Notes
-
[*]
Tous trois membres du comité de rédaction de Mouvements.
-
[1]
Secrétaire national de l’Union SNUI-SUD Trésor Solidaires. Membre du Conseil scientifique d’Attac.
-
[2]
Économiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches sens éthique société (CERSES), à l’Université Paris V - Descartes, il est chercheur associé au CORE (Louvain la Neuve), à Sciences Po et à l’Institut d’économie publique (Marseille). Professeur visiteur à la London School of Economics.
-
[3]
Professeur émérite d’économie à l’Université de Lille I. Il a récemment publié Adieu à la croissance, Les Petits Matins / Alternatives économiques, 2010. Il est membre du Conseil scientifique d’Attac.
-
[4]
Les travaux de Thomas Piketty ont depuis longtemps attiré l’attention sur la question des inégalités, des hauts revenus et de la fiscalité. On citera deux publications récentes majeures : T. Atkinson, T. Piketty, Top Incomes over the Twentieth Century : A Contrast Between Continental European and English-Speaking Countries, Oxford University Press, Oxford, 2007; et des mêmes auteurs : Top Incomes : A Global Perspective, Oxford University Press, Oxford, 2010.
-
[5]
La « flat-tax » désigne un impôt à taux unique, fondé sur l’idéal d’une stricte proportionnalité sans progressivité.
-
[6]
A. Minc, La machine égalitaire, Grasset, Paris, 1987.
-
[7]
B. Barry, Why Social Justice Matters ?, Polity Press, 2005.
-
[8]
Semaine du 02 septembre 2010.
État des lieux : trop de rentiers tuent l’impôt
Des transferts de richesses en net recul
1Mouvements : Dans le débat public sur la redistribution, on a tendance à se focaliser sur l’impôt sur le revenu, qu’on stigmatise comme une sorte de tort fait aux travailleurs, qu’on priverait des revenus de leur travail, mais on s’aperçoit que c’est une très faible part des recettes publiques. Comment décririez-vous le paysage redistributif ?
2Vincent Drezet (V. D.) : On peut commencer par situer la fiscalité dans le paysage. À un premier niveau, il y a la distribution primaire des revenus, comment, au départ se répartissent les revenus (entre capital et travail par exemple) ? Tout syndicaliste qui se respecte est très sensible à cette question-là. Ensuite, il y a la redistribution fiscale, de sorte qu’avant et après impôt les inégalités de revenu et de patrimoine peuvent, en théorie, diminuer, et même si l’imposition du patrimoine ne consiste pas à prendre physiquement du patrimoine, elle peut limiter à terme l’accumulation. Enfin, il y a la redistribution sociale, au sens large, ce sont les prestations, financées par les « prélèvements obligatoires » entendus comme la somme des impôts et des cotisations sociales.
3Jean Gadrey (J. G.) : Cette dénomination n’est valable qu’en France, du moins il me semble, partout ailleurs on parle de « recettes publiques » et non de « prélèvements obligatoires ».
4V. D. : Oui, même l’OCDE dit désormais « recettes publiques ». Ces dernières permettent de financer les prestations sociales et les politiques publiques, les services publics. Ceux-ci sont quasiment gratuits en France où la redistribution est assurée par le service public plus que par l’impôt. Les impôts directs progressifs, qui ne sont qu’au nombre de deux (l’impôt sur le revenu et l’impôt de solidarité sur la fortune) sont en régression, alors même que nous avons le plus petit impôt sur le revenu de l’OCDE. On assiste aussi à un recul des prestations sociales, des services publics. Cela crée de fait des prélèvements privés qui devraient être pris en compte quand on compare la protection sociale entre différents pays. Pourquoi ces replis ? Parce qu’historiquement les conservateurs n’ont jamais accepté l’idée d’un impôt direct et notamment d’un impôt direct sur le revenu. L’Acte unique en 1986 a créé une zone de concurrence fiscale et sociale, menée sur les bases mobiles c’est-à-dire les plus riches et les grandes entreprises. Depuis lors, les États n’ont eu de cesse de baisser les impôts sur ces acteurs. Ce contexte de concurrence fiscale a été voulu, mais aussi subi, et en fait très souvent anticipé, chaque État se targuant d’être « plus compétitif » que ses voisins. Le résultat se résume d’une formule : les rentiers sont de retour. Les inégalités sont alimentées par les choix fiscaux successifs d’alléger la charge de l’impôt des plus fortunés, avec, au bout de ce processus, des mesures qui ont pu choquer l’opinion comme le bouclier fiscal. Mais ce n’était que l’aboutissement d’un long processus qui s’est vérifié sur l’IR, l’ISF, plus récemment en matière de successions et de donations, la loi Tepa. Ce sont les mêmes arguments que ceux développés par George Bush en 2005 qui ont été repris, à l’époque où il voulait supprimer les droits de donation et de succession, en disant qu’il s’agissait d’impôts sur la mort, qu’il était injuste de taxer une vie de travail. Ce sont évidemment des mensonges car les petites successions n’étaient de toutes façons pas imposables. On a allégé la fiscalité du patrimoine de ceux qui en avaient. De tels choix ne sont pas libéraux car le vrai libéral, au sens d’un Maurice Allais, taxe très fortement le patrimoine, pour reconstruire peu ou prou l’égalité des chances à chaque génération. C’est donc une lecture très conservatrice des choses, et non libérale, qui en vient à défendre la présence et la fonction sociale des rentiers. S’ils ont perdu du terrain pendant quelques décennies, comme l’ont bien montré les travaux de Piketty [4], les rentiers sont en train de se reconstituer comme groupe social. C’est le résultat de 10 ans de baisses cumulées de l’IR – sans prendre en compte les niches fiscales – soit près de 108 milliards d’euros, ce qui équivaut à l’effort qu’on nous demande sur les retraites à l’horizon 2050. C’est un chiffre qui parle. C’est une politique de caste, pas de classe, c’est très net. Elle s’abrite derrière le discours de la peur de la concurrence fiscale : « si on les impose trop, ils vont aller ailleurs ». C’est très fort en matière d’ISF : on a besoin des riches car sans cela ils ne vont pas investir et vous n’aurez pas de croissance, vous, classes moyennes, classes modestes, vous serez les grands perdants.
La constitution d’une caste de rentiers
5J. G. : On a assisté à un phénomène tout à fait semblable dans des pays tels que les États-Unis, qui n’étaient pas touchés par l’Acte unique. Derrière tout cela il y a l’impressionnante prise de pouvoir par des actionnaires et des rentiers dans l’ensemble des entreprises et au-delà, associée à une influence politique croissante. Cette prise de pouvoir explique à la fois l’évolution défavorable des revenus primaires (les salaires reculent et les profits augmentent en part de la valeur ajoutée) et les mesures politiques prises à partir des années 1980 aux États-Unis, et peu après en France, visant à réduire la progressivité et le poids de l’IR. Piketty a bien montré cela, par exemple en ce qui concerne la hausse de la part des revenus accaparée par les 10% les plus riches, c’est tout à fait spectaculaire. Piketty attribue, à juste titre, une importance considérable à la transformation de la fiscalité, mais il ne faut pas oublier pour autant l’évolution de la répartition des revenus primaires. Le néolibéralisme a, à la fois, créé le dumping fiscal et social partout où il le pouvait dans le monde et en particulier en Europe, mais il a aussi réussi à satisfaire les revendications des rentiers en terme de progression des profits redistribués.
6V. D. : Même l’OCDE s’en inquiète maintenant, car ces aménagements en viennent à fausser les conditions de l’activité économique. Par exemple en ce qui concerne les petites et moyennes entreprises qui n’ont pas les mêmes moyens et ne jouissent plus d’une égalité devant l’impôt. Un rapport comme celui sur les prélèvements obligatoires d’octobre 2009 montrait que le taux effectif implicite d’imposition, c’est-à-dire l’impôt payé sur le bénéfice brut, était de 8 % pour les entreprises du CAC 40 et de 28 % pour les petites entreprises individuelles. Nous avons là la démonstration que tout ce qui a été voulu, et construit légalement, crée aujourd’hui des injustices flagrantes. Elles ne sont acceptables ni humainement ni socialement, et même économiquement elles sont contre-productives.
7M. : Avec ce chiffre de 8 % on ne se situe pas du tout au niveau des chiffres entendus dans le débat public, notamment dans la bouche du Medef, qui évoque des 30 ou 40 % d’imposition. La même chose vaudrait pour l’impôt sur le revenu, on semble loin d’une fiscalité juste…
V. D. : Le rapport de l’Insee sur le patrimoine des ménages de mars 2010 le démontre clairement : par exemple, le taux d’imposition effectif du 1 % des Français les plus riches est de 20 %. Et pour les 0,1 %, qui ont quand même des revenus compris entre 680 000 et 13 millions d’euros, c’est 25 %. Nous sommes très loin du taux marginal affiché de 40 %. Le conseil en « optimisation fiscale » a de beaux jours devant lui.
Réformer l’impôt : au bénéfice de qui ?
8J. G. : Tous les Français paient la TVA, alors qu’ils ne paient pas tous l’IR. L’IR pèse 2,6 % du PIB en 2008, la TVA 6,7 %, c’est donc plus de deux fois plus. Or ce dernier impôt est nettement régressif. On sait que les 10 % des revenus les plus bas consacrent 11,5 % de leur revenu disponible à la TVA tandis que les 10 % les plus riches n’y consacrent que 5,9 %. Pourtant on ne cesse de parler de l’IR comme s’il était l’impot qui matraquait tout le monde. Si on fait le total de l’ensemble de la fiscalité directe (y compris impôts locaux) et de la fiscalité indirecte, on arrive au résultat que par décile la progressivité est extrêmement faible. Et le système devient régressif quand on est sur la tranche des 0,1 % les plus riches.
9V. D. : À côté de ce travail d’analyse, il faudrait aussi rappeler à quoi servent les impôts. On légitimerait la recette publique par la dépense, et ensuite seulement on déterminerait la contribution de chacun. Comme on le voit aujourd’hui avec le mouvement social sur les retraites, ça touche à la question de la répartition des richesses. Nous consommons des services publics, nous sommes heureux de leur gratuité, il faudrait que l’on puisse davantage prendre conscience que cela a un coût. Souligner ce coût peut être dangereux, car certains libéraux sont prêts à parler coûts en vue de privatiser les dépenses publiques. mais dire qu’une année au collège coûte 8 000 euros par enfant, par exemple, montre concrètement ce qu’implique l’accès à l’éducation, cela légitime que pour vivre ensemble chacun va donner un petit peu et qu’il est inconcevable d’individualiser ce type de dépenses.
10J. G. : Il faut aussi pouvoir dire et répéter qu’on a des données et des corrélations qui prouvent que le montant des dépenses sociales par habitant, à l’échelle internationale, est très nettement corrélé avec les taux de pauvreté. Ce sont des corrélations assez spectaculaires, entre les États-Unis d’un côté (très faible niveau de dépenses sociales, taux de pauvreté énorme) et les pays nordiques de l’autre, pour simplifier. L’Insee a par ailleurs, montré que les services publics de santé et de logement contribuent deux fois plus que les transferts monétaires à la réduction des inégalités de niveau de vie – en essayant d’attribuer une valeur à ces prestations gratuites.
11V. D. : On entend dire que si tout le monde payait 10-15 %, on aurait une fiscalité juste parce que « neutre ». Il y a une poussée très forte pour avoir des impôts à assiette large, beaucoup de libéraux sont prêts à renoncer aux niches fiscales au profit de ce système.
12M. : C’est l’idée d’une« flat tax [5] ».
V. D. : Oui. Cette idée s’est développée dans les pays de l’Est notamment, cela en partie parce que la part de l’économie informelle était telle qu’il fallait faire rentrer dans l’économie légale ce qui était informel. La simplicité de la « flat tax », d’un taux moyen de 18 %, en Pologne, Slovaquie etc., permettait aux gouvernements de l’époque de faire coup double, de faire entrer dans l’économie formelle ce qui n’y était pas et de jouer la carte du dumping, dans une Europe qui privilégie la concurrence fiscale et sociale, parce qu’on sait qu’on est à l’écart des zones de débouché des richesses, et donc pour attirer les investisseurs il faut pratiquer le dumping. Il serait intéressant d’avoir aujourd’hui le recul de ces flax tax-là, à la fois sur le plan des inégalités dans le pays, sur le plan des services publics, des infrastructures, de la croissance économique, de la « qualité » de la « croissance économique », j’emploie le terme avec beaucoup de guillemets. Il y a en France chez les libéraux, mais aussi chez des sénateurs comme Philippe Marini par exemple, l’idée d’une fiscalité neutre pour la France. C’est quelque chose qui est à combattre, car on crée de l’anti-redistribution fiscale. Or l’enjeu, si je reprends les trois étapes, c’est de maintenir et développer la redistribution sociale, de conforter la redistribution fiscale, parce que les services publics profitent à tout le monde, et enfin agir sur la distribution primaire. Thomas Piketty le dit : un taux marginal important n’a pas pour fonction de rapporter mais de dissuader. Cet aspect-là est vital pour sortir de la crise, pas seulement pour faire payer et taper sur les riches, elle est vitale pour une société moins inégalitaire. L’idéal au fond c’est qu’il y ait un taux de 70 ou 80 % mais que personne ne soit imposé à ce taux-là. Je fais le parallèle avec les écotaxes : l’idéal d’une écotaxe c’est qu’elle ne rapporte rien.
Repenser l’égalité
Remettre la redistribution au service d’une égalité réelle
13M. : L’idée d’une nécessaire égalité entre régions, notamment via l’impôt, même si le système de péréquation est imparfait, semble assez consensuelle. Ce n’est pas forcément le cas lorsqu’il s’agit d’égaliser des individus ou des ménages. Pourquoi veut-on plus d’égalité ? Est-ce simplement parce qu’une réduction des inégalités profite avant tout aux plus pauvres, est-ce qu’on doit cibler cet effort-là sur les plus pauvres ou est-ce vraiment une société plus homogène qu’on veut produire et pourquoi ?
14V. D. : On a pu observer que l’anti-redistribution, l’affaiblissement de la progressivité de l’impôt a été compensée par la mise en œuvre de certains mécanismes tels que la prime pour l’emploi (PPE). Historiquement c’est un abattement sur la CSG qui avait été imaginé. Il avait été jugé anticonstitutionnel, parce qu’il n’était pas généralisé. C’est la PPE, très inspirée du mécanisme d’impôt négatif qui existe aux États-Unis, qui a pris le relais, dans une lecture très libérale d’incitation à reprendre un emploi. Cet outil n’a pas été pensé comme outil de redistribution. Ce n’est pas du tout la démarche du revenu d’existence, universel ; elle est adossée à la théorie du chômage volontaire. Comme un nombre croissant de personnes travaillaient en intérim, en CDD, etc., il y a eu environ 9 millions de bénéficiaires. Les gouvernements successifs, notamment le gouvernement Raffarin, ont chaque fois rajouté une dose en disant voyez je fais de la redistribution au moment où je baisse l’impôt sur le revenu pour les plus hautes tranches. C’est vrai que du point de vue statistique, les bénéficiaires de la PPE étant plutôt sur les 10 %-20 % les plus pauvres, l’effet-masse a fait que, puisqu’on a 24-25 % des contribuables qui ont bénéficié un peu ou beaucoup de la PPE, il y a eu un effet macroéconomique sur les écarts entre les 10 % les plus riches et les 10 % les plus pauvres quant au revenu disponible. Mais ça n’a pas concerné les 10 % les plus pauvres, qui ont été exclus tout simplement parce qu’ils n’ont pu travailler. Et là ce sont les populations les plus fragiles, concernées par les minima sociaux. Denis Clerc a proposé un débat, dans le dernier Économie Politique, suggérant qu’il était possible de régler à la fois la question d’une imposition progressive et d’une redistribution sous forme d’impôt négatif, mais une redistribution universelle.
La proposition de Denis Clerc (Économie politique, n° 47, juil-août-sept 2010)
15M. : Vous disiez qu’une des raisons pour lesquelles les gens acceptent les « flats tax » c’est parce qu’ils se projettent comme étant tous égaux, et qu’ils jugent pour cette raison que tout le monde devrait être soumis au même impôt. Au-delà, il faudrait des raisons supplémentaires pour justifier des formes de corrections de cette égalité stricte. Le fait même de montrer que certains sont très riches, au-delà de toute décence peut susciter plutôt une indifférence : certains disent, les riches ne nous intéressent pas, ils vivent dans un monde séparé et ne perturbent pas notre propre monde. Que peut-on trouver comme arguments pour s’attaquer à ces inégalités, en particulier s’attaquer aux très riches ?
16V. D. : On peut quand même s’appuyer sur la crise actuelle, on peut montrer que les personnes les plus riches sont les bénéficiaires d’une économie de rente très destructrice d’emploi. Le moyen de faire passer l’idée d’une nécessaire réduction des inégalités consiste à dire que le chômage des uns est le résultat des profits dégagés par certains actionnaires. Cette mécanique a été globalement comprise, je crois. Les intérêts de certains ne sont pas ceux des classes défavorisées ou moyennes. En dehors de cette mécanique, il peut y avoir une série de raisons pour justifier la dénonciation des riches. L’une d’entre elles, la première peut-être, est de dire que cette richesse est profondément injuste, c’est un peu naïf mais cela s’accorde avec nos intuitions les mieux établies en matière de justice. Je pourrais citer mes enfants : j’avais une discussion avec eux cet été à propos de l’affaire Bettencourt au cours de laquelle ils soulignaient l’énormité de sa fortune contrastant avec la misère des gens qui font la manche. Je crois que c’est le fondement de tout, après on peut l’habiller avec des raisons, trouver des critiques, mais malgré tout on ne pourra pas répondre facilement à ce genre de constats. Dans un débat où il faut un peu argumenter, on peut dire que plus on détient de la richesse et plus cette richesse est en réalité superflue. On peut suggérer aussi que si l’on veut assurer un minimum de droits fondamentaux à tous, le fait de mobiliser ce superflu n’est pas scandaleux, loin de là.
Un désir d’égalité
17M. : Cette question du « superflu », les écologistes la rencontrent aussi car elle revient à juger le mode de vie de certains. Dire de certains qu’ils consomment de façon « superflue », dans le monde actuel hyper consumériste, c’est se heurter à l’objection selon laquelle personne ne peut décider, et surtout pas l’État, de ce qui est superflu et de ce qui ne l’est pas. Le faire reviendrait à violer l’espace privé des gens, l’espace des préférences individuelles.
18J. G. : En même temps nous vivons dans un pays où il y a un enracinement des valeurs égalitaires qui resurgissent en particulier dans les périodes de crise, un enracinement qui est révélé par une série d’enquêtes sociologiques. À la fin des années 1990, une enquête menée par Piketty sur 2 000 personnes demandait combien une caissière de supermarché devrait gagner idéalement, et parallèlement combien un cadre de grande entreprise devrait lui aussi gagner. Le résultat montrait que les personnes interrogées souhaitaient que la caissière gagne beaucoup plus que ce qu’elle gagnait à l’époque et que le cadre gagne nettement moins. On aboutissait à un écart de l’ordre de 1 à 4, avec, autre résultat stupéfiant, le phénomène suivant : que l’enquêté soit cadre ou ouvrier, cet écart variait assez peu. Le cadre supérieur était plus inégalitaire dans son jugement que les ouvriers et les employés mais il n’y avait pas de fracture morale ou éthique. Bien sûr, ce n’est qu’un sondage, avec toutes les limites que cela implique. Mais ces limites (le manque de temps pour réfléchir, pour peser le pour le contre) pourraient être corrigées dans le cadre de conférences citoyennes ou autres formes de délibérations approfondies. Il faudrait organiser des conférences citoyennes, partant de ce que sont les revenus aujourd’hui en France, et décider ensemble de ce qu’il serait normal ou juste d’envisager comme rémunérations. Une autre enquête, menée en 2004 par François Dubet, indiquait qu’un revenu dix fois supérieur au Smic était le seuil au-delà duquel un revenu devait être jugé « indécent ». Là encore les réponses différaient selon les catégories sociales, mais pas de façon considérable. Je pense que ce sont des points d’appui au moins aussi importants que les arguments théoriques raffinés.
19Marc Fleurbaey (M. F.) : Sur la question des raisons de l’inégalité j’ai l’impression que l’on peut dégager en gros trois positions, qu’on retrouve dans les courants politiques ou dans les différentes justifications des politiques publiques. Il y a une option qui est de dire : il faut éviter la grande pauvreté, donc intéressons-nous aux plus démunis, essayons d’éviter que des gens soient dans cette situation indécente, mais indécente vers le bas, pas vers le haut, et puis ce qui se passe en haut, on ne s’y intéresse pas. C’était un peu la politique de Jospin – le RMI, la CMU etc.
20J. G. : L’argument c’était que les riches allaient nous quitter…
21M. F. : C’est une option qui n’est pas très satisfaisante parce qu’on a l’impression que les gens s’intéressent aussi à ce qui se passe en haut de la distribution. Il y a une autre position dans le débat qui est égalitariste stricte, qui est prête à faire du nivellement par le bas s’il le faut, pour que tout le monde soit logé à la même enseigne. Ce n’est pas une position très populaire. La position de Rawls, la troisième que je dégagerai ici, est entre les deux, elle évite de dire qu’il faut s’intéresser seulement aux pauvres sans s’occuper du reste de la pyramide, mais évite aussi l’écueil d’un nivellement. Rawls suggère qu’il faut donner la priorité aux plus démunis, mais il ajoute que cette approche en termes de priorité doit se rejouer à chaque niveau de la société, bien sûr le degré de priorité diminue au fur et à mesure qu’on monte, mais il ne s’arrête en quelque sorte jamais : ainsi entre les classes moyennes et les plus riches on doit aussi chercher à donner un peu plus de priorité aux classes moyennes dans les politiques publiques. Je pense que c’est cette position-là qui est la plus prometteuse, même si c’est en partie une question de valeurs. Pourquoi ? Pourquoi est-ce qu’on a une attraction pour cette idée-là ? J’ai l’impression qu’il y a deux aspects, un côté subjectif qui consiste en un désir d’égalité dans l’espèce humaine, une pulsion égalitaire, qui vient sans doute d’un besoin de communauté. L’espèce humaine, d’après ce que nous en disent les politistes ou les anthropologues qui s’intéressent à l’évolution, s’est forgée dans un mélange de coopération et de compétition, coopération à l’intérieur du groupe et compétition entre les groupes, l’apprentissage de la coopération à l’intérieur du groupe aurait produit ce besoin d’égalité. À ce propos on peut se demander si l’évolution culturelle que l’on connaît aujourd’hui, qui consiste à introduire de la compétition entre les individus à tous les niveaux, n’est pas fondamentalement mortifère, car elle néglige complètement ce besoin de coopération et de communauté, les gens ont besoin de pouvoir se raccrocher à une communauté, introduire la compétition de tous contre tous c’est catastrophique pour le bien être psychique des individus. L’aspect plus objectif ou peut-être plus théorique, repose sur le caractère injustifiable des inégalités : pourquoi celui-là est né avec tel héritage et celui-ci sans ? S’il n’y a pas de raison cela paraît irrationnel et, donc, injuste. Je crois que le désir d’égalité est entretenu par le fait qu’il contribue à donner un sens à un monde qui par lui-même (c’est-à-dire en l’état actuel des inégalités) n’en a pas.
M. : Dans le même esprit, l’allocation des ressources naturelles relève typiquement de l’arbitraire. D’ailleurs Rawls en discute, dans le cas des talents naturels, et c’est une des raisons pour lesquelles il n’est pas considéré comme un libéral par certains libéraux. Est-ce qu’aujourd’hui cet argument des ressources naturelles ne peut pas être remobilisé ? Si on se conçoit dans un monde limité où les opportunités ne sont pas infinies, pas extensibles, dans ce cas-là il y a une raison forte pour dire que chacun a droit à sa part, mais pas plus que sa part. C’est un argument qui restait discret au cours des dernières décennies, le fait de parler de changement climatique, de pic de pétrole etc. cela introduit une raison en faveur de l’égalité qui est non pas nouvelle mais renouvelée.
M. F. : Vincent Drezet disait que la réduction des services publics contribue à accroître les inégalités et effectivement ce sont les riches qui ont accès aux compléments d’école, aux soins supplémentaires etc. Cela joue aussi sur l’environnement, ce sont les riches qui ont accès aux derniers environnements préservés. Je crois qu’il faut insister sur l’aspect idéologique. J’ai l’impression qu’une part du consumérisme vient de cette idée de monde illimité, la culture américaine a été très marquée par cette idée de frontière, on peut toujours aller de l’avant et prendre un morceau de terrain qui n’avait été utilisé par personne – sauf les Indiens bien sûr. La rareté rend les choses un peu différentes : on peut se dire que pour que chacun ait une chance, une opportunité, il faut répartir les ressources. Malgré tout, un tel cheminement oblige à poser frontalement la question de la nature de la richesse et à se demander ce que nous voulons vraiment égaliser. Il y a une position libérale qui est assez satisfaisante dans certains contextes qui consiste à s’appuyer sur ce que disent les gens, sur leurs préférences, à propos des retraites par exemple, on pourrait se dire regardons quel est le désir des gens pour cette forme de richesse qu’est le loisir et appuyons-nous sur les préférences de la population. Même chose pour la santé, avant de réformer le mode de financement de la santé, essayons de tenir compte du degré de priorité que cela représente dans les préférences des gens, les poids que les gens attribuent à différents segments de l’existence. Mais le problème environnemental et la limitation de la ressource fait que la tradition consumériste et d’accumulation qui s’est instaurée dans notre société doit nous amener à nous dire qu’il faut aussi essayer de faire basculer les priorités, de choses qui sont matérielles, vers des choses de l’ordre du spirituel, de l’intellectuel, du culturel. Il y aurait alors de nouveaux développements possibles, beaucoup moins consommateurs de ressources naturelles. Ce n’est pas évident parce qu’en économie, et je suis économiste, on a souvent l’habitude de partir des préférences des acteurs.
Questionner démocratiquement et collectivement nos modes de vie
22M. : Je ne suis pas économiste pour ma part (Fabrice Flipo), mais ce qui m’a souvent frappé dans l’approche libérale c’est que les préférences des gens sont déduites des ventes des entreprises. Donc ce ne sont pas des préférences des gens dont on parle, mais plutôt de ce qu’ils choisissent au sein d’une offre de consommation, qui est contrainte. Dans les conférences citoyennes, le citoyen prend le pas sur le consommateur et on obtient des résultats très différents.
23J. G. : En effet. J’aimerais bien qu’il y ait une pulsion égalitaire aussi présente et aussi puissante que celle qu’évoque Marc, mais en même temps il faut bien constater que la question de la réduction des inégalités est un enjeu incroyablement conflictuel dans nos sociétés. Il y a des avocats féroces des inégalités, et des inégalités encore plus fortes, par exemple Alain Minc qui a écrit la Machine égalitaire [6]. Depuis Adam Smith, les économistes (pas tous…) nous racontent que la richesse des très riches profite à tous et que c’est pour cela qu’il ne faut surtout pas la brimer. Les privilégiés sont rarement partisans d’une forte réduction des inégalités. Je crois qu’il faut considérer que c’est un enjeu conflictuel qui ne peut pas se régler théoriquement, sinon pour peaufiner les arguments en essayant de convaincre et d’obtenir des effets de contagion. Les expériences que je connais de vrais débats, profonds, il y en a très peu car cela suppose tout un dispositif, des moyens, des gens qui soient partants. C’est compliqué, mais lorsque c’est mis en œuvre, lorsqu’on prend le temps, lorsque les gens sont formés, ils arrivent à comprendre des choses et à reprendre en main leur destin. L’essentiel peut être compris par la quasi-totalité des gens, si on prend le temps de l’explication, du débat, de la délibération. J’ai été véritablement épaté par ce à quoi j’ai assisté dans le Nord-Pas-de-Calais, à propos de questions qui n’étaient pas simples, « qu’est-ce qu’un indicateur de développement humain ? », « quelles sont ses limites ? », « qu’est-ce que l’empreinte écologique ? », « qu’est-ce qu’on peut en faire ? », « peut-on en faire quelque chose dans notre région ? » etc. Nous sommes bien placé pour savoir que ce n’est pas simple. Et donc ce n’est pas du tout une position « libérale » de demander l’avis des gens, du moins si l’on entend par là favoriser la délibération des citoyens.
24M. F. : Libéral dans le sens attaché aux libertés…
25J. G. : En ce sens peut-être alors !
26M. : Il faudrait juste que ce soit conforme aux principes revendiqués par le libéralisme…
27J. G. : Voilà, et il faut que les priorités des gens puissent changer, non pas sous l’effet des experts éclairés, de militants très en avance, qui avancent dix pas devant, il faut que l’on parvienne à ce que les priorités des gens changent avec eux. Parce que sinon ou ça ne marchera pas ou il n’y aura pas d’autre solution que des formes de dictature ou en tout cas de domination, qu’elle soit celle des experts ou celle du « grand capital » au fond ça restera toujours aussi peu démocratique. La prise de conscience de la finitude d’un certain nombre de ressources naturelles vitales doit être, dans la période qui s’ouvre, tout à fait décisive quant à la perception des inégalités et aux objectifs de réduction des inégalités ou des inégalités elles-mêmes. Par exemple s’il y a 10 personnes autour d’un puits qui suffit juste à leur assurer le niveau d’eau dont elles ont besoin et que l’une d’elles dit « j’ai des revenus dix fois supérieurs à vous, j’ai donc droit à dix fois plus d’eau que vous », manifestement il va y avoir un problème, visible. Et quand les problèmes sont visibles, la prise de conscience du besoin d’égalité devient beaucoup plus forte. Alors qu’on avait cru, et on le croit encore très souvent, que la richesse économique peut croître indéfiniment de telle sorte que ce que les uns ont aujourd’hui tout en haut de la hiérarchie sera forcément un jour accessible à ceux qui sont tout en bas, aujourd’hui on s’aperçoit que ce n’est pas tenable s’agissant d’un certain nombre de biens vitaux. La revendication d’un accès universel à ces biens s’exprime déjà et va s’exprimer plus fortement encore. Tout ceci peut contribuer à revitaliser une pensée de l’égalité nouvelle. Il faut convaincre que l’égalité n’est pas l’égalité de nivellement, la standardisation, la perte d’identité, le contraire de la diversité, que sais-je encore, car de telles croyances existent et ont la vie dure.
M. F. : Malheureusement il y a aussi un lien inverse, qui est que le mode de vie des pays développés est inaccessible à l’ensemble de la planète, donc si on veut égaliser les choses au niveau de la planète il faudra les égaliser d’une autre façon, non pas en faisant accéder tout le monde au mode de vie dont nous jouissons. Une façon de préserver la planète, une façon dont la planète a été préservée jusqu’à présent c’est grâce aux inégalités, aux dramatiques inégalités entre le Nord et le Sud, il y a là une situation qui semble ne pas plaider pour l’égalité.
L’individualisme contre l’égalité
28M. : Mais en même temps, la montée en puissance de pays du Sud jusque-là pauvres, dont certains sont désormais détenteurs de la bombe atomique, oblige à changer de discours. On ne peut plus se contenter de leur dire : « restez dans votre désert ». Dans deux ans se tient le sommet sur le développement durable (Rio + 20), est-ce que l’enjeu ne va pas être celui-là précisément : soit on trouve un moyen de réduire les inégalités globalement, via l’invention d’un mode de vie qui fasse en sorte qu’il y ait de la place pour les pays du Sud, soit on accepte l’idée que les prochaines décennies vont être le terrain d’apparition de conflits qui ne seront pas simplement de l’ordre de la grève ?
29M. F. : Réduire les inégalités impose de changer de mode de vie, voilà toute la complexité de l’affaire, c’est d’un autre ordre que simplement redistribuer…
30J. G. : La formule « à chacun selon ses besoins » a été totalement pervertie et ne peut plus être comprise aujourd’hui compte tenu de l’assimilation opérée par le capitalisme entre besoins et désirs illimités. Si l’on veut défendre l’égalité, il faut utiliser une formule revisitée du genre : « à chacun et à tous selon un éventail étendu de droits humains universels ». C’est tout à fait différent, car cela suppose une délibération sur ce qu’il est souhaitable et convenable de permettre et de promettre à tous comme droits universels accessibles, chacun ensuite organisant sa vie, étant libre de s’appuyer sur ces droits universels, à la santé, à l’éducation, à un environnement préservé etc. On peut parler de biens communs aussi, parce que ces deux notions, droits universels et biens communs, sont des conventions sociales à faire advenir, ce qui entraîne une conception de l’égalité à l’opposé de toute idée de nivellement et de standardisation, assez proche de celle d’Amartya Sen, « l’égale capacité de mener une vie digne et de disposer de libertés étendues de choix de vie souhaitée ». L’égalité de tous, l’expression est d’Amartya Sen, laisse libre le champ des voies possibles de réalisation de soi.
31M. F. : Il y a au fond deux débats, quand on s’intéresse à l’accès aux droits : le débat des libertés formelles et celui des moyens qui permettent aux gens de saisir les chances qui leur sont offertes. Je pense qu’autour de cette table on sera assez vite d’accord pour dire que la question des moyens et l’expression de cette dernière sous la forme des libertés réelles chez Amartya Sen peut paraître la bonne manière d’aborder ce problème. Mais quand Sen dit qu’il faut donner aux gens la capacité de mener une vie digne, on peut se demander ce qu’il advient de ceux qui ont la capacité de mener une telle vie mais qui mènent une vie indigne, malgré eux : les laisse-t-on à l’écart de la société ? Sen a toujours été très ambigu là-dessus. J’ai l’impression que si l’on voulait évaluer une situation sociale, en termes de justice, on ne regarderait pas forcément les capacités des gens mais plutôt les résultats. Donner aux gens des possibilités, des capacités, c’est évidemment un progrès si on y parvenait, mais donner seulement aux gens des possibilités ou des capacités sans se préoccuper de la manière dont les choses se déroulent ensuite, on peut se demander si ce n’est pas une vision amputée de la justice sociale.
32V. D. : Il y a un certain nombre de libéraux qui seraient tout à fait intéressés par la politique de résultat mais ciblée, sans assurer le socle minimal dont nous parlions à l’instant. Il suffirait d’assurer l’égalité d’accès aux droits, et d’affirmer qu’ensuite doit jouer la responsabilité individuelle. Cette vision-là ne tient absolument aucun compte de l’héritage dont bénéficie (ou non) tout individu dans une société : héritage monétaire, culturel, social. On a tendance à penser que les inégalités sont le pur fruit de nos efforts ou de nos manques d’efforts personnels. On en oublie que les individus « méritants » sont le plus souvent ceux qui héritent de patrimoines, d’une culture, de réseaux sociaux, et même de ce que la collectivité leur laisse. Cette question de l’héritage ne peut pas ne pas être abordée dans une réflexion sur la justice de la redistribution, car elle balaye la justification classique qui fait de l’inégalité le résultat des mérites de chacun.
33M. F. : J’ai l’impression qu’il y a une montée de cette idéologie de la responsabilité individuelle, qui va de pair avec le mérite, le « compétitivisme ». Un exemple frappant a été donné par le philosophe politique Brian Barry dans son dernier livre Why Social Justice Matters ? [7] : En Grande-Bretagne quand il y avait un accident de train dans les années 1950 et jusque dans les années 1970, on se demandait tout de suite quels étaient les conditions de signalisation, l’état du matériel, bref on s’intéressait aux infrastructures ; aujourd’hui lorsqu’il y a un accident de train on blâme le conducteur, on cherche des responsabilités individuelles. Cette évolution culturelle est toujours rampante et gagne du terrain chez nous.
34V. D. : La logique compétitive se retrouve en quelque sorte au bas de l’échelle dans les politiques égalitaristes avec, sous l’idée de discrimination positive ou d’action positive (affirmative action), la volonté de cibler certaines populations (en particulier les « plus méritants » des groupes défavorisés). Il faudrait tirer un bilan de ces politiques en termes d’égalité réelle.
35M. F. : Un collègue politiste américain m’avait dit une chose frappante : ce qu’il faudrait, c’est donner aux gens des conditions d’éducation à un niveau tel qu’ils puissent faire partie du jeu par la suite, mais cela est très coûteux. Et, finalement, il est plus facile de faire accepter aux classes aisées des politiques de quotas ou de discriminations positives, qui paraissent de surcroît ciblées sur les « bonnes » personnes.
V. D. : C’est un peu comme les niches fiscales finalement. On accepte un petit manque à gagner ici ou là, plutôt que de revoir l’architecture d’ensemble.
De quoi et comment voulons-nous être également riches ?
Instaurer un rapport de force en faveur de l’égalité, réévaluer la richesse sociale
36M. : Si on résume : les raisons de vouloir réduire les inégalités de richesse tiendraient au fait que ces inégalités donnent naissance à des pouvoirs accrus sur les ressources rares, voire à des formes de domination, comme dans l’exemple du puits donné par Jean Gadrey précédemment. L’égalité est en fait définie en lien très étroit avec la liberté individuelle qui doit être évaluée non seulement dans des formes juridiques – certes importantes – mais aussi dans des fonctionnements individuels, à l’aune de la liberté réelle que cette égalité autorise. Le deuxième angle d’attaque serait de dire qu’à un certain niveau de revenu, on se trouve confronté à des modes de vie qui sont incompatibles avec les intérêts communs d’une société. Au sens où si chacun devait adopter ces modes de vie-là, la société dans son ensemble se mettrait en danger. Si bien que la question de l’effort, du travail qu’on considère comme les vertus nécessaires pour accéder au sommet de la pyramide seraient d’autant plus illusoires que tous ces efforts seraient contreproductifs en termes de vivre ensemble, de vie bonne collective.
37J. G. : Il faut compléter : la montée d’un certain nombre d’inégalités a, parmi ses origines, une transformation des rapports de pouvoir. C’est simple à comprendre : quand les actionnaires de Total, après s’être vus verser quelques milliards d’euros de dividendes, se demandent s’ils peuvent donner un salaire de 3 millions d’euros, plus quelques millions d’euros de bonus, au PDG à qui ils attribuent, à tort ou à raison, leurs dividendes, ce sont des sommes qui représentent une goutte d’eau. C’était impensable dans le fonctionnement du capitalisme managérial des « Trente Glorieuses », les actionnaires avaient relativement peu de pouvoir et se contentaient de rémunérations modestes. La production des inégalités est très liée à l’existence de rapports de pouvoir dans la sphère économique en général, et dans celle des entreprises en particulier. Là où le rapport de force est très défavorable aux salariés, les inégalités explosent. Si l’on faisait un débat citoyen sur la question de savoir combien devraient gagner celles et ceux qui s’occupent d’aider les personnes âgées à domicile, qui ont d’énormes responsabilités, qui font un travail particulièrement difficile et exigeant, il est probable qu’on trouverait à se mettre d’accord sur des salaires bien plus élevés que ce qu’ils sont. Malheureusement ces travailleurs-là ont très peu de pouvoir, aucun pouvoir de négociation, très peu de force syndicale pour les défendre et se retrouvent à gagner le Smic à temps très partiel alors qu’ils ont toutes les caractéristiques qu’on attribue généralement aux cadres, c’est-à-dire responsabilité, initiative, compétences.
38M. : Votre analyse montre qu’on ne peut se contenter de dire « richesse c’est pouvoir », une certaine distribution des pouvoirs entraîne une certaine distribution des richesses. À partir de cette analyse des inégalités, qui déborde, on s’en rend compte, la seule question des inégalités matérielles, quel type de richesses devrait-on donc mettre en avant lorsque l’on vise l’égalité ? De quoi voulons-nous être riches en définitive ?
39J. G. : Ce qui paraît le plus intéressant dans la contestation actuelle des indicateurs de richesse classique (la mesure du PIB par exemple), ce sont les arguments de ceux qui, à l’instar de Dominique Méda, de Patrick Viveret, de Bernard Perret nous disent que les vraies richesses ne se mesurent pas par le PIB. À la question « de quoi sommes-nous vraiment riches ? », voici comment répondent les citoyens auteurs d’un rapport remis au Conseil régional du Nord-Pas-de-Calais : « Si nous voulons continuer à nous enrichir nous devons d’abord examiner ce qui fait notre richesse. La réponse n’est pas prioritairement d’ordre comptable (le PIB ou autre chose), la réponse tient au fait qu’il s’agit de produire l’ensemble des biens communs auxquels nous accordons individuellement et collectivement de l’importance. De ce point de vue, la santé, l’autonomie des personnes, l’égalité entre les hommes et les femmes, la sécurité économique des travailleurs, l’environnement, la qualité de l’urbanisme, l’accès aux services publics, la solidarité territoriale, le temps libéré pour des activités autonomes ne sont pas des éléments moins importants que le confort matériel bien au contraire ». Dans ses interrogations sur l’évaluation de la richesse, Dominique Méda utilise, pour sa part, la notion de patrimoine dans un sens très large, pas au sens économique ou financier du terme, en y mettant le patrimoine environnemental, mais aussi le capital sociétal, relatif à la qualité du vivre ensemble, qui est en quelque sorte le degré de civilisation que nos sociétés ont réussi à atteindre en permettant au maximum de personnes d’accéder aux biens premiers et aux droits en vigueur. On aboutit à l’idée qu’il faudrait sans doute de nouveaux indicateurs et de nouvelles boussoles pour mener ces discussions. Mais en même temps, je dois dire que je suis tout à fait sceptique quant à l’idée que l’on pourrait s’appuyer sur le pouvoir des chiffres pour contrer les chiffres du pouvoir. Sans un rapport de force, sans mouvement de la société civile pour faire avancer les idées qu’on évoque ici, les nouveaux indicateurs resteront dans un coin, peut-être les militants les mettront-ils en avant, ils auront un effet de prise de conscience, mais ils n’auront pas la légitimité pour prendre la place ou se mettre à côté des indicateurs existants.
40M. : Dans une région comme le Kérala en Inde, qui a la particularité d’avoir des performances en termes de développement humain (IDH) bien supérieures à ce que pourraient laisser envisager ses résultats économiques (mesurés par le PIB), la clef c’est une mobilisation populaire sans équivalent dans les autres régions d’Inde, et peut-être même ailleurs dans le monde. Il y a des associations tentaculaires qui sont capables de mobiliser énormément et rapidement, tout le monde est impliqué. Alors qu’aujourd’hui en France par exemple, travailler, consommer, tout cela prend énormément de temps : Métro, Boulot, Supermarché. En comparaison, nos activités militantes paraissent bien dérisoires.
41M. F. : J’ai l’impression que le consensus qui émerge sur le fait qu’il faut changer d’indicateurs, ou du moins enrichir ceux que l’on a déjà à notre disposition, est quelque chose qui colle assez bien avec ce besoin de changement des priorités que nous évoquions tout à l’heure. Avec l’idée qu’il faudrait mettre moins l’accent sur le matériel que sur le relationnel, le spirituel, le culturel. C’est assez encourageant. Cette évolution a l’air d’aller dans le bon sens, il faut que ce soit évidemment davantage poussé par des mouvements.
Une question que l’on doit se poser malgré tout c’est de savoir si cela ne peut pas être utilisé de façon un peu malhonnête pour masquer des inégalités matérielles qui restent importantes et qui s’accroissent même, auxquelles on prêterait alors moins d’attention. Je pense en fait que le risque est assez faible, parce qu’au contraire il y a une telle corrélation entre les différentes dimensions que cela ne peut que renforcer la perception du fait que les gens qui sont le plus faiblement dotés sur le plan matériel, sont aussi ceux qui sont le plus faiblement dotés sur les autres plans. Ceux qui sont pauvres sur le plan matériel sont pauvres sur la plupart des autres aspects, et donc cela pousse au contraire à mieux identifier toute la gamme des avantages et désavantages qui font que nos sociétés sont encore très fortement inégalitaires.
J. G. : Un seul exemple de cela : la place que prend l’argument sur les différences d’espérance de vie dans le débat sur les retraites. Entre un cadre et un ouvrier, l’espérance de vie à la retraite peut connaître des écarts phénoménaux de 6 ou 7 ans. Le bien vivre des retraités ne peut être réduit au débat sur le niveau de vie, il faut réfléchir autrement.
Renouveler l’imaginaire redistributif : revenu maximum, patrimoine maximum
42M. : Pour réfléchir autrement, ne pourrait-on pas à imaginer une position originelle à la Rawls (dans laquelle des individus ne connaissent rien de leurs caractéristiques sociales, de genre, etc.) qui déboucherait sur le choix d’un revenu maximum ? Pour le dire autrement, est-ce que le « revenu maximum » pourrait faire partie de ces choix collectifs que nous faisons pour décider que nous voulons vivre ensemble, en gardant nos espaces de liberté individuels certes, mais en se donnant des limites collectives sur ce que chacun peut ou ne peut pas faire en matière d’accumulation de richesses ?
43V. D. : Sur le revenu maximum, on a toujours été un peu gêné, car la question c’est de savoir si on a les conditions sociales qui permettent d’envisager une distribution primaire des revenus qui soit d’emblée plus égalitaire. Dans un monde idéal, on n’a pas besoin de redistribution fiscale. Mais dans le monde réel, nous n’avons pas cette forme d’égalisation immédiate, donc on passe par d’autres mécanismes. Techniquement, cela paraît très simple. Pour paraphraser Georges Marchais on pourrait dire qu’au-delà de 6 000 euros, on prend tout (Marchais évoquait 4 millions d’anciens francs, soit environ 40 000 francs). Le plus dur pour un syndicaliste, c’est plutôt de savoir comment on nourrit le débat et comment on le clarifie plutôt qu’on ne le brouille. Cela dit, quand on voit, comme le disait Jean Gadrey, que pour la plupart des gens le bon écart de salaires entre la caissière et le cadre devrait être de 1 à 3 ou 4 et que le revenu indécent est celui qui atteint 10 ou 11 Smic, cela laisse des marges de manœuvre. Du point de vue syndical, nous avons eu tendance à considérer que le rapport de force aujourd’hui n’était pas en faveur d’un débat sur la distribution des revenus primaires, peut-être à tort, nous nous sommes donc focalisés sur la redistribution : qu’est-ce qu’on peut faire maintenant ? Cela entraînerait aussi tout un tas de réflexions plus difficilement maîtrisables dans la lutte syndicale : sur nos modes de vie, sur le niveau supérieur de revenu décent.
44M. : Est-ce que ça ne permet pas au moins de renouveler les questionnements ainsi qu’y invitait Jean Gadrey ?
45V. D. : Ce sont évidemment des questions fondamentales. J’ai l’impression intuitivement qu’il vaut mieux arriver à la question du revenu maximum par la définition du socle égalitaire dont tout un chacun devrait bénéficier.
46J. G. : Il me semble qu’il n’est pas très difficile, lorsqu’on s’est mis d’accord sur un certain nombre d’objectifs sociaux ou environnementaux, d’admettre qu’il faudra beaucoup de ressources. Le fait de dire qu’il faudra beaucoup de ressources montre que cela est incompatible avec l’existence de revenus d’un montant illimité. Que ce soit en termes de revenus primaires ou par le biais de la fiscalité, pour que les besoins fondamentaux de tous soient satisfaits de façon soutenable, il faut réfléchir ensemble à l’existence d’écarts acceptables pour atteindre ces objectifs. Dans les années 1970, les écarts étaient de 1 à 30 dans les grandes entreprises, et on ne peut pas justifier par des compétences nouvelles et par des écarts de compétences accrus le fait que l’écart ait été multiplié par 10 (de 1 à 300). Plusieurs arguments critiques sont mobilisables : on peut dire que c’est économiquement et socialement inefficace, que cela est moralement indécent, que c’est le fruit d’un dumping fiscal, d’un pouvoir excessif des actionnaires. L’argument écologique va venir renforcer tout cela. L’impact de quelqu’un qui gagne 10 fois plus qu’un autre sur l’environnement, son empreinte écologique, on commence à les mesurer et à les connaître. Quand ces mesures vont être connues, et être aussi répandues que les mesures de revenus monétaires, cela devrait faire réfléchir. Aux États-Unis, entre ceux qui gagnent 10 000 dollars par mois et ceux qui gagnent le revenu le plus faible, il y a des écarts de 1 à 10 en termes de dégradation de l’environnement, de pression sur l’environnement, de ponctions, de rejets. En même temps, est-ce un argument essentiel en faveur d’un revenu d’existence, d’un filet monétaire pour les plus pauvres ? Ce n’est pas évident.
47M. : Il y a là en effet deux questions : Est-ce que l’on cible les riches pour les riches ? Ou bien, cherche-t-on à définir plutôt prioritairement les conditions matérielles d’accès à une forme d’autonomie et donc d’une vie digne, sous la forme d’un revenu d’existence par exemple, et secondairement seulement, à cibler les plus fortunés comme ceux qui ont les ressources pour financer cet accès aux ressources fondamentales ? Ou bien doit-on dissocier les enjeux ?
48J. G. : Je suis encore perplexe sur l’attribution d’un revenu d’existence universel, mais d’une certaine façon je rejoins cette idée, puisque je milite pour un fort relèvement des minima sociaux, ce qui est une forme de revenu d’existence. En 2007, le seuil de pauvreté était de 905 euros pour une personne seule, il est possible de faire en sorte qu’il n’y ait plus personne en dessous de ce seuil en France. Il faudrait que les personnes sous ce seuil reçoivent chaque année, sous la forme de prestations ou de revenus, environ 20 milliards d’euros, ce qui n’est pas hors de portée d’une économie à 1950 milliards d’euros de PIB. Ce serait une étape essentielle. C’est une revendication que l’on peut porter à un niveau collectif. Les 20 milliards d’euros dont je parle, c’est à peu près ce que les 10 % les plus riches ont reçu en réduction d’impôt sur le revenu qui ont été successivement octroyées par les différents gouvernements entre 2000 et 2010. En tout cela représente 30 milliards d’euros et ils en ont reçu les 2/3. On peut donc très bien envisager l’éradication totale de la pauvreté monétaire en France, aujourd’hui, tout de suite, avec ou sans croissance, avec ou sans revenu maximum.
49M. F. : Je trouve intéressant que le revenu maximum vienne dans le débat. On peut être sceptique sur l’argument qui consiste à dire que cette limite viendrait financer tel ou tel projet (revenu d’existence par exemple), il n’est pas évident que le revenu maximum représente la plus grande source de financement disponible. Un argument qui m’a l’air d’avoir plus de poids c’est celui de la cohésion sociale, du désir de communauté. Ceux qui ont un revenu qui dépasse la décence s’excluent d’une communauté qui ne peut se reconnaître dans leur mode de vie. Ils sont sur une autre planète.
50J. G. : Ce sont les seuls vrais ghettos disent les Pinçon-Charlot…
51M. F. : Cela crée des difficultés dans le fonctionnement même de la communauté. Il s’agit de groupes sociaux très minoritaires qui ont des accès privilégiés au pouvoir, ils ont énormément d’influence. Des groupes à la fois exclus du reste de la société et en même temps très proches du pouvoir, cela entraîne une situation assez dangereuse, une situation de caste assez similaire à la position des nobles sous l’Ancien Régime. Il y a un auteur, dont j’ai oublié le nom, qui a développé cette thèse selon laquelle on reviendrait aujourd’hui à un système d’Ancien Régime avec une classe privilégiée qui ne paie pas d’impôt et une classe laborieuse sur laquelle retombe l’impôt. Ce problème de cohésion sociale est réel en tant que tel, mais aussi en termes de biais que cela peut avoir dans la mise en place de politiques publiques qui peuvent se tromper de priorités, et mal prendre en compte les intérêts des populations prioritaires.
52J. G. : Parmi les arguments qui peuvent aller dans le sens de la revendication du revenu maximum, il me semble que l’histoire est importante. Même l’hebdomadaire Capital [8] est obligé d’intégrer, dans son dossier qui interroge la possibilité de faire payer davantage les riches, le fait que Roosevelt, pendant la crise des années 1930, en pleine tourmente, avait affirmé qu’il était nécessaire d’établir un revenu maximum. En fait il ne l’avait pas réellement mis en place, mais il avait relevé les taux d’imposition pour les tranches supérieures à 90 %, taux qui ont été maintenus très longtemps, et qui ont joué un rôle dans la réduction des inégalités américaines dans ces années-là. On est donc aujourd’hui dans une situation de crise grave, probablement durable, où se pose le problème de ressources à mobiliser sur le plan collectif et pas seulement pour la dette. Le plafonnement peut aussi faire partie de ce qui peut être mobilisé, au même titre que cela a pu l’être en son temps par Roosevelt, probablement avec le soutien d’une partie de l’opinion, car il n’a pas agi à contre-courant comme un dictateur. C’est peut-être utopique, mais cela a déjà existé.
V. D. : La revendication doit être nourrie, pensée, construite. Chez Attac, nous ne nous sommes pas réellement saisis de cette question. Ensuite, il faut prendre au sérieux les critiques, en ayant en tête bien sûr qu’il est possible d’y répondre. Par exemple, une mesure comme le revenu maximum entraînerait forcément des arguments du type : mais les riches vont fuir. Sur un cas comme l’ISF, on a du recul, on peut donc argumenter. Bien sûr, il y a bien des gens qui partent, mais encore faut-il expliquer les raisons des départs et surtout mesurer les effets de ces départs. Je prendrai un exemple simple : le sénateur Marini nous dit que lorsqu’un riche quitte la France c’est une perte pour l’ensemble de la collectivité, selon la vieille théorie de la percolation, dont on sait qu’elle est fausse, mais qui circule toujours dans le débat public. Les riches investissent, ils créent de la croissance et de l’emploi et dans cette mesure, ils œuvrent à l’intérêt général. C’est faux, car lorsqu’on regarde le patrimoine de ces gens, pour 30 à 50 % il s’agit de biens immobiliers qui par nature restent en France, et il ne s’agit pas de biens forcément utiles à la croissance. Par ailleurs les capitaux qui seraient censés fuir sont pour partie déjà placés à l’étranger. Enfin, lorsqu’ils partent à l’étranger, les capitaux investis en France le restent. Évidemment il y a une petite perte budgétaire, car les revenus de ces capitaux échappent à l’ISF, mais en termes économiques ce n’est pas si important que cela. Le problème c’est que l’argument de la concurrence fiscale est plus facile à manipuler en jouant sur la peur qu’en répondant comme je viens de le faire. Dans les inégalités, la question de l’héritage ou de la possession d’un patrimoine est essentielle : à revenus égaux, si une personne possède un terrain, il s’en sortira toujours mieux, car le terrain peut servir de gage, il pourra emprunter, etc. Les inégalités de patrimoines sont encore plus criantes que les inégalités de revenus.
M. : Au fond, c’est presque la question du patrimoine maximum qu’il faudrait mettre en avant. N’est-il pas d’ailleurs plus facile de s’attaquer à la question du patrimoine via l’héritage qu’aux revenus ? On a l’impression que moralement, l’héritage n’est pas quelque chose de réellement mérité. On ne peut pas le relier à son propre travail, mais seulement au travail, peut-être, d’un tiers même si ce tiers est un parent.
V. D. : Mais l’argument de Nicolas Sarkozy en 2007 qui consiste à dire qu’on ne peut pas imposer le fruit d’une vie de travail est terrible. C’est l’argument de Bush : « l’impôt sur la mort », très difficile à contrer, même auprès de gens qui ne sont absolument pas concernés par ce type de prélèvement. La fiscalité sur les successions est pourtant un enjeu extrêmement important, cela représente près de deux fois les recettes de l’ISF, sans compter les donations entre vivants, qui sont l’apanage des plus riches. J’en suis venu à concevoir un impôt général sur le patrimoine. Potentiellement tout le monde y serait assujetti, avec un abattement sur la résidence principale ce qui fait qu’une bonne partie des gens en seraient exonérés. L’abattement pourrait être de 400 000 euros, révisable. On peut lui ajouter un abattement complémentaire pour les enfants et un barème, je ne donne pas le détail. Par là il est possible de contrer l’argument de Sarkozy, car dans la très grande majorité des cas le fruit d’une vie de travail c’est l’habitation principale, et encore il n’y a que 57 % des gens qui sont propriétaires de leur logement. Malheureusement pour 43 % des gens, le fruit d’une vie de travail c’est le livret A avec quelques centaines d’euros dessus. Les calculs que j’ai faits montrent que cet impôt permettrait des recettes plus importantes que l’ISF pour ce qui est de la partie détention, et pour la transmission cela rapporterait plus aussi, car on supprimerait les niches. C’est une contre proposition que l’on fait aussi à ceux qui vont vouloir, sous couvert de bon sens, comme le suggère Arthuis, proposer de supprimer l’ISF, le bouclier fiscal et de mettre un taux marginal à l’impôt sur le revenu. C’est quelque chose de très malin, qui accroît en réalité les inégalités au profit des rentiers, parce que les gens payent plus d’ISF qu’ils ne reçoivent du bouclier, si on supprime les deux ils y gagnent automatiquement, mais surtout, dans le groupe des 1 % les plus riches, la fortune n’étant pas liée essentiellement aux revenus, on échappe au barème progressif. Le revenu maximum ne doit donc pas voiler la question des possessions de patrimoine.
Notes
-
[*]
Tous trois membres du comité de rédaction de Mouvements.
-
[1]
Secrétaire national de l’Union SNUI-SUD Trésor Solidaires. Membre du Conseil scientifique d’Attac.
-
[2]
Économiste et philosophe, directeur de recherches au CNRS, membre du Centre de recherches sens éthique société (CERSES), à l’Université Paris V - Descartes, il est chercheur associé au CORE (Louvain la Neuve), à Sciences Po et à l’Institut d’économie publique (Marseille). Professeur visiteur à la London School of Economics.
-
[3]
Professeur émérite d’économie à l’Université de Lille I. Il a récemment publié Adieu à la croissance, Les Petits Matins / Alternatives économiques, 2010. Il est membre du Conseil scientifique d’Attac.
-
[4]
Les travaux de Thomas Piketty ont depuis longtemps attiré l’attention sur la question des inégalités, des hauts revenus et de la fiscalité. On citera deux publications récentes majeures : T. Atkinson, T. Piketty, Top Incomes over the Twentieth Century : A Contrast Between Continental European and English-Speaking Countries, Oxford University Press, Oxford, 2007; et des mêmes auteurs : Top Incomes : A Global Perspective, Oxford University Press, Oxford, 2010.
-
[5]
La « flat-tax » désigne un impôt à taux unique, fondé sur l’idéal d’une stricte proportionnalité sans progressivité.
-
[6]
A. Minc, La machine égalitaire, Grasset, Paris, 1987.
-
[7]
B. Barry, Why Social Justice Matters ?, Polity Press, 2005.
-
[8]
Semaine du 02 septembre 2010.