Mouvements 2012/3 n° 71

Couverture de MOUV_071

Article de revue

Peut-on souffrir au travail dans la recherche scientifique publique ?

Éléments de débat

Pages 93 à 111

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    Voir, entre autres exemples, J.-P. Durand, I. Baszanger, C. Dejours, « Symposium sur Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale », Sociologie du travail, 42(2), 2000.
  • [2]
    Lire le récent dossier-débat de Sociologie du travail, 53(1), 2011.
  • [3]
    C. Dejours, Travail : usure mentale, Bayard Éditions, Paris, [1980] 1993.
  • [4]
    P. Molinier, « Souffrance, défenses, reconnaissance. Le point de vue du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, 10(2), 2010, p. 101.
  • [5]
    Je remercie l’ensemble de ces relecteurs et relectrices pour le temps consacré à cet exercice critique, en particulier D. Breseghello, J. Cortinas Muñoz, L. de Coster, C. Daussin, D. Naudier, J.-F. Rebeyrat, G. Morand et E. Indries. Je reste seul responsable des analyses développées.
  • [6]
    B. Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, L’Harmattan, Paris, 1994.
  • [7]
    J.-C. Marcel, É. Verley, « Déclassement et ascension sociale », in M. Forsé, O. Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, Paris, p. 80-81.
  • [8]
    A. Peyrin, « Les usages sociaux des emplois précaires dans les institutions culturelles. Le cas des médiateurs de musées », Sociétés contemporaines, 67, 2007.
  • [9]
    Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, La précarité dans la fonction publique territoriale, F. Descamps-Crosnier et C. Michel (rapporteurs), Séance plénière du 16/03/2011.
  • [10]
    http://precaritepouchet.hautetfort.com/media/00/00/1708238189.pdf.
  • [11]
    Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche publique. Rapport final », 2010 : http://www.precarite-esr.org/IMG/pdf/Rapportfinal-LaprecaritedanslESRP_9fevrier.pdf. ; PÉCRES, Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2011.
  • [12]
    P. Moguérou, J. Murdoch, J.-J. Paul, « Les déterminants de l’abandon en thèse : étude à partir de l’enquête Génération 98 du Céreq », communication aux 10e journées d’études Céreq-Lasmas-IdL « Les données longitudinales dans l’analyse du marché du travail », Caen, 21 au 21 mai 2003, p. 1.
  • [13]
    Ibid., p. 4.
  • [14]
    Ibid., p. 6.
  • [15]
    Confédération des jeunes chercheurs, « Rapport sur les conditions de travail illégales des jeunes chercheurs », Paris, mars 2004 : http://cjc.jeunes-chercheurs.org/expertise/rapport-travail-illegal.pdf.
  • [16]
    80 % des docteurs ayant répondu à l’enquête intersyndicale avaient un contrat (60 % d’une durée d’un an), 70 % en ayant occupé trois depuis leur soutenance (Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité… », p. 22).
  • [17]
    Voir l’article de Cadiou et Franquemagne dans ce numéro.
  • [18]
    I. Pourmir, Jeune chercheur. Souffrance identitaire et désarroi social, L’Harmattan, 1998, Paris, p. 25-26.
  • [19]
    V. Erlich, I. Boursier (collab.), « Étudiants doctorants. Conditions d’études et de vie », Université Nice-Sophia Antipolis, Observatoire de la vie étudiante, 2000 : http://unice.fr/orientation-emplois-stages/ove/publication-ove/ED16.pdf., p. 37.
  • [20]
    Ibid., p. 34.
  • [21]
    La situation est similaire dans les SHS pour les accès aux places de bureau ou aux ordinateurs.
  • [22]
    I. Pourmir, Jeune chercheur…, op. cit., p. 33-35.
  • [23]
    Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité… », p. 25.
  • [24]
    S. Le Lay, « Les conflits de pouvoir comme obstacles à l’appropriation d’un outil technologique en formation professionnelle », Revue française de sociologie, 51(1), 2010.
  • [25]
    Récemment, des craintes d’une diminution du nombre de postes ouverts au concours se sont fait entendre concernant le rapprochement des commissions de recrutement des chercheurs du CNRS et de l’INSERM.
  • [26]
    M. Hautefeuille, « Le dopage des cadres ou le dopage au quotidien », présentation au séminaire de l’équipe de psychodynamique du travail et de l’action, Paris, 12 décembre 2009.
  • [27]
    B. Appay, A. Thébaud-Mony (dir.), Précarisation sociale, travail et santé, Institut de recherche sur les sociétés contemporaines, Paris, 1997 ; S. Le Lay, « Lorsque les questions de santé s’invitent dans l’analyse de l’organisation du travail », Mouvements, 60, 2009, p. 130-137.
  • [28]
    É. Dugué, G. Malochet, « Un rapport qui vise juste mais qui tombe mal ? Vie et destin d’une recherche sur les directeurs de service à la Protection judiciaire de la jeunesse », in S. Laurens, F. Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2010.
  • [29]
    D. Naudier, « La restitution aux enquêté-e-s : entre déontologie et bricolages professionnels », in S. Laurens, F. Neyrat (dir.), op. cit.
  • [30]
    G. Rot, F. Vatin, « L’enquête des Gaston ou les sociologues au travail. Jacques Dofny et Bernard Mottez à la tôlerie de Mont-Saint-Martin en 1955 », Actes de la recherche en sciences sociales, 175, 2008.
  • [31]
    V. Erlich, I. Boursier (collab.), « Étudiants doctorants… », art. cit., p. 36.
  • [32]
    P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Éditions Raison d’agir, Paris, 2001, p. 103 sq.
  • [33]
    Académie des sciences, « Du bon usage de la bibliométrie pour l’évaluation individuelle des chercheurs », 17 janvier 2011, p. 6.
  • [34]
    B. Zarca, « L’ethos professionnel des mathématiciens », Revue française de sociologie, 50(2), 2009, p. 365.
  • [35]
    Sur ce point, voir le site de Michelle Bergadaà (http://responsable.unige.ch/index.php) et l’article de Darde dans ce numéro.
  • [36]
    P. Bourdieu, Science de la science…, op. cit., p. 47-48.
  • [37]
    P. Molinier, « Souffrance, défenses… », art. cit.
  • [38]
    L’accès aux positions dominantes concerne davantage les hommes, comme le dénonçait, en 2009, un collectif pour le cas spécifique de l’AERES : http://www.femmes-et-maths.fr/wp/index.php/?p=224.
  • [39]
    J. Lindgaard, « Le CNRS sous pressions politiques », 2009 : http://www.mediapart.fr/journal/france/060409/le-cnrs-sous-pressions-politiques.
  • [40]
  • [41]
    R. Dingwall, « “Aux armes, citoyens !” Résister au défi des réglementations éthiques dans les sciences humaines et sociales », Mouvements, 55-56, 2008 ; C. Vassy, R. Keller, « Faut-il contrôler les aspects éthiques de la recherche en sciences humaines et sociales, et comment ? », Mouvements, 55-56, 2008.
  • [42]
    H. S. Becker, « Quand les chercheurs n’osent plus chercher », Le Monde diplomatique, 684, 2011, p. 4-5.
  • [43]
    J. Rohn, « Give postdocs a career, not empty promises », Nature, 471(7), 2011, http://www.nature.com/news/2011/110302/full/471007a.html. Je remercie J.-P. Morin d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
  • [44]
    P. Bourdieu, Homo academicus, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 15.

1Depuis maintenant une vingtaine d’années, la question de la souffrance au travail fait régulièrement l’objet de discussions scientifiques [1]. Par leurs prises de position, les différents acteurs cherchent à imposer, à la fois dans l’espace académique et l’espace médiatique, la légitimité d’une grille de lecture visant à rendre compte des difficultés objectives et subjectives rencontrées par les travailleurs dans le fonctionnement actuel des entreprises (privées puis publiques). On est ici au cœur d’une controverse scientifique classique, où des paradigmes divergents sont confrontés à partir de données empiriques plus ou moins convergentes pour en fixer le sens interprétatif (avec l’impact en termes de traduction politique que ces interprétations supposent – le modèle du stress et celui de la souffrance au travail s’opposant particulièrement en ce domaine).

2De fait, l’éventail des positions est relativement large [2]. Pour certains, la souffrance au travail constitue avant tout une construction sociale alimentée par des intellectuels contribuant à détourner l’attention des véritables problèmes, comme la dynamique globale de l’aliénation capitaliste, les effets délétères sur la santé de l’absence de travail ou les effets physiques de l’organisation du travail sur les ouvriers. Pour d’autres, les phénomènes regroupés sous le mot de « souffrance » gagnent à être appréhendés à partir de catégories analytiques différentes (le stress ou les risques psychosociaux, par exemple). Une dernière approche consiste à faire de la souffrance au travail un moyen de mettre à nu, d’expliciter les ressorts des formes actuelles de domination et d’exploitation, et d’analyser leurs effets sur la santé des individus.

3Un point commun, toutefois, à ces orientations potentiellement divergentes : la souffrance au travail (qu’elle soit postulée « réelle » ou « construite ») ne peut s’appliquer, se discuter que chez les « autres » : ouvriers du bâtiment, personnel soignant des hôpitaux, cadres des télécommunications, médecins du travail, etc. Le champ de la recherche scientifique n’est quasiment jamais questionné, et quand il l’est, c’est d’une manière fragmentaire. On peut légitimement s’interroger sur les causes et la nature de ce silence qui entoure les atteintes potentielles à la santé au travail des personnels de la recherche.

4Réfléchir en termes de souffrance au travail nécessite, comme les apports de la psychodynamique du travail le rappellent, de prendre au sérieux la place du travail comme médiateur privilégié dans la dialectique individus/sujets et société [3]. Ceci implique notamment de prêter une attention marquée « à la capacité à donner un sens à la situation [de travail], à se défendre de la souffrance et à conjurer la maladie en mobilisant les ressources individuelles de l’intelligence et de la personnalité mais aussi celles de la coopération et du collectif [4] ». Dans cette perspective, la souffrance est potentiellement présente à tout moment dans le travail. Les problèmes surgissent lorsque cette souffrance ne peut être contournée, transformée en plaisir (d’avoir réussi à venir à bout d’une difficulté inhabituelle, par exemple), soit parce que le travail est trop fortement contrarié, empêchant la créativité des travailleurs de se déployer, soit parce que les divers mécanismes de reconnaissance sont déficients (déni des efforts fournis, manque de moyens pour réaliser les tâches, etc.), soit parce que les stratégies de défense individuelles et collectives censées bloquer le ressenti de la souffrance ne fonctionnent pas correctement.

5Partant de cette définition, mon questionnement est finalement assez simple : les personnels de la recherche publique française sont-ils protégés contre les effets négatifs potentiellement pathogènes de l’organisation du travail ? Ne doivent-ils jamais affronter des conditions de travail à ce point dégradées ou des affects à ce point négatifs qu’ils en finissent par créer un mal-être difficilement supportable ? Je souhaite amorcer une discussion qui permettrait de mettre en œuvre une enquête systématique étudiant ces dimensions encore largement inexplorées du champ académique, et qui prendrait notamment le temps de bien délimiter les spécificités disciplinaires, dont on connaît le poids dans la manière de percevoir et d’organiser le travail. De manière plus limitée, il s’agit ici d’identifier et analyser les difficultés actuellement les plus marquantes dans l’exercice des métiers de la recherche, en adoptant un regard transversal. De nombreux indices laissent en effet penser qu’une dégradation importante des conditions d’emploi et de travail commence à affecter le sens même des activités dans le champ scientifique. Mettre publiquement en discussion ces éléments constitue le premier jalon d’une meilleure prise en compte de la protection de la santé physique et mentale des personnels de la recherche.

6Pour ce faire, j’utiliserai deux sources principales. Je mobiliserai d’abord le peu de travaux ayant exploré de façon plus ou moins fouillée le sujet, dans des périodes antérieures aux transformations institutionnelles actuelles. Ceci permettra de spécifier plus précisément les points saillants pour la période qui m’intéresse et de souligner quelques manques dans la manière d’aborder la question. Ensuite, je m’appuierai sur un ensemble d’éléments factuels collectés durant ces quinze dernières années au travers d’expériences personnelles, de discussions collectives ou de conversations privées, dans des pôles de recherche variés (sciences humaines et sociales – SHS –, sciences de la vie, sciences du langage). Ces indices empiriques constituent la matière subjective provenant d’une participation observante au sein du champ scientifique. Les analyses qui vont suivre me concernent donc, pour certaines d’entre elles, directement, quand d’autres renvoient davantage à des éléments saisis dans la trajectoire d’autres individus. J’ai ainsi distribué une première version de ce texte à une vingtaine de travailleurs/travailleuses de la recherche que je connaissais de vue ou personnellement : 4 chercheur-e-s et 7 ingénieurs, techniciens et administratifs (ITA) statutaires, 7 chercheur-e-s (5 doctorant-e-s et 2 docteurs) et 1 ITA non statutaires [5]. Un certain nombre de remarques m’ont incité à reprendre l’écriture pour affiner les constats et les analyses, en procédant notamment à une refonte du plan d’exposition du problème. Cela devait me permettre de rendre plus visibles les analyses relatives aux ITA, insuffisamment développées selon deux lectrices relevant de cette catégorie professionnelle.

Les indices d’un malaise au travail

7Si l’on compare avec le secteur privé, il est indéniable que les personnels de la recherche publique bénéficient globalement de garanties statutaires et de conditions de travail plus favorables qu’une grande partie des salarié-e-s, notamment celles et ceux affecté-e-s par les transformations les plus dures du système dit fordiste. Mais ce constat suffit-il à invalider la question de la souffrance au travail ? Les conditions statutaires du public sont-elles aussi avantageuses que l’on veut bien le dire ? Les conditions de travail n’ont-elles pas connu des inflexions vers l’intensification du travail ?

De quel statut parle-t-on ?

8Le processus d’intégration à la fonction publique d’État d’agents jusqu’alors non titulaires suite à des mouvements sociaux au début des années 1980 avait permis d’améliorer considérablement la situation socioprofessionnelle de plusieurs milliers de personnes, dans un secteur structurellement construit autour de l’instabilité d’emploi. En ce sens, les conditions statutaires des personnels de la recherche avaient effectivement connu une amélioration sensible par rapport à la situation précédente, mais également si on les met en regard des épreuves traversées au même moment par de nombreux-ses salarié-e-s du secteur privé, confronté-e-s au chômage et au développement des formes particulières d’emploi. Toutefois, cette « nouvelle donne » caractéristique du « tournant néolibéral [6] » a rapidement trouvé une traduction dans le secteur public, à commencer par les entreprises relevant potentiellement du secteur concurrentiel, avant de s’élargir à d’autres domaines. La volonté de rendre à nouveau « gouvernables » des États jugés par leurs propres équipes dirigeantes au mieux inefficaces, au pire vecteurs de désordres, s’est en effet traduite par des transferts budgétaires de postes jugés moins utiles vers d’autres, jugés stratégiques. Parallèlement, elle s’est accompagnée d’une mise en place de modes de gestion des ressources collectives (dont le new public management ne constituera qu’un avatar sophistiqué) visant à accroître la productivité des fonctionnaires (et des salarié-e-s du privé chargé-e-s de la mise en œuvre d’une mission de service public – comme ceux de la Sécurité sociale, par exemple), dans un contexte de déficit chronique des finances publiques, corollaire d’un transfert massif vers les finances privées. Ces changements profonds ont eu des conséquences néfastes pour la santé de nombreux-ses fonctionnaires, dans de nombreux domaines (santé, police, enseignement, etc.), en raison d’un sens du travail moins évident que par le passé, et d’un sentiment de déclassement plus prégnant [7].

9On aurait pu imaginer que le monde de la recherche demeurât à l’écart de ces transformations de grande ampleur. Après tout, le « progrès » scientifique ne constituait-il pas un moteur efficace pour le « progrès » économique ? Et le système français ne bénéficiait-il pas d’une reconnaissance, notamment internationale, de son excellence ? À côté des personnels statutaires, on a, dans les faits, rapidement vu se reconstituer un volant permanent de postes précarisés, tenus en particulier par des femmes (les années 1970 avaient déjà été marquées par un tel phénomène), à l’image de ce qui existait dans les musées publics [8] et dans les collectivités locales, où la situation est devenue à ce point problématique qu’un rapport officiel a récemment été consacré à la mise en débat de la question [9].

10Dans le milieu scientifique, les emplois sans statut concernent à la fois les ITA et les chercheurs, mais pour des raisons différentes : une enquête par questionnaire menée en 2009 par un collectif de personnels de la recherche basé à l’Unité propre de service Pouchet a mis en lumière la diversité des sous-statuts existant localement [10], notre démarche ayant été reprise par une intersyndicale pour être élargie au niveau national et dans d’autres disciplines scientifiques [11]. Sans entrer dans les détails, on peut indiquer les points les plus saillants pour mon propos.

11Les ITA sont généralement recrutés en CDD ou en vacation pour tenir des fonctions auparavant dévolues à des statutaires dans des laboratoires ou des équipes insuffisamment dotés en personnel administratif. Ainsi, d’après l’enquête intersyndicale sur la précarité, les personnels administratifs précaires sont employés sur plus de deux contrats en moyenne (simultanés ou successifs). Cette embauche de personnel précaire pour pallier des départs non remplacés (retraite, mobilité, fusion d’équipes ou de laboratoires) ne peut se comprendre que si l’on a en tête que la charge de travail est demeurée constante, voire s’est accrue en raison des nouvelles modalités d’organisation de la recherche. Même si la pression à la productivité ne se ressent pas encore partout avec la même intensité, l’augmentation des financements sur contrat implique davantage de charges administratives à régler – charges accrues par la complexité extrême des procédures de montage et de suivi des dossiers, notamment en ce qui concerne les financements européens (voir l’article d’Isabelle Kustosz dans ce numéro). Au total, alors que les connaissances et savoir-faire professionnels des personnels administratifs s’accroissent (les habiletés comptables ou linguistiques, entre autres exemples, doivent dans certains cas être pointues), le rapport à l’emploi se précarise dans la durée, et le niveau des qualifications reconnues ne suit pas, les niveaux de rémunération étant au désavantage des non-titulaires (salaire de base plus faible, pas de prime de recherche, pas d’ancienneté, importance du temps partiel). On se trouve donc face à une première forme de déficit de reconnaissance institutionnelle prenant la forme d’une précarisation statutaire.

12Bien évidemment, cette précarisation statutaire concerne également les chercheurs, au premier rang desquels les doctorants. Rares sont ceux qui ont la possibilité de réaliser une thèse sans difficultés matérielles, passant d’un financement par allocation à un poste d’Ater, pour immédiatement décrocher un poste à l’issue de la soutenance. Ce type de trajectoire d’« excellence » (nombreux sont ceux qui considèrent, avec un mélange d’envie et de dépit, qu’elle illustre la situation des anciens de « Normale sup ») ne concerne qu’une minorité d’individus. Si cela vient entériner l’existence d’inégalités classistes et genrées préexistantes à l’engagement dans les études universitaires, il faut tenir compte des dynamiques propres au champ scientifique. Comme l’écrivent Moguérou, Murdoch et Paul (qui relativisent les inégalités sociales), exploitant les résultats de l’enquête Génération 1998 du Céreq, « Les [disciplines scientifiques] sont caractérisées par des taux d’abandon en cours de thèse faibles (de 10 à 30 %), des durées moyennes de thèse également faibles (3-3,5 ans) et des taux de financement par allocation MENRT élevés (30-50 %). Les lettres et sciences humaines et les sciences sociales sont en revanche caractérisées par des taux d’abandon plus élevés (autour de 60 %), des durées plus longues (autour de 5 ans) et des taux de financement par allocation plus faibles (autour de 10 %) [12]. »

13Ainsi, pour la plupart des thésards, la situation s’avère complexe : tenir un emploi précaire, même à mi-temps, et continuer à travailler à sa recherche relève d’un engagement au travail particulièrement impressionnant, particulièrement éprouvant pour la santé physique et psychique. C’est sans doute ce qui explique que « les doctorants qui possèdent un emploi régulier pendant la thèse abandonnent plus fréquemment leur thèse que les autres, avec, respectivement, un accroissement marginal de la probabilité de 16 et 12 % pour les SHS et pour les sciences exactes [13] ». Les auteurs de l’étude indiquent en outre que 30 % des individus ont justifié leur choix pour des raisons financières et 23 % du fait d’une lassitude de faire des études, qui « pourrait être interprétée comme une insatisfaction à l’égard du programme doctoral suivi [14]. »

14Lorsque les thésards parviennent à soutenir, leur engagement corporel et affectif intense sans statut se poursuit généralement plusieurs années. En effet, de nombreux docteurs occupent de front des fonctions différentes selon les possibilités du moment : charges de cours, contrats postdoctoraux plus ou moins longs, vacations diverses, travail au noir, etc. [15]. Ces formes d’emploi dégradées sont acceptées « faute de mieux » par les docteurs et souvent encouragées par les titulaires, et les luttes pour y accéder sont intenses : chacun tente sa chance pour décrocher un poste qui lui permettra de se faire éventuellement connaître dans le champ académique, de travailler sur un morceau de recherche débouchant potentiellement sur une publication. Cette trajectoire constituée de multiples contrats [16] et de périodes récurrentes de chômage a été intériorisée comme faisant partie de la carrière « normale » d’un chercheur. Pour autant, elle n’en constitue pas moins une autre forme de déficit de reconnaissance institutionnelle, puisque la puissance publique considère, en laissant perdurer cette situation, que les doctorants et les docteurs ne forment pas des travailleurs contribuant à accumuler de la connaissance, méritant de ce fait des conditions statutaires à la hauteur de leurs possibilités et de leurs aspirations. On doit préciser que, parmi les intéressés, les plaintes sont nombreuses et les critiques acerbes pour dénoncer cette situation injuste de déclassement. Elles dénotent indéniablement une certaine distance avec le fonctionnement institutionnel. Mais pour le moment, ces critiques verbales, dépassant rarement le stade du propos informel, ne débouchent sur rien de concret qui remettrait en cause l’organisation institutionnelle (les mouvements collectifs structurés n’ont pas réussi à infléchir les transformations actuelles, simplement à en ralentir le rythme, du fait notamment de dissensions parmi les différentes organisations [17]) : les non-statutaires ne souhaitent pas risquer de se présenter comme des « rebelles » face à des statutaires, eux-mêmes discrets sur ces questions. Pire, une fois en poste, les plaignants deviennent des utilisateurs du système, là encore « faute de mieux ».

Des conditions de travail dégradées ?

15J’ai dit plus haut que les ITA devaient faire face à un accroissement de la charge de travail, avec moins de personnel disponible. Cet accroissement passe par de nombreux canaux : démultiplication des tâches administratives à remplir soit en raison d’une rationalisation du travail (utilisation des logiciels de comptabilité, de gestion financière, de gestion des commandes, etc.), soit en raison d’attentes accrues en matière relationnelle (contacts avec les chercheurs, notamment étrangers, etc.), soit pour pallier un manque de compétences en interne (s’occuper du site Internet de son laboratoire, par exemple). Par ailleurs, les attentes en termes temporels se sont également accrues. Même si le travail en flux tendu n’existe pas à proprement parler, on peut observer une réduction des délais d’exécution de nombreuses tâches, en raison de deadlines impératives, ou de situations difficilement supportables : par exemple, une panne de réseau informatique est généralement mal vécue par l’ensemble du personnel, ce qui n’est pas sans effet sur le travail des responsables logistiques. Tout ceci instille immanquablement une pression supplémentaire dans le travail quotidien.

16De même, les exigences académiques se sont renforcées vis-à-vis du travail des techniciens des laboratoires expérimentaux, sur lesquels repose l’essentiel du déroulement des manipulations (communément appelé « travail de paillasse »). Si les stagiaires, les doctorants et les post-doctorants fournissent une part importante du travail de recherche, les techniciens constituent les personnels connaissant le mieux les installations ; leur position éventuelle de statutaire les place donc en responsabilité pour ce qui relève de la surveillance quotidienne du bon fonctionnement du matériel.

17Du côté des chercheurs statutaires, la situation s’est également dégradée : course aux contrats de recherche, activité à part entière dont les effets chronophages sont régulièrement déplorés par ceux qui doivent les mener, et qui accroissent considérablement les temps de réunion ou de gestion administrative au détriment de la recherche elle-même (voir l’article de Matthieu Hubert et Séverine Louvel dans ce numéro) ; suppression de moyens financiers antérieurement mis à disposition pour organiser des colloques ou des séminaires (lieux de discussion collective particulièrement importants pour exposer les résultats d’une recherche ou l’état d’avancée des travaux dans un sous-champ d’une discipline), et qui obligent les chercheurs à se tourner vers des financements privés pour boucler les budgets, multipliant donc les démarches, qui seront elles-mêmes gérées ensuite par les personnels administratifs… Cette raréfaction des ressources internes intervient au moment où les institutions de recherche insistent sur la « valorisation » des travaux effectués. Pousser ainsi à travailler davantage tout en supprimant les moyens de le faire dans les meilleures conditions rend les choses plus compliquées sur un plan pratique, et introduit une forme d’injonction contradictoire.

18Mais c’est sans doute pour les chercheurs non statutaires que les conditions de travail se sont le plus tendues. Deux recherches l’illustrent bien, même si leur ancienneté interdit de saisir l’ampleur des dégradations intervenues depuis. Isabelle Pourmir a pointé les efforts intenses et constants que doivent déployer les chercheurs dans la recherche expérimentale pour s’affronter à des tâches à la définition floue et mouvante (en particulier en raison des ajustements fréquents à apporter aux méthodologies, selon les avancées des manipulations), et au caractère souvent répétitif et ennuyeux des mises au point techniques. Comme ce rythme de travail élevé produit des résultats très aléatoires, dépendant souvent du segment de recherche attribué par le directeur de recherche pour un délai limité, l’excitation intellectuelle s’accompagne de l’angoisse, de tendances à l’autoexploitation et de lassitude devant l’échec [18]. Une recherche réalisée par Valérie Erlich et Isabelle Boursier confirme un certain nombre de ces éléments. Soulignant la diversité des profils de doctorants de l’université de Nice selon l’appartenance disciplinaire et le degré d’intégration dans les laboratoires de recherche (lui-même largement fonction des financements), les deux sociologues ont notamment insisté sur la pression subie par les chercheurs non statutaires financés, dont on attend des résultats [19], et qui vivent parfois l’intégration au laboratoire comme une véritable fermeture au monde [20]. À l’inverse, les doctorants non intégrés à des équipes de recherche, qu’ils soient financés ou non, développent un sentiment d’isolement pesant menant parfois à l’arrêt de la thèse.

19Pourmir attirait également l’attention sur le manque de moyens matériels pour réaliser le travail expérimental : la nécessité de modifier fréquemment les protocoles en cours d’expérience, alliée à une présence trop importante de chercheurs non statutaires dans les laboratoires, entraîne un surcroît de concurrence pour l’accès aux « biens rares ». L’inquiétude découlant de la possibilité de ne pas trouver de place de paillasse, de produits ou de matériel adéquats augmente de fait la pression mentale [21]. En outre, la chercheuse soulignait les dangers que cette situation pouvait impliquer en termes de santé et sécurité au travail : une absence marquée de collectif facilitait à la fois l’ignorance des risques dans l’usage des produits ou des machines dangereux, et le repli des chercheurs non statutaires et des techniciens sur des stratégies défensives individuelles [22].

20Parallèlement aux difficultés rencontrées dans les activités, les doctorants et docteurs doivent également faire face à l’accroissement des formes de travail gratuit : encadrer au quotidien un doctorant ou un stagiaire pour le compte du directeur de recherches, assurer le suivi logistique d’un colloque officiellement dirigé par un statutaire, s’assurer de la bonne marche de l’édition d’un ouvrage, participer à des colloques, rédiger des articles, etc. L’enquête intersyndicale indique que ce travail concerne 9 % des doctorants ayant répondu [23]. La question de l’absence ou la faiblesse de rémunération des non-statutaires croise celle de l’illusio du champ (voir plus bas) et celle de la peur de s’opposer à des pratiques iniques pour ne pas courir le risque d’être écarté de tout financement partiel pendant sa thèse ou de tout recrutement ultérieur. Car cette hausse de la charge de travail accompagne en fait celle des exigences d’employabilité, les impétrants de ces dernières années devant se constituer un CV de plus en plus touffu pour espérer franchir les différentes étapes du recrutement, en raison d’un nombre insuffisant de postes.

21Ces différents éléments prennent place au sein de transformations du mode de gouvernement de la recherche. Comme cela s’est produit dans d’autres institutions publiques ou « hybrides [24] », l’autonomie du champ scientifique se trouve en effet en tension avec la tentation mutualisatrice portée par le pouvoir politique central, dont le poids se fait sentir fortement depuis plusieurs années, en particulier sous l’influence du processus dit de Bologne. De manière à réduire les coûts et à augmenter l’« efficience » des travailleurs, laboratoires de recherche et centres supports sont poussés à se regrouper [25] sous l’aiguillon conjugué des évaluations de l’AERES et de la Révision générale des politiques publiques (RGPP). Ces mutualisations entraînent des suppressions de postes dont les conséquences sont parfois « surréalistes » : au CNRS, des agents ITA statutaires sans poste se sont vus invités, lors de réunions d’information dirigées par des consultants externes, à « tenter l’aventure du privé » (aventure dont les contours se précisent alors qu’existe maintenant un risque de licenciement pour tout fonctionnaire refusant trois propositions de poste – voir l’article de Bruno Guibert dans ce numéro), comme cela se produisit en son temps à France Télécom, avec les effets en matière de santé que l’on connaît. La recherche de baisse des coûts a également poussé les grandes institutions de recherche à pratiquer l’externalisation de services. Sans que l’on puisse vraiment affirmer que la sous-traitance permet effectivement de réaliser des économies financières (à qualité de service équivalente), on sait en revanche que la précarisation du travail passe par ce type de réorganisation.

22Outre les mobilités forcées, les carrières bloquées et sans visibilité – avec, pour les individus, une impossibilité de se projeter dans l’avenir – et le surcroît de charge de travail que de telles mutualisations impliquent, la cohérence des regroupements auxquels il est procédé n’est pas sans poser de problèmes dans le travail quotidien, puisque la fusion des différentes équipes repose non sur le partage de visions théoriques convergentes, mais sur l’idée tactique qu’une mauvaise alliance est préférable à une disparition. Ainsi, notamment en SHS, dans des cas fréquents, les chercheurs de ces grandes équipes ne se parlent tout simplement pas. Les relations sociales se trouvent donc déstabilisées, aussi bien dans leur dimension de sociabilité que dans celle de coopération horizontale. Pour les ITA, les réorganisations fréquentes du travail (« on est des pions, on fait ce que la hiérarchie décide selon les capacités qu’ils pensent qu’on a ») sont une source de fatigue importante. Les formes de coopération souffrent notamment des dépenses importantes de temps pour (r)établir des liens fonctionnels avec les interlocuteurs indispensables à la bonne réalisation de ses activités. Dans certains contextes, les conditions élémentaires pour mener ces tâches se dégradent rapidement, accélérant le repli sur soi.

23Au final, la (sur)charge de travail en augmentation régulière dans des configurations déstabilisées, en plus de la pression psychique et physique qu’elle implique, se traduit par des comportements bien connus dans le secteur privé (en particulier chez les cadres) : journées de travail à rallonge, repas pris sur le pouce, travail en soirée, le week-end et pendant les vacances, nuits passées dans les laboratoires (à dormir sur un divan, un lit de camp, etc.). Alors que l’on dispose de quelques données cliniques, notamment pour la population des cadres [26], il serait particulièrement intéressant d’analyser systématiquement les pratiques de « dopage » dans le milieu de la recherche. Dans des configurations tendues, la prise de substances psychoactives constitue une solution provisoire. Précarisation de l’emploi, précarisation du travail et santé entretiennent des liens serrés, les mécanismes de dégradation dans ces différents domaines jouant dans le sens d’une atteinte de son rapport à soi et aux autres, en particulier du fait de la déstructuration des supports collectifs permettant au plus grand nombre d’atteindre à l’indépendance et à l’autonomie [27].

De la solitude du chercheur à l’atomisation socialisée de la recherche

24La question de la coopération pèse d’un poids particulier dans le champ scientifique, en raison de l’impossibilité de travailler de manière isolée (aussi bien pour les ITA que pour les chercheurs) et de la place qu’occupent les pratiques d’évaluation par les pairs (pour les chercheurs). Or, j’ai commencé à indiquer que ce principe coopératif subissait les effets négatifs de certains processus organisationnels récents.

25En SHS, les chercheurs statutaires notent un assèchement des échanges intellectuels et une augmentation de l’isolement : moins d’échanges intra- et interlaboratoires (pour les causes évoquées plus haut, et celles analysées infra). Mais certains font également mention d’une baisse de solidarité lors de difficultés dans le travail quotidien ou dans l’exercice du métier, ce qui renvoie à l’expérience que décrivent Élisabeth Dugué et Guillaume Malochet [28] et Delphine Naudier [29]. Or, on connaît parfaitement les effets délétères en matière de santé mentale de ce type de défaillance des soutiens horizontaux et verticaux : les plaintes de fatigue, d’embarras, voire de dégoût profond viennent renseigner sur l’état affectif qu’une telle situation dégradée peut produire sur des individus pourtant armés à travailler beaucoup, longtemps et en situation de concurrence. On ne peut donc que s’inquiéter pour les personnels ITA ou pour les personnels sous-traités devant affronter les mêmes configurations relationnelles, et disposant généralement de moins de capitaux économiques, culturels et sociaux pour leur permettre de se ménager des voies de résistance individuelle.

26Pour les non-statutaires, les choses sont également de plus en plus difficiles. Il suffit d’écouter les doctorants ou les jeunes docteurs pour comprendre que les formes de mise en commun des expériences font cruellement défaut, hors quelques expériences locales portées par des chercheurs sensibles à la question de la socialisation professionnelle et de ses effets sur la dynamique même de production du savoir. Comme dans d’autres métiers, incorporer les dispositions ne se fait pas sans « serrer les dents en attendant que ça se passe ». Or, la période d’apprentissage est d’autant plus douloureuse que le travail de recherche le plus novateur est généralement effectué par des travailleurs qui n’accéderont jamais à la reconnaissance scientifique (techniciens), et/ou salariale (doctorants, stagiaires). En effet, les fruits du travail collectif se trouvent ici en partie confisqués matériellement et symboliquement par un petit nombre d’individus, au motif que le fonctionnement du champ requiert cette double division (travail et rétribution). Cette confiscation passe par divers moyens éprouvés, de l’usage immodéré des travaux de ses étudiants (y compris jusqu’à pratiquer le plagiat) pour s’économiser le travail ingrat consistant à élaborer puis mener des recherches sur le terrain, afin de se concentrer uniquement sur la partie « noble » : la théorisation en SHS – quitte pour cela à « ciseler » les aspérités empiriques [30] ; les réflexions stratégiques ou le développement de l’innovation technique, dans le cas des sciences expérimentales.

27Cette invisibilisation plus ou moins ouverte d’une grande partie du travail de recherche mené par les chercheurs non statutaires et les techniciens constitue une forme de violence symbolique mêlant déni de reconnaissance et violence éthique. À cet égard, je suis en désaccord avec Erlich et Boursier, quand elles laissent entendre que nous ne sommes pas en présence de « dépossession du travail » au motif que certains non-statutaires en reconnaissent le caractère légitime [31]. L’illusio caractéristique d’un champ facilite la perpétuation des situations de domination, l’intérêt au désintéressement fonctionnant de manière particulièrement puissante dans le champ scientifique [32]. D’ailleurs, les manifestations de ressentiment ou de colère vis-à-vis de ces formes de déni institutionnalisé s’accroissent à mesure que les chercheurs non statutaires voient s’éloigner les perspectives d’une intégration pérenne dans le champ scientifique, les affects négatifs devenant alors plus difficiles à juguler, puisque les stratégies de défense soutenant l’illusio ne fonctionnent plus aussi bien. Difficile en effet d’adhérer indéfiniment à une vision du travail dont les effets effectifs contredisent tous les jours davantage l’organisation prescrite : désintéressement des non-statutaires versus valorisation matérielle et symbolique des statutaires ; engagement collégial versus carrière individuelle. Je rejoins donc les analyses de Pourmir, quand elle souligne qu’existent un rapport d’aliénation potentiel dans le lien directeur de thèse/thésard, en même temps qu’un déni de cette réalité (il est « normal » de travailler beaucoup dans le cadre de contrats courts et pour des rémunérations faibles, et de les perdre en cas de critique).

28Ces tendances n’ont aucune raison de s’inverser dans un avenir proche. Il y a même fort à parier qu’elles se durcissent avec l’installation durable du modèle de concurrence sous-tendu par le nouveau régime de recherche actuellement en voie d’établissement. Cette concurrence généralisée emprunte deux grandes voies. D’abord, une mise en compétition collective des laboratoires pour l’obtention de budgets permettant de mener des recherches de court terme (rarement plus de trois ans). Dorénavant en effet, les laboratoires ne disposent plus des moyens pérennes nécessaires pour financer le travail concret des équipes, et doivent répondre à des appels à projet proposés par l’Agence nationale de la recherche (ANR) ou par de grandes institutions publiques ou privées. À présent, pour la mise en place de tout projet, et donc pour pouvoir travailler, il faut obtenir un budget : pour cela, mieux vaut s’appuyer sur un porteur de projet légitime, qui réussit à rassembler, pour une durée limitée, des chercheurs acceptant de participer à un processus dont ils « délèguent » une grande partie des responsabilités, voire des retombées.

29Rédiger de telles réponses nécessite de savoir manier une rhétorique ayant peu à voir avec la rigueur scientifique (voir l’article de Jérôme Pélisse dans ce numéro). Certes, la maîtrise du champ de recherche concerné est nécessaire, bien que les nouveaux modes de financement par projet conduisent parfois à demander un financement pour une recherche déjà menée dans un autre cadre, en s’appuyant sur un certain nombre de résultats connus pour légitimer la pertinence du projet… Mais surtout les chercheurs doivent posséder un sens du décryptage des attentes explicites (ne pas réclamer un budget démesuré, être capable de formuler, avant d’avoir effectué la recherche, les résultats escomptés, etc.) et surtout implicites de ces appels – il faut « savoir lire entre les lignes », entend-on régulièrement –, de manière à formuler une réponse susceptible d’être positivement remarquée par les évaluateurs. Ces attentes implicites le sont en termes normatifs – ne pas trop s’éloigner du mainstream –, en termes opératoires – laisser entendre que la recherche pourrait déboucher sur des propositions technico-politiques –, et en termes affectifs – montrer que l’équipe qui se lance dans le projet sera à la hauteur et ne décevra pas les financeurs. Si la créativité n’est pas totalement absente (les évaluateurs sont friands des « innovations » méthodologiques sophistiquées), on peut toutefois remarquer que l’« imagination académique », pour détourner l’expression de Charles Wright Mills, se trouve d’emblée bridée par un ensemble de paramètres extra-scientifiques. Certes, une fois les projets lancés, les chercheurs retrouvent une partie de leur autonomie, et les entorses aux déclarations d’intention, pour peu qu’elles soient discrètes, permettent de suivre des intuitions différentes de celles annoncées – contournement facilité, dans le cas de l’ANR, par la pauvreté du suivi effectif des recherches, pendant le procès et à son issue. Comme dans tout métier, la triche avec le travail prescrit permet bien souvent de réaliser le travail de qualité qu’un suivi scrupuleux des règles rend impossible. Mais les efforts déployés pour « y trouver son compte » sont particulièrement intenses et peuvent se solder par une souffrance au travail importante.

30À cette forme collective de concurrence vient se mêler une forme inter­individuelle. Si la compétition dans le milieu de la recherche n’est pas nouvelle, aussi bien entre pays qu’entre scientifiques, celle-ci s’en trouve à la fois accentuée et modifiée par les processus décrits à l’instant. La compétition pour l’accès aux « biens rares » est redoublée par une concurrence interindividuelle exacerbée par la forme d’évaluation prévalant désormais. Les chercheurs, pour exister dans le champ, doivent en effet se rendre visibles par leurs publications et les actions de valorisation des recherches : « Pour les passages DR2, DR1 et DRE et les équivalents pour les enseignants-chercheurs, le recours aux indicateurs et à la bibliométrie peut devenir une aide pour déblayer le terrain en établissant la distribution de tous les candidats et en éliminant ceux dont les performances sont manifestement trop faibles au vu de la distribution [33] ».

31Outre que la valorisation de la recherche se heurte aux difficultés rappelées plus haut, elle entre également en tension avec une forme d’activisme éditorial (publish or perish), particulièrement fort dans les sciences « dures », mais qui commence à produire ses effets dans les SHS. Publier coûte que coûte, parfois en laissant des erreurs [34]. Parfois une chose et son contraire quelque temps plus tard, pour peu que la « mode » ait changé entretemps – l’exemple de la thématique des classes sociales étant à cet égard révélateur. Parfois en pratiquant le plagiat [35]. Parfois en truquant les résultats de recherche pour les rendre plus spectaculaires ou pour en accélérer la publication [36]. Autant de pratiques litigieuses que l’évaluation principalement quantitative des activités de recherche incite à mettre en œuvre.

32L’accentuation de la concurrence individuelle passe par ailleurs par le phénomène de « bougisme [37] » : cette expression de Pierre-André Taguieff a été réutilisée par Pascale Molinier pour caractériser les comportements défensifs visant à privilégier une suractivité de surface au travail de profondeur. Or, nombre de chercheurs ou de directeurs de recherche [38] cumulent les formes d’engagement dans les instances politiques et académiques : multi-appartenance académique, comités d’évaluation, comités d’expert, comités éditoriaux de revues, etc. Certains n’hésitent pas à mélanger les genres, bien que cela puisse aller contre les règles déontologiques (être à la fois juge et partie ne semble pas décourager les plus « dynamiques »). Cette stratégie visant à occuper le terrain pour faire la démonstration de son « efficacité » possède un double mérite pour celui qui la met en œuvre : se trouver proche des centres de pouvoir et ne pas y laisser quelqu’un d’autre à sa place.

33Cette concentration des capitaux n’a pas que des effets sur les interrelations mandarinales. Pour absorber la multiplication de ces responsabilités, des « petites mains » demeurent nécessaires. Ces travailleurs doivent pallier l’évanescence de leurs « contremaîtres académiques » : à cet égard, il n’est pas anodin d’entendre parler de « maternage », à propos de l’incessant travail de soutien, cette constante surveillance des échéances que les personnels administratifs doivent effectuer. Cette dimension de care n’est pas seulement de l’ordre du relationnel, de l’affectif. Elle contribue également à compenser les incompétences, managériales ou techniques, dont sont notoirement porteurs les « responsables » (mais comment pourrait-il en être autrement, puisqu’ils n’ont ni le temps ni les qualifications, rarement une formation ?), et qui sont souvent moquées en catimini – destin plaisant encore possible de certains affects négatifs, si l’on veut bien se souvenir des analyses de Rabelais sur la puissance du rire des « petits ». Là encore, la charge de travail s’en trouve accentuée, du fait des erreurs ou des mauvaises décisions prises, ou tout simplement en raison du temps perdu à attendre les réponses nécessaires pour pouvoir effectuer le travail effectif. Le déni de reconnaissance de tout ce travail de régulation fonctionnelle et temporelle, dont les fruits sont récoltés non par les artisans du quotidien, mais par les « poseurs professionnels », provoque un profond malaise chez bon nombre de travailleurs de la recherche. Les différentiels de salaires et de primes sont notamment là pour en attester : à cet égard, l’opacité en matière de rémunérations mériterait des développements spécifiques : comment un DR peut-il encadrer sérieusement plusieurs thésards quand il est absent du laboratoire, si ce n’est en s’appuyant sur l’équipe en place, qui ne bénéficie pas des primes d’encadrement correspondantes ?

34Les dispositions progressivement incorporées durant la trajectoire des chercheurs rendent le changement difficile, et elles s’accommodent pour partie des mécanismes portés par les réformes actuelles : l’ethos individualiste dont j’ai parlé plus haut n’est-il pas finalement particulièrement adapté à l’adaptation de ceux qui se perçoivent comme les nouveaux « entrepreneurs » de la recherche, et qui amplifient les effets négativement ressentis par les autres travailleurs ? Toutefois, on doit également mentionner un affect puissant : la peur. Celle-ci cimente en effet silencieusement le déploiement des transformations à l’œuvre. On peut considérer que le milieu académique est dans une phase de pacification. D’abord, sous l’effet de la prudence à adopter pour ne pas prendre le risque de déplaire aux tutelles administratives, dont les capacités de nuisance ont augmenté parallèlement à la reprise en main politique sur la définition de ce que doit être et comment doit se mener la recherche [39]. Plusieurs cas récents de pressions sur des chercheurs en attestent ; je pense notamment à ce qui est arrivé à Nicolas Bancel, et le rejet peu scientifique d’un article par la revue Hommes et migrations[40]. Quelque peu différente du cas français, la situation des États-Unis est toutefois éclairante : les comités d’éthique de certaines universités pèsent d’un poids non négligeable dans la manière d’aborder les objets de recherche, voire dans la possibilité de mener un travail précis [41]. Le risque de censure directe incite donc à la pratique de l’autocensure [42].

35Mais la prudence peut également s’avérer un moyen de s’assurer les bonnes grâces de telle ou telle personnalité scientifique bien positionnée dans le champ, ou du moins de ne pas s’attirer d’ennuis en critiquant ses travaux de manière trop frontale, visible. Les controverses scientifiques se trouvent dans certains cas désamorcées faute de combattants, ou faute de lieux suffisamment ouverts pour les mener. Car l’un des moyens pour ne pas débattre est de refuser l’accès aux espaces de délibération. Comme le souligne Becker, une manière simple consiste à rejeter les articles ou les communications potentiellement critiques en mobilisant des arguments faciles ou décalés (par exemple, une question de méthodologie), quand l’explication première se situe dans des enjeux extra-scientifiques (ne pas nuire à la carrière d’un jeune « protégé », par exemple). Dans une telle configuration, on peut se demander, avec Norbert Elias, dans quelle mesure les pulsions créatives des chercheurs ne risquent pas d’être autocontraintes pour ne pas se mettre en situation de faiblesse dans les interdépendances fonctionnelles… Or, l’autocontrainte durable de pulsions positives finit par se payer cher en termes de santé.

36L’ensemble de ces évolutions forme ce que j’appelle un processus d’atomisation socialisée, soit une fragmentation des collectifs de travail socialement et politiquement portée par la grande majorité des acteurs du champ, en raison de l’impulsion politique « extérieure », de manière consciente (pour « tirer son épingle du jeu ») ou de manière inconsciente (notamment du fait des dispositions, du fait d’un déficit de connaissances de ces mécanismes et par le biais des stratégies de défense – retrait, déni, etc.). On pourra m’objecter l’existence de syndicats et de collectifs visant à combattre les effets les plus néfastes des réformes en cours. Malheureusement, pour le moment, les luttes n’ont pas permis d’en infléchir sensiblement le déploiement, et elles n’ont pas mobilisé, loin s’en faut, tout le monde. Sans doute en raison de la puissance du mouvement porté par les services centraux de l’État (et de leurs relais déclarés dans le monde de la recherche), d’un manque de coordination avec les personnels universitaires, d’un manque d’appui de secteurs liés au privé, mais aussi de la tentation à « jouer solo » (des directeurs de laboratoire ont eu par exemple la surprise d’apprendre par hasard que certains de leurs chercheurs « militants » avaient demandé des primes d’excellence en toute discrétion). On peut donc craindre que cette atomisation aboutisse à moyen terme à des effets négatifs importants en termes de santé psychique et physique, comme on commence à le percevoir dans différentes institutions de recherche : à force d’être empêché, le travail perd une grande part du sens pour celles et ceux qui s’emploient à le réaliser. Or, cette perte de sens, ajoutée aux difficultés matérielles et symboliques récurrentes, constitue un danger dorénavant bien identifié par de nombreuses études.

37Si la situation analysée ici concerne surtout la France, il serait faux de croire qu’elle ne renvoie qu’à un débat hexagonal, idée que l’on prête également à la question de la souffrance au travail (et à celle de la précarisation salariale). On pourra se faire une idée en lisant l’article de Jennifer Rohn [43] et les nombreux commentaires qu’il a suscités en provenance de nombreux pays, et dont je ne peux m’empêcher de livrer en exemple le commentaire 18555 reflétant l’humiliation ressentie par de nombreux non-statutaires : l’internaute, célibataire âgé de 35 ans vivant toujours chez ses parents pour économiser de l’argent, y déplore son choix probable de reprendre des études après avoir tenté vainement d’embrasser la carrière de biologiste pour un salaire de misère ne compensant pas les longues heures de travail, le stress et l’échec. Face à cette situation commune si l’on en croit la teneur des commentaires, l’un des participants oppose le contexte français, qui serait, pour le moment, moins dégradé que celui de beaucoup de pays, notamment en raison de l’existence de postes statutaires publics.

Conclusion

38À lire ce qui précède, on pourrait se demander ce qui peut bien pousser des individus à vouloir intégrer le monde de la recherche, au sein duquel il est devenu si difficile de se faire une place. On peut aussi se demander ce qui permet ensuite de réussir à s’y maintenir. Dans certains cas, la perspective de réaliser une carrière d’héritier incorporée durant l’enfance et réaffirmée pendant la période de socialisation secondaire suffit à justifier les sacrifices et les souffrances endurées. Ceux-ci seront bien souvent déniés, pour ne laisser apparaître que la « facilité » de celui ou celle qui connaît la grâce de la réussite sans effort, ou alors ils se verront « sublimés » dans l’illusio du champ scientifique.

39On peut aussi envisager que la libido sciendi, cette pulsion visant à mettre un ordre dans un désordre apparent, jouera un rôle similaire d’aiguillon particulièrement puissant. Parfois, la « vocation » vient renforcer le désir d’investissement dans le travail scientifique : la « vocation » que l’on peut envisager comme une forme de sublimation, si l’on suit certaines analyses psychanalytiques, ou que l’on peut percevoir comme une forme de normalisation, de naturalisation de contraintes sociales propres à un champ, et incorporées dans les dispositions des individus, si l’on suit certaines pistes sociologiques. Si ces deux manières d’envisager le rapport à la vocation n’ont pas les mêmes implications en termes de théorie du sujet ou de l’action, elles peuvent en revanche conduire à entretenir une forme de déni du réel (par exemple des difficultés de certaines catégories de personnel), qui pourra fonctionner tant qu’existe la perspective de réaliser, de manière encore relativement autonome, un travail que l’on juge de qualité et potentiellement reconnu de même par des pairs partageant (logiquement) le même souci de travail de connaissance (ce que la psychodynamique nomme le jugement de beauté). Car c’est un point central à souligner : heureusement, existent toujours des possibilités de rencontres et de collaborations passionnantes avec des collègues, permettant d’insuffler du plaisir à travailler dans des conditions parfois compliquées.

40Pour terminer, on peut se demander pourquoi les chercheurs spécialisés sur les questions de santé au travail s’intéressent finalement peu à leur propre secteur d’activité (peut-être la mise en place du Domaine d’intérêt majeur de la région Île-de-France sur les questions de souffrance au travail – voir l’article de Pélisse dans ce numéro – permettra de changer la donne). À titre d’hypothèses, deux explications peuvent être avancées. La première pose que la situation ne mérite finalement pas que l’on s’y arrête. Les conditions et l’organisation du travail ne conduisent pas à des atteintes pathogènes à la santé des personnels de la recherche. Cette hypothèse semble toutefois en partie contredite par les retours faits à la première version de mon papier. Une remarque qui m’a été adressée illustre ce point : « Je vais être méchante, mais ce que vous avez écrit c’est très dans l’air du temps. Comment vont les cadres ? Le mal-être au travail, etc. En lisant ce que vous avez écrit, je n’ai pas été surprise, ce n’est pas une première. » Mon interlocutrice considérait que la souffrance au travail, dans le privé et dans le public, est une question banale ; peut-être parce qu’elle-même affrontait une situation de travail dégradée depuis quelque temps.

41En mettant en discussion ce point pour le cas des personnels de la recherche, je ne les considère pas comme formant une catégorie de travailleurs davantage exposés que d’autres à la souffrance au travail. Comme je l’ai rappelé en introduction, les études quantitatives ou qualitatives concernant la santé des travailleurs laissent justement dans l’ombre le champ scientifique, comme s’il n’y avait rien à en dire, et que l’ensemble des problèmes se concentrait principalement sur le secteur concurrentiel. Mais c’est une erreur. La première raison renvoie à la perception de processus de dégradation communs, ne présageant rien de bon pour l’avenir des personnels publics, quand bien même on connaît les solutions à apporter. Or, en la matière, les salariés du privé sont parfois mieux protégés que les fonctionnaires, en raison de l’existence de structures de représentation du personnel aux compétences plus larges. Peut-être les syndicats du public devraient-ils davantage s’emparer de la question de la santé des travailleurs comme priorité politique : suite à des problèmes sérieux, des organisations de l’INRA et de l’IFREMER ont commencé à y réfléchir, notamment en mettant en œuvre des expertises internes. Dans le même ordre d’idée, le CNRS a entamé un processus de réflexion : plusieurs journées de discussion entre direction et représentants du personnel ont eu lieu, notamment sous l’impulsion de la médiatrice de cet établissement. Une montée en puissance de la discussion collective aurait comme double intérêt d’éviter des catastrophes humaines du type Renault, France Télécom ou La Poste, et de remettre au centre des débats les orientations politiques prises ces dernières années dans la définition et l’organisation de la recherche publique, notamment en mettant en lumière les pratiques effectives apportant des résultats probants au niveau scientifique.

42La seconde raison de l’erreur consistant à penser que la santé au travail des personnels de recherche n’est pas un enjeu majeur réside dans la perte précieuse d’éléments de comparaison. Car après tout, tout ce qui permet de faire tenir au travail dans ces métiers ne pourrait-il pas servir d’exemple pour d’autres situations professionnelles ? Certes, tout dépend dans ce domaine, comme c’est généralement le cas, de la volonté politique à remettre au centre des discussions collectives la manière d’organiser le travail et les finalités que l’on attend de celui-ci. Raison de plus pour oser regarder les choses en face. Or, regarder les choses en face n’est pas si simple dans certains cas.

43Car, et c’est là la seconde hypothèse d’un intérêt limité des chercheurs à leur propre rapport à la santé au travail, peut-être personne n’a pu jusqu’ici prendre en charge l’analyse de la question tant il est difficile d’adopter la distance nécessaire avec les jeux et enjeux d’un champ en lequel on est soi-même engagé. « On sait que les groupes n’aiment guère ceux qui “vendent la mèche”, surtout peut-être lorsque la transgression ou la trahison peut se réclamer de leurs valeurs les plus hautes. Les mêmes qui ne manqueraient pas de saluer comme “courageux” ou “lucide” le travail d’objectivation s’il s’appliquait à des groupes étrangers et adverses seront portés à jeter le soupçon sur les déterminants de la lucidité spéciale que revendique l’analyste de son propre groupe [44]. » Ici, travailler à « vendre la mèche » reviendrait à mettre ouvertement en débat la congruence entre transformations institutionnelles et dispositions des travailleurs de la recherche (concurrence, vocation, espoir, autonomie, plaisir, sens dans le travail, etc.), à questionner les conditions de maintien du déni concernant les formes de domination et d’exploitation, etc. Bref, à engager une réflexion critique sur ce que pourrait être un autre mode de fonctionnement du champ scientifique.


Date de mise en ligne : 01/09/2012.

https://doi.org/10.3917/mouv.071.0093

Notes

  • [*]
    Membre du comité de rédaction de la revue Mouvements.
  • [1]
    Voir, entre autres exemples, J.-P. Durand, I. Baszanger, C. Dejours, « Symposium sur Souffrance en France. La banalisation de l’injustice sociale », Sociologie du travail, 42(2), 2000.
  • [2]
    Lire le récent dossier-débat de Sociologie du travail, 53(1), 2011.
  • [3]
    C. Dejours, Travail : usure mentale, Bayard Éditions, Paris, [1980] 1993.
  • [4]
    P. Molinier, « Souffrance, défenses, reconnaissance. Le point de vue du travail », Nouvelle revue de psychosociologie, 10(2), 2010, p. 101.
  • [5]
    Je remercie l’ensemble de ces relecteurs et relectrices pour le temps consacré à cet exercice critique, en particulier D. Breseghello, J. Cortinas Muñoz, L. de Coster, C. Daussin, D. Naudier, J.-F. Rebeyrat, G. Morand et E. Indries. Je reste seul responsable des analyses développées.
  • [6]
    B. Jobert (dir.), Le tournant néo-libéral en Europe, L’Harmattan, Paris, 1994.
  • [7]
    J.-C. Marcel, É. Verley, « Déclassement et ascension sociale », in M. Forsé, O. Galland (dir.), Les Français face aux inégalités et à la justice sociale, Armand Colin, Paris, p. 80-81.
  • [8]
    A. Peyrin, « Les usages sociaux des emplois précaires dans les institutions culturelles. Le cas des médiateurs de musées », Sociétés contemporaines, 67, 2007.
  • [9]
    Conseil supérieur de la fonction publique territoriale, La précarité dans la fonction publique territoriale, F. Descamps-Crosnier et C. Michel (rapporteurs), Séance plénière du 16/03/2011.
  • [10]
    http://precaritepouchet.hautetfort.com/media/00/00/1708238189.pdf.
  • [11]
    Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité dans l’enseignement supérieur et la recherche publique. Rapport final », 2010 : http://www.precarite-esr.org/IMG/pdf/Rapportfinal-LaprecaritedanslESRP_9fevrier.pdf. ; PÉCRES, Recherche précarisée, recherche atomisée. Production et transmission des savoirs à l’heure de la précarisation, Éditions Raisons d’agir, Paris, 2011.
  • [12]
    P. Moguérou, J. Murdoch, J.-J. Paul, « Les déterminants de l’abandon en thèse : étude à partir de l’enquête Génération 98 du Céreq », communication aux 10e journées d’études Céreq-Lasmas-IdL « Les données longitudinales dans l’analyse du marché du travail », Caen, 21 au 21 mai 2003, p. 1.
  • [13]
    Ibid., p. 4.
  • [14]
    Ibid., p. 6.
  • [15]
    Confédération des jeunes chercheurs, « Rapport sur les conditions de travail illégales des jeunes chercheurs », Paris, mars 2004 : http://cjc.jeunes-chercheurs.org/expertise/rapport-travail-illegal.pdf.
  • [16]
    80 % des docteurs ayant répondu à l’enquête intersyndicale avaient un contrat (60 % d’une durée d’un an), 70 % en ayant occupé trois depuis leur soutenance (Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité… », p. 22).
  • [17]
    Voir l’article de Cadiou et Franquemagne dans ce numéro.
  • [18]
    I. Pourmir, Jeune chercheur. Souffrance identitaire et désarroi social, L’Harmattan, 1998, Paris, p. 25-26.
  • [19]
    V. Erlich, I. Boursier (collab.), « Étudiants doctorants. Conditions d’études et de vie », Université Nice-Sophia Antipolis, Observatoire de la vie étudiante, 2000 : http://unice.fr/orientation-emplois-stages/ove/publication-ove/ED16.pdf., p. 37.
  • [20]
    Ibid., p. 34.
  • [21]
    La situation est similaire dans les SHS pour les accès aux places de bureau ou aux ordinateurs.
  • [22]
    I. Pourmir, Jeune chercheur…, op. cit., p. 33-35.
  • [23]
    Intersyndicale, « Questionnaire sur la précarité… », p. 25.
  • [24]
    S. Le Lay, « Les conflits de pouvoir comme obstacles à l’appropriation d’un outil technologique en formation professionnelle », Revue française de sociologie, 51(1), 2010.
  • [25]
    Récemment, des craintes d’une diminution du nombre de postes ouverts au concours se sont fait entendre concernant le rapprochement des commissions de recrutement des chercheurs du CNRS et de l’INSERM.
  • [26]
    M. Hautefeuille, « Le dopage des cadres ou le dopage au quotidien », présentation au séminaire de l’équipe de psychodynamique du travail et de l’action, Paris, 12 décembre 2009.
  • [27]
    B. Appay, A. Thébaud-Mony (dir.), Précarisation sociale, travail et santé, Institut de recherche sur les sociétés contemporaines, Paris, 1997 ; S. Le Lay, « Lorsque les questions de santé s’invitent dans l’analyse de l’organisation du travail », Mouvements, 60, 2009, p. 130-137.
  • [28]
    É. Dugué, G. Malochet, « Un rapport qui vise juste mais qui tombe mal ? Vie et destin d’une recherche sur les directeurs de service à la Protection judiciaire de la jeunesse », in S. Laurens, F. Neyrat (dir.), Enquêter : de quel droit ? Menaces sur l’enquête en sciences sociales, Éditions du Croquant, Bellecombe-en-Bauges, 2010.
  • [29]
    D. Naudier, « La restitution aux enquêté-e-s : entre déontologie et bricolages professionnels », in S. Laurens, F. Neyrat (dir.), op. cit.
  • [30]
    G. Rot, F. Vatin, « L’enquête des Gaston ou les sociologues au travail. Jacques Dofny et Bernard Mottez à la tôlerie de Mont-Saint-Martin en 1955 », Actes de la recherche en sciences sociales, 175, 2008.
  • [31]
    V. Erlich, I. Boursier (collab.), « Étudiants doctorants… », art. cit., p. 36.
  • [32]
    P. Bourdieu, Science de la science et réflexivité, Éditions Raison d’agir, Paris, 2001, p. 103 sq.
  • [33]
    Académie des sciences, « Du bon usage de la bibliométrie pour l’évaluation individuelle des chercheurs », 17 janvier 2011, p. 6.
  • [34]
    B. Zarca, « L’ethos professionnel des mathématiciens », Revue française de sociologie, 50(2), 2009, p. 365.
  • [35]
    Sur ce point, voir le site de Michelle Bergadaà (http://responsable.unige.ch/index.php) et l’article de Darde dans ce numéro.
  • [36]
    P. Bourdieu, Science de la science…, op. cit., p. 47-48.
  • [37]
    P. Molinier, « Souffrance, défenses… », art. cit.
  • [38]
    L’accès aux positions dominantes concerne davantage les hommes, comme le dénonçait, en 2009, un collectif pour le cas spécifique de l’AERES : http://www.femmes-et-maths.fr/wp/index.php/?p=224.
  • [39]
    J. Lindgaard, « Le CNRS sous pressions politiques », 2009 : http://www.mediapart.fr/journal/france/060409/le-cnrs-sous-pressions-politiques.
  • [40]
  • [41]
    R. Dingwall, « “Aux armes, citoyens !” Résister au défi des réglementations éthiques dans les sciences humaines et sociales », Mouvements, 55-56, 2008 ; C. Vassy, R. Keller, « Faut-il contrôler les aspects éthiques de la recherche en sciences humaines et sociales, et comment ? », Mouvements, 55-56, 2008.
  • [42]
    H. S. Becker, « Quand les chercheurs n’osent plus chercher », Le Monde diplomatique, 684, 2011, p. 4-5.
  • [43]
    J. Rohn, « Give postdocs a career, not empty promises », Nature, 471(7), 2011, http://www.nature.com/news/2011/110302/full/471007a.html. Je remercie J.-P. Morin d’avoir attiré mon attention sur ce texte.
  • [44]
    P. Bourdieu, Homo academicus, Les Éditions de Minuit, Paris, 1984, p. 15.
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