Notes
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[*]
Objecteur de croissance.
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[1]
Libération, le 28 septembre 2005.
-
[2]
M.-A. Dujarier, in Le travail du consommateur, La Découverte, Paris, 2008.
-
[3]
A. Damasio, L’erreur de Descartes, Odile Jacob, Paris, 1995. A. Damasio, Le sentiment même de soi, Odile Jacob, Paris, 1999.
-
[4]
Intervention dans le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, reprise dans le synopsis du film, Éditions Albatros, p. 115-116.
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[5]
J. Gadrey, Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Flammarion, Paris, 2001, p. 106-109.
-
[6]
N. Klein, No logo, Actes Sud, coll. « Babel », Paris, 2002.
-
[7]
F. Brune, Les médias pensent comme moi, L’Harmattan, Paris, 1991.
-
[8]
H. Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Le Seuil, Paris, 2007.
-
[9]
En DVD auprès de : franck. lepage3@ wanadoo. fr.
-
[10]
L. Benhamou, Le grand bazar mondial, Bourin éditeur, 2005.
-
[11]
H. Laborit, L’éloge de la fuite, Gallimard, 1985.
-
[12]
S. Latouche, La Mégamachine, La Découverte, Paris, 2004.
-
[13]
Et pour regagner quelque espoir : Y. Clot, Le travail sans l’homme ?, La Découverte, Paris, 1995 ; M. Lulek, Scions… travaillait autrement, Repas, 2003 ; J. Monestier, Alter@ travail, film réalisé par Pierre A. Saguez, Production La Lanterne, 2005.
● Introduction
1Dans la société occidentale, le stress est aujourd’hui largement reconnu comme un facteur-clé de nombreux maux, maladies et autres retombées négatives d’une existence quotidienne trop tendue. Après avoir envahi la sphère du travail, il se répand dans tous les autres domaines de la vie, que ce soit à travers les tensions relatives au temps, ou du fait des contraintes de plus en plus grandes appliquées aux individus. Qui n’a jamais hurlé de rage après une confrontation abrutissante avec un serveur vocal dont le fonctionnement mécanique est aux antipodes de l’attitude d’un interlocuteur humain avec qui un dialogue intelligent restait toujours au moins envisageable ? Qui ne s’est jamais trouvé devant une obligation nouvelle et incontournable imposée par le changement permanent en tout domaine, qui est en quelque sorte la tradition universelle de notre société, tradition difficilement discutable comme toutes les traditions ?
2Devant ces situations désagréables, au moins deux types de comportement pourraient exister : la lutte ou la fuite. Si aucune des deux n’est envisageable, apparaît le stress, qui s’exprime par différents symptômes. Le biologiste Henri Laborit a beaucoup étudié ce phénomène, notamment en laboratoire, à partir de rats. Or, pour les hommes aussi, les situations sans issue se multiplient et se banalisent, non seulement dans le domaine du travail, où l’obéissance due par le salarié pourrait être une première explication, notamment dans les cas de double contrainte, mais aussi dans les autres champs, où la subordination est moins apparente. Nous essaierons ci-dessous de proposer quelques hypothèses sur les racines de cet envahissement mortifère.
? De la mécanique de la pensée à une pensée mécanique
3Bien des auteurs ont écrit sur la pensée, souvent pour mettre en exergue la pensée rationnelle, la vraie, assise sur des démonstrations, elles-mêmes appuyées sur des causalités prouvées. Les sentiments, la poésie, le rêve, ne sont alors admis dans le monde que comme des suppléments gratuits, des enjolivures, qu’il convient de tenir à distance quand on passe aux affaires sérieuses. Dans notre société, le technocrate prétend être objectif, le décideur rationnel, le citoyen de base étant pressé d’être au minimum cohérent. Des réflexions plus poussées ont largement démontré que l’objectivité technocratique est d’abord au service d’un pouvoir, « écrasant, comme le dirait Serge Latouche, des peuples réels pour le bien d’un peuple idéal qui n’existe pas ». Enfin, si le citoyen, l’individu, l’homo occidentalis est quelquefois cohérent, on voudrait toujours croire qu’il peut l’être absolument, comme est censé l’être l’homo œconomicus, agent type de base de la « science économique ». Malheureusement, on observe souvent que le fou peut lui aussi être totalement cohérent, ce qui ne manque pas d’inquiéter l’homme qui voudrait baser sa normalité sur la cohérence de sa pensée.
4Mais ces remises en question ne freinent pas l’envahissement de tous les types de décisions par la pensée calculée, mécanisée : évaluation et classement des enfants, des élèves, des sportifs, des salariés, des animaux de trait, des animaux d’élevage, des fournisseurs, des clients, des arbres, des pieds de maïs, des races de blé, et bien sûr des entreprises, des actions, des SICAV, etc. Chaque fois, des paramètres mesurables sont choisis, et la mécanique se met en action. Même s’il s’agit d’une qualité culturelle, comme l’excellence d’un vin, on calculera le pourcentage de meilleurs choix sur un échantillon calibré de jurés nommés pour l’opération et une apparente rationalité aura triomphé. Dans tous les cas, un climat de compétition, inhérent au principe de qualification, est implicitement instauré et accepté. En paraphrasant Alain Gras au sujet du choix des techniques, on pourrait démontrer que le critère, souvent unique, n’est pas choisi parce qu’il est pertinent, mais qu’il paraît pertinent parce qu’il se prête à la classification, ce qui peut être la raison fondamentale pour laquelle il a été choisi.
5L’intervention des chiffres donne alors la rassurante impression de cadrer tout le réel, mais il déborde dans les interstices. Le classement de deux ex aequo ne prouve pas leur similitude et la standardisation industrielle n’est jamais parfaite. Le mythe du « zéro défaut » n’est-il pas une incantation mathématique, qu’une loupe suffisamment puissante permettrait toujours de contester ? Entre « oui » ou « non », le « peut-être » n’a plus droit de cité, et l’outil informatique exagère ce phénomène.
? Gérer les émotions
6L’activité émotionnelle elle-même, les antipathies et les sympathies, les enthousiasmes et les dégoûts, les rires et les larmes, sont de plus en plus limités, policés, encadrés, recadrés aux moments et aux lieux convenables. On n’entend plus parler de catastrophe sans que soit mentionné le « travail de deuil » des parents des victimes. La psychanalyse, qui est un art, comme la médecine, subit les assauts répétés des tenants des théories cognitivo-comportementales, qui sont les mécaniciens des émotions, et pour lesquels, d’après Jacques-Alain Miller, « il faut supposer un sujet transparent à lui-même [1] ». Une bonne mère devrait aimer également tous ses enfants, un soignant gérer son empathie de sorte qu’elle ne diminue pas son efficacité, un professeur obtenir de tous ses élèves des résultats équivalents.
7L’évolution actuelle de la gestion du personnel dans les entreprises consiste à recadrer l’énergie des émotions au bénéfice de l’employeur, quitte à dissoudre de plus en plus la notion de vie privée et la limite entre travail et hors travail. Le fait que le travail déborde sur la vie privée, lié au téléphone portable et aux nouvelles technologies, est déjà abondamment commenté. La tendance que la vie privée devienne à son tour un travail, à l’initiative des producteurs qui remplacent les salariés par des machines, est décrite en détail par Marie-Anne Dujarier dans Le travail du consommateur [2]. Dans les centres d’appel, les restaurants rapides, bientôt à la Poste, les mots, les phrases, les réponses données par les salariés sont choisis ou contrôlés par la structure, les durées des conversations chronométrées. La pitié, la compassion, le plaisir de rendre service sont déniés par la hiérarchie. Des facteurs ont été punis pour avoir fait en surcroît de leur service une commission donnée par une personne âgée ou handicapée. Il s’agit donc bien de travailler comme un robot, avec une politesse codifiée et des émotions cosmétiques qui ne soient plus jamais déterminantes pour la conduite des agents, qui seront d’ailleurs dès que possible remplacés par des automates dans toutes les tâches où cela sera envisageable. La pensée est ainsi corsetée dans sa démarche et son expression d’une façon particulièrement handicapante. Tout le versant émotionnel, relationnel, instinctif, intuitif, est évacué à l’avantage d’une réflexion froide, cérébrale, calculée, et, bien sûr, la plus productive possible.
? Le risque d’une pensée unijambiste
8Cette scission de la pensée est-elle saine ? Les spécialistes ont identifié la petite zone du cerveau où sont gérées les émotions : elle est localisée dans la partie ancienne, la plus primitive. Dans ses livres L’erreur de Descartes et Le sentiment même de soi [3], le neurologue Antonio Damasio nous apprend que, si ce centre est détruit par un accident (c’est arrivé) ou isolé par une intervention chirurgicale, le patient devient incapable de gérer sa vie, incapable de prendre les « bonnes décisions ». Précisons que les « bonnes décisions » sont définies par les chercheurs comme celles qui sont favorables à la survie du sujet, ce qui paraît un critère pertinent si l’on admet que le but de la vie est de se prolonger elle-même. Un fonctionnement harmonieux du cerveau fait donc travailler de façon intimement mêlée les deux parties, celle qui réfléchit, et celle qui ressent.
? L’effet stress
9Les modes de pensée mécanisés, décollés du réel, ne manquent pas d’être stressants quand ils deviennent totalement contraignants. Rappelons que le stress naît et se développe quand une situation ou un événement désagréables ou menaçants, voire blessants, ne peuvent, de façon durable ou répétée, ni être combattus, ni être fuis. Le biologiste Henri Laborit avait déjà donné dans les années 1970 la liste des affections qui pouvaient découler de ces douloureuses situations d’enfermement : « hypertension artérielle, ulcères de l’estomac, infarctus du myocarde, athérosclérose, hémorragies cérébrales, maladies des artères ou des veines, asthme, diabète, urticaire, blocage des défenses immunitaires, qui favorise les proliférations microbiennes, le vieillissement, la multiplication des cellules cancéreuses [4]. »
? Stress au travail
10La situation du salarié, dans laquelle le travail, souvent mesuré par le temps qui lui est consacré, s’échange contre de l’argent, lui-même chiffrable au centime près, est fondée sur une soumission à l’entrepreneur ou à son représentant. Ce dernier va choisir les horaires pratiqués, en principe dans le cadre légal. Il peut s’agir de rythmes fixes, contractualisés au moment du recrutement, ou au contraire, cas de plus en plus fréquent notamment dans les contrats précaires, d’une flexibilité maximale où tout instant de la vie est vassalisé à une exigence de travail toujours possible. Il va aussi choisir le lieu où seront effectuées les tâches, parfois à la requête d’un client chez qui il faudra se rendre avec le matériel nécessaire, choisir la méthode employée, et aussi en général les outils, qui sont de moins en moins apportés par le travailleur à cause de leur nombre et de leur prix. Ces contraintes matérielles et pour ainsi dire physiques laissaient toutefois le salarié libre de ses pensées, une fois accordée une attention minimale à l’exécution. Elles étaient par ailleurs récompensées d’un statut social, assis sur le rayonnement de l’entreprise, et de divers avantages et salaires différés, congés, retraite, prestations sociales.
11Les vingt dernières années ont remis en question ce compromis, fruit de la duplicité du capitalisme. Les entreprises ont commencé à saisir que l’activité autonome, intellectuelle et même affective du salarié pouvait être, elle aussi, mobilisée avec profit. Le nombre de niveaux hiérarchiques a été diminué, certaines contraintes formelles ont été levées en échange d’une motivation totale du salarié, une motivation d’entrepreneur, dans un poste aux contours plus flous, où les compétences comptent davantage que le métier, et où la compétition préside aux relations avec les collègues. Mais ce personnage en trompe-l’œil, invité à être d’abord « entrepreneur de lui-même », s’il assume nombre des charges et responsabilités d’un véritable chef d’entreprise, est privé de deux droits fondamentaux de ce dernier : le droit de se limiter, de choisir quelquefois de « ne pas y aller », et celui de bénéficier de la globalité des fruits de son activité.
12Même quand son salaire est constitué en grande partie de rémunération au pourcentage, de primes, et de participation aux résultats de l’entreprise, il est souvent loin de suivre la courbe des profits de cette dernière, à part quelquefois pour les cadres de très haut niveau. Quant au droit de se limiter, s’il a connu quelques succès avec la semaine de quatre jours et le soutien de l’État au temps partiel, il est maintenant inversement proportionnel au niveau hiérarchique, et donc aussi à l’intérêt qu’il peut présenter pour un partage du travail démocratique et dynamique. Le temps partiel devient même une obligation lourde pour les « hôtesses de caisse », aides à la personne, et emplois aidés de diverses appellations, ce qui n’aboutit surtout, au-delà de divers prétextes, qu’à les contraindre à la flexibilité maximale et/ou à les enfermer dans la précarité, d’où l’expression d’un « vif désir » de travailler le dimanche. Ayant pu lire dans un texte réglementaire sur un certain type d’emploi aidé, rédigé en forme de questions-réponses et destiné aux employeurs (faisant ainsi curieusement penser à une sorte de catéchisme), une question du genre : « Comment faire si mon salarié trouve un autre emploi à côté de son mi-temps ? », j’ai découvert que la réponse officielle était en substance : « Étant donné que l’intéressé a eu les plus grandes difficultés à trouver ce premier emploi à mi-temps, il y a tout lieu de croire qu’il n’en trouvera pas un second ». Ainsi donc, dans ce contexte, le travail rend libre… l’employeur de pratiquer les horaires les plus émiettés qu’il lui plaira.
13Capté par une « liberté d’action » entièrement vectorisée par l’entreprise, poussé par l’idéologie de croissance à toujours aller au-delà de résultats personnels mécaniquement et froidement mesurés sur des échelles arbitraires, et ainsi forcément débordé à terme dans ses capacités maximales, éventuellement surveillé dans son moindre clic par l’ordinateur incontournable qui l’isole de ses collègues, avec lesquels il se trouve en compétition de gré ou de force, le travailleur est enfermé dans sa solitude existentielle par la « guerre de tous contre tous ». Il ne peut pas fuir, et l’ennemi est partout et nulle part. Même si, comme l’ont montré les rats de Laborit, se battre évite le stress sans forcément en réduire les causes, il lui est pratiquement impossible de se laisser aller aux gestes agressifs qui lui éviteraient le désordre biologique. Pratiquer au volant une conduite nerveuse, maltraiter le matériel, voire le casser, s’engueuler avec ses collègues de façon répétée, boxer son supérieur hiérarchique, tous ces « détournements » peuvent aboutir à une perte d’emploi, ce qui est pour le moins paralysant dans une époque où le chômage est important. C’est ainsi que le stress étend son empire, poussant déjà certains salariés au suicide.
14Même les travailleurs indépendants sont touchés par des mécanismes parallèles. Artisans, médecins, agriculteurs font face à des obligations de chiffre d’affaires toujours accrues ; à des contraintes de méthodes, règles de sécurité et autres normes, imposées par les administrations, les fournisseurs, les clients, les acheteurs ; à des charges, des frais professionnels, des prix de fournitures, des exigences d’investissements qui augmentent sans cesse. Et, souvent engagés dans des emprunts qui accroissent la pression, ils n’ont pas la relative sécurité que représente un revenu stable, même petit. Chez eux aussi les maladies dues au stress se multiplient, et les suicides ne sont plus rares, même chez les médecins.
15Le plus extraordinaire est que différents auteurs démontrent la supériorité de la collaboration sur la compétition à outrance en matière d’efficacité finale. Dans Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Jean Gadrey [5] expose la comparaison de deux grandes surfaces commerciales de dimensions équivalentes situées dans le même bassin de chalandise, dont l’une gère son personnel par le stress, et l’autre de façon humaine et sereine. L’activité de cette dernière fait ressortir un résultat par heure de travail supérieur de 20 % à celui de sa concurrente, mais cette démonstration rationnelle ne pèse rien devant l’idéologie qui postule que la gestion du personnel doit être froide, cynique, mécanisée.
? Stress hors travail
16Les moments hors travail sont dès l’origine contaminés par le travail à travers deux paramètres évaluables par des chiffres, le revenu disponible, quand il provient essentiellement d’un salaire ou d’un résultat d’entreprise, et le temps libre, qui est ce qui reste quand le travail a été effectué et les besoins physiologiques de base (sommeil, alimentation, soins du corps) satisfaits. Un arbitrage entre ces deux paramètres, moins de revenu contre plus de temps disponible, est envisageable au moyen du temps partiel choisi, qui peut être confortable quand il est autorisé pour les niveaux de revenus supérieurs à la moyenne. La « préférence volontaire » pour le chômage est plus radicale et reste marginale. Mise en exergue par Pierre Carles dans ses films, elle représente un choix beaucoup plus drastique. En dehors de ces situations structurantes encore exceptionnelles, qui correspondent à une maîtrise choisie en toute liberté par l’intéressé, le rapport revenus dépensé/temps disponible, qui caractérise en partie le temps passé hors du travail, n’est au fond que l’image inversée du rapport revenu gagné/temps de travail.
17La même contradiction que celle qui incite l’entreprise à vouloir tirer de ses collaborateurs le maximum de productivité contre la plus petite rémunération possible règne sur le consommateur, qui cherchera le plus souvent à obtenir le plus de satisfaction possible au meilleur prix, entendons le plus bas. Comme pour l’affectation du temps hors travail, certaines dépenses (logement, charges locatives, impôts, nourriture, vêtements ordinaires, frais de scolarité des enfants, mutuelles, frais médicaux, et souvent véhicule individuel) sont considérées comme obligatoires, les autres (télévision et matériel électronique, loisirs, sorties, voyages) faisant théoriquement l’objet d’un libre choix totalement indépendant.
18Ces beaux principes, correspondant au climat des trente glorieuses, sont mis en péril par diverses réalités contemporaines. D’après l’INSEE, en 2003, le niveau de vie moyen annuel pour la France métropolitaine a baissé de 0,1 %, après une augmentation de 2 % par an entre 1997 et 2002. Mais les écarts de revenus deviennent de plus en plus grands, et le nombre de pauvres tend à remonter. En 2004, la France, pourtant plutôt bien classée dans l’Europe, affiche un taux de pauvreté de 14 % (apprécié par rapport à la fraction de la population située au-dessous de 60 % de la médiane des niveaux de vie), ce qui recouvre le fait que 2,1 millions d’enfants appartiennent à des ménages pauvres. La classe moyenne, qui pouvait affecter son revenu avec une certaine liberté, tend à disparaître. Les titulaires de bas revenus peinent de plus en plus à assumer ne serait-ce que leurs dépenses obligatoires : c’est ainsi qu’apparaissent des salariés pauvres, qui dorment dans leur voiture, qui leur est indispensable pour garder leur emploi, alors que leur revenu ne leur permet plus d’assumer pleinement un logement près de ce dernier. De plus en plus de salariés renoncent aussi à leur mutuelle complémentaire, quand ce n’est pas à toute assurance, ce qui peut être catastrophique en cas de sinistre.
19L’expression « pouvoir d’achat » implique une certaine liberté de choisir ses dépenses. L’expression « dépenses obligatoires » semblait apporter une restriction à cette liberté, mais l’ordre de priorité des affectations du revenu paraît s’affranchir aujourd’hui de toute tendance rationnelle. Préférer l’automobile à l’appartement, l’écran plat du home cinema à un régime alimentaire moins chargé en graisses et sucre, les baskets de marque à du matériel scolaire de base, c’est obéir à d’autres impératifs.
20Naomi Klein a étudié dans No logo [6] la manière dont on peut affirmer son appartenance sociale par la marque de l’objet que l’on possède, tout en revendiquant parfois ainsi une liberté de façade qui ne recouvre que davantage d’uniformité. Si Les médias pensent comme moi [7], comme le suggère ironiquement François Brune, c’est bien pour soutenir, par la promotion d’une rébellion tiède, une soumission au renouvellement incessant des modes.
21Comme l’explique Hervé Kempf, qui cite abondamment Veblen dans Comment les riches détruisent la planète [8], les plus riches choisissent ce que l’on peut et doit avoir et montrer quand on a beaucoup d’argent. À la suite des Américains pauvres, qui dans la vision néo-libérale sont tous des millionnaires temporairement en difficulté financière, les Européens pauvres n’ont de cesse d’imiter, ne serait-ce que le dimanche, ou le soir, ces dépenses de démonstration. Les producteurs, tout en diffusant auprès d’eux les produits de luxe par des baisses de prix assises à la fois sur la fabrication en grande série et sur une détérioration calculée de la qualité, recréent sans cesse un hyper-luxe, basé sur des produits nouveaux et rares, qui rendront obsolètes les précédents tout en allumant de nouvelles convoitises. Cette course permanente et sans fin des riches poursuivis par des pauvres sans cesse regagnant du terrain et sans cesse à nouveau distancés, à l’image des deux parapentes montant dans la même bulle d’air chaud, brillamment mimés par Franck Lepage dans son spectacle « Incultures [9] », ne manque pas d’évoquer les travailleurs améliorant sans cesse leurs performances et leur employabilité, qui seront pourtant bientôt insuffisantes.
22Il s’agit donc d’acheter ce qu’on se doit d’avoir, si possible de la meilleure marque, le prix élevé témoignant de la haute valeur de l’objet, quoique pas toujours de sa qualité fonctionnelle. Mais savoir acheter implique à l’inverse, compte tenu de la stagnation des revenus du travail, de l’avoir payé le moins cher possible, d’où, après avoir cherché dans Que choisir ? qui présenterait le meilleur rapport qualité/prix, l’attrait pour les foires, les salons, les magasins d’usine, et les soldes, moments hystériques, qui sont traditionnellement les sujets de reportages télévisés que certains chercheurs qualifient de pornographie de la consommation. Il n’y a jamais de soldes sur le pain, le sel, les boulons, les roulements à bille ou l’eau du robinet, qui ne sont pas assez « sexy ». Par la grâce de la mondialisation, les produits « soldés », fabriqués au plus bas prix possible, comme l’explique Laurence Benhamou dans Le grand bazar mondial [10], pourront encore dégager des bénéfices.
23Le vol bouscule cette ultime source de profit. Dans Volem rien foutre al païs, film de Pierre Carles, un groupe revendiquant cette action envahit un grand magasin de Barcelone et vole allègrement caviar, foie gras, champagne, et autres produits de luxe. Seule sa marginalité rend cette action possible, puisque, si tout le monde volait, bientôt plus personne ne pourrait voler. Auprès de ceux qui, dans les années 1970, pour lutter contre le lobby autoroutier, voulaient créer un mouvement de militants roulant sur les autoroutes sans payer, j’avais opposé qu’il n’y a pas de plus grand succès et de plus ferme soutien pour une entreprise que d’apprendre que l’on vole ses produits, et que cela ne me semblait pas une bonne stratégie. Le même argument soulevé devant les membres d’une association écologisante, après la projection du film de Pierre Carles en avant-première, a soulevé des discussions orageuses. Voler est-il une entrave ou un soutien à la production ?
24Par ailleurs, ressentir au fond de soi l’obligation d’acquérir de toute urgence un téléphone multimédias, un iPod, la dernière console de jeux de chez Sony, un écran plat encore plus grand, une voiture enfin « verte », une cuisine « intelligente », et de faire avant la prochaine flambée du pétrole ce voyage en avion qui prouvera qu’on est à la hauteur, me paraît pouvoir être extrêmement stressant quand on dispose d’un revenu assurant tout juste le minimum vital. La solution du crédit, abondamment pratiquée par les Américains, qui dépensent en moyenne l’argent qu’ils gagneront dans trois ans, me parait ajouter du stress au stress quand on connaît les conséquences que peut avoir l’arrêt des remboursements.
25L’hypothèse du vol, par ailleurs assez difficile à mettre en pratique pour une nouvelle cuisine ou un séjour aux Bahamas, ne peut pas, au-delà de mini-chapardages, éluder celle d’un éventuel séjour en prison. Ceux qui aiment les paris pourront, afin de satisfaire leur besoin d’acquérir, prendre par-là le risque de tout perdre, y compris leur emploi, mais ils sont peu nombreux.
? Conclusion
26Devant la nécessité de se battre ou de fuir, certains tenteront d’écraser davantage leurs collègues, ou, à travers la pratique des heures supplémentaires, la vente des RTT, la liquidation de leur compte épargne temps, profiteront de leur avantage sur les demandeurs d’emplois et autres CDD qui attendent à la porte des entreprises (et peuvent être leurs propres enfants), afin d’augmenter à tout prix leur pouvoir d’achat personnel. D’autres militeront dans des syndicats, associations, mouvements politiques, ce qui réduit souvent assez peu leur écartèlement économique, mais les aidera sans doute à compenser les dommages biologiques du stress. D’autres enfin se tournent vers la décroissance, et choisissent la défection, déjà recommandée par Laborit dans L’éloge de la fuite [11]. Refusant d’entrer dans la guerre de tous contre tous qui envahit le monde du travail, loin de suivre les modèles des riches relayés par la publicité, ils cherchent à ré-explorer leurs désirs profonds, libérés de toute influence médiatique, et admettent la limitation physique de leurs satisfactions, permettant ainsi de répondre aux besoins de tous. Ce projet, s’il se diffuse, aura une toute petite chance de nous conserver une planète habitable à l’horizon 2050. En effet, le temps de travail et les moments vécus hors du travail sont envahis par le stress par des voies différentes, mais avec des mécanismes semblables. La diffusion du mode de vie occidental est appuyée sur l’asservissement de toute la vie économique et sociale à la spéculation financière internationale. Celle-ci n’a pour seul objectif que la croissance mécanique et indéfinie de milliards de milliards de devises imaginées qui ne sont finalement plus gagées sur aucune valeur concrète. Mais ces devises du « grand casino mondial » continuent à prétendre à la parité avec les devises de la vie réelle, qui n’en représentent qu’une fraction de plus en plus infime. Leurs détenteurs cherchent déjà à s’emparer de toute la production mondiale, bridée par l’étouffement du pouvoir d’achat, et de tout le patrimoine collectif de l’humanité : biens communs, biosphère habitable, gisements…
27De même qu’un cancer colonise par croissance géométrique l’individu qui le laisse naître, puis le tue quand il a suffisamment étouffé ses organes et leurs fonctions vitales, de même cette économie spéculative tuera l’économie réelle par étouffement de ses fonctions, et donc la destruction des hommes qui les assurent, soit en les poussant au suicide, soit en les rejetant dans la misère par l’interruption de la satisfaction de leurs besoins de base (nourriture, abri, soins, relations interindividuelles). Sur le plan collectif, des guerres et des pénuries des ressources vitales seront provoquées par cette maladie, qui s’exprime par la recherche, sans aucune compassion, de la croissance indéfinie et irrépressible d’une richesse triomphante.
28Les autorités de régulations, États et organisations internationales, auront-elles le courage d’isoler cette économie spéculative de l’économie réelle par une « excision radicale » ? On peut hélas en douter, tant elles sont colonisées par la Mégamachine [12], selon la terminologie de Serge Latouche, qui a un intérêt totalement contraire. Il resterait aux peuples à défendre leur autonomie par la création, sur le terrain, de monnaies non spéculatives, et d’économies locales les plus autonomes possibles, ce qui ne consiste au fond qu’à « enkyster la spéculation financière » dans son domaine imaginaire. Il faudra en même temps « calmer l’agitation économique inflammatoire de la vie réelle », c’est-à-dire revenir à une demande libérée des pressions des producteurs, et à une gestion des patrimoines familiaux et collectifs qui soit réellement sereine et durable, donc beaucoup moins inégalitaire. L’économie sera alors remise au service de l’homme et de son écologie. Mais les moyens de cette révolution culturelle de la dernière chance se cherchent encore [13]. ?
Notes
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[*]
Objecteur de croissance.
-
[1]
Libération, le 28 septembre 2005.
-
[2]
M.-A. Dujarier, in Le travail du consommateur, La Découverte, Paris, 2008.
-
[3]
A. Damasio, L’erreur de Descartes, Odile Jacob, Paris, 1995. A. Damasio, Le sentiment même de soi, Odile Jacob, Paris, 1999.
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[4]
Intervention dans le film d’Alain Resnais, Mon oncle d’Amérique, reprise dans le synopsis du film, Éditions Albatros, p. 115-116.
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[5]
J. Gadrey, Nouvelle économie, nouveau mythe ?, Flammarion, Paris, 2001, p. 106-109.
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[6]
N. Klein, No logo, Actes Sud, coll. « Babel », Paris, 2002.
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[7]
F. Brune, Les médias pensent comme moi, L’Harmattan, Paris, 1991.
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[8]
H. Kempf, Comment les riches détruisent la planète, Le Seuil, Paris, 2007.
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[9]
En DVD auprès de : franck. lepage3@ wanadoo. fr.
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[10]
L. Benhamou, Le grand bazar mondial, Bourin éditeur, 2005.
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[11]
H. Laborit, L’éloge de la fuite, Gallimard, 1985.
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[12]
S. Latouche, La Mégamachine, La Découverte, Paris, 2004.
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[13]
Et pour regagner quelque espoir : Y. Clot, Le travail sans l’homme ?, La Découverte, Paris, 1995 ; M. Lulek, Scions… travaillait autrement, Repas, 2003 ; J. Monestier, Alter@ travail, film réalisé par Pierre A. Saguez, Production La Lanterne, 2005.