Notes
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[*]
Doctorante en sociologie à l’EHESS, travaillant sur la sous-traitance dans le nucléaire. Recherche soutenue par le DIM GESTES.
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[1]
E. Hughes, Le regard sociologique, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l’EHESS, Paris, 1996.
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[2]
Y. Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, Paris, 1995.
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[3]
A. Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude, Inserm, Paris, 2000.
-
[4]
C. Dubout, Je suis décontaminateur dans le nucléaire, Les éditions Paulo-Ramand, Nantes, 2010.
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[5]
M. Bourrier, Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation, PUF, Paris, 1999.
-
[6]
Passage cité par A. Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire, op.cit., p. 10.
1Avec Travailler dans le nucléaire, ouvrage tiré de sa thèse de sociologie soutenue en 1996 et paru en mai 2012, Pierre Fournier, professeur de sociologie à l’université d’Aix-Marseille, livre les résultats de plusieurs années d’observations ethnographiques sur un objet rarement étudié par les sciences sociales : le travail ordinaire dans l’industrie nucléaire. Si l’accident de Fukushima a permis de réactualiser les interrogations autour de cette industrie (et de rendre attrayante pour un éditeur la publication de cette thèse quinze ans après sa soutenance), le fonctionnement quotidien des installations n’en reste pas moins méconnu, voire invisible. Reposant sur une immersion au sein de plusieurs équipes chargées des opérations de maintenance sur un site du Commissariat à l’énergie atomique basé à Marcoule, l’enquête de P. Fournier éclaire le régime ordinaire de l’industrie nucléaire à partir des tâches les moins nobles, à partir du « sale boulot [1] ». En effet, bien que caractérisée par un très haut degré de technicité et un grand recours aux automatismes, l’industrie nucléaire ne peut pas pour autant se passer d’un travail humain au plus près des sources radioactives et « le travail ouvrier le plus élémentaire reste indispensable. » (p. 71).
2Tour à tour intérimaire, stagiaire et ouvrier de sous-traitance, l’auteur nous permet ainsi d’accéder à une description rare et minutieuse du travail et de son organisation sur un site nucléaire, mais aussi des interactions entre les travailleurs, leurs façons de se répartir les responsabilités, les manières de composer avec une connaissance toujours incertaine dans un univers complexe et dangereux, les solutions pour agir et les conflits qui surviennent parfois. Au regard du risque quotidien lié à la radioactivité et des nombreuses contraintes qui pèsent sur ces salariés, l’auteur propose ensuite quelques pistes pour comprendre comment les incidents viennent le plus souvent à être évités ou à rester contenus dans des formes ne remettant pas en cause l’activité nucléaire.
3Pour ce faire, P. Fournier exploite plusieurs situations problématiques tirées de ses immersions ethnographiques parce que « ce sont les incidents, vus comme de petits accrocs à la dynamique ordinaire, qui permettent de révéler ce qui fait tenir les interactions les plus ajustées et les mieux huilées » (p. 24). À travers le récit détaillé de plusieurs longues séquences de travail, l’auteur spécifie les multiples contraintes s’exerçant en « zone contrôlée », ainsi que les enjeux de positionnement des travailleurs en fonction de leurs trajectoires et des effets générationnels, leurs stratégies pour ne pas « perdre la face » et leurs solutions pour éviter les incidents. Ce choix narratif offre l’avantage de « dramatiser » un récit particulièrement technique et de rendre ainsi la lecture accessible pour qui ne connaît pas l’environnement des centrales nucléaires.
4En guise de préambule, P. Fournier tient à rappeler que, comme dans une raffinerie ou dans une usine sidérurgique, les travailleurs du nucléaire sont pris dans les contraintes propres aux industries de process, c’est-à-dire largement automatisées. La forme de travail n’est donc pas celle de la chaîne de montage de l’atelier automobile, ni de l’atelier de confection, réclamant des interventions humaines directes sur la matière. Il s’agit plutôt de mener des opérations de surveillance, de suivre les protocoles de fabrication et d’entretenir les automatismes. Un travail qui « ne requiert pas beaucoup de technicité », mais « une grande qualité d’exécution » car la réalisation de ces gestes simples est souvent contrariée par la spécificité du travail de maintenance dans le nucléaire : « la présence des dangers radioactifs ». La radioactivité oblige les travailleurs à supporter de nombreuses contraintes et précautions ainsi que d’éviter l’usage de certains outils habituellement utilisés pour le type d’opérations à effectuer (comme les outils à air comprimé, qui pourraient mettre en suspension de la contamination maintenue au sol, ou les outils à moteur électrique à cause des risques d’explosion ou d’incendie, etc.) (p. 110-111).
5Face à ce danger permanent – celui des risques liés à l’exposition aux rayonnements ionisants –, l’industrie nucléaire a développé un certain nombre de règles et de protocoles de manière à garantir à la fois la sûreté des installations, et la sécurité des travailleurs. Néanmoins, comme de nombreux travaux en sciences sociales l’ont déjà montré, les règles ne sont pas toujours simples à respecter parce qu’elles sont parfois peu réalistes, contradictoires, lorsqu’elles ne sont pas manquantes. Il en résulte un écart souvent significatif entre le travail prescrit et le travail réel, un écart qui suppose un ajustement permanent des travailleurs aux contraintes du réel pour que les opérations puissent être effectuées. Qu’en est-il de cet écart dans l’industrie nucléaire ? Pour prendre la mesure de ce phénomène et saisir comment les travailleurs s’en accommodent avec « le souci du travail bien fait », P. Fournier prend l’exemple d’une configuration d’interactions ayant conduit à la contamination d’un des travailleurs en charge de travaux de maintenance.
6L’accident restitué survient à l’occasion d’un chantier visant à modifier une tuyauterie dans une installation pilote destinée à mettre au point des techniques de traitement chimique des combustibles usés des centrales nucléaires. Si l’auteur explore plusieurs hypothèses pour déterminer la cause de l’accident, la reconstitution des multiples interactions qui ont précédé la contamination ne permet pas d’identifier un responsable en particulier. En revanche, elle permet de révéler la complexité des contraintes auxquelles les travailleurs doivent faire face, l’inventivité qu’ils doivent déployer pour maintenir une « efficacité malgré tout [2] », et la permanence des aléas face auxquels il faut parfois recourir au système D. Si, à la suite de l’accident, l’analyse qui est faite lors d’une réunion extraordinaire du CHSCT cherche à pointer la transgression des règles comme source d’erreur humaine ayant conduit à la contamination, finalement les intérêts de chacun sont ménagés : non seulement les principes de l’activité ayant conduit à la contamination ne sont pas remis en cause, mais rien de ce qui semble pourtant avoir été déterminant dans l’enclenchement des non-respects de procédure ne trouve place dans le compte rendu officiel. Finalement, le CHSCT se contente de prescrire de nouvelles recommandations et de rappeler au respect des procédures tout en reconnaissant, en off, qu’un certain nombre d’entre elles ne pouvait pas être respecté.
7Cet accident invite à être attentif aux conditions concrètes de coopération des travailleurs par-delà leur appartenance à des groupes professionnels distincts, ainsi qu’aux régulations qui prennent le relais et qui assurent les conditions de coordination quand les règles formelles ne peuvent pas servir de guide. P. Fournier souligne à ce sujet le retrait manifeste des ingénieurs et autres médecins du travail dans la quête d’une compréhension fine des réalités du travail en présence de forts rayonnements radioactifs : « Cela supposerait en effet pour eux de s’approcher des situations de risques, qu’ils préfèrent suivre de loin. Ils laissent donc une certaine latitude aux intervenants des situations à haut risque pour veiller à leur propre sécurité, et ils se réservent le répertoire de l’erreur humaine pour se dédouaner de leur responsabilité sur tel ou tel en cas de gros problème. Les travailleurs ordinaires des zones à risques radioactifs, en revanche, travaillent au quotidien à sécuriser leurs interventions. », conclut l’auteur à la fin du chapitre premier (p. 48). Ce qui en dit long sur la connaissance du travail effectif par la hiérarchie.
8P. Fournier s’attache ensuite à comprendre comment les incidents sont le plus souvent évités dans cet environnement de travail particulièrement dangereux et contraignant. Ses observations participantes permettent de montrer que la sécurité des travailleurs du nucléaire est loin de passer uniquement par les dispositifs pensés à partir des services de radioprotection et transmis à travers les règlements. Elle passe aussi par un attachement au travail d’équipe, un apprentissage en pratique et la collaboration entre différentes catégories d’intervenants. « Lors des premières “plongées”, le novice apprend beaucoup. Cet apprentissage qui complète l’initiation du stage n’exige que peu de mots échangés. Il s’agit encore une fois d’imitation silencieuse mais s’y ajoutent des mises en garde de la part des coéquipiers : “tu as bien pensé à…”, “j’ai prévu ça au cas où…”, “tu m’appelles si…”, “pense à vérifier que ton masque n’est pas contaminé avant de l’enlever. Et s’il est pourri, tu le laisses dans…”. » (p. 62).
9Le récit des étapes d’un chantier permet ensuite à P. Fournier de montrer les modes de coopération qui rendent efficace la protection des travailleurs. Les événements rapportés par l’auteur s’étirent sur une semaine et le récit détaillé est impossible à restituer ici. De nombreuses catégories de travailleurs doivent intervenir et coopérer : différents services de maintenance (électronique, mécanique, bureau d’études), mais aussi le service de radioprotection et le service de décontamination pour préparer et accompagner le travail. Cette séquence de travail permet à l’auteur de montrer que c’est bien la mobilisation des collectifs et leur coopération qui leur permet de se relayer dans les activités les plus dures, d’ajuster la préparation des chantiers à leurs besoins, de s’assurer un contrôle croisé des uns et des autres et d’éviter ainsi les incidents lors des « plongées » en zones contrôlées.
10Ce récit met particulièrement en évidence l’importance des préparatifs hors zone qui se déroulent dans une relative autonomie : « Un point de vue managérial pressé pourrait en conclure à des dysfonctionnements, à un sureffectif dans l’équipe de maintenance, à un défaut de contrôle hiérarchique… L’observation directe attentive aux usages de ces temps fait plutôt voir des pratiques d’échange avec des professionnels de services voisins avec lesquels ces relations doublent des relations fonctionnelles épisodiques. » (p. 72). L’enquête de P. Fournier souligne ainsi que c’est souvent dans les moments distraits du strict avancement du chantier que se jouent des échanges informels resserrant les collectifs de travail. Ces moments ont pour effet d’intensifier les relations entre travailleurs, de les rendre plus régulières, si bien que les uns savent mieux ce que font les autres. Ces interactions permettent une certaine coopération, qui n’est pas étrangère aux questions de sécurité pour les travailleurs et de sûreté nucléaire en général.
11L’auteur montre aussi que, si le travail exposé aux dangers de la radioactivité apparaît comme très encadré par des normes impératives et des règles de bonnes conduites, cet encadrement n’est toutefois jamais assez précis et complet pour garantir la sécurité des travailleurs ainsi que l’efficacité productive. Les opérations de maintenance ne peuvent être totalement formalisées à travers des prescriptions strictes : « Elles supposent du sens pratique. Elles se jouent pour partie en zones floues, dans des marges. Elles sont l’occasion de conduites qu’on pourrait parfois qualifier de désinvoltes en première analyse quand les travailleurs semblent beaucoup compter sur leur expérience accumulée avec le temps pour faire face, en dernier ressort, à l’imprévisible de la situation qu’ils ont à maîtriser. » (p. 80).
12Ce qui ressort également de l’enquête de P. Fournier, c’est la difficulté pour les travailleurs en charge de la maintenance de se tenir toujours à l’abri des rayonnements radioactifs. Malgré les barrières biologiques (matelas de plomb, sas en plexiglas, etc.), les nombreuses protections vestimentaires (le récit détaillé de l’habillage de l’auteur avant une « plongée » en zone contaminée est particulièrement évocateur) et les prescriptions auxquelles se conforment les travailleurs, il reste une part incompressible d’irradiations supportées par les intervenants. Si le travail sous rayonnements ionisants peut parfois inspirer des sentiments ambigus – à la fois source de prestige parce qu’il suppose un certain courage, mais aussi source de stigmate en cas de contamination avec le risque de « perdre la face » et de supporter les contraintes liées à la décontamination, sans parler des risques pour la santé –, il reste largement perçu comme un « sale boulot » dont les travailleurs aimeraient pouvoir se défaire. Néanmoins, les scènes décrites montrent aussi que certains travailleurs tirent parti de ces « plongées », notamment en faisant valoir un certain savoir-faire lié aux dangers, mais aussi en jouissant d’une relative autonomie. Le travail en « zone contrôlée » permettrait de se ménager des marges de liberté dans l’emploi de son temps et de se soustraire à l’autorité hiérarchique.
13Néanmoins, la possibilité de cette soustraction au contrôle hiérarchique n’est pas équitablement répartie chez tous les travailleurs. Les membres statutaires s’efforcent de se décharger le plus possible du travail en zone rouge sur les sous-traitants, à la fois pour se soustraire à un travail contraignant et dangereux et dans le souci d’asseoir une position professionnelle : « C’est sur ces personnels subalternes, subordonnés, que se fait le report de la part d’activité la plus ennuyeuse qui incombe à l’équipe, notamment lors des interventions en zone rouge dont on a montré que leur complexité technique est faible. […] Pour pouvoir disposer durablement de cette main-d’œuvre, et donc d’une catégorie de personnel à qui déléguer une partie du travail, les membres statutaires doivent en permanence faire la démonstration de son utilité. […] La conséquence en est un discours souvent entendu dans cette équipe comme dans d’autres : “il faut occuper les sous-traitants”, faire en sorte qu’ils ne restent jamais longtemps sans activité. C’est sûrement dans l’idée de les priver de l’autonomie qu’ont les travailleurs statutaires mais c’est aussi pour s’éviter tout reproche d’un collègue susceptible de constater la sous-utilisation de la main-d’œuvre en sous-traitance. » (p. 77-78). Comme les travaux d’Annie Thébaud-Mony [3] ont permis de le montrer, c’est aussi sur cette catégorie de travailleurs qu’est transférée la plus grande part des doses collectives de rayonnements ionisants. Dimension de la division sociale du travail et des risques pour la santé pourtant ignorée par l’auteur.
14Après s’être intéressé à la division du travail entre corps de métiers et à leur coopération, P. Fournier cherche à mobiliser les propriétés sociales des acteurs impliqués pour éclairer les interactions entre travailleurs. Si l’appartenance à tel groupe professionnel et l’estime que chacun se voit portée sont déterminantes de certaines conduites en présence de rayonnements ionisants, l’auteur entend prendre comme nouvelles variables celles de la qualification et du niveau hiérarchique. La mobilisation d’une équipe de cinq personnes pour la réparation d’une caméra en zone rouge sert d’appui à la démonstration. Ce récit est l’occasion pour le sociologue de faire part de son sentiment de malaise au cours de la plongée : la combinaison à air pressurisé et l’idée de travailler dans une zone fortement irradiée l’ont conduit à sortir avant la fin de l’intervention (p. 132). Outre un retour réflexif sur son propre malaise, cette séquence permet à l’auteur de restituer un incident lié à un désaccord entre les membres de l’équipe autour de l’interprétation de la panne. L’analyse du conflit donne l’occasion d’identifier des comportements différenciés vis-à-vis de la radioactivité selon les propriétés sociales des acteurs (surprotection pour l’un, arrangement avec les consignes pour un autre), ainsi que des éléments de structuration de la main-d’œuvre en fonction des effets « générationnels ».
15Le personnel de ce centre nucléaire se caractérise en effet par la coexistence de deux profils de salariés distincts : « le premier qui a façonné l’organisation du travail et des carrières dans l’établissement en l’absence d’un déterminisme technologique ou économique qui aurait suffi à imposer une forme unique pour réaliser cette activité, et la seconde qui rencontre cette organisation établie progressivement et la percute avec des références sensiblement différentes, liées notamment à une formation technique plus poussée. » (p. 150). Or, en resituant tous les membres de l’équipe par rapport à leur appartenance statutaire et générationnelle, la scène autour de la réparation de la caméra peut se lire comme un conflit de visions du monde au travail, portées par des catégories de travailleurs différentes. Ce conflit peut aussi se lire comme une tension autour de l’évitement ou de la sortie du statut ouvrier à laquelle aspire une partie des travailleurs, en l’occurrence ceux venant de la seconde génération, dotés de formations techniques supérieures.
16L’interprétation de la panne de la caméra est le terrain d’affrontement entre des acteurs porteurs de deux ordres de légitimité professionnelle (expérience versus diplôme) et « au-delà, c’est sa position sociale que chacun sent menacée et cherche à renégocier » (p. 157), qui rend visible les tensions pouvant aller jusqu’au conflit entre fractions de travailleurs chargés d’une même activité. « Rien n’interdit alors de penser qu’elles puissent menacer la sûreté des installations. » (p. 162).
17Finalement, si les observations renvoient à des situations anciennes dont certains paramètres ne valent plus exactement aujourd’hui, notamment parce qu’une partie des installations a été modernisée, parce que la structure de l’emploi a changé avec l’intensification du recours à la sous-traitance, les conditions de travail et les grandes questions qui en découlent demeurent le lot de beaucoup de travailleurs du nucléaire aujourd’hui. Le récent témoignage de Claude Dubout sur son métier de décontaminateur [4] le confirme. Nos propres investigations confirment aussi l’actualité et l’intérêt des questions soulevées par l’ouvrage de P. Fournier.
18Cette enquête permet en effet d’interroger le rapport des travailleurs à la prescription dans un univers de travail complexe et dangereux. L’auteur met en valeur l’autonomie et la capacité réflexive des acteurs capables d’ajuster sans cesse leurs gestes aux nécessités du travail réel (quitte à opérer des écarts à la règle), soucieux de coopérer et ayant à cœur le « travail bien fait ». Notamment, cette approche permet de relativiser une lecture qui consisterait à voir dans les travailleurs en charge de la maintenance des installations nucléaires des agents complètement dominés, soumis à un travail sous fortes contraintes et à une organisation du travail ne leur laissant aucune marge de manœuvre. Cette plongée au cœur de l’industrie nucléaire montre en effet que, si de multiples contraintes reposent sur les travailleurs, des régulations s’instaurent dans les collectifs de travail quand ils bénéficient d’une certaine stabilité dans le temps et d’une certaine autonomie dans leur organisation, ce qui permet le développement de « la résistance ouvrière à la rationalisation du travail imposée au nom des dangers radioactifs » (p. 140), la capacité d’adaptation face aux aléas permanents d’une industrie pourtant caractérisée par son très haut degré de technicité. Pour autant, tous les travailleurs ont-ils les moyens de prendre l’initiative d’un écart à la règle ? Peuvent-ils tous s’exposer au risque de sanction induit par un écart de conduite ? À ce sujet, l’étude comparative de Mathilde Bourrier [5] sur l’organisation des activités de maintenance dans quatre centrales nucléaires en France et aux États-Unis permet de compléter les observations de P. Fournier. M. Bourrier s’attache à comprendre comment les acteurs individuels et collectifs s’efforcent tous les jours de réaliser leurs tâches, en négociant leur participation à une organisation extrêmement contraignante. L’approche comparative lui permet de dégager des différences importantes au regard de la fiabilité organisationnelle de la maintenance, et donc de la sûreté, entre centrales états-uniennes et françaises, en particulier par l’observation des relations de pouvoir et de leur influence sur l’activité des opérateurs. Alors que, dans les centrales états-uniennes, le pouvoir de modifier les règles et procédures prescrites est « partagé » entre la hiérarchie et les opérateurs de terrain, en France, « aucun dispositif n’est conçu pour aider les exécutants à les modifier explicitement quand ils rencontrent un problème [6] ».
19Si l’enquête de P. Fournier met en évidence la relative autonomie des opérateurs travaillant sous rayonnements ionisants, elle n’aborde pas cette question. On pourrait pourtant se demander si l’impossibilité de coproduire les règles présidant aux interventions ne conduit pas à des effets spécifiques dans une industrie caractérisée par une activité comportant de grands risques. En effet, compte tenu du contexte français de sous-traitance en cascade des tâches de maintenance, on pourrait se demander à quels effets conduit cette étanchéité entre prescription et activité. On pourrait supposer qu’elle entraîne une certaine opacité autour du travail réel des exécutants de la maintenance. Quels seraient alors les effets de cette opacité sur la sûreté nucléaire comme sur la sécurité des travailleurs ? Les exécutants faisant partie de la catégorie des sous-traitants – catégorie de travailleurs la plus dominée dans la division du travail et marquée par une forte précarité de l’emploi – ont-ils les mêmes marges de manœuvre que les « vieux baroudeurs » décrits par P. Fournier ? De même, les différences statutaires importantes dans la sous-traitance en cascade française n’induisent-elles pas des comportements spécifiques qu’il s’agirait de pouvoir identifier ?
20En effet, P. Fournier insiste sur les marges de manœuvre dont disposent les acteurs responsables des opérations de maintenance dans l’industrie nucléaire et sur les régulations qui s’instaurent dans les collectifs de travail permettant, le plus souvent, que les incidents soient évités et que l’activité nucléaire ne soit pas remise en cause. Cette approche tend ainsi à mettre au second plan l’effet des contraintes reposant sur les travailleurs, notamment les effets liés à l’intensification du travail, mais aussi les effets de la division sociale des risques liée au travail sous rayonnements ionisants. Cette attention aux capacités critiques des acteurs et à leurs stratégies pour coopérer dans un environnement complexe tend à faire écran aux contradictions structurelles du travail en centrale nucléaire : les acteurs de la filière mettent en avant l’image d’une industrie « propre », placée sous le contrôle des automatismes et des experts et, pourtant, au quotidien, le « sale boulot » au plus près des sources de rayonnements ionisants reste indispensable et repose sur une population de travailleurs soumis à des conditions de travail souvent précaires, peu reconnus et contraints à une forte mobilité géographique. Pierre Fournier laisse de côté cette question : celle du recours structurel, dans tous les pays nucléarisés, à une main-d’œuvre « extérieure » pour effectuer la plupart des travaux de maintenance exposés aux rayonnements ionisants. Avec le vieillissement du parc nucléaire français et l’annonce par la direction du parc nucléaire d’une augmentation de 20 % du volume de maintenance dans les prochaines années ainsi que l’augmentation progressive de la dose collective de rayonnements ionisants, les effets du recours massif à la sous-traitance pour ces opérations semblent particulièrement importants à étudier autant du point de vue de la sécurité des travailleurs que de la sûreté nucléaire en général.
Notes
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[*]
Doctorante en sociologie à l’EHESS, travaillant sur la sous-traitance dans le nucléaire. Recherche soutenue par le DIM GESTES.
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[1]
E. Hughes, Le regard sociologique, Textes rassemblés et présentés par Jean-Michel Chapoulie, Éditions de l’EHESS, Paris, 1996.
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[2]
Y. Clot, Le travail sans l’homme ? Pour une psychologie des milieux de travail et de vie, La Découverte, Paris, 1995.
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[3]
A. Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire. Sous-traitance et servitude, Inserm, Paris, 2000.
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[4]
C. Dubout, Je suis décontaminateur dans le nucléaire, Les éditions Paulo-Ramand, Nantes, 2010.
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[5]
M. Bourrier, Le nucléaire à l’épreuve de l’organisation, PUF, Paris, 1999.
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[6]
Passage cité par A. Thébaud-Mony, L’industrie nucléaire, op.cit., p. 10.