1Mouvements : Peter May, vous avez commencé votre carrière comme scénariste d’une série à succès à la télévision écossaise. C’était en quelle année ? Quels en étaient les sujets ?
2Peter May : Dans les années 1970 j’étais journaliste à Glasgow, en Écosse. C’est à cette époque que j’ai obtenu mon prix du « jeune journaliste écossais de l’année ». Mais mon background de journaliste m’a aussi inspiré le premier livre que j’ai publié, The Reporter, et ma première série télévisée, The Standard, adaptée du livre. Cela se passait dans les bureaux d’un quotidien écossais, et le personnage principal était un journaliste d’investigation.
3Lorsque j’ai arrêté le journalisme en 1979, on m’a proposé de travailler comme scénariste pour une nouvelle série télévisée : Take The High Road. C’était une série bi-hebdomadaire qui se passait dans les Highlands et mettait en scène les grands propriétaires dans leurs domaines, les villageois, et les crofters (petits propriétaires fermiers). Dans les années qui ont suivi, Take The High Road est devenu la série télévisée la plus appréciée d’Écosse, largement suivie en Angleterre aussi. Les épisodes évoquaient la vie dans l’Écosse rurale ainsi que les personnalités et rapports entre les personnages, qui sont maintenant connus partout. J’ai écrit plusieurs centaines de scripts et plus de mille scénarios.
4À la même époque j’ai aussi créé pour la BBC une autre série télé, qui s’appelait Squadron à partir des aventures d’un escadron de la Raf (Royal Air Force) et écrit le scénario d’un téléfilm : The Ardlamont Mystery, inspiré d’un meurtre commis au début du XXe siècle dans les Highlands écossais.
5M. : Vous êtes aujourd’hui un écrivain de romans policiers connu et reconnu. Vous avez été lauréat de nombreux prix et êtes traduit dans plusieurs langues. Les raisons de ce choix ? Comment passe-t-on de l’écriture de scénarios à celles de romans policiers ?
6P. M. : Je me suis mis à écrire des romans policiers par pur hasard. Entre 1990 et 1996, j’ai travaillé sur une dramatique pour la télévision en langue gaélique, Machair. Je l’ai à la fois créée et produite, j’ai passé cinq années à tourner dans les Hébrides Extérieures. À la fin de cette période j’ai décidé de changer et je suis retourné à mes premières amours – l’écriture de livres.
7Le premier de ces livres associe deux centres d’intérêt : scientifique, pour la génétique (en particulier les questions politiques soulevées par les produits alimentaires génétiquement modifiés) et mon amour pour la Chine. J’avais envie de raconter une histoire, et j’ai choisi de le faire à travers une enquête sur un meurtre. À partir de là je me suis enfermé dans le genre policier, et j’ai créé deux personnages – un détective de Pékin, et une pathologiste américaine – qui allaient devenir centraux dans les cinq livres suivants. Cette série est devenue connue sous le nom de « Thrillers chinois » et le nom de Peter May est devenu synonyme de l’écriture de romans policiers.
8Une fois que les éditeurs, et les lecteurs, vous ont catalogué comme auteur dans un genre donné, il est très difficile d’en sortir. J’ai donc continué à écrire d’autres séries policières – cette fois situées en France (même si, par une étrange ironie, elles n’y sont pas encore publiées). Et puis un thriller isolé, Virtually Dead, et deux livres d’une trilogie située dans les Hébrides écossaises, dont la première a déjà été publiée en France sous le titre L’île des chasseurs d’oiseaux.
9M. : Y a-t-il des raisons liées à l’exigence littéraire ?
10P. M. : En tant qu’écrivain, je n’ai jamais tracé de distinction entre écrire des romans et des scénarios. Ce sont des branches différentes d’un même art. Il y a tout de même une différence fondamentale d’approche. Lorsqu’on écrit des scénarios, on fait partie d’une équipe dans laquelle il y a d’autres apports créatifs que le sien. Un romancier travaille entièrement seul. Après avoir passé 17 ans à travailler pour la télévision et à faire des compromis artistiques, je voulais revenir à ces heures solitaires au clavier où mon apport serait le seul. Total control.
11M. : La série télévisée n’impose-t-elle pas un certain nombre de contraintes et un formatage au détriment de la qualité artistique ?
12P. M. : Pas du tout. C’est même tout à fait le contraire. Quand je travaillais pour Take The High Road, par exemple, chaque semaine nous étions limités à quatre plateaux en studio, et on ne pouvait en changer que deux par semaine. Nous disposions d’une quantité limitée de temps de tournage en extérieur, et les contrats des acteurs spécifiaient quels acteurs devaient apparaître dans quels épisodes. Ces contraintes et exigences stimulaient l’imagination. Quand on arrive à concilier l’écriture et les impératifs de la série télévisée, tout est possible. La page vierge tant aimée du romancier est un véritable luxe.
13M. : Les liens entre la littérature et l’écran sont quasi immémoriaux. Un certain nombre de scénaristes sont également romanciers et inversement. Existe-t-il pour vous un lien naturel, organique, entre l’écriture de scénario et celle de romans ?
14P. M. : Pour moi le lien entre les deux est fondamental, et très fort. J’ai une pensée visuelle. Lorsque j’écris mes romans, je décris des scènes que j’imagine. Lorsque je rédige un script, je fournis le squelette visuel sur lequel le réalisateur mettra de la chair. J’ai beaucoup appris sur l’art du dialogue en rédigeant des scripts, et je pense que ce savoir faire a nourri l’écriture de mes romans. La plupart des romanciers qui n’ont pas écrit de scripts – à commencer par moi-même, avant que je ne travaille pour la télévision - ont tendance à écrire de très mauvais dialogues.
15M. : De nombreux écrivains entretiennent un rapport ambigu aux adaptations de leurs œuvres à l’écran. Certains les considèrent comme une forme de trahison, tout comme une partie des lecteurs et des spectateurs du reste. L’expérience de scénariste construit-elle un autre regard face à l’adaptation ?
16P. M. : Non. Simplement j’ai, comme tout romancier, des sentiments ambigus quant à l’adaptation de mes romans à l’écran. Le roman offre un canevas bien plus large sans contraintes de temps, de coûts, et l’interprétation des comédiens, des réalisateurs et des producteurs. C’est un art solitaire – vous seul face à la page vierge. Le scénariste doit apprendre à faire partie d’une équipe à laquelle participent de nombreux autres contributeurs. Mais en tant qu’auteur de ces deux genres, je peux dire que je ne crois pas que le roman ait jamais vraiment été conçu pour être adapté à l’écran. En général, il est trop long, avec une épaisseur et une complexité impossibles à traduire en 110 minutes de film. Sa structure non plus ne se prête guère à l’adaptation. Et par conséquent, lorsqu’un roman est remodelé pour l’écran, une bonne part en est perdue, l’histoire est souvent reconfigurée, sinon réécrite, les lieux sont modifiés, les personnages adaptés au casting. En vérité, je pense que les meilleurs films sont écrits en tant que films et non adaptés de romans. Je suis en train d’adapter pour l’écran l’un de mes thrillers chinois, et j’apprends à sublimer les délicatesses du romancier pour laisser place à la liberté d’interprétation et de création du scénariste.
17M. : Tous vos romans sont extrêmement documentés, qu’il s’agisse de la série chinoise ou du tout dernier, situé en Écosse. L’enquête quasi ethnographique sur les modes de vie et les coutumes et l’information sur le contexte social sont inextricablement liés à la construction de l’intrigue et aux motivations des personnages. Ainsi la rencontre explosive entre le policier chinois Li Yan et la légiste américaine Margaret Campbell, tous deux emblèmes d’un choc entre deux continents et deux formes de cultures politiques radicalement opposées. Est-ce que vous qualifieriez vos romans policiers de polars sociaux ?
18P. M. : Je pense que le roman policier fournit un lieu d’observation idéal pour examiner la condition humaine – comment les gens réagissent à la pression. Il offre aussi l’occasion d’explorer la façon dont différentes cultures appréhendent les délits et les délinquants, et comment l’histoire religieuse, intellectuelle et culturelle modèle les formes d’investigation de la police dans différents pays. Mais roman littéraire comme roman policier fournissent au lecteur et à l’écrivain l’occasion de parcourir le monde et d’explorer sans limite la mentalité de l’autre, et bien plus encore.
19M. : Comment vous situez-vous dans le paysage du roman noir et du roman policier ? Y a-t-il des écrivains vis-à-vis desquels vous vous sentez particulièrement redevable ?
20P. M. : Mon intérêt pour l’écriture est venu de mon amour de la lecture – sans distinction de genre. En fait les écrivains qui ont le plus influencé mon style ne sont absolument pas des auteurs de fiction policière. Jeune, j’ai été vivement impressionné par cette génération d’écrivains américains qui a émergé dans la première moitié du XXe siècle et a fait éclater les conventions étouffantes de la littérature anglaise. Hemingway, Faulkner, Steinbeck, F. Scott Fitzgerald. Mais les deux écrivains qui m’ont le plus influencé – à la fois en termes de style, et pour la façon d’envisager la condition humaine – sont l’Irlando-Américain J.P. Donleavy et l’Anglais Graham Greene. Il est difficile d’imaginer plus différents, et pourtant ils ont tous les deux joués un rôle majeur dans la formation du « style May ».
21M. : Et plus spécifiquement en Écosse et dans les autres pays anglo-saxons comme l’Irlande et l’Angleterre ?
22P. M. : Les Écossais et les Irlandais sont très différents des Anglais. Ils ont un background culturel et historique celtique et non anglo-saxon et je pense que cela se voit beaucoup dans les sujets sur lesquels ils écrivent. J’ai toujours trouvé la plupart des écrivains irlandais un peu obscurs, et introspectifs, (à l’exception de Donleavy – encore qu’il ait été clairement très influencé par Joyce). Je trouve que les auteurs écossais situent plus facilement leur œuvre dans le milieu international, même si leur sujet est souvent spécifiquement écossais. J’adore Sir Walter Scott, R. L. Stevenson, Lewis Grassic Gibbon, et bien sûr le doyen des auteurs de policiers, Arthur Conan Doyle. Les Anglais ont produit une étonnante série d’écrivains. Mais Graham Greene demeure mon préféré. (Intéressant de noter que la plupart des romans de Greene sont devenus, à un moment ou un autre, des films – horriblement mauvais pour la plupart).
23M. : Concernant la réception. Le public de la télévision vous a-t-il suivi dans votre carrière littéraire, notamment en Écosse ?
24P. M. : Malheureusement, je pense que la plupart des gens qui regardent la télévision ne sont pas de grands lecteurs de livres. Si bien qu’en tant que romancier j’ai dû chercher mon lectorat à partir de zéro – même si des millions de personnes voyaient ce que je faisais pour la télévision.
25M. : Pourriez-vous vous imaginer comme étant également le réalisateur et le scénariste d’adaptations tirées de vos romans ?
26P. M. : Comme je l’ai dit, je suis en train d’adapter l’un de mes livres au cinéma. C’est un exercice intéressant, mais auquel je n’aimerais pas me livrer trop souvent. Je n’ai pas, et je n’ai jamais eu envie de faire de la mise en scène. L’art de la réalisation est très différent, et rares sont les réalisateurs qui savent aussi écrire. De même que la plupart des écrivains seraient incapables de passer à la mise en scène. Les savoir faire sont aussi différents qu’entre ceux d’un peintre et d’un musicien. Je serai heureux de continuer à écrire des romans.
27M. : Quels sont les cinéastes que vous aimez et qui vous ont le plus influencés et si vous deviez en choisir un pour l’adaptation de l’un de vos romans, qui préfèreriez-vous ?
P. M. : Mon film préféré est probablement Blade Runner, dirigé par Ridley Scott bien sûr. Il crée et véhicule à merveille un monde futur qui a toutes les ombres et l’obscurité du monde noir du Los Angeles de Raymond Chandler. C’est une histoire slow burning, magnifiquement filmée, avec de magnifiques performances pleines de sous-entendus. Par-dessus tout, son script est classique et contient de nombreuses répliques souvent citées : « Ce n’est pas facile de rencontrer son créateur » ; « Si vous pouviez voir les choses que j’ai vues avec vos yeux » ; « J’ai vu tant de choses que vous, humains, ne pourriez pas croire. De grands navires en feu surgissant de l’épaule d’Orion. J’ai vu des rayons fabuleux, des rayons C, briller dans l’ombre de la porte de Tannhäuser. Tous ces moments se perdront dans l’oubli comme les larmes dans la pluie. (pause) Il est temps de mourir. » Une communion entre réalisateur, scénariste et acteur qui a donné quelque chose d’exceptionnel. Pour ce qui est de diriger un film à partir de l’un de mes livres, je ne demande qu’une chose : que ce soit quelqu’un qui comprenne l’enjeu, et que la caméra pointe là où il faut quand il faut.
M. : Quels sont vos projets en cours et ceux pour l’avenir ?
P. M. : Je viens juste de terminer d’écrire la suite de The Blackhouse. Cela s’appelle The Lewis Man, et c’est déjà en cours de traduction. Cela doit paraître à la rentrée (en français dans le texte) cette année, mais je ne sais pas encore quel sera le titre français. J’écrirai le troisième et dernier livre de la trilogie de la Blackhouse cette année, je suis en train de développer l’idée du livre. J’espère avoir suffisamment avancé pour pouvoir retourner faire des recherches en Écosse en juin, et je commencerai à écrire en août. Après quoi, il me reste deux autres livres à écrire pour terminer les « Enzo Files », ma série située en France. Et ensuite, je ne sais pas. Je vais peut-être un peu lever le pied, et penser à ce que j’ai envie d’écrire, même si je n’arrive pas à le vendre. J’approche de l’âge de la retraite : j’aimerais beaucoup pouvoir m’extraire du maelstrom commercial (écrire, après tout, est mon seul moyen de vivre) et consacrer mon temps à écrire ce qui me plaît.
Traduit de l’écossais par Irène Jami