Mouvements 2014/4 n° 80

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Article de revue

La stratégie syndicale d'une « transition juste » vers une économie durable

Pages 111 à 118

Notes

  • [*]
    Chercheur du Fonds national suisse de la recherche scientifique à l’université de Genève. Il s’intéresse à l’économie politique culturelle de l’environnement et plus particulièrement aux politiques d’adaptation et de résilience aux changements climatiques.
  • [**]
    Professeur de politique internationale à la Colorado State University. Ses recherches portent sur la gouvernance sociale de l’économie politique mondiale. Il se penche actuellement sur les relations entre écologistes et syndicats et sur la politique syndicale transnationale.
  • [1]
    R. Kazis, R. Grossman, Fear at Work. Job Blackmail, Labor, and the Environment, Philadelphia, New Society Publishers, 1991[1982].
  • [2]
    L. Leopold, The man who hated work but loved labor. The life and times of Tony Mazzocchi. White River Junction, Chelsea Green Publishing Company, 2007 ; T. Mazzochi, « An Answer to the Jobs-Environment Conflict ? , Green Left, 8 septembre 1993, http://www.greenleft.org.au/node/5630; M. Burrows, « Just Transition », Alternatives Journal, 2001, 27(1), p. 29-32.
  • [3]
    Voir : T. Mazzochi, « An Answer to the Jobs-Environment Conflict ? », op. cit.; J. Young, 1998 « Just Transition. A new approach to jobs v. Environnement », Working, 2(2), p. 42-48.
  • [4]
    D. Bennett, « Labour and the Environment at the Canadian Labour Congress. The Story of Convergence », Just Labour. A Canadian Journal of Work and Society, 2007, 10, p. 1-7; M. Burrows, « Just Transition », Alternatives Journal, 2001, 27(1), p. 29-32.
  • [5]
    J. Brecher, Jobs Beyond Coal. A Manual for Communities, Workers and Environmentalists. Labor Network for Sustainability, 2012.
  • [6]
    K. Gordon, R. Borosage, D. Pugh, The Green Industrial Revolution in the United States. In the Clean Energy Race, Is the United States a Leader or a Luddite?, Center for American Progress, Institute for America’s Future and Blue Green Alliance, 2013.
  • [7]
    Voir : D. Stevis, « US Labor Unions and Climate Change. Technological Innovations and Institutional Influences, in N. Harrison, J. Mikler (dir.), Climate Innovation. Liberal Capitalism and Climate Change, Palgrave, 2014.
  • [8]
    D. Foster, « BlueGreen Alliance. Building a Coalition for a Green Future in the United States », International Journal of Labour Research, 2010, 2(2), p. 233-244.
  • [9]
    D. Stevis, T. Boswell, Globalization and labor. Democratizing global governance. Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2008.
  • [10]
    V. Silverman, « Sustainable Alliances. The Origins of International Labor Environmentalism », International Labor and Working-Class History, 2004, 66, p. 118-135 ; R. Felli, « An Alternative Socio-ecological Strategy? International Trade Unions’ Engagement with Climate Change », Review of International Political Economy, 2014, 21(2), p. 372-398.
  • [11]
    V. Silverman, « Sustainable Alliances. The Origins of International Labor Environmentalism », op.cit. ; V. Silverman, « Green Unions in a Grey World. Labor Environmentalism and International Institutions », Organization & Environment, 2006, 19(2), p. 191-213.
  • [12]
    UNEP. Green Jobs : Towards Decent Work in a Sustainable, Low-Carbon World, Nairobi, UNEP/ ILO/ IOE/ ITUC, 2008 ; ILO and UNEP Working towards sustainable development. Opportunities for decent work and social inclusion in a green economy, Genève, ILO, 2012; N. Räthzel, D. Uzzell (dir.), Trade Unions in the Green Economy. Working for the Environment, Londres, Earthscan, 2013.
  • [13]
    ILO, Sustainable development, decent work and green jobs, Genève, ILO, 2013.
  • [14]
    ITUC, Resolution on combating climate change through sustainable development and just transition, 2010, http://www.ituc-csi.org/resolution-on-combating-climate.html ; voir A. Rosemberg, « Building a Just Transition : The linkages between climate change and employment », International Journal of Labour Research, 2010, 2(2), p. 125-162.
  • [15]
    UN 2012, §152.
  • [16]
    N. Räthzel, D. Uzzell, « Trade unions and climate change. The jobs versus environment dilemma », Global Environmental Change, 2011, 21(4), p. 1215-1223.
  • [17]
    M. Swilling, E. Annecke, Just transitions : Explorations of sustainability in an unfair world, Cape Town, UCT Press, 2012 ; P. Newell, D. Mulvaney, « The political economy of the’just transition’ », The Geographical Journal, 2013, 179(2), p. 132-140.
  • [18]
    N. Castree, N. Coe, K. Ward, M. Samers, Spaces of work. Global capitalism and geographies of labour. Londres, Thousand Oaks, Sage, 2004 ; R. Felli, R. Ramuz, « L’environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la “géographie ouvrière” à partir du changement climatique », in A. Clerval et al. (dir.), Espace et Rapports sociaux de domination, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître.
  • [19]
    D. Harvey, Justice, nature, and the geography of difference, Cambridge, Blackwell, 1996.
  • [20]
    ITF, Travailleurs des transports et changement climatique : vers une mobilité durable, sobre en carbone, Londres, Fédération internationale des ouvriers du transport, 2010.
English version

1La stratégie de la « transition juste » a émergé dans les années 1970 aux États-Unis dans le contexte de changements économiques auxquels le mouvement syndical devait faire face notamment du fait de la protection croissante de l’environnement. À l’origine une stratégie réactive issue des secteurs affectés négativement par les régulations environnementales, elle s’est transformée en une stratégie proactive qui s’est étendue au-delà des États-Unis et a été reprise notamment par les organisations syndicales internationales. Tous les syndicats qui se préoccupent de transition ne le font toutefois pas nécessairement dans une perspective de justice, et on peut penser que la plupart des stratégies affichées de « transition juste » sont déclamatives plutôt que réelles au sein du capitalisme contemporain.

2Toutefois, à la différence des mouvements écologistes qui ignorent parfois les impacts des actions qu’ils entendent mener sur l’emploi et les rapports de production, les syndicats sont obligés d’en tenir compte. Ils doivent partir de la condition qui, dans les pays industrialisés, définit en large partie l’accès aux moyens de subsistance : l’obtention d’un revenu par l’emploi salarié. Cette subordination structurelle met les salariés, et leurs syndicats, dans une situation difficile dès lors que l’activité économique dont ils dépendent pour vivre détruit leur cadre de vie, c’est-à-dire l’environnement. L’environnement est ici généralement entendu comme le cadre de vie quotidien, le territoire de la production et de la reproduction ; mais ce souci environnemental peut s’entendre à une échelle beaucoup plus large et inclure la préservation de la biosphère elle-même comme nous le verrons par la suite. Nous pouvons appeler cette situation la « double dépendance » des travailleurs : dépendance à un environnement viable d’une part et dépendance à un emploi de l’autre. Cette double dépendance est une contradiction majeure que doivent résoudre, ou du moins prendre en compte, les organisations syndicales surtout lorsqu’elles sont actives dans des secteurs fortement dépendants de l’environnement (ne serait-ce que du fait des régulations publiques qui affectent ces secteurs). La stratégie de « transition juste » est une tentative de réponse à cette situation.

Une stratégie syndicale nord-américaine

3Cette stratégie trouve ses origines dans les années 1970 aux États-Unis au sein des syndicats actifs dans les industries touchées par les régulations environnementales, notamment le secteur de l’énergie et de la chimie [1]. Tony Mazzochi, vice-président du syndicat des travailleurs de l’énergie et de la chimie, a très tôt compris la nécessité de rapprocher les écologistes et les syndicats pour organiser une transition écologique qui soit socialement juste, afin de contourner la stratégie patronale qui visait à diviser deux composantes essentielles de la gauche nord-américaine (les syndicats et le mouvement écologiste) en agitant la menace de « l’environnement contre l’emploi [2] ». Au sein d’un mouvement syndical souvent centré uniquement sur les enjeux immédiats de l’emploi et des salaires (ce que les anglophones nomment « business unionism ») Mazzocchi a répandu l’idée que l’environnement et l’emploi n’étaient pas nécessairement opposés à condition de lutter pour une économie politique alternative : de nombreux emplois pourraient être créés dans une économie plus durable. Mais il s’est aussi adressé aux écologistes en leur rappelant que dans une économie capitaliste, les politiques de protection de l’environnement sans mesures d’accompagnement peuvent se retourner contre les travailleurs et leurs communautés, par exemple en les privant d’emploi.

4Une des premières versions de la stratégie de « transition juste » a consisté à proposer la création d’un « super fonds de compensation pour les travailleurs » faisant le parallèle avec le « super fonds » qui avait été introduit en 1980 aux États-Unis pour assainir les sites contaminés par les impacts de l’extraction minière ou de la production chimique. Si les entreprises polluantes doivent provisionner des montants importants pour réparer leurs dégâts environnementaux, elles devraient également le faire pour réparer leurs dégâts sociaux [3]. Plus généralement, il s’agit de rendre la transition écologique socialement acceptable, voire d’en faire un enjeu de mobilisation et de propositions syndicales. Des syndicats états-uniens adoptent en 1997 une résolution demandant explicitement une « transition juste ». Cette politique est reprise en 2000 par le Congrès du travail du Canada (CTC) qui propose un grand programme d’action [4]. La Confédération britannique des syndicats leur emboîte le pas en 2007 ainsi que d’autres confédérations syndicales à travers le monde.

5Même si le concept vient à l’origine des États-Unis, il n’y est plus guère utilisé. Cela tient notamment au fait que de nombreux syndicats actifs dans le secteur des énergies non-renouvelables (pétrole, charbon…) en ont une image très négative [5]. En fait, plusieurs syndicats partagent l’analyse patronale qui voit dans la protection de l’environnement une menace directe sur l’industrie et donc sur les emplois. Cela tient également à l’adoption par la principale alliance entre syndicats et protecteurs de l’environnement, la BlueGreen Alliance, d’une politique industrielle « verte » volontariste [6]. Du fait de l’orientation très libérale de l’économie états-unienne, la BlueGreen Alliance valorise fortement les collaborations avec les fractions du capital et de l’État qui acceptent de travailler avec les syndicats. En conséquence, les alliances qui sont forgées avec l’industrie sur des questions environnementales tendent à escamoter la question de la justice au profit d’une approche nationaliste centrée sur l’amélioration de la compétitivité des États-Unis, notamment vis-à-vis de la Chine, en cherchant à préserver ou créer des emplois « américains » grâce à des produits ou des productions « écologiques » [7]. Néanmoins, il serait faux de prétendre que la BlueGreen Alliance ne se préoccupe pas de questions de justice sociale ou de préservation de l’emploi [8]. Elle le fait en appelant à la création d’emplois meilleurs et plus verts, à des économies d’énergie, à la relocalisation de chaînes de production aux États-Unis et d’autres demandes du même type, essentiellement orientée sur le bien-être des travailleurs aux États-Unis. La politique industrielle verte promue par cette alliance contient ainsi des éléments contradictoires, implicites et fragmentaires d’une « transition juste » à base nationaliste. Au moins a-t-elle le mérite de poser la question de l’impact environnemental de la production.

La « transition juste » s’internationalise

6Le concept de « transition juste » a été repris au niveau international. Les organisations syndicales internationales (la Confédération syndicale internationale, CSI, d’une part, les différents secrétariats de branche d’autre part) sont des organisations faibles qui n’ont pas de pouvoir sur leurs affiliés, surtout sur leurs principaux bailleurs de fonds (les syndicats européens, japonais et nord-américains principalement). Néanmoins, la prolifération des institutions de gouvernance internationale a redonné à ces organisations un rôle qui n’est plus seulement de représentation et de coordination [9] mais aussi de producteur de normes et de stratégies. L’environnement est un des domaines dans lesquels s’opère ce nouveau mouvement [10].

7L’engagement de ces organisations dans les négociations internationales est particulièrement marqué depuis le début des années 1990 et l’adoption généralisée du concept de développement durable [11]. Les organisations syndicales internationales sont reconnues comme une des parties prenantes de la Commission des Nations unies sur le développement durable et tentent d’y faire reconnaître le « pilier social » au même titre que l’économique et l’environnemental. L’influence modeste mais visible du mouvement syndical dans les organisations internationales se note surtout par la collaboration entre la CSI et l’Organisation internationale du travail (OIT) ainsi que le Programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) visant à la promotion des « emplois verts » comme stratégie de « transition juste » [12]. En 2006, la première Assemblée syndicale sur le travail et l’environnement est organisée à Nairobi sous les auspices du PNUE et cette expérience est régulièrement renouvelée. En 2012, la Conférence internationale du travail de l’OIT a porté sur la thématique du développement durable et des emplois verts [13], le directeur général de cette organisation a enjoint fréquemment les États membres à planifier une transition juste à une économie verte.

8Des délégations syndicales sont présentes aux négociations climatiques internationales dès leur origine. En 1997 la CISL, l’ancêtre de la CSI, participait aux négociations du protocole de Kyoto armée du concept de « transition juste ». Plus récemment, à partir de 2006, la CSI a cherché à influencer ces négociations en s’alliant avec des mouvements sociaux et environnementaux demandant des réductions importantes de gaz à effet de serre. En juin 2010, au cours de son deuxième Congrès mondial, la CSI a adopté une importante résolution sur la lutte contre le changement climatique par le développement durable et la « transition juste » [14]. Lors de la COP 16 à Cancun en 2010 le concept de transition juste a finalement été intégré par les négociateurs dans les textes officiels, même si depuis cela n’a guère donné lieu à des effets politiques concrets. En 2012, lors du Sommet de la Terre à Rio la transition juste est également apparue dans la déclaration finale mais de manière ambigüe puisqu’elle est utilisée pour souligner la nécessité de prévoir « des programmes destinés à aider les travailleurs à s’adapter à l’évolution du marché du travail [15] ».

9Il serait erroné de prétendre que tous les syndicalistes qui participent à ces actions partagent la même vision de l’environnement ou du changement climatique [16]. Les immenses différences de position (Nord/Sud notamment), de secteurs (par exemple industrie et énergie d’une part, transports et services publics d’autre part) et de formes organisationnelles (syndicat de mouvement social ou syndicat corporatiste, etc.) réduisent souvent les positions syndicales internationales au plus petit dénominateur commun. Néanmoins l’accent mis sur les emplois verts et sur la transition juste permet d’inclure même les syndicats les plus sceptiques en matière environnementale. L’interprétation du terme de transition juste est suffisamment floue pour permettre de concilier des positions assez différentes, ce qui a permis à la CSI d’avancer sur ce terrain difficile et de continuer à avancer une position sensible à l’écologie au sein du mouvement syndical international.

Ambiguïtés de la transition juste

10Du fait de l’amplitude des interprétations du concept de transition juste, il nous semble utile de discuter rapidement de quelques défis et contradictions qu’affrontent les syndicats en matière d’environnement.

11Commençons par rappeler que toutes les transitions environnementales ne sont pas nécessairement justes. Les employeurs peuvent avoir recours à des arguments écologiques pour diluer ou masquer les raisons économiques qui les conduisent à fermer des usines ou à restructurer leur production. L’utilisation de l’expression de « transition juste » est ainsi à la fois une inspiration et une limite. Elle peut inspirer car elle souligne qu’une transition écologique ne peut pas se faire aux dépens des travailleurs au nom d’un but supérieur. En même temps, elle souligne que les transitions écologiques sont potentiellement extrêmement injustes, ce dont témoigne l’histoire même de cette expression qui a été inventée afin de résister au « chantage à l’emploi » utilisé par certaines industries pour s’opposer aux mesures de protection de l’environnement. La notion de transition juste n’a d’ailleurs pas vocation à se limiter aux questions écologiques et aux rapports de travail, même si c’est à ce propos qu’elle est le plus utilisée [17].

12Évidemment, dans une économie capitaliste certains acteurs (les entreprises et les investisseurs) disposent de plus de ressources que d’autres (les travailleurs et leurs syndicats) pour agir et notamment pour changer d’espace et d’échelle d’action. Il n’y a donc pas de symétrie entre les possibilités d’action (et les responsabilités) du capital et du travail. Mais des mouvements de solidarité entre travailleurs et des actions collectives peuvent forcer le capital à se battre sur un terrain qu’il n’a pas choisi [18] et ces luttes peuvent modifier sensiblement la forme de la transition opérée. Il n’en découle pas bien sûr que toutes les luttes syndicales autour d’enjeux environnementaux soient socialement et écologiquement progressistes. Des solutions qui peuvent apparaître juste pour un territoire ou un groupe donné peuvent conduire au déplacement du problème vers d’autres régions ou d’autres groupes sociaux : la défense des emplois au sein d’une industrie polluante se fera au prix de la santé des riverains ; un plan social peut bénéficier aux travailleurs employés directement par l’usine fermée mais ne rien prévoir pour les salariés des sous-traitants ; l’acceptation d’une baisse de salaire sur un site de production fera pression sur les employés du même groupe dans un autre site ; une concession sur la durée du travail affectera plus fortement les travailleuses et travailleurs qui ont des charges de famille, etc. En l’absence de réseaux syndicaux qui dépassent un lieu ou une industrie particulière, et souvent en l’absence d’une mobilisation syndicale transnationale, les luttes syndicales peuvent s’apparenter à du « militantisme particulariste [19] ». Les syndicats qui ressentent le besoin de s’appuyer sur une stratégie politique alternative reposant sur une transition juste le font précisément afin de n’être pas acculés à défendre des emplois existants au prix de la destruction du cadre de vie.

13Si l’on observe les différentes positions prises par les syndicats internationaux en matière de changement climatique, on peut observer essentiellement trois stratégies qui nous informent sur l’étendue de la transition juste suivant les organisations. La stratégie la plus répandue consiste à promouvoir la « voix » des travailleurs au sein de la transition par des voies non-conflictuelles : lobbying, expertise, participation à des groupes d’experts, manifestations, etc. Cette stratégie se fond dans les institutions existantes, que le mouvement syndical ne semble pas être en mesure de transformer. Elle vise à améliorer la position des travailleurs au sein de la transition vue comme un processus dépassant largement les capacités de mobilisation syndicale.

14La deuxième stratégie est celle des syndicats actifs dans les secteurs potentiellement négativement affectés par les mesures de protection de l’environnement et de décarbonisation de l’économie (énergie, industrie, etc.). Pour ces syndicats, souvent historiquement liés à une vision social-démocrate de l’État social, du fait du néolibéralisme dominant, de la dérégulation généralisée et de l’affaiblissement de la redistribution économique par l’État social, les régulations environnementales sont perçues comme socialement régressives De surcroît, l’État s’est souvent désengagé des secteurs sur lesquels il exerçait un contrôle opérationnel (énergie, transport, etc.) ; contrôle qui lui aurait permis de mettre en œuvre une stratégie de transition, d’investir dans le développement de sources alternatives d’énergie, et dans le financement de la recherche de solutions techniques aux problèmes environnementaux (comme la capture et le stockage du CO2). L’État est perçu comme une structure potentiellement démocratique qui pourrait être mise au service de la justice sociale et écologique, mais qui a été capturée par les intérêts économiques privés. Cette stratégie vise un retour vers un capitalisme plus régulé, ayant la capacité de mettre en œuvre des politiques économiques keynésiennes et à assurer une redistribution des richesses produites. Elle se concentre sur le niveau auquel les syndicats (dans les pays industrialisés) ont pu construire, et institutionnaliser, le rapport de force le plus favorable au travail – l’État national –, notamment sous la forme de relations industrielles tripartites. Ce capitalisme re-régulé devrait permettre d’organiser une transition vers une économie à faible teneur en carbone dans des formes plus favorables aux travailleurs.

15La troisième stratégie est la seule à mettre directement en avant des impératifs écologiques et repose sur la nécessité de réduire la consommation et la production, de changer les modalités de production et d’améliorer les systèmes existants. Pour ces syndicats, il est impératif de reconnaître les obstacles posés par le capitalisme lui-même à une transition écologique et sociale : la propriété privée des moyens de production subordonne les choix d’investissement au profit, plutôt qu’aux cadres de vie des habitants de la planète. Dès lors, il paraît nécessaire de conquérir le pouvoir économique afin de le démocratiser. La Fédération syndicale internationale des ouvriers du transport (ITF) offre la conception la plus élaborée et cohérente d’une telle position [20]. D’après elle, seule une démocratie économique pourra planifier démocratiquement et de manière juste une telle transition, en imposant la réduction de certaines productions et consommations tout en permettant de répondre à des besoins actuellement insatisfaits (par exemple en faisant passer massivement le transport routier sur le rail, en développant les transports collectifs, et en réduisant la nécessité de transporter des marchandises à une échelle internationale). Il s’agit d’une stratégie politique de lutte de classe fondée sur l’éducation et la mobilisation politique des travailleurs, et qui vise à plus long terme à un renversement des rapports de force sociaux, économiques et politiques.

Conclusions : quelle justice dans la transition ?

16Les syndicats peuvent choisir de réagir au déclin de leurs secteurs de manière réactive ou proactive. En dernière analyse, il nous semble que ce choix découle de l’orientation politique du syndicat et de ses dirigeants, plutôt que de leurs ressources, leur localisation géographique ou leurs secteurs d’implantation (même si tous ces facteurs ont un rôle à jouer). Il n’y a pas de lien automatique entre le déclin économique et l’adoption d’une stratégie syndicale réactive, pas plus d’ailleurs qu’il n’existe de lien entre la croissance et une stratégie syndicale proactive.

17Le néolibéralisme a considérablement affaibli les capacités d’action des mouvements progressistes depuis les années 1980. Les syndicats d’une part et les mouvements écologistes d’autre part, ont été parmi les principales forces à avoir cherché à s’opposer dans la durée au capitalisme néolibéral et à maintenir vivante une perspective politique alternative, fût-ce à des degrés très divers. Mais cette résistance s’est faite la plupart du temps de manière indépendante. En adoptant plus explicitement des valeurs écologistes, les syndicats peuvent grandement contribuer à résorber ce fossé à l’intérieur des mouvements sociaux progressistes. De telles alliances entre syndicats et défenseurs de l’environnement ne peuvent s’effectuer sur la durée que si les syndicats deviennent des écologistes et les défenseurs de l’environnement des syndicalistes. Nous ne croyons pas que tous les syndicats soient prêts à franchir le pas, ni d’ailleurs la plupart des écologistes. Et il est fort à parier qu’il y aura de fortes résistances au sein de ces deux mouvements. Mais nous sommes également convaincus que seule une telle alliance peut réellement créer les conditions d’un mouvement contre hégémonique global capable de « tirer le signal d’alarme » et d’enrayer la dynamique destructrice de l’accumulation sans fin du capital.

Notes

  • [*]
    Chercheur du Fonds national suisse de la recherche scientifique à l’université de Genève. Il s’intéresse à l’économie politique culturelle de l’environnement et plus particulièrement aux politiques d’adaptation et de résilience aux changements climatiques.
  • [**]
    Professeur de politique internationale à la Colorado State University. Ses recherches portent sur la gouvernance sociale de l’économie politique mondiale. Il se penche actuellement sur les relations entre écologistes et syndicats et sur la politique syndicale transnationale.
  • [1]
    R. Kazis, R. Grossman, Fear at Work. Job Blackmail, Labor, and the Environment, Philadelphia, New Society Publishers, 1991[1982].
  • [2]
    L. Leopold, The man who hated work but loved labor. The life and times of Tony Mazzocchi. White River Junction, Chelsea Green Publishing Company, 2007 ; T. Mazzochi, « An Answer to the Jobs-Environment Conflict ? , Green Left, 8 septembre 1993, http://www.greenleft.org.au/node/5630; M. Burrows, « Just Transition », Alternatives Journal, 2001, 27(1), p. 29-32.
  • [3]
    Voir : T. Mazzochi, « An Answer to the Jobs-Environment Conflict ? », op. cit.; J. Young, 1998 « Just Transition. A new approach to jobs v. Environnement », Working, 2(2), p. 42-48.
  • [4]
    D. Bennett, « Labour and the Environment at the Canadian Labour Congress. The Story of Convergence », Just Labour. A Canadian Journal of Work and Society, 2007, 10, p. 1-7; M. Burrows, « Just Transition », Alternatives Journal, 2001, 27(1), p. 29-32.
  • [5]
    J. Brecher, Jobs Beyond Coal. A Manual for Communities, Workers and Environmentalists. Labor Network for Sustainability, 2012.
  • [6]
    K. Gordon, R. Borosage, D. Pugh, The Green Industrial Revolution in the United States. In the Clean Energy Race, Is the United States a Leader or a Luddite?, Center for American Progress, Institute for America’s Future and Blue Green Alliance, 2013.
  • [7]
    Voir : D. Stevis, « US Labor Unions and Climate Change. Technological Innovations and Institutional Influences, in N. Harrison, J. Mikler (dir.), Climate Innovation. Liberal Capitalism and Climate Change, Palgrave, 2014.
  • [8]
    D. Foster, « BlueGreen Alliance. Building a Coalition for a Green Future in the United States », International Journal of Labour Research, 2010, 2(2), p. 233-244.
  • [9]
    D. Stevis, T. Boswell, Globalization and labor. Democratizing global governance. Lanham, Rowman & Littlefield Publishers, 2008.
  • [10]
    V. Silverman, « Sustainable Alliances. The Origins of International Labor Environmentalism », International Labor and Working-Class History, 2004, 66, p. 118-135 ; R. Felli, « An Alternative Socio-ecological Strategy? International Trade Unions’ Engagement with Climate Change », Review of International Political Economy, 2014, 21(2), p. 372-398.
  • [11]
    V. Silverman, « Sustainable Alliances. The Origins of International Labor Environmentalism », op.cit. ; V. Silverman, « Green Unions in a Grey World. Labor Environmentalism and International Institutions », Organization & Environment, 2006, 19(2), p. 191-213.
  • [12]
    UNEP. Green Jobs : Towards Decent Work in a Sustainable, Low-Carbon World, Nairobi, UNEP/ ILO/ IOE/ ITUC, 2008 ; ILO and UNEP Working towards sustainable development. Opportunities for decent work and social inclusion in a green economy, Genève, ILO, 2012; N. Räthzel, D. Uzzell (dir.), Trade Unions in the Green Economy. Working for the Environment, Londres, Earthscan, 2013.
  • [13]
    ILO, Sustainable development, decent work and green jobs, Genève, ILO, 2013.
  • [14]
    ITUC, Resolution on combating climate change through sustainable development and just transition, 2010, http://www.ituc-csi.org/resolution-on-combating-climate.html ; voir A. Rosemberg, « Building a Just Transition : The linkages between climate change and employment », International Journal of Labour Research, 2010, 2(2), p. 125-162.
  • [15]
    UN 2012, §152.
  • [16]
    N. Räthzel, D. Uzzell, « Trade unions and climate change. The jobs versus environment dilemma », Global Environmental Change, 2011, 21(4), p. 1215-1223.
  • [17]
    M. Swilling, E. Annecke, Just transitions : Explorations of sustainability in an unfair world, Cape Town, UCT Press, 2012 ; P. Newell, D. Mulvaney, « The political economy of the’just transition’ », The Geographical Journal, 2013, 179(2), p. 132-140.
  • [18]
    N. Castree, N. Coe, K. Ward, M. Samers, Spaces of work. Global capitalism and geographies of labour. Londres, Thousand Oaks, Sage, 2004 ; R. Felli, R. Ramuz, « L’environnement comme stratégie syndicale internationale : réflexions sur la “géographie ouvrière” à partir du changement climatique », in A. Clerval et al. (dir.), Espace et Rapports sociaux de domination, Rennes, Presses universitaires de Rennes, à paraître.
  • [19]
    D. Harvey, Justice, nature, and the geography of difference, Cambridge, Blackwell, 1996.
  • [20]
    ITF, Travailleurs des transports et changement climatique : vers une mobilité durable, sobre en carbone, Londres, Fédération internationale des ouvriers du transport, 2010.
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