Notes
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Totnes est une ville de 7 700 habitants au Sud du Devon en Angleterre.
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Le Handbook of transition, écrit par Rob Hopkins, a été traduit en 2010 aux Éditions Ecosociété, Québec.
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Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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Le Festival des utopies concrètes a eu lieu l’année dernière en Île-de-France, fin septembre début octobre. Une deuxième édition est prévue en septembre 2013. Pour une présentation du festival, voir : http://festivaldesuto-piesconcretes.org/
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http://www.guerillagardening-france.fr/
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Les jardins partagés d’Ecobox sont nés dans le 18e arrondissement de Paris, autour de l’association du même nom, dans le quartier La Chapelle. Plus d’infos : ici : http://www.dixhuitinfo.com/environnement/article/les-jardins-d-ecoboxcultivent-un.
1Mouvements : Pouvez-vous nous présenter l’association Quartiers en transition [1] ?
2Antoine Lagneau (Quartiers en transition) : Quartiers en transition (QET) est né fin 2010 d’une initiative personnelle. C’est une réflexion que j’ai menée tout seul dans mon coin au départ et très vite des personnes se sont agrégées. Militant politique, je ne trouvais plus nécessairement mon compte dans mon engagement, notamment parce que je trouvais qu’il y avait un côté « hors sol » dans ce que je faisais en politique. Je suis chez Europe Écologie depuis très longtemps, j’ai été secrétaire des Verts pour le 18e arrondissement à Paris, et j’ai été également collaborateur d’élu. En termes de terrain, j’étais frustré. Le mouvement des villes en transition est passé par là, je m’y suis intéressé, et je me suis demandé comment le décliner à Paris, qui est une très grande ville, sortant du schéma des villes en transition, de plus petite taille. La transition se décline plus facilement quand tu es dans un village ou dans une petite ville que dans une capitale comme Paris. Les thématiques de la transition, notamment l’agriculture urbaine, les transports ou l’énergie sont plus faciles à mettre en œuvre à petite échelle qu’à l’échelle d’une capitale. En général, tous les groupes locaux transition – il y en a une centaine en France et 500 en Europe – sont à l’échelle de villes de 10 000 voire 20 000 habitants, guère plus. On commence maintenant à avoir des échelles un peu plus importantes mais, en gros, le noyau dur est là. Je me suis donc penché sur le cas de Paris, et je me suis dit qu’au niveau de l’arrondissement, voir d’un quartier, la transition pouvait avoir un sens.
3M. : La transition serait donc un mouvement de villes rurales ?
4A. L. : C’est un mouvement qui, en tous les cas est rural, voire semi-rural et qui a très peu pris, ou qui commence à prendre, dans des espaces plus urbanisés. Par exemple à Londres il y a un quartier qui s’est déclaré en transition. Au fur et à mesure que la transition se popularise, une réflexion s’ancre sur l’aspect territoire urbain. Mais effectivement, au départ il s’agit d’une réflexion qui a trouvé son terrain d’accueil dans des communes rurales et semi-rurales. Totnes où est née « la transition » est une petite ville de 7 700 habitants [2].
5M. : Quand vous parlez d’un quartier déclaré en transition, comment cela se passe-t-il exactement ?
6A. L. : C’est en fait un groupe de personnes dans le quartier qui décide de travailler sur la thématique transition à l’aide du Manuel de la transition [3], et qui vont faire une première réunion d’information. Il y a tout un processus, si vraiment tu décides de suivre à la lettre les préceptes d’Hopkins tu dois commencer par une réunion d’information avec projection d’un film. Puis, tu dois identifier deux ou trois priorités qui peuvent être décalquées du Manuel, pour en arriver ensuite à la création de groupes de travail, etc. Voila un peu comment se « déclare » un quartier en transition.
7M. : Ça s’est passé comme cela pour Quartiers en transition ?
8A. L. : Non, je n’ai pas du tout suivi le Manuel. Je n’avais pas vraiment de contact et je trouvais que l’échelle parisienne était vraiment trop grande et, selon moi, trop ambitieuse. J’ai créé ce collectif Quartiers en transition fin 2010 / début 2011, à partir de la création d’un blog que j’ai commencé à alimenter de mes propres réflexions en essayant de les rattacher aux réalités du 18e arrondissement, choisissant délibérément un échelon très local. Très vite, j’ai été contacté par des personnes qui ont vu le blog. Le mouvement de la transition suscite de plus en plus d’intérêt, et de fil en aiguille on a commencé à se rencontrer, à une dizaine de personnes et à faire des actions concrètes. On a cherché également à nouer des liens avec d’autres associations qui pouvaient travailler sur le même champ thématique.
9M. : Les personnes qui vous ont contactés sont des personnes du 18earrondissement de Paris ?
10A. L. : Au départ c’était très local, c’est-à-dire 18e arrondissement, voire les arrondissements limitrophes, mais c’était très localisé, donc cela a répondu réellement à mon intention. Aujourd’hui, il y a des personnes vivant un peu plus loin qui nous contactent, d’Île-de-France par exemple. Les premiers contacts, c’étaient surtout des personnes déjà porteuses de projets, impliquées dans des associations, ce qui fait que l’on a très vite pu passer à un stade un peu plus concret, c’est-à-dire de faire des réunions et monter des initiatives en lien avec la transition.
11M. : Finalement, le collectif Quartiers en transition est devenu presque une forme de fédération d’expériences qui étaient un peu éclatées ?
12A. L. : Oui et non. Quartiers en transition a servi un peu de « tête de réseau », sans parler de fédération, puisque la vraie fédération aujourd’hui ce serait plutôt le Festival des utopies concrètes, qui lui fédère sur des questions plus larges que la transition. Quartiers en transition a plus servi de catalyseur d’actions, notamment pour les gens qui travaillaient dans des Amap [4] ou qui voulaient développer des actions autour de l’agriculture urbaine – il y a là une vraie demande autour d’actions liées à l’alimentation ou à l’agriculture urbaines. D’ailleurs, en 2011 et en 2012 nos actions ont essentiellement porté sur ces thématiques : agriculture urbaine et alimentation.
13M. : Quel est précisément le rapport entre Quartiers en transition et le festival des utopies concrètes ? Est-ce que le festival est né du collectif, ou est-ce un projet parallèle auquel le collectif a été associé ?
14A. L. : Tout au long de l’année 2011 quand Quartiers en transition a commencé, petit à petit, à trouver ses marques et à produire des choses, on a commencé de plus en plus à agréger. Nous avons fait deux grosses expérimentations en mai 2011 et en octobre 2011. En mai 2011, nous avons occupé un square qui appartenait à la mairie de Paris du côté du quartier de La Chapelle et nous en avons fait un champ dans lequel nous avons fait pousser tout un tas de choses. C’était un peu « à la sauvage », et d’ailleurs la mairie de Paris l’a bétonné un an plus tard. Et en novembre 2011, on a organisé avec des chercheurs et des universitaires à la péniche Antipode [5] un colloque sur l’alimentation : « Comment nourrir Paris ? ». Au fur et à mesure que ces actions se sont mises en place, nous avons rencontré de nouvelles personnes, et nous nous sommes dit qu’il fallait organiser quelque chose de plus important, pour donner de la visibilité à nos actions et pour aller plus loin. Une occasion s’est présentée en mars 2012, lorsque j’ai été contacté via Quartiers en transition, par une amie qui travaille avec le peuple Kichwa de Sarayaku, en Équateur. Pour elle, la lutte de ce peuple rejoignait l’esprit de la transition, parce qu’ils luttent contre les sociétés pétrolières pour conserver leur territoire avec tout ce que cela implique. On pouvait trouver une résonance entre ce que l’on faisait ici et leur lutte là-bas. Lorsque nous nous sommes rencontrés, nous avons imaginé de faire une rencontre qui allierait d’un côté les luttes et les résistances locales et, de l’autre, la transition, en se disant qu’il ne peut pas y avoir, face notamment à une société pétrolière, de lutte sans imaginer une alternative et il ne peut pas y avoir de transition sans que l’extractivisme pétrolier, entre autre, ne cesse. C’est un peu ce que l’on a commencé à imaginer : quelque chose qui aille au-delà d’un festival de la transition, parce que la transition n’est qu’une partie de ces combats. Et petit à petit, l’idée de Festival des utopies concrètes est née, un festival qui mettrait en écho la résistance et les pratiques alternatives [6].
15M. : Le festival a-t-il été créé en lien avec des partis politiques ? Ou des élus ? Il a notamment eu lieu sur des sites de la mairie de Paris. Avez-vous trouvé là l’occasion de relais politiques ?
16A. L. : Le lancement du festival a effectivement eu lieu à la mairie du 2e arrondissement, parce que nous avons des contacts dans cette mairie, mairie verte, qui se retrouve dans cette démarche. Mais c’est le seul relais politique que l’on a cherché, qui était d’ailleurs davantage un relais logistique que politique. Après, le reste du festival a eu lieu dans des squats ou des lieux alternatifs. Pour ce qui est du rapport à la politique et aux politiques, la transition ne se met pas du tout en opposition au politique, d’ailleurs Hopkins considère qu’il faut travailler avec les autorités locales, et à juste titre. On ne va pas décréter du jour au lendemain que l’on va transformer la ville, parce que c’est un peu notre objectif quand même, sans un relais politique : jusqu’à preuve du contraire c’est eux qui ont les clés. Donc, il y a un vrai dialogue qui est nécessaire et qui doit se mettre en place. Au niveau de Quartiers en transition l’échelle parisienne complique un peu les choses. Jusqu’à présent, tout cela étant encore neuf, nous n’avons pas nécessairement cherché ce dialogue, mais il va se mettre en place de manière beaucoup plus importante à partir de cette année, à l’occasion d’une initiative qui est née de Quartiers en transition, qui s’appelle « verger urbain ». L’idée consiste à réintroduire des arbres fruitiers dans la ville. Et pour faire pousser les arbres fruitiers nous avons besoin de terrains ; nous avons donc beaucoup travaillé avec la mairie de Paris, notamment avec Fabienne Giboudeau, chargée des espaces verts. Nous allons donc aujourd’hui planter des arbres fruitiers.
17M. : Pour le moment, c’est donc vous qui allez voir les politiques, et ce ne sont pas encore eux qui viennent vous voir ?
18A. L. : Je dirais que ça commence. Peut-être qu’à une échelle plus importante ça se fait, en tout cas nous, au niveau local, pas vraiment. Les mairies locales auraient pu s’intéresser de près ou de loin à ces questions, mais en l’occurrence elles ne le font pas encore. Pour l’instant c’est nous qui sommes proactifs, et encore une fois nous ne sommes vraiment pas dans un rapport de force avec les autorités locales.
19M. : Pouvez-vous nous parler des actions entreprises ou réalisées par Quartiers en transition ?
20A. L. : L’un des champs d’action de Quartiers en transition est l’intervention sur l’espace public, même s’il faut tout de même préciser que Quartiers en transition commence petit à petit à se confondre avec le Festival des utopies concrètes. Je vais continuer à travailler au niveau local, dans le 18e, essayer de maintenir cette identité, mais globalement à chaque fois que je fais quelque chose, c’est étiqueté « Quartiers en transition : festival des utopies concrètes ». Le travail sur l’espace public, nous l’avons commencé début janvier avec la volonté de montrer que cet espace est de plus en plus privatisé, c’est ce que nous constatons avec l’évolution du mobilier urbain. Nous nous sommes donc servis du banc, qui disparaît petit à petit de nos villes, ou alors qui réapparaît sous des formes impraticables. Nous avons décidé de faire un appel aux bancs publics et l’idée est de faire une intervention sur des lieux où il y a potentiellement la place de mettre des bancs. Dans ce type d’action, on veut porter un discours sur la revalorisation de l’espace public, sur l’aspect lien social, tout ce qui peut se décliner autour de cela et notamment la dénonciation de cette privatisation, ou de ce partenariat public-privé de la rue, qui n’est plus conviviale.
21M. : Est-ce que sur ce genre d’actions vous avez une réflexion avec d’autres types d’associations du genre Casseurs de pub ou Vélorution ?
22A. L. : Oui, tout à fait. Lorsqu’on a monté cette opération début janvier, nous l’avons fait dans notre coin, avec une personne qui fait des bancs en cartons… Sans vraiment voir où on allait, la volonté était juste de faire et d’aller vite pour commencer à engager le processus. À la fin de l’action, nous nous sommes aperçus qu’il manquait une dimension qui était d’associer d’autres acteurs. La prochaine action que l’on va faire en mars va avoir comme objectif de réunir tous les acteurs de la revalorisation de l’espace public dont l’association Résistance à l’agression publicitaire (RAP) [7], le Guérilla Gardening [8], Vélorution, les collectifs qui luttent contre les caméras de vidéo surveillance. Nous allons essayer de fédérer tous les acteurs de cette thématique à travers le Festival des utopies concrètes, notamment autour du recyclage et de la récupération de l’espace public, et nous allons travailler le samedi 23 mars là-dessus, avec Disco Soupe [9], association qui récolte légumes et fruits sur les marchés, qui glane, et qui fait des soupes populaires avec. Pour répondre à la question, l’objectif est de travailler avec tous les acteurs sur cette thématique-là.
23M. : L’action « bancs publics », c’est quoi concrètement ?
24A. L. : L’idée initiale était d’arriver sur la place, d’installer des bancs en cartons, de permettre des prises de paroles, tout cela avec la présence d’un orchestre qui anime l’action. On apprend aux gens à faire des bancs eux-mêmes. Nous avons cette volonté de dissémination et que chacun puisse s’emparer de l’idée et descendre avec son banc un après-midi pour se poser. Cependant, nous n’avons pas complètement réussi, car la construction du banc en carton est assez compliquée en réalité et il faudrait arriver à réaliser quelque chose de beaucoup plus simple, mais je ne renonce pas à imaginer que l’on puisse le faire parce que nous sommes aussi beaucoup dans l’aspect do it yourself, cela fait partie intégrante de la réflexion et si nous échouons là-dessus, il manquera un pilier à l’action. L’idée est vraiment de prendre possession de la voirie et de montrer que des espaces qui existaient encore il y a 20 ou 30 ans ont aujourd’hui totalement disparu.
25M. : L’activité militante de QET est-elle uniquement orientée vers des actions pratiques ? Ou bien cette activité comprend-elle aussi des réunions où germent des réflexions sur la ville en général, sur la manière dont les actions concrètes mises en œuvre par QET peuvent reconfigurer le paysage urbain et la pratique de la ville ?
26A. L. : Pour être franc, depuis un an et demi qu’a commencé l’aventure, nous nous sommes concentrés sur les aspects pratico-pratiques, le do it yourself, le terrain. Maintenant, nous avons monté deux ou trois initiatives qui ont vocation à creuser un sillon réflexif, notamment sur la question « Comment alimenter Paris ? ». On a réuni des chercheurs, des militants, et cela a donné lieu à une mise en perspective de notre pratique. Des chercheurs, notamment, ont mis en avant l’historique de notre action. Il y a une réflexion sur la transition, comment vivre l’après pétrole en ville, le changement climatique, mais aussi tout un tas de réflexions sous-jacentes autour des biens communs et la démocratie, sur lesquelles on aimerait bien travailler. Les espaces de vie et la réappropriation de ces espaces : voilà des thèmes qui peuvent se décliner au niveau pratique, mais qui peuvent donner lieu à un approfondissement théorique. C’est notamment le cas de la question des biens communs, qui commence à être popularisée, bien que pas autant qu’elle le devrait. C’est une question qui peut être bien comprise des gens parce qu’elle est déclinable au niveau du terrain, du coup elle peut être appropriée par tous.
27M. : Le succès de certaines de ces thématiques ne partirait-il pas d’un désir des individus qui, dans les villes actuelles vivent un manque (manque de solidarité, du type de rencontres que l’on peut faire dans nos villes). Est-ce ce manque qui joue comme déclic, ou bien est-ce le fruit d’une réflexion militante pour sortir d’un système capitaliste ? Ou bien est-ce les deux ?
28A. L. : Passer à l’action compte énormément, c’est sans doute le vecteur principal. Mais malgré tout, le dépassement du capitalisme ou construire quelque chose à côté, c’est présent. La transition c’est aussi une stratégie d’évitement de la confrontation directe avec le capitalisme, il s’agit de contourner, construire quelque chose à côté ; c’est pour cela qu’il est important de partir d’actions sur le terrain. Il faut susciter du désir d’agir, plus que marteler des grands slogans : c’est un type de militantisme qui joue sur les petites actions, aux résultats immédiatement visibles, comme par exemple la « Conquête du pain » à Montreuil qui est une boulangerie autogérée. On ne peut pas dire qu’il y a le désir d’action d’un côté, le désir de contenu de l’autre, les deux sont liés, mais il y a un élément déclencheur et cet élément déclencheur c’est d’abord le terrain, c’est ce qui séduit au départ les gens.
29M. : Le désir, c’est aussi un esprit festif : à ce qu’il semble, ce qui compte ce n’est pas seulement ce que l’on est en train de faire, mais aussi la manière dont on le fait, et cette manière introduit du jeu et du plaisir, il y a une dimension de plaisir qui doit être associée à l’action, non ?
30A. L. : Cela fait partie de l’esprit de la transition. La convivialité est un élément essentiel : la transition est un mouvement qui se veut inclusif. On ne demandera jamais : d’où viens-tu ? De quel parti ? etc. L’aspect inclusif montre qu’il s’agit de faire ensemble, avec tout le monde, plus que faire « contre ». Il est plus facile de réunir en construisant quelque chose, avec un esprit d’enthousiasme, plutôt qu’en allant démolir quelque chose, même si évidemment il peut être nécessaire ou utile dans certains contextes d’avoir cette « attitude contre ».
31M. : S’agissant de la transition, qui met au centre de l’action et des débats la question des ressources – agricoles ou énergétiques –, on peut avoir l’impression qu’il est plus difficile de l’aborder dans des grandes métropoles : il s’agit d’introduire des pratiques liées à l’espace naturel (jardins partagés, etc.), des pratiques liées au mode de vie rural (cultures, etc.) qui sont oubliées dans les villes où les espaces naturels sont quand même largement réduits. Avec cette spécificité qu’il faut revenir sur un certain usage urbain de la nature, qui est une nature protégée, que l’on observe, que l’on traverse (les parcs, les squares, etc.) mais sur laquelle on n’agit pas ou peu, que l’on s’approprie peu (par du travail ou par une activité). Comment affronter cette situation ?
32A. L. : On est quand même aussi dans l’air du temps. La politique de la ville, à Paris par exemple, nous facilite la tâche. Depuis 2001, il y a eu une volonté très claire de développer ce type de rapport à la nature en ville. L’exemple des jardins partagés est un bon exemple, cela s’est beaucoup développé : il y a aujourd’hui quelque chose comme une soixantaine de jardins partagés à Paris. Cela prend énormément d’ampleur, et c’est un terreau favorable pour développer des pratiques de transition. Nous sommes aidés aussi par ailleurs parce qu’il y a un désir très clair de retrouver un certain rapport à la nature : les urbains ont ce désir de se rapprocher de la nature. Il y a une volonté de rapport à la terre, le phénomène de la malbouffe qui fait que les gens sont plus attentifs à ce que veut dire cultiver une terre, et veulent cultiver eux-mêmes une parcelle, mais aussi une attention accrue aux phénomènes de pollution, une volonté de retrouver de la biodiversité, tout ceci fait que le contexte urbain de développement de la transition est plutôt favorable. La population a évolué sur ces questions, même s’il reste encore beaucoup à faire pour sensibiliser le plus grand nombre à ces thématiques. Notre volonté de travailler sur les biens communs et les espaces de vie, que j’évoquais à l’instant, correspond aussi à des attentes manifestes dans la population. La crise économique, dont on se serait bien passé car une crise sert malheureusement rarement à quelque chose, nourrit aussi l’envie de faire soi-même et de faire convivial.
33M. : Ce qui manque dans l’analyse, c’est comment, dans les espaces privés, on arrive à mettre en place ce type d’actions ? On a l’impression, dans notre discussion, que toutes les actions portent sur des réappropriations des espaces publics, d’un dialogue qui se joue entre acteurs locaux, militants et pouvoirs publics de proximité pour obtenir tel espace ou telle autorisation de faire telle chose sur le domaine public ? Comment, au sein des espaces privés, est-il possible de créer des formes d’actions qui soient « transition-compatibles » ?
34A. L. : Quand je parle d’espaces de vie, cela se décline à plein de niveaux. Les espaces de vie privés en font partie. C’est évidemment compliqué, surtout à Paris. Il y a quelques mois, une petite porte s’est ouverte : les composteurs dans les immeubles. Aujourd’hui un certain nombre d’immeubles ont leur composteur. De ce composteur, les gens tirent la pelote, et se disent qu’on peut mettre plus de choses en commun. C’est encore timide, mais on peut imaginer que la réflexion pourrait s’engager sur des laveries communes par exemple. Travailler les aspects du commun dans les espaces privés.
35M. : On a l’impression que ce genre d’espaces était relativement présent dans les années 1970, notamment sous la forme d’espaces de « loisir » commun : salle de fête, salle de jeunes, terrains de jeux. On a l’impression que la transition pourrait renouer – sur un autre mode, jardins partagés, etc. – avec cet esprit, est-ce le cas ?
36A. L. : On assiste à ce genre de choses dans des grands ensembles : par exemple des résidences (HLM ou non) mettent en place des jardins partagés, à Paris, mais aussi dans des villes de banlieue. Aulnay-Sous-Bois par exemple, est assez à la pointe, je crois, sur la diffusion de ces pratiques dans les cités. Le jardin partagé, je le vois un peu comme les « centres sociaux autogérées » italiens, Ecobox [10], c’est quelque chose de très proche finalement. Il faut partir de ces éléments assez simples mais qui engendrent des liens beaucoup plus profonds que ce que l’on pourrait croire en apparence : les jardins partagés, ce sont des liens de voisinage, des liens économiques éventuellement, des liens de partage de savoirs, et des liens politiques aussi sans doute. C’est un début.
37M. : Ce début justement, est-ce qu’une manière de le renforcer ne consisterait pas à travailler à une éducation de la transition ? Notamment en distillant ces pratiques dans les écoles, en prenant goût à cet apprentissage par l’action…
38A. L. : Le jardin partagé que nous avons mis en place dans le 18e arrondissement de Paris, j’imagine que cela doit se produire ailleurs aussi, a noué des contacts avec les écoles du quartier. C’est un outil très pratique, une porte d’entrée pour changer les mentalités et le type de culture que beaucoup d’enfants ont perdu ou n’ont jamais eu : voir comment poussent les végétaux, le soin que cela nécessite, que les pommes de terre vivent dans la terre et non dans des sachets de frites, etc. Des collectifs comme Vergers urbains, en lien avec la mairie de Paris, vont tenter de remettre au goût du jour les potagers dans les écoles. Le fait que l’association soit créée, cela fait un support qui facilite le travail des mairies pour mettre cela en place.
39M. : La transition ne se place pas en rupture avec le capitalisme, dites-vous, mais toutes les pratiques que vous décrivez, sur le long terme, ne remettent-elles pas en cause en profondeur le capitalisme ? Faisant tâche d’huile, ne pourraient-elles pas s’y substituer ?
40A. L. : Pour moi la transition, j’y trouve tout un tas de choses intéressantes, mais parfois je trouve qu’il y a du compromis qui est malvenu. Dans le Manuel de la transition, Rob Hopkins, dit de la transition qu’elle ne vise pas à remplacer le capitalisme, mais seulement à favoriser l’adaptation des villes, la résilience de ces dernières face à la pénurie énergétique et si le capitalisme doit continuer sous la forme qu’on lui connaît, cela n’est pas du ressort de la démarche de transition. De mon point de vue, si le capitalisme poursuit dans la voie de l’extractivisme (ce qui semble devoir être le cas avec les gaz de schistes), la position d’Hopkins est peu audible. Du coup, avec le Festival des utopies concrètes, nous avons voulu imaginer des pratiques, des actions qui pourraient venir se substituer aux pratiques produites par le capitalisme.
41M. : Donc, vous allez plus loin : sous l’étiquette « transition », vous entendez plus que ce qui était inscrit à l’origine dans le terme par ses initiateurs, Rob Hopkins notamment ?
42A. L. : À travers le Festival des utopies concrètes, cela va plus loin. Mais cela n’est pas sans s’accompagner de discussions, de débats, car il y a des transitionneurs qui restent attachés à la philosophie de départ, qui consiste à ne pas aborder la question du capitalisme de front. C’est l’enjeu de nombreuses réunions que nous avons, pour maintenir une cohésion, un cheminement régulier et collectif permet de maintenir les liens entre ces différentes orientations, et c’est essentiel.
Notes
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[2]
Totnes est une ville de 7 700 habitants au Sud du Devon en Angleterre.
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[3]
Le Handbook of transition, écrit par Rob Hopkins, a été traduit en 2010 aux Éditions Ecosociété, Québec.
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[4]
Association pour le maintien d’une agriculture paysanne.
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[6]
Le Festival des utopies concrètes a eu lieu l’année dernière en Île-de-France, fin septembre début octobre. Une deuxième édition est prévue en septembre 2013. Pour une présentation du festival, voir : http://festivaldesuto-piesconcretes.org/
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[8]
http://www.guerillagardening-france.fr/
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[10]
Les jardins partagés d’Ecobox sont nés dans le 18e arrondissement de Paris, autour de l’association du même nom, dans le quartier La Chapelle. Plus d’infos : ici : http://www.dixhuitinfo.com/environnement/article/les-jardins-d-ecoboxcultivent-un.