Mouvements 2014/1 n° 77

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Article de revue

Navayana : une voix pour les sans-voix

Entretien avec S. Anand

Pages 95 à 104

Notes

  • [*]
    Cet entretien a eu lieu à Delhi (Shapur Jat), le 28 novembre 2011. Roland Lardinois est sociologue, Directeur de recherches émérite au CNRS, membre du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS. Il est l’auteur notamment de L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRSÉditions, 2007.
  • [1]
    Dalit, littéralement opprimé en marathi, est le nom que ce sont donné les militants politiques des castes anciennement intouchables, mais le terme est aujourd’hui largement utilisé dans toute l’Inde pour désigner l’ensemble de ces groupes de castes, qui sont également rassemblés dans la catégorie administrative des Scheduled Castes, ou castes répertoriées.
  • [2]
    La Raja Rammohun Roy Library a été fondée en 1972 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Raja Rammohun Roy, réformateur social de l’Inde moderne. Cette agence gouvernementale autonome est financée par le ministère de la Culture et elle a en charge la politique du livre et des bibliothèques pour toute l’Inde.
  • [3]
    Tous les mots soulignés figurent dans le glossaire, à la fin du dossier.
  • [4]
    Samya and Stree sont deux petites maisons d’édition réunies sous un label commun, fondées dans les années 1990, filiales des éditions Bhatkal and Sen. Stree publie des livres sur la condition féminine tandis que Samya est plutôt spécialisé sur les dalits, ayant à son catalogue plusieurs autobiographies de dalits.
  • [5]
    J. Derrida et J.-L. Nancy, Le toucher, Paris, Galilée, 2000.
  • [6]
    Periyar E. V. Ramasamy (1879-1973), homme politique, fondateur du Self Respect Movement qui s’oppose à la suprématie brahmane, est considéré comme le premier grand leader du mouvement nationaliste dravidien, prônant l’indépendance des États du Sud de l’Inde.
  • [7]
    Ayothidasar (1845-1914), issu d’une caste d’intouchable, est un publiciste tamoul, journaliste, praticien de la médecine siddha (une des trois branches de la médecine traditionnelle de l’Inde), très engagé pour l’émancipation des intouchables.
English version
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Nous remercions les éditions MeMo de nous avoir permis de reproduire des dessins de la version française du roman graphique Bhimayana. www.editions-memo.fr

1Roland Lardinois (R. L.) : Vous étiez journaliste, comment vous est venue l’idée d’éditer des livres ?

2Anand (A.) : En juillet-août 2003, je travaillais pour l’hebdomadaire Out-look et j’avais fait une enquête sur les raisons qui font que certains écrits dalits [1] sont traduits des langues indiennes en anglais, et pas d’autres. J’avais collecté dix à douze entretiens qui étaient très riches, mais que je ne pouvais pas publier dans leur intégralité parce qu’ils étaient trop longs pour paraître dans un hebdomadaire. Ravi Kumar, un ami qui travaillait alors dans une banque mais qui est aussi un écrivain connu de la scène littéraire tamoule, m’a suggéré de publier ces entretiens, d’en faire un livre.

3Je lui ai dit que cela n’avait pas de sens de publier un seul livre comme cela. Il nous fallait un programme de publication, il fallait inscrire cela dans une démarche plus large. On en a parlé à des écrivains et on a eu l’idée de faire des livres en quelques mois. Mais je n’y connaissais vraiment rien. Je ne savais même pas qu’il fallait écrire à la Raja Rammohun Roy Library [2] pour obtenir un ISBN, j’ignorais ce qu’était le grammage d’un papier. Nous nous sommes lancés sans rien connaître du travail d’un éditeur. On a réalisé quatre premiers livres, on a fait un lancement dans une grande librairie à Chennai [Tamil Nadu] et trois cents personnes sont venues. Nous nous sommes dit alors qu’il y avait vraiment un public pour ce genre de livres.

4Rétrospectivement, je dirais que nos premiers livres étaient plutôt du genre pamphlet, de quarante à quatre-vingts pages, vendus à des prix bon marché, quarante à soixante roupies, parce que nous n’avions aucune idée de ce qu’était le marché du livre, la distribution, les rabais, toutes ces choses du métier d’éditeur.

5Après cette expérience, on est devenu un peu plus sage, et on a revu à la baisse notre programme de publication. Le besoin d’une maison d’édition comme Navayana est venu du fait qu’il y a des éditeurs engagés sur les questions d’environnement, sur le communalisme, car c’est ainsi qu’on désigne en Inde la question des relations entre Hindous et Musulmans, il y a des éditeurs de gauche, comme LeftWord, d’autres qui publient des livres pour les enfants, il y a un mouvement féministe et des éditions féministes, mais aucun éditeur de langue anglaise n’avait encore considéré la caste comme un enjeu en tant qu’éditeur. On a compris qu’il y avait un vide sur ces questions et qu’il fallait qu’on en fasse notre thème d’action principal.

6R. L. : Quel fut le montant de votre investissement financier au départ ?

7A. : Ravi Kumar et moi avons mis 25 000 roupies chacun pour les quatre premiers livres, ce qui fait aujourd’hui [en 2013] à peu près 500 dollars, mais c’était en 2003. Donc, on a investi 50 000 roupies pour publier ces premiers livres, 60 000 roupies avec les coûts annexes, c’est tout. Avec cela, on a payé la saisie des textes et l’imprimeur. Il faut comprendre qu’en Inde, il est impossible de monter une maison d’édition sur la base d’un programme « anti-caste » avec des fonds privés d’origine philanthropique ou qui auraient le label « Responsabilité sociale entrepreneuriale [Corporate social responsability] ». En réalité, nous ne sommes pas intéressés dans ce genre de soutien financier. Nous ne voulions pas devenir une ONG. On a commencé comme cela parce qu’on avait le désir de publier ce type de livres. Mais en dehors de cette mise personnelle, nous n’avons pas investi plus parce qu’on ne pouvait pas. En revanche, nous avons continué à donner beaucoup de notre temps et de notre énergie, et jusqu’en 2011 je ne tirai aucun salaire de la maison d’édition. Puis Ravi Kumar s’est investi dans la politique, il est devenu membre de l’assemblée législative de l’État du Tamil Nadu, et il a eu de moins en moins de temps à consacrer à la maison d’édition.

8R. L. : Est-ce que les éditions Navayana dégagent des profits ?

9A. : Sur le papier, Navayana devrait générer des bénéfices mais concrètement ce n’est pas le cas. Pour publier un livre comme Bhimayana, qui témoigne aussi de l’art graphique des Gonds [une population tribale de l’Inde centrale], on a bénéficié d’aides de la fondation du Prince Claus des Pays-Bas, qui subventionne des projets artistiques et culturels. On a touché environ 20 000 de cette fondation, plus une aide de l’ONG britannique One World Action. Cela nous a permis de survivre, à Delhi. Mais pour le roman graphique sur Jyotibha Phule[3], nous n’avons reçu aucune subvention. J’ai dû payer, même modestement, l’artiste graphiste Aparajita Ninan qui est venu d’abord comme stagiaire à Navayana avant de s’engager sur ce livre. Pour le reste, financièrement, on jongle. Dans le champ de l’édition, en Inde, surtout si vous êtes une petite maison, il faut compter 12 à 18 mois pour avoir les premiers retours financiers, ce qui ne couvre que la moitié du prix du livre chez le libraire. Le cycle économique est très long, au minimum de deux années. Vous avez peut-être vendu 1 000 exemplaires et vous ne rentrez dans une partie de vos frais que deux ans plus tard.

10R. L. : Comment jugez-vous les financements publics ? Est-ce que vous recevez des aides de l’État ?

11A. : Nous ne sommes pas du tout hostiles à des subventions publiques ; c’est de l’argent qui provient des contribuables et je pense qu’il est légitime que nous puissions en bénéficier. J’ai approché le ministère de la Justice sociale et de l’Autonomisation (Ministry of Social Justice and Empowerment), qui est censé s’occuper des dalits et des populations tribales ; il y a une fondation Ambedkar qui relève du ministère, elle n’est pas très active, mais elle dispose de fonds qui n’ont pas été utilisés. On a essayé de collaborer avec eux pour publier des livres d’Ambedkar, mais les fonctionnaires et les ministres qui tiennent ses places manquent totalement d’imagination. Ils veulent vous contrôler, ils vous disent ce qu’il faut faire, le genre de livres qu’il faut publier ; c’est difficile de collaborer avec eux. Autrement, le type d’aide que tous les éditeurs reçoivent de l’État consiste dans des achats en masse pour les bibliothèques ou les archives publiques. Par exemple, la bibliothèque nationale Raja Rammohun Roy sélectionne chaque année un certain nombre de livres publiés par des éditeurs indiens et elle va en acheter des copies, entre vingt-cinq et une centaine, ou plusieurs centaines. Le maximum est de l’ordre de quatre cents livres que la bibliothèque achète avec une forte réduction de 25 % à 30 % sur le prix de vente du marché, mais peu importe puisque c’est un achat en masse. C’est le seul type d’aide dont on peut directement bénéficier. Sinon, il faut faire du lobbying auprès des parlementaires pour encore bénéficier d’achats préférentiels en masse de livres qui portent sur des sujets sociétaux d’importance. Mais en Inde tout est très lent, il faut affronter la corruption ; il faut avoir de bons réseaux sociaux et politiques pour arriver à se connecter avec le milieu du pouvoir, il faut faire plaisir aux intermédiaires afin qu’ils fassent avancer votre dossier, et tout cela est un vrai casse-tête.

12R. L. : À un moment, il a fallu que vous décidiez d’abandonner le journalisme pour vous consacrer au métier d’éditeur, comment cela s’est-il fait ?

13A. : En 2007, alors que j’habitais à Chennai, on m’a incité à postuler pour le prix Indian Young Publisher de l’année, patronné par le British Council. J’étais étonné et puis je me suis dit que j’allais tenter ma chance. À cette époque nous n’avions publié qu’une dizaine de livres, guère plus. Mais j’ai obtenu ce prix et le British Council m’a envoyé à la foire du livre de Londres, où il y avait encore une compétition d’organisée, mais cette fois pour le International Book Publisher de l’année. Je me suis retrouvé avec une dizaine d’autres éditeurs que le British Council avait sélectionnés dans les pays dits en développement, du tiers monde, des pays africains et d’Europe de l’Est, un mélange divers. J’ai remporté ce prix international en avril 2007 pour mon travail à Navayana. Ce succès m’a fait réfléchir et m’a donné l’envie de continuer ; je me suis dit que si mon travail était apprécié, il fallait que je m’y consacre, cela en valait peut-être la peine. Si dix personnes pensent et vous disent que vous faites du bon travail, cela modifie la manière dont vous voyez ce que vous faites. Ma femme venait alors à Delhi pour son travail, Ravi Kumar était devenu un homme politique à plein-temps, j’ai alors décidé de quitter Chennai pour m’installer à Delhi et de me consacrer à plein-temps à Navayana. Les deux premières années ont été très difficiles. Aujourd’hui encore la situation est difficilement viable.

14En 2008, j’ai obtenu une bourse de la fondation Ashoka, fondée par Bill Drayton, dont je suis devenu fellow. Il s’agit d’une fondation internationale qui récompense de jeunes entrepreneurs engagés dans une cause sociale [social entrepreneurs], ce qui est utile je crois pour encourager des gens qui ne savent pas faire d’argent mais réalisent un travail qui vaut d’être soutenu. Cette bourse Ashoka m’a permis de vivre pendant trois ans, en 2008-2010. Lorsque vous avez eu cette bourse, qui vous offre un salaire mensuel, vous devenez membre à vie de la fondation Ashoka, ce qui est important aussi. Mon allocation mensuelle était de l’ordre de 35 000 roupies, ce qui était l’équivalent du salaire d’un éditeur de rang moyen dans une bonne maison d’édition ; c’est plus que satisfaisant pour une petite maison d’édition qui survit modestement. Cela m’a permis de tenir pour un temps.

15R. L. : Que signifie le nom de la maison d’édition Navayana ? Comment ce nom vous est-il venu ?

16A. : Au départ, nous n’avions pas d’idée et on s’agitait beaucoup pour trouver un nom. Celui-ci m’est venu en lisant les fragments autobiographiques d’Ambedkar que l’on était en train de publier, notamment les notes qu’il a rédigées sur son expérience de l’intouchabilité. Des éléments de ce premier livre ont été repris dans Bhimayana. Je lisais beaucoup d’études universitaires sur Ambedkar et sa conversion au bouddhisme, lorsque j’ai compris qu’il se référait à ce qu’il appelait dans un style antimétaphysique, le nouveau bouddhisme, ou le bouddhisme du navayana. En sanscrit et en pâli [la langue du canon bouddhique], yana signifie littéralement « véhicule » ; et navayan ou navayana, on peut dire les deux, signifie « nouveau véhicule », comme Bhimayana est le véhicule de Bhim, ou l’histoire de Bhim. Donc, Navayana signifie la nouvelle presse, le nouveau véhicule, le nouveau chemin. Ambedkar a inventé une nouvelle forme de bouddhisme, c’est comme la réinvention de la roue, la roue de la pensée. Pour lui, la doctrine bouddhiste du Dalai Lama, de la Mahabodhi Society, c’était une sorte de supercherie [humbug], un bouddhisme auquel il fallait appliquer des principes issus des Lumières, l’investir d’un certain rationalisme occidental, le débarrasser d’une sorte de moralité sacrée, de tout ce qui est de l’ordre du rituel. Ambedkar voulait enlever toute cette métaphysique qui recouvre le bouddhisme ; il pouvait dire alors : voilà le bouddhisme que je veux, sans rituel ni métaphysique. Et il a appelé ce bouddhisme, navayana, le nouveau véhicule, le nouveau bouddhisme. Donc j’ai pensé que Navayana c’était un joli nom pour désigner quelque chose de nouveau, un nouveau commencement.

17R. L. : Comment se situe Navayana dans le champ de l’édition de langue anglaise en Inde ? Qu’est-ce qui différencie Navayana des autres éditeurs indépendants ?

18A. : D’abord, notre thème d’intervention c’est la caste, ce qui n’est pas nécessairement le cas des autres éditeurs ; ils peuvent publier des livres sur ce sujet, mais ce n’est pas leur centre d’intérêt principal.

19Quels sont les éditeurs indépendants ? Il y a Seagull, maison d’édition située à Kolkata, fondée notamment par Naveen Kishor, Kali for Women à Delhi, qui s’est transformée en deux maisons, Zubaan et Women Unlimited. Ce sont des pionniers qui ont construit des niches éditoriales, et dont l’indépendance, de type politique, doit être distinguée de celle des maisons d’édition comme Roli Books ou Rupa Books, dont l’objectif est d’une autre nature ; ces deux derniers éditeurs sont également indépendants, mais ce sont des éditeurs commerciaux qui visent une large audience. Je parle des éditeurs non-commerciaux, qui ne considèrent pas le livre comme un simple objet de commerce et dont les objectifs sont différents. Dans cette dernière catégorie, combien sommes-nous ? Huit ou dix éditeurs indépendants, en incluant Samya and Stree [4], à Kolkata ? Ce qui différencie Navayana, c’est d’abord son mode de financement, son assise financière. Nous sommes dans une situation inconfortable, avec de gros problèmes. Une maison d’édition comme LeftWord est la branche éditoriale du Communist Party of India (Marxist), le CPI(M) ; aussi elle bénéficie de toute l’infrastructure du parti pour accéder aux subsides, en particulier dans les états où le CPI(M) est au pouvoir [dans l’état du West Bengal, pendant près de trente ans, jusqu’en 2012]. Mais il y a aussi des inconvénients. Cet éditeur ne peut pas publier de livre critique sur le CPI(M). Les éditions Tulika sont également très marquées à gauche et leur équipe est composée de personnes qui sont proches ou membres du CPI(M). En revanche, Samya and Stree sont deux maisons d’édition en une, localisées à Kolkata, qui sont complètement indépendantes. Les situations sont donc très variables, il y a différentes sortes d’éditeurs indépendants qui apportent chacun leur particularité dans le type de livres qu’ils font, les sujets qu’ils couvrent, chacun avec ses limites. Tous ces éditeurs se résument souvent à une personne, une personnalité qui donne la direction, rassemble les collaborations, galvanise les énergies, même s’il finit par y avoir une petite équipe de quatre ou cinq personnes. Je pense que le milieu de l’édition, un peu partout dans le monde, doit fonctionner de cette manière.

20R. L. : L’image de marque de Navayana, c’est la littérature dalit, mais on note une ouverture de votre catalogue à des auteurs européens critiques comme Bourdieu, Foucault, Derrida, Žižek, de même que vous faites des coéditions avec des éditeurs de langue anglaise. Comment s’articule tout cela ?

21A. : Lorsque j’ai remporté le prix du jeune éditeur de l’année, il y avait une récompense de 75 000 £ [88 000 en 2013] à condition — la clause a été introduite ultérieurement — que je collabore avec des éditeurs britanniques, car il fallait que les sommes publiques dépensées par la Grande-Bretagne reviennent au pays. Cela m’a troublé et je me suis senti frustré par l’attitude du British Council. Puis, à la foire du livre de Londres, j’ai rencontré des responsables des éditions Verso, engagées à gauche, et j’ai réalisé que nous pouvions collaborer avec eux et éditer certains de leurs ouvrages en Inde. C’était surtout l’idée de Ravi Kumar. Il a toujours pensé que les études sur la caste ne devaient pas rester confinées dans un domaine spécialisé, isolé de ce qui se passe dans le reste du monde. On a parfois besoin d’apports extérieurs pour nourrir sa réflexion théorique afin de comprendre des phénomènes spéciaux comme la caste. Ravi Kumar était curieux, par exemple, de lire le travail de Jacques Derrida [5] sur le toucher. Il se demandait quelle leçon on pouvait tirer du travail de Derrida pour éclairer l’expérience que les dalits font de l’intouchabilité, du tabou du toucher. Les intellectuels dalits se sont emparés des concepts de Marx, de Foucault, de Derrida pour comprendre comment le pouvoir agit, pour analyser les structures de domination, comme ils ont mobilisé les travaux des noirs américains, des Black Panthers, ce qui a donné le modèle des Dalit Panthers. Si vous lisez Jyotibha Phule, vous voyez qu’il s’inspirait des droits de l’homme de Thomas Paine, sa pensée se nourrissait donc déjà d’un apport extérieur. D’autres vous diront que dans le passé de la culture de l’Inde ancienne, dans les Veda, dans les Upanishad, la déconstruction est déjà présente, et que Derrida n’a rien inventé de nouveau, que le Bouddha aussi a déjà apporté une réponse à toutes ces questions importantes. Il faut se débarrasser de toutes ces idées et voir au contraire comment des penseurs comme Periyar [6], Ayothidas [7], Phule ou Ambedkar, en leur temps, se sont nourris d’apports extérieurs. Malheureusement, il n’y a pas d’études sur ces questions. Ravi Kumar était donc avide de faire connaître en Inde des travaux différents, et de les rendre accessibles à un large public à des prix raisonnables.

22R. L. : Comment voyez-vous l’avenir de Navayana à moyen terme ?

23A. : Notre situation est très difficile financièrement. Nous venons de contracter [en 2011] deux gros emprunts privés que l’on doit rembourser dans les trois ans à venir. Idéalement, il nous faudrait investir en moyens humains, pouvoir recruter trois employés permanents, ce qui nous permettrait de produire une vingtaine de livres par an, notre objectif serait d’en publier vingt à vingt-quatre. C’est difficile, des erreurs de jugements, d’appréciation sont toujours possibles. En fait, je souhaiterais recruter des dalits pour qu’ils travaillent avec nous. Mais c’est difficile parce qu’il n’y a pas d’argent dans les maisons d’édition indépendantes, alors les conditions financières ne sont pas très attrayantes. Je ne peux offrir qu’un salaire de 20 000 à 25 000 roupies, et ce n’est pas suffisant. Il faut que l’on puisse offrir des salaires compétitifs. Pourquoi les dalits qui ont fait des études feraient-ils comme moi de tels sacrifices ? J’ai les moyens de faire ce qui apparaît comme un sacrifice personnel, mais pourquoi un dalit le ferait-il, en particulier pour travailler dans une maison d’édition dirigée par un non-dalit ? Je souhaite néanmoins recruter des dalits, car nos publications seraient certainement différentes alors. Mon objectif est de développer Navayana pour en faire une plus grande maison d’édition, pour voir plus large. J’aimerais aussi me consacrer de nouveau à des travaux d’écriture, et là je ne peux guère car le travail éditorial absorbe tout mon temps.

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Nous remercions les éditions MeMo de nous avoir permis de reproduire des dessins de la version française du roman graphique Bhimayana. www.editions-memo.fr

Notes

  • [*]
    Cet entretien a eu lieu à Delhi (Shapur Jat), le 28 novembre 2011. Roland Lardinois est sociologue, Directeur de recherches émérite au CNRS, membre du Centre d’études de l’Inde et de l’Asie du Sud de l’EHESS. Il est l’auteur notamment de L’invention de l’Inde. Entre ésotérisme et science, Paris, CNRSÉditions, 2007.
  • [1]
    Dalit, littéralement opprimé en marathi, est le nom que ce sont donné les militants politiques des castes anciennement intouchables, mais le terme est aujourd’hui largement utilisé dans toute l’Inde pour désigner l’ensemble de ces groupes de castes, qui sont également rassemblés dans la catégorie administrative des Scheduled Castes, ou castes répertoriées.
  • [2]
    La Raja Rammohun Roy Library a été fondée en 1972 à l’occasion du bicentenaire de la naissance de Raja Rammohun Roy, réformateur social de l’Inde moderne. Cette agence gouvernementale autonome est financée par le ministère de la Culture et elle a en charge la politique du livre et des bibliothèques pour toute l’Inde.
  • [3]
    Tous les mots soulignés figurent dans le glossaire, à la fin du dossier.
  • [4]
    Samya and Stree sont deux petites maisons d’édition réunies sous un label commun, fondées dans les années 1990, filiales des éditions Bhatkal and Sen. Stree publie des livres sur la condition féminine tandis que Samya est plutôt spécialisé sur les dalits, ayant à son catalogue plusieurs autobiographies de dalits.
  • [5]
    J. Derrida et J.-L. Nancy, Le toucher, Paris, Galilée, 2000.
  • [6]
    Periyar E. V. Ramasamy (1879-1973), homme politique, fondateur du Self Respect Movement qui s’oppose à la suprématie brahmane, est considéré comme le premier grand leader du mouvement nationaliste dravidien, prônant l’indépendance des États du Sud de l’Inde.
  • [7]
    Ayothidasar (1845-1914), issu d’une caste d’intouchable, est un publiciste tamoul, journaliste, praticien de la médecine siddha (une des trois branches de la médecine traditionnelle de l’Inde), très engagé pour l’émancipation des intouchables.
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