contextes infiniment moins institutionnalisés et moins organisés que dans nos sociétés libérales industrielles, la division du travail entre les champs (économique, social, culturel, religieux, politique), entre les acteurs (civils, publics, marchands) et entre les territoires (locaux, subrégionaux, régionaux, nationaux et internationaux) n’a pas cours. Dans ces contextes, l’intégration des questions de développement, des systèmes d’action ou des questions territoriales est beaucoup plus évidente qu’ici. On est dans un « systémisme » qui nous oblige à regarder les choses dans leur complexité. Autant de leçons qui me servent encore, trente ans après.

15M. : Cette expérience au Niger vous a donc apporté un regard différent. Auriez-vous des exemples plus concrets pour illustrer votre propos ?

16L. C. : Je n’ai que des exemples ! Aujourd’hui, je travaille à l’Inspection générale de la culture où j’ai à faire à toutes sortes d’opérations, d’initiatives, d’acteurs, de subventions, bref, de projets culturels. Dans notre monde, les dimensions culturelles et artistiques font l’objet d’une séparation extrêmement prudente, elles sont autonomisées, mises à l’écart des enjeux socio-économiques et sociopolitiques. Là-bas, les questions culturelles et artistiques n’ont pas d’autonomie, elles sont l’expression même des questions économiques et sociales ou des problèmes politiques.

17Je suis revenu du Niger avec l’idée que la culture n’est pas un monde à part, que l’éducation ou la signification des choses n’est pas le dernier souci mais le premier. Autre exemple quant à l’intégration totale des problématiques, celui du sort des palmiers dattiers dans les oasis de l’Aïr et du Ténéré. Dans ces terroirs, le concept juridique de propriété du sol n’existe pas. Lors de concertation sur le traitement de ces palmiers dattiers par les humains, le raisonnement est totalement différent : les uns ont un rapport au sol, les autres au tronc, d’autres au feuillage et aux fruits, un dernier groupe a un rapport à la collecte et au traitement. Les différents groupes impliqués dans le rapport au palmier dattier subvertissent la division du travail que nous avons instruite depuis 300 ans, à savoir la division entre ceux qui sont les propriétaires, les dirigeants, les exploitant, les travailleurs et, enfin, éventuellement, les usagers de la production de fruits. La délibération collective sur les « relations collectives de travail » dans la palmeraie sera donc infiniment plus riche et complexe qu’elle ne l’est ici, quand la propriété « arbitre » cette délibération.

18La sectorisation, la division du travail liée aux sociétés libérales et industrielles qui sont les nôtres, détermine totalement notre approche des questions sociales, sanitaires, culturelles et économiques. Alors que dans des contrées moins marquées par le libéralisme et le capitalisme, ces questions sont tout simplement plus intégrées.

19L’exemple des palmiers dattiers au Niger permet d’illustrer et de problématiser la division du travail. Elle permet aussi de se rendre compte que les savoirs sont ici disloqués.

20M. : Revenez-vous en Belgique après votre démission au Niger ?

21L. C. : Oui. Je m’engage dans une longue expérience de travail de recherche sur le mouvement ouvrier au sein de la Fondation travail-université, qui fait le lien entre plusieurs universités francophones et le Mouvement ouvrier chrétien. J’ai alors 28 ans et j’y resterai plus de 17 ans.

22Dans ce cadre, je découvre le mouvement ouvrier organisé sur la fracture entre les organisations économiques (les coopératives), les organisations sociales (les syndicats et les mutuelles) et les organisations culturelles (notamment le mouvement des femmes, de jeunesse, etc.). De 1982 à 1988, je suis chargé d’une recherche sur la refondation du mouvement ouvrier qui passera toujours par la même question : celle de la division du travail entre la culture, le social et l’économique. Je constate et je découvre que les divisions du mouvement ouvrier ont épousé exactement celles qu’induit le capitalisme.

23M. : L’impératif de réformes vient-il d’une crise de ce mouvement, d’une nécessité de changement ?

24L. C. : Non. C’est le fruit d’un pur hasard. Je retrouve la présidente du Mouvement ouvrier chrétien, Jeanine Wynants, à la machine à café. Elle revient du Brésil et me dit son enthousiasme après être allée à la rencontre de mouvements populaires globaux, qui n’épousent pas la division du travail du capitalisme. Je lui dis que je reviens du Niger et que je fais exactement le même constat !

25Suite à nos expériences au Sud, nous nous sommes tous les deux rendu compte que les luttes populaires, ailleurs, intègrent toutes les dimensions alors qu’ici, elles les désintègrent ! Mon travail sur la refondation du mouvement ouvrier ne vient donc pas d’un constat de crise mais sur une volonté de recomposition de la globalité des savoirs en amont et en aval d’un processus de production sociale. C’est la découverte d’un ailleurs qui déclenche tout cela.

26Jeanine Wynants me charge d’explorer la refondation du mouvement ouvrier et de proposer une série de réformes. Je travaille donc obstinément pendant 6 ans sur la refondation du mouvement ouvrier par-delà ses divisions internes et externes, en contestant la division du social, du culturel et de l’économique. Cette division pose problème car elle disloque également les savoirs sociaux ! Il faut donc arrêter de calquer le fonctionnement du mouvement ouvrier sur la division du travail capitaliste. Que ce soit sur l’énergie, la mobilité, l’éducation, il faut intégrer la manière dont les travailleurs vivent l’exploitation, la domination, l’aliénation. Mais dans le même processus, il faut aussi intégrer la manière dont les usagers et les citoyens, usagers indirects, vivent les conséquences de ces processus d’aliénation, d’exploitation et de domination.

27Je me retrouve à travailler avec les acteurs d’une nébuleuse extrêmement importante puisque, en Belgique, le Mouvement ouvrier chrétien concerne, via ses organisations, près de la moitié de la population néerlandophone et un gros tiers de la population francophone. La réflexion collective que je tente de piloter est : qu’est ce qui rassemble (dans une délibération collective partiellement contradictoire) une action syndicale, une action coopérative, une action mutualiste, une action culturelle ?

28Là, je tombe sur le problème systémique sur lequel je suis toujours aujourd’hui, trente ans après : y a-t-il la possibilité conflictuelle dans nos sociétés, de mobiliser des citoyens pour penser la question du développement, si possible avec mais aussi en travers de la politique.

29M. : Entendez-vous « développement » au sens de l’évolution de nos sociétés ?

30L. C. : Oui ou, mieux encore, au sens du développement photographique, tel qu’en parle Roland Barthes [ 1].

31M. : Au terme de ces six années, la refondation a-t-elle été menée à bien ?

32L. C. : Tous les textes que nous avons proposés ont été adoptés à l’unanimité lors d’un congrès. Mais ils n’ont donné lieu à aucune pratique.

33M. : Les acteurs avaient-ils compris les enjeux de cette refondation ?

34L. C. : Oui, ils avaient compris qu’il fallait la dire. Mais entre le dire et le faire… C’est difficile. Il y avait là des intérêts politiques, au sens noble du terme, mais aussi et surtout des intérêts stratégiques et tactiques des organisations.

35J’ai fait des centaines d’interventions publiques, dans toutes les instances possibles, à tous les niveaux. À chaque fois, l’adhésion intellectuelle était évidente ! Mais jamais stratégique, jamais tactique. J’étais encore trop jeune pour me rendre compte que l’adhésion à l’idée n’entraînait pas forcément un plan d’action… 30 ans après, peut-être que je recommencerais autrement. J’étais ce qu’on pourrait appeler, dans la littérature sociopolitique, une « belle âme ». Je pensais que la pensée entraînerait les choses… Il est néanmoins clair que j’ai contribué à « sauver les meubles » symboliques et idéologiques. On a souvent une fonction qu’on ne connaît pas dans un système. Je crois avoir conforté les motifs de survie des syndicats, des mutuelles, des coopératives, des mouvements culturels, sans qu’ils le sachent nécessairement, en les faisant adhérer à un mouvement qui, par ailleurs, n’avait pas sa stratégie et sa tactique…

36M. : Par des discours et des vœux pieux de rénovation et de changement d’orientation, a-t-on relégitimé la raison d’être de ces structures ?

37L. C. : Oui. Elles disaient d’ailleurs qu’elles allaient pratiquer autrement. On appelait ça à l’époque le concept de « transversalité », notamment introduit par Patrick Viveret ou Edgard Morin en France, que j’ai d’abord appelé en Belgique des « obliques ». À savoir, la recherche de la construction d’un point de vue commun, de conflictualités communes, entre des travailleurs, des usagers et des citoyens, impliqués dans des champs économiques, sociaux, culturels et politiques, sur des enjeux communs, tout cela aux niveaux local, régional, national et international. Soit trois angles d’approche pour décloisonner la division du travail capitaliste.

38M. : Cela paraît un peu compliqué à mettre en œuvre.

39L. C. : Effectivement. Et c’est là que je n’ai pas du tout mesuré le rapport entre les progrès de l’intelligence analytique et ceux de l’intelligence stratégique.

40M. : Avez-vous essayé d’apporter des pistes concrètes d’organisation différente pour arriver à cet objectif ?

41L. C. : Oui, à différents niveaux. D’ailleurs, des expériences novatrices existaient déjà avant qu’on y pense. On est bien dans une logique d’éducation populaire. Dans différents domaines, il y avait, et il y a aujourd’hui encore, des avancées dans la construction de ces points de vue communs, des actions communes, entre travailleurs, usagers et citoyens sur une série d’enjeux relatifs à des fonctions collectives. Ces avancées s’apparentent à des « perles sur un fil ». Sauf que je ne mesurais absolument pas les rapports de forces.

42Pour prendre un « simple » exemple : en Belgique, l’histoire avait permis au mouvement ouvrier de créer une banque populaire, qui s’est appelée du côté francophone la C.O.B. pour Coopérative ouvrière de Belgique. Au terme d’une trajectoire historique devenue une dérive patente, la COB est devenue ARCO, puis une fraction dominée de DEXIA, emportée par/dans la crise financière de 2008.

43Penser culturellement et socialement l’enjeu de la collecte et de la destination de l’épargne populaire n’a manifestement pas pu rester à l’ordre du jour du mouvement ouvrier, comme si son action économique devait nécessairement s’inscrire dans un rapport mimétique au capitalisme marchand. C’est un exemple, mais on est au cœur du problème. En tant que jeune militant, de 28 à 36 ans, je ne concevais pas cela lorsque j’instruisais les conditions éventuelles d’une réforme du mouvement ouvrier. D’abord parce que je ne pouvais pas voir l’avenir mais ensuite parce que j’essayais de comprendre le présent sans vraiment identifier les rapports de force.

44On est là aux alentours des années 1990. Je suis progressivement expulsé du cœur du mouvement ouvrier. Je deviens indésirable, je pose trop de questions. Je me professionnalise et je « m’externalise » dans l’évaluation des politiques publiques d’une part et dans l’éducation populaire en France, d’autre part.

45M. : Nous en venons donc à l’éducation populaire. Pouvez-vous en donner une définition ?

46L. C. : La définition la plus courte est : l’éducation dont le peuple est sujet, et non pas objet. C’est une éducation qui découle d’une théorie selon laquelle on reconnaît que la question de la connaissance ne procède pas d’une autorité mais d’une discussion qui trouve ses fondements dans l’égalité. Ce n’est pas une position relative, tout n’est pas dans tout, n’importe quoi n’est pas bon. Il y a une rigueur épistémologique et méthodologique. Mais l’idée principale est bien que l’autorité, pour définir ce qu’est un savoir légitime, est discutable socialement. Cela veut dire aussi qu’on porte un soupçon sur ce qu’est un savoir légitime.

47Par exemple, est-ce que l’économie politique libérale est l’Alpha et l’Omega de l’économie politique ? Une définition plurielle de l’économie, publique, coopérative, communautaire, sociale, est peut-être plus crédible que la définition qui pose que la propriété privée est le pilier de l’économie, le fondement d’une civilisation. Certes, c’est là une définition intellectuelle. Il faut accepter de la compléter avec des définitions historiques.

48Historiquement donc, l’éducation populaire naît dans le rapport de Condorcet sur l’instruction publique en 1792. Tout le monde en retient qu’il faut faire de l’instruction publique pour tous. Mais dans un chapitre moins connu de son rapport, il fait aussi part de ses craintes sur le fait que les conditions de travail dans les manufactures évoluent de manière telle que le travail en devient imbécile, ce qui rendrait tout effort d’instruction inutile. Pour y pallier, Condorcet fait de « l’éducation politique » du citoyen une nécessité absolue. « L’éducation politique » ici, c’est l’éducation populaire. Cette intuition de Condorcet est beaucoup plus pertinente aujourd’hui. Car, désormais, ce n’est pas uniquement dans le travail qu’on est « imbécillisé », mais aussi dans bien des aspects de notre vie. Nous sommes cernés culturellement.

49La seconde origine historique de l’éducation populaire est la révolution de 1848, que Jacques Donzelot croquait dans L’Invention du social[ 2]. Selon lui, le social est inventé car on ne sait pas faire de compromis entre le politique et l’économique.

50La troisième origine se trouve lors de la maturation du socialisme révolutionnaire, à la fin des années 1880. À ce moment-là, une fraction de socialistes pense qu’on ne peut pas « livrer les enfants du peuple à l’éducation de la République », car celle-ci est bourgeoise. Donc il faut inventer une école du peuple : une création, une transmission et un usage des savoirs, à partir du peuple. Cette aspiration sera rapidement « éteinte ». Un quatrième moment viendra dans les années 1950 et 1960, lorsqu’il y aura des doutes sur la validité du compromis social-démocrate. Ce dernier repose sur l’acceptation de la croissance économique, du moment qu’il y a redistribution sociale. On ne remet pas en question la validité culturelle de ce compromis, c’est-à-dire l’intérêt d’un tel mode de développement.

51La « méconnue culturelle » du compromis social-démocrate éveillera pour moi des questions totalement pertinentes à la charnière des années 1960 et 1970, quand l’aile gauche de la CFDT demande « pourquoi continuer à gagner notre vie à la perdre ? ». Différentes crises sociales entre 1967 et 1973, chez les dockers, chez Lip, disent l’essentiel. On questionne le sens même du travail, l’horizon culturel de la production.

52M. : L’éducation populaire en Belgique occupe-t-elle une grande place ?

53L. C. : Oui, très grande. On parle ici « d’éducation permanente ». Le mouvement ouvrier a véritablement gagné en 1976 un décret absolument remarquable sur le sujet. Et pour cause ! Le décret organise la reconnaissance par l’État de l’utilité publique d’une critique sociale et culturelle de l’état de la société !

54M. : Cela a-t-il été un combat de haute lutte ?

55L. C. : Non, ce décret s’explique plutôt par le fait que la Belgique est un État faible, colonisé par les pouvoirs privés. Ainsi, entre la Seconde Guerre et les années 1970, le mouvement ouvrier fut dans l’État, littéralement à l’intérieur. À tel point qu’il permet de formuler en 1976 le décret sur l’éducation permanente. C’est un décret exemplaire car il ne finance que les organisations qui s’engagent dans une dynamique participative de critique sociale, culturelle et politique de l’état de la société, et en particulier si cela se fait en milieu populaire. C’est inouï. C’est un décret qui est pratiquement unique au monde. Son dispositif est relativement simple : il finance des associations, petites ou grandes, via une reconnaissance publique, octroyée à durée indéterminée. Le financement se fait en référence à des « dépenses admissibles », référées à un rapport d’activités annuel. La simplicité même du dispositif, et le fait que ce soient les dépenses – et non l’action – qui sont « inspectées » pour être déclarées admissibles, autorisera des dérives nombreuses et profondes.

56La « ruse » de l’histoire, c’est que ce décret arrive en 1976, soit deux ans après la crise de 1974. Les acteurs qui ont promu l’émancipation sociale, politique et culturelle dans les années 1960 parviennent à cette conquête à un moment où surgit une montagne de problèmes sociaux et économiques dont l’avatar principal sera le chômage de masse. Le décret arrive à un moment où l’émancipation n’est plus à l’ordre du jour. Rapidement, sous couvert d’éducation permanente, on verra se structurer de manière croissante des pratiques d’insertion socioprofessionnelle.

57Je qualifierais cela de « couac historique ». Le mouvement s’est construit depuis 1944, jusqu’en 1976. Nous sommes déjà deux ans trop tard. Mais cela, nous ne le savons pas encore puisqu’il faudra attendre 1982 pour voir les conséquences sociopolitiques de la crise de 1974. En France, ça sera le tournant de la rigueur. En Belgique, le gouvernement de droite libérale de 1982 à 1986 fera des dégâts. Depuis lors, on croit qu’on résiste, qu’on va inverser le mouvement, mais aujourd’hui ça n’est toujours pas le cas.

58M. : Donc encore une fois, le texte du décret est beau, mais la pratique est tout autre.

59L. C. : Oui. La crise, puis le tournant de droite, auront des conséquences sur les pratiques sociales. Les classes populaires ne sont désormais plus en situation de se mobiliser pour des propositions de coalition culturelle car le premier souci sera de trouver un emploi…

60Il y a convergence de pressions, publiques, sociales, organisationnelles, institutionnelles pour conduire le mouvement ouvrier à transformer son moteur d’émancipation, de désaliénation, en moteur d’intégration, de socialisation.

61Évidemment, je caricature, c’est beaucoup plus subtil. Cela prend du temps, se fait de manière contradictoire et inégale suivant les territoires, les acteurs et la résistance qu’ils opposent.

62M. : La crise a donc été le « fossoyeur » de l’idéal d’émancipation de l’éducation populaire.

63L. C. : Oui. L’approfondissement de la crise va mettre le questionnement du sens du travail au congélateur. Je pense qu’il est temps de le ressortir… C’est la seule voie de réponse imaginable à la crise : il faut poser la question du travail, à l’intérieur du travail mais aussi à l’extérieur, c’est-à-dire dans la vie.

64D’autant plus que, selon moi, la donne est aujourd’hui différente. Nous avons un véritable trésor de lutte : les gens en savent infiniment plus que ce qu’on les autorise à faire ! Le capital culturel et scolaire accumulé par les travailleurs est beaucoup plus important que ce qu’on les autorise à valoriser dans leur travail. À mon sens, on souffre beaucoup plus de « non exploitation/valorisation » de ce que l’on peut qualifier d’excédent culturel.

65Prenons un exemple : les facteurs de La Poste. Jadis, pour être recrutés, ils avaient besoin du certificat d’études primaires, soit une instruction de base limitée. Mais l’agent des postes était un agent social complexe : il s’attardait, il discutait, il construisait du lien social. Aujourd’hui, l’agent des postes est recruté au niveau « bac » et plus. Vous seriez étonnés de voir le nombre de gens diplômés de l’enseignement supérieur qui font ce métier. Entre-temps, le travail s’est appauvri. On a mis le chronomètre, on a oublié le service public, on oblige à « passer mais à ne pas s’arrêter », on oublie le verre de vin blanc, on cravache.

66Il est là le grand écart. Il est là le trésor de guerre. Aujourd’hui, le travailleur peut beaucoup plus mais il en fait beaucoup moins. Et c’est là que gît la souffrance sociale. Imaginez ce que la population pourrait faire, penser, interpréter si elle n’était pas exploitée et aliénée dans des conditions qui l’empêchent d’utiliser son intelligence.

67De même, les citoyens sont toujours autant privés de discussion publique, même si on les fait participer à toute sorte de simulacres de procédures participatives. La montée des « capitaux scolaires » et culturels n’a pas été suivie par une montée de la qualité de la mobilisation de l’intelligence au travail, parce que l’intelligence est rétive à la hiérarchie. On ne peut pas à la fois accentuer les processus d’aliénation, d’inégalités, d’exploitation, de domination et accepter la montée de l’intelligence collective.

68M. : Revenons à votre itinéraire. Vous êtes « mis sur la touche » en Belgique au sein du mouvement ouvrier.

69L. C. : J’étais presque persona non grata au sein du mouvement ouvrier belge, y compris sur les questions d’éducation populaire. Je m’étais en effet permis de demander tout haut si on était bien sûr qu’on faisait encore de l’éducation populaire dans nos contrées et on m’a fait comprendre que la question était nulle et non avenue. Cette question, bizarrement, j’ai été amené à pouvoir la poser en France. Nous sommes en 1992.

70M. : En France, arrivez-vous dans un contexte semblable à la Belgique et son décret de 1976 sur l’éducation permanente ?

71L. C. : Non. Au niveau français, l’éducation populaire est fossilisée depuis longtemps au ministère de la Jeunesse et des Sports, créé, comme dirait Franck Lepage, par, pour et avec Pétain. Les systèmes de reconnaissance publique de l’éducation populaire sont fossilisés dans des fédérations, telle la fédération française des MJC par exemple. De nombreux acteurs collectifs captent le label mais ne font pas d’éducation populaire. La construction d’une conscience collective des enjeux de l’éducation populaire est en panne.

72Nous sommes au début des années 1990. Par hasard, je commence à évoquer la chose en France. Cela a un retentissement évident : c’est reçu comme une occasion de rénover ou de revisiter un concept clé, face au marasme économique dans lequel nous nous trouvons. C’est l’opportunité de renverser les points de vue.

73J’arpenterai donc la France en commençant tous mes discours par « ce n’est pas grave, je suis Belge », ce qui fait beaucoup rire. Mais cela permet aussi innocemment de poser des questions, en étant extérieur. Je bénéficie de « l’atout de l’étranger ».

74En 1992-1993, je rencontre Franck Lepage, alors permanent « atypique » de la Fédération française des Maisons des jeunes et de la culture. Je nouerai aussi des complicités avec d’autres. Ensemble, cela nous permettra de faire « monter en puissance » la problématique, par des dizaines de mobilisations de réseaux, d’associations.

75M. : Est-ce cette montée en puissance qui aboutira à la demande du cabinet de Marie Georges Buffet ?

76L. C. : Tout à fait. En 1998, sous le gouvernement Jospin, le cabinet de Marie-George Buffet, alors ministre de la Jeunesse et des Sports, décide de mener à bien une initiative publique sur l’éducation populaire. Je propose d’appeler ce processus « offre publique de réflexion collective », de manière à ce qu’il ne s’agisse pas d’un écrasement de l’appareil d’État sur le monde associatif. Le cabinet accepte.

77Franck Lepage, quelques autres et moi investissons beaucoup d’énergie dans la conduite de cette affaire. Plusieurs centaines de groupes de travail se créent dans la perspective de rédiger un livre blanc pour une politique d’éducation populaire. Je donne d’ailleurs le décret belge de 1976 en pâture en rappelant son aspect exemplaire et en enjoignant à s’en inspirer. La mayonnaise prend, notamment grâce aux « Rencontres de la Sorbonne pour l’avenir de l’éducation populaire » que je coordonne à la demande de la Ministre. Le suivi de ces rencontres devait déboucher sur le livre blanc. Mais là, survient un accident politique. Le cabinet de la Ministre fait obstacle. Marie-George Buffet, pour finir, confie la rédaction du livre blanc à Jean-Michel Leterrier, le responsable culturel de la CGT qui travaille sur la dictée… Il éteint l’initiative.

78M. : Que s’est-il passé ?

79L. C. : Plusieurs explications, à mon avis. Le cabinet Buffet était l’objet de tensions permanentes entre « jeunesse » et « sports ». La force du cabinet était du côté des sports : Marie-George Buffet faisait beaucoup plus d’éclats en inaugurant de nouvelles infrastructures qu’en faisant des problématiques sur l’éducation populaire. Le cabinet était persuadé que la Ministre se faisait embarquer par une bande de gauchistes dans un vertigineux dérapage.

80Par ailleurs, l’objectif du livre blanc était de définir l’éducation populaire comme une politique transversale… de toutes les politiques publiques ! L’ambition était « méga politique », en tout cas au plan intellectuel. Apparemment, Lionel Jospin en aurait pris ombrage. Il avait peur que ça fasse concurrence au centenaire de la loi 1901 sur les associations. On aurait signifié à la Ministre, m’a-t-on dit, qu’il n’était pas question de porter l’exigence de l’éducation populaire jusqu’à devenir un sujet interministériel.

81Ce sont des pistes, nous ne connaîtrons jamais le fin mot de l’histoire. Je pense qu’il y a eu des frilosités bêtes, clientélistes et des marchandages politiques internes au parti communiste et au cabinet Buffet. Je pense qu’il y a eu aussi le même type de frilosité à l’intérieur de la majorité plurielle du gouvernement Jospin. La combinaison des deux a donné une trahison exemplaire.

82Ce travail qui impliquait au bout de quelques années quelques milliers de personnes sur des enjeux qui pouvaient être essentiels s’est retrouvé jeté à la poubelle avec un traître à l’écriture. Reste le rapport d’étape, de Franck Lepage, édité à La Documentation française…

83M. : Est-il possible qu’il y ait eu un refus sur le fond : le concept bousculait trop le « fossile » français ?

84L. C. : Peut-être, oui, ça restera peut être une faiblesse tout au long de l’histoire. Je pense aussi que je n’ai jamais, moi-même, pensé les étapes. Nous avons eu une pensée rapide et trop généraliste, qui n’a pas pris la patience des étapes.

85M. : Vous avez peut-être aussi négligé l’aspect stratégique et sous-estimé la manière dont fonctionne la politique avec les hommes et les femmes qui la font.

86L. C. : Tout à fait, et ça, c’est l’accident d’après. Cela nous conduit à l’étape suivante de mon itinéraire. À la charnière des années 2000, je suis devenu conseiller politique, puis secrétaire politique et chef du service d’études du parti écologiste francophone belge : Écolo.

87M. : La volonté initiale était-elle de faire avancer les choses de l’intérieur, suite à l’expérience française ?

88L. C. : Oui, j’ai été recruté tout à fait par hasard sur une terrasse de café. Mon ambition était de relancer la pratique de l’éducation populaire en Belgique que j’articulais avec une évaluation démocratique des politiques publiques, mon autre domaine d’intérêt professionnel.

89On peut imaginer que les contributions réfléchies et collectives des travailleurs, des usagers et des citoyens puissent être les conditions fondatrices d’une évaluation des politiques publiques. J’ai donc fait le lien entre plusieurs traditions de mon histoire.

90M. : Comment êtes-vous arrivé à Écolo?

91L. C. : J’avais été un des porteurs, au nom du monde associatif auquel j’appartenais, de la dynamique dite des « états généraux de l’écologie politique », au milieu des années 1990 en Belgique. L’objectif principal était de penser la relation entre le social et le politique. En 1999, je commence à comprendre les faiblesses de l’expérience française. De par ma position de co-conducteur des « états généraux », on me propose de rejoindre l’aventure en tant qu’intellectuel libre dans un parti politique. Je négocie, ou plutôt je crois négocier, une position relativement centrale « d’intellectuel organique » au sein d’Écolo, au moment où le parti arrive au pouvoir au niveau fédéral, régional et communautaire, dans le cadre de la coalition dite « arc-en-ciel [ 3] ».

92Je deviens l’animateur d’une cellule politique qui interpelle, interroge, suit et accompagne les cabinets ministériels Écolo dans l’aventure de « l’arc-en-ciel », sous l’angle de l’évaluation des politiques. Sur le même sujet, de 1999 à 2001, je conduirai la création d’une trentaine de groupes de travail pluriels et ouverts aux syndicats, associations et citoyens. Tout cela culminera dans une assemblée générale d’évaluation des participations. Ce fut un grand succès, avec plus d’un millier de personnes. C’est là que se produit pour moi une nouvelle rupture.

93L’intérêt des citoyens mobilisés sur la problématique était évident. Le lendemain, je rencontre le cercle des dirigeants Écolo qui me félicitent pour le « bon coup de pub ». Ils m’informent qu’ils vont entrer en campagne électorale, qu’on ne fait pas campagne sur un bilan mais sur des propositions et qu’on ne parlerait donc plus d’évaluation.

94Je leur réponds qu’ils n’ont rien compris, que tout le succès possible de l’écologie politique est de dire : on arrête de prendre les gens pour des cons, on exploite l’intelligence collective et on avoue aux citoyens la difficulté du changement. Cela passe par la mobilisation des savoirs sociaux et stratégiques des travailleurs, des usagers et des citoyens, pour évaluer les politiques publiques. On me répond qu’il n’en est pas question. Je me casse la gueule.

95M. : Là encore, c’est une grande dynamique qui n’aboutit à rien.

96L. C. : Absolument à rien. Ça m’a beaucoup secoué. Je me mets dans l’idée que cet échec tactique et stratégique est dû à l’imperfection du paradigme de l’écologie politique et à une absence de stratégie politique.

97Nous sommes alors à la fin de la législature et les élections générales sont à venir. Je pressens que l’exécutif dirigeant d’Écolo souhaite changer de coalition. Je vais donc chercher à forcer l’avènement d’un paradigme qui soit métis, entre écologie et socialisme. Je ne suis ni le premier, ni le dernier, à considérer que le cœur du problème des social-démocraties est de ne pas penser le développement. De même, je suis persuadé que le refus qui m’est opposé de la part du parti écologiste a un fondement politique : l’absence d’ancrage politique durable à gauche. Je tente donc de forcer Écolo et le Parti socialiste à parvenir à une plateforme idéologique commune. Tout cela en vue d’avoir, quelles que soient les configurations politiques, une base de pensée commune.

98L’idée était de solidariser explicitement l’alliance entre les deux partis afin de passer à travers le mur du suffrage proportionnel, où les gens votent pour leur opinion mais ne savent pas qui s’alliera avec qui, les coalitions pouvant prendre toutes les formes possibles. En bref, je voulais forcer un pré-accord politique, sur le fond, ce qui ne se fait jamais en Belgique.

99M. : Mais c’est croire que la politique se fait sur le fond, ce qui est faux…

100L. C. : Je suis dans l’incapacité de penser que la politique, c’est d’abord la négociation des intérêts, non pas idéologiques, mais des personnes et des groupes… Je suis irrémédiablement un idéaliste. Mais tout de même ! Je lance, un peu dans l’ombre, les bases d’une négociation dont je deviendrai le conducteur. Je conclurai ces négociations, de manière positive avec un « texte des convergences à gauche ». J’ai obtenu le vote de ce texte à l’unanimité des parlements internes écolo et socialistes. Et le texte est beau ! Il vaut la peine qu’on s’y arrête, j’en suis fier ! C’est un travail d’un an et demi. Il explique en quoi les paradigmes social-démocrate et de l’écologie politique doivent faire du chemin l’un vers l’autre et l’un par l’autre [ 4].

101Le lendemain des votes à l’unanimité, alors que l’encre n’était même pas sèche, Écolo dénonçait l’horreur de cette affaire.

102Un an après, en 2003, arrivent les élections législatives fédérales. Écolo est totalement défait, il ne reste plus rien. Dans le cercle des dirigeants, on cherche les responsables de la chute de 20 à 7 % et on se tourne vers moi. Parce que je les aurais « vendus » aux socialistes. Hypothèse idiote qu’aucun chercheur en sciences politiques n’a jamais confortée.

103J’ai claqué la porte d’Écolo et je n’y reviendrai plus jamais. Je crois d’ailleurs que je ne reviendrai plus jamais dans le champ politique. Je suis désespérément rétif à la forme politique, à la fois pour son imbécile urgence et par son incompétence à travailler les questions de fond qui mobilisent les acteurs de la scène collective. Entre le politique et le collectif, il y a un vrai problème…

104M. : Face à ce constat, face à la crise de légitimité de nos démocraties, que peut faire l’éducation populaire ? Peut-elle être un contre-pouvoir ? Le changement passe-t-il par exemple par le local, tel que le propose le mouvement de la transition, face à une politique qui est d’abord la négociation des intérêts des personnes et des groupes ?

105L. C. : L’éducation populaire n’est pas un acteur, elle n’est pas fédérée et elle n’est pas prête de l’être. En France, tel qu’elle est fédérée dans les instances représentatives auprès du ministère, mieux vaut ne pas trop en parler…

106L’éducation populaire comme enjeu de démocratie culturelle, c’est-à-dire pour rendre une société plus consciente d’elle-même, oui. Ces dernières années, je me suis mobilisé autour de l’enjeu majeur du déploiement des droits culturels, qui ne me paraît pas différent de tout ce que l’on vient de dire. La déclaration de Fribourg les rassemble et les théorise.

107Les droits culturels, ou dimensions culturelles des droits sociaux et politiques, sont les droits qui concernent fondamentalement les capacités d’expression, d’analyse et de délibération des individus et des groupes. Cela concerne évidemment le droit à l’information, à l’instruction, à l’enseignement, à la délibération, à la formation, à la discussion, à la participation. Ces droits ont la caractéristique de ne jamais avoir été définis de manière fédérée et cohérente. Ils existent le plus souvent de manière éparse et peu définie dans les législations.

108Le groupe de Fribourg, qui s’est structuré à l’échelle mondiale, a défini la « déclaration de Fribourg sur les droits culturels » au bout de plusieurs années de travail. Ce texte présente l’immense intérêt de rassembler et d’intégrer tous ces droits dans une réflexion commune. Il me semble qu’il y a là des pistes intéressantes, pour répondre au constat que vous faites, qui convergent avec le mouvement des villes en transition. Le message est : l’avenir est bien entre les mains de démarches, procédures et méthodes qui mobiliseraient les individus, les citoyens, les travailleurs dans les circonstances dans lesquelles ils sont. Ainsi, ils peuvent donner sens aux circonstances et aux actions collectives dans lesquelles ils sont engagés. J’y crois profondément.

109Pour permettre de trouver une issue aux crises de régimes dans lesquelles nous sommes engagés, il faut un approfondissement décisif de la démocratie. Pour moi, l’approfondissement des droits culturels est l’étape qui suit les démarches d’éducation populaire. Se fonder uniquement sur ces dernières n’est pas suffisant : si on donne en France l’avenir à l’éducation populaire, on va croire que c’est la MJC du sud-est de Troyes qui va désormais gouverner Troyes. Ce qui n’est pas rassurant.

110L’enjeu plus vaste est l’enjeu des droits culturels, c’est-à-dire un dépassement de la démocratie capacitaire, le dépassement des limites de la démocratie représentative, tant au plan social que politique. C’est un processus révolutionnaire doux, qui ne passe pas par la production idéologique d’abord mais bien par une démarche qui mobilise l’intelligence et la capacité d’interpréter le monde qui est entre les mains des citoyens.

111Mais ça, c’est un changement profondément culturel. Ce qui explique aussi le sens de mon investissement professionnel actuel, qui n’est pas tout à fait un hasard, puisque je travaille à l’Inspection générale de la culture. Je crois que les moyens les plus puissants de développer ce mouvement collectif-là sont de nature culturelle. Pas au sens artistique mais bien au niveau de la signification de la vie sociale. À ce titre, je pense que les acteurs, les agents, les institutions, les organisations culturelles et éducatives ont un rôle majeur dans le déploiement de ce mouvement pour les droits culturels et pour leur plus grande effectivité.

Notes

  • [*]
    Journaliste de circonstance.
  • [1]
    R. Barthes, « La Chambre claire », in Œuvres complètes, Paris, Seuil, Tome V, 2002.
  • [2]
    J. Donzelot, L’Invention du social. Essai sur le déclin des passions politiques, Paris, Seuil, 1994.
  • [3]
    Coalition entre socialistes, libéraux et écologistes.
  • [4]
    Convergences à gauche. Engagements communs des socialistes et des écologistes, plate-forme du 28 septembre 2002.
bb.footer.alt.logo.cairn

Cairn.info, plateforme de référence pour les publications scientifiques francophones, vise à favoriser la découverte d’une recherche de qualité tout en cultivant l’indépendance et la diversité des acteurs de l’écosystème du savoir.

Avec le soutien de

Retrouvez Cairn.info sur

18.97.14.82

Accès institutions

Rechercher

Toutes les institutions