Mouvements 2009/1 n° 57

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Article de revue

Le cinéma du milieu ou le peuple introuvable

Pages 37 à 43

Notes

  • [*]
    Doctorant en épistémologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Auteur de Utopia, A la recherche d’un cinéma alternatif, L’Harmattan, Paris, décembre 2007.
  • [1]
    Taxi et son apologie régressive de la violence routière, Disco et autres hommages outrés à la culture « populo » signés F. Ontoniente, la série des Astérix placée sous haute influence télévisuelle…
  • [2]
    Voir P. Ferran, « Violence économique et cinéma français », Le Monde, 26 février 2007.
  • [3]
    Voir Le Club des 13, Le milieu n’est plus un pont mais une faille, Paris, Stock, avril 2008.
  • [4]
    P. Ferran, « Comment produire des films à moyen budget ? », Tout arrive, France Culture, 16 avril 2008.
  • [5]
    J.-M. Frodon, « Retour sur le milieu », Les cahiers du cinéma, n° 638, octobre 2008, p. 5.
  • [6]
    Le milieu n’est plus un pont mais une faille, op. cit., p. 82-83.
  • [7]
    A. Badiou, « Du cinéma comme emblème démocratique », in Cinéphilosophie, Revue Critique, n° 692-693, janvier février 2005, p. 4-13.
  • [8]
    L’audience des plus belles réussites commerciales de la « Nouvelle Vague » (450 000 spectateurs pour les 400 coups de F. Truffaut en 1959, 316 000 pour les Cousins de C. Chabrol la même année et 380 000 spectateurs pour A bout de souffle de J.-L. Godard en 1960), jugées comme telle à l’époque, relativise d’ailleurs les difficultés et, par suite, les prétentions des films du « milieu ».
  • [9]
    Citons entre autres exemples W. Allen, A. de la Iglesia, K. Loach, W. Kar-Wai, T. Kitano, G. Van Sant, P. Almodovar, I. Nakata, F. Akin, W. Salles, P. Chan-Wook, D. Aronofsky, J. Balaguero, J.-H. Bong, F.H. Von Donnersmarck, P. Sollett
  • [10]
    Il convient ici de distinguer les traitements opportunistes de sujet d’actualité et une approche proprement cinématographique d’un enjeu spécifique à la modernité, qui implique une prise de parti non moins thématique qu’esthétique.
English version

● Le « milieu » du cinéma français ou le peuple introuvable

1Le cinéma, dernier venu de la famille des arts mais enfant chéri du peuple français. L’idée a longtemps prévalu, jusqu’à ce que d’autres formes (la photo, la bande dessinée, les jeux vidéo, etc.) ne lui contestent ce titre. Certes, la suprématie économique du cinéma demeure : les chiffres cumulés de l’industrie du film excèdent encore largement ceux du jeu vidéo. Qui plus est, de nombreux « geeks » plus ou moins fanatiques passent un temps significatif immergés dans des univers qui empruntent codes et mythologies au grand écran : quid de Lara Croft sans Indiana Jones, de Resident Evil sans George Romero, de GTA sans Tony Montana ?

2Mais un mal plus spécifique ronge le cinéma français. Tout ce passe comme si ambition artistique et réussite commerciale étaient de plus en plus difficilement conciliables, soit que les films les plus populaires apparaissent artistiquement indignes [1], soit que les plus belles réussites formelles (Chantal Ackermann, Claire Denis, Bruno Dumont, Philippe Grandrieux, etc.) souffrent d’un manque chronique de visibilité. Films d’« auteur » brillants, égotistes et fauchés d’un côté, divertissements décervelant conçus comme des Formule 1 du « Box-office » de l’autre. Entre les deux, un cinéma du « milieu » qui, à quelques exceptions près, peine à proroger la tradition des films artistiques et populaires initiée par Abel Gance, Max Ophuls et Jean Renoir.

3Restée longtemps implicite, cette catégorie de « milieu » s’est imposée comme une donnée à part entière du débat culturel français, après que Pascale Ferran l’ait invitée au soir de la 32e cérémonie des Césars. Dans un discours remarqué [2], la réalisatrice césarisée de Lady Chatterley attirait alors l’attention sur les dérives d’un système vieux d’un demi-siècle (celui du SFEIC, des aides automatiques, sélectives, de l’avance sur recette, etc.), fondé sur une double solidarité, entre les films d’une part, et ceux qui les font d’autre part. Dans son sillage, un collectif de treize professionnels du cinéma, le Club des 13, s’est constitué pour « mieux comprendre les difficultés actuelles et essayer d’y apporter quelques réponses » [3]. Résultat : un rapport intitulé Le milieu n’est plus un pont mais une faille, paru au mois d’avril 2008, détaillant la dégradation des conditions de travail dans les différents métiers du cinéma.

4Cette réflexion a pour point de départ le phénomène de la « bipolarisation de la production » : les films les mieux dotés accaparent la majeure partie du public, tandis que les films à « petit » budget (entre 800 000 et 3 millions d’euros) sont voués à la marginalité. Quant aux films du « milieu » (de 4 à 7 millions d’euros de budget), conciliant ambition artistique et vocation populaire, leur existence est remise en cause par la politique de prédation des grands groupes audiovisuels et cinématographiques. En conséquence, le rapport préconise l’application de douze propositions susceptibles de replacer le « milieu » au cœur du cinéma français.

5En quoi cette initiative mérite-t-elle que l’on s’y arrête ? Tout d’abord, elle pointe à raison un certain nombre de dysfonctionnements économiques du système cinématographique. En outre, le ministère de la Culture a chargé le CNC d’évaluer l’applicabilité des propositions du Club. Mais surtout, elle met en jeu une question de fond : le déclin de l’art cinématographique français en tant qu’élément constitutif de la culture nationale. Aussi est-il nécessaire de préciser la notion de « milieu » et de mettre en perspective les mythes qui la sous-tendent, afin de mieux appréhender le malaise qui l’entoure.

? Qu’est-ce que le milieu ?

6Mais avant tout, il convient de préciser le sens d’une catégorie passablement indéterminée. Car qu’est-ce que le « milieu » : une donnée économique, esthétique, artistique, spatiale, culturelle, politique… ? De prime abord, la grille d’analyse retenue par le Club semble être de nature économique. Or, appliquer un prisme budgétaire à des questions artistiques ne va pas sans limite. Des cinéastes tels que Jonas Mekas, Michael Snow, Abbas Kiarostami, Larry Clark, Béla Tarr et l’ensemble de la « Nouvelle Vague » ont en effet démontré de longue date que l’argent n’est pas la condition sine qua none d’une « représentation un peu complexe du monde » [4]. Et si le cinéma est bien un art, ne faudrait-il pas en tirer toutes les conséquences, à la manière d’un Maurice Pialat, qui regardait plus volontiers du côté de Vincent Van Gogh que d’Howard Hugues ? Ce à quoi les plus cyniques ajouteraient que le manque de moyens est parfois la clé de la réussite commerciale, comme l’illustrent les cas d’école que sont C’est arrivé prêt de chez vous ou Le Projet Blair Witch (36 000 dollars de budget pour 150 000 millions de recette).

7De telles réserves sont pertinentes dès lors que le point de vue des membres du Club est effectivement d’ordre financier. Or la liste des réalisateurs qu’ils considèrent comme représentatifs du « milieu » révèle l’incohérence économique de cette catégorie. Des cinéastes peu rompus aux budgets dispendieux (Catherine Breillat, Claire Denis, Pascal Ferran, Laetitia Masson, Jacques Rivette, etc.) y côtoient en effet les habitués de grosses productions (Claude Berri, Alain Corneau, Jean-Pierre Jeunet, Matthieu Kassovitz, etc.). Cette hétérogénéité économique et esthétique indique que la question du « milieu » est avant tout culturelle. Jean-Michel Frodon, directeur des Cahiers du Cinéma, fait à cet égard œuvre de pédagogie : « il est évident que l’important n’est pas ce qui se trouve “au milieu”, au centre, dans une équidistance esthétique et financière entre le très ambitieux artistiquement et le très conventionnel, ni entre le très pauvre et le très riche, mais bien le “milieu” comme ensemble, comme biotope, comme univers où peuvent exister Garrel et de Caunes » [5].

8Mais l’hypothèse d’un espace de coexistence entre différents cinéastes se heurte à la réalité d’un public divisé entre, d’un côté, une minorité (les amateurs de films d’auteur à tirage confidentiel) et, de l’autre, une majorité rassemblée par des productions « grand public ». Or, selon les termes du « rapport Ferran », ce hiatus est la conséquence de « l’effacement progressif de la conception du cinéma comme art populaire ». Car, « dès lors qu’une catégorie de films n’arrive plus à accéder au plus grand nombre et que l’autre se détourne de la conception du cinéma comme art, la notion même d’art populaire vole en éclats. Or cette conception qui fondait notre attachement au cinéma n’a jamais fait qu’une avec l’idée d’un terreau culturel commun à tout un pays. Sur ce point précis, il s’agit de la rupture la plus radicale que le cinéma français ait connu depuis son invention, une rupture avec son héritage le plus glorieux, celui qui relie Lumière et Méliès, Pialat et Resnais » [6]. Si l’on suit la logique du rapport, un « milieu » économiquement renforcé permettrait de reconstituer le « pont » entre deux familles de cinéma, deux publics, et, par-là, deux France. Or, cette vision, pour légitime qu’elle soit dans une société démocratique, repose essentiellement sur trois mythes : celui du cinéma comme « art populaire », de la France comme « société de masse » et du cinéma français comme économie fermée.

? Mythologies du « milieu »

Le cinéma comme « art populaire »

9Le cinéma est un « art populaire ». La formule est convenue. Mais qu’en est-il de sa pertinence historique ? Car, si la cinématographie se posa d’emblée comme populaire, sa reconnaissance en tant qu’art ne fut pas immédiate. Née en 1895, elle est cantonnée à ses débuts au statut de curiosité, d’attraction pour fêtes foraines. Les années 1910 accouchent des premières fictions dignes de ce nom (L’assassinat du Duc de Guise en 1908, Germinal en 1913, J’accuse d’Abel Gance en 1919, etc.) et de théories pionnières sur le cinéma comme « art populaire » (le tchèque Vaclav Tille et l’essayiste Ricciotto Canudo, qui intronise le cinéma en tant que « sixième » puis « septième art »…) ; mais elle reste culturellement et idéologiquement contestée. En France, elle compte des défenseurs d’importance en la personne de Louis Delluc, André Gide, Robert Brasillach ou Marcel Aymé, mais aussi des détracteurs de renom tels Charles Baudelaire (qui le condamne à travers le daguerréotype), Henri Bergson, Paul Claudel ou Louis Ferdinand Céline. Dans l’entre-deux-guerres, Sacha Guitry incarne à lui seul l’ambiguïté du rapport de l’élite culturelle française au cinéma : celui d’une défiance à l’égard d’une mécanique de manipulation, rendue inévitable en raison de sa popularité. Popularité qui en fera d’ailleurs un puissant instrument de propagande dans les mains de Joseph Goebbels (via les chefs-d’œuvre de Leni Riefenstahl), Joseph Staline (sortant Eisenstein des oubliettes pour qu’il participe à sa manière à l’effort de guerre, voir Alexandre Nevski et Ivan le terrible), Benito Mussolini (fondateur des studios Cine Città et promoteur du « film colonial ») ou Maurice Thorez (entretenant le compagnonnage de Jean Renoir par des films de commande et des coproductions PCF). Ce n’est finalement que dans les années 1950-60 que l’idée d’un cinéma comme « art » pleinement « populaire » s’impose, en raison d’un processus de légitimation idéologique (via les films de Charlie Chaplin, Roberto Rossellini, Vittorio de Sica, etc.), artistique (« politique des auteurs » des Cahiers du Cinéma) et étatique (politique culturelle de l’écrivain-cinéaste André Malraux). C’est alors le triomphe du cinéma comme « art de masse ».

10Cet oxymore, forgé par le philosophe Alain Badiou, désigne cette forme d’expression où les « chefs-d’œuvre, des productions artistiques que la culture savante déclare incontestables, sont vus et aimés par des millions de gens de tous les groupes sociaux, au moment même de leur création » [7]. L’acception est courante mais imparfaite. Car, que les différentes couches sociales s’enthousiasment pour un même film ne signifie pas qu’elles l’envisagent toutes sous un angle artistique. Cette pluralité du rapport au cinéma renvoie à la notion d’« ironie de l’art en société de masse », développée par le sémiologue Umberto Eco. En effet, la démocratisation de l’art et l’avènement des pop cultures occultent bien souvent le principe typiquement aristocratique qui régit leur réception. Alors que les « auteurs », au sens plein du terme, s’inscrivent dans une histoire, se différencient par la maîtrise et le dépassement de codes connus d’une minorité (non statutaire mais culturelle), une large partie du public entretient un rapport immédiat à l’œuvre. Chacun est susceptible de jouir esthétiquement d’un objet culturel, mais peu sont à même de tirer toute la portée historique d’une œuvre. C’est pourquoi le fait que le cinéma soit un « art » et qu’il soit conjointement « populaire » n’en fait pas ipso facto un « art populaire », c’est-à-dire une forme d’expression reconnue et vécue par le plus grand nombre comme un art. Ainsi, un film peut demeurer confidentiel en tant qu’objet d’art tout en bénéficiant d’une grande popularité. Tel fut longtemps le cas des films d’Alfred Hitchcock, avant que François Truffaut ne souligne leur valeur en tant qu’œuvres cinématographiques. Réciproquement, ceux d’Eric Rohmer présentent une forte dimension artistique sans avoir jamais suscité d’engouement autre que critique. Et si certains « auteurs » sont parvenus à rassembler par le cinéma (de F. Capra à S. Kubrick, de J. Renoir à A. Resnais, de R. Rossellini à F. Fellini), c’est moins en tant qu’« art populaire » qu’objet hybride, à la fois art élitaire et spectacle de masse. De ce point de vue, la problématique du « milieu » est moins liée au financement des programmes qu’au type de dispositifs qui assure leur diffusion (commerciaux et industriels ou artistiques et culturels). En minorant cette nuance, le Club des 13 cède à une représentation mythique du cinéma, liée au contexte spécifique des « sociétés de masse » ; celui de la France dans sa période industrielle.

La France comme société de masse

11Ainsi, dans l’après Seconde Guerre Mondiale, le cinéma bénéficia d’un quasi-monopole médiatique et culturel, à peine concurrencé par la radio et la musique. Il est alors un élément constitutif fondamental de la culture de masse. En 1957, les Français, plus de 40 millions d’âmes, sortent une dizaine de fois au cinéma (contre trois sorties annuelles en 2007) et totalisent 411 millions d’entrées au cours de l’année (contre 178,4 millions en 2007). Simone Signoret s’apprête à accéder au rang de gloire nationale (oscarisée pour son rôle dans le film de Jack Clayton, Les chemins de la haute ville, 1959), aux côtés de Jean Gabin (J.P. Le Chanois, Les misérables, 1958) et Fernandel (Henri Verneuil, La vache et le prisonnier, 1959). Cette période est aussi celle de l’âge d’or du cinéma français. Deux générations de « génie » cohabitent, celle vieillissante mais toujours active de l’entre-deux-guerres (Claude Autant-Lara, Jacques Becker, René Clair, René Clément, Jean Grémillon, Jean Renoir…) et celle tout juste émergente de la « Nouvelle Vague » (Claude Chabrol, Jacques Demy, Jean-Luc Godard, François Truffaut, etc.) [8]. La cohabitation ne va sans heurts mais s’avère riche de propositions cinématographiques. Le « ciné club » est alors un lieu culturel privilégié, pour peu de temps encore.

12Car dès la sortie des Trente Glorieuses, la France bascule dans une société de type postindustrielle. Les « sub-cultures » se multiplient (hippies, punks, mouvement underground, New Age…, féministe, écologiste, homosexuel, etc.), les pratiques culturelles se différencient et l’offre médiatique se diversifie. Ce qui se traduit par une nette chute de la fréquentation cinématographique (période noire des années 1985-1993 où la fréquentation tombe à 116 millions d’entrées en 1992). Dans un tel contexte, la télévision apparaît comme le seul trait d’union culturel. Les répercussions de cette prise de pouvoir du petit écran sont éminemment paradoxales du point de vue de la grande image. L’économie du cinéma est en effet profondément affectée, jusqu’à ce que l’obligation imposée par le législateur de consacrer une partie du budget des chaînes de télévision à la production cinématographique (de 3,2 % pour les chaînes hertziennes à 20 % pour Canal+) n’assure la mise en chantier de spectacles fédérateurs (Germinal, Les visiteurs, Astérix, Le pacte des loups…). Mais ces aléas économiques ne doivent pas éclipser l’essentiel : le déclin de l’influence culturelle du cinéma français au profit du cinéma américain et de la spectacularité qui s’y rapporte.

Le cinéma français comme économie fermée

13En mondialisant les enjeux, l’avènement des sociétés dites « communicationnelles » a de nouveau bouleversé la donne. En effet, la mondialisation cinématographique a favorisé le développement d’un « milieu » international dynamique qui trouve un écho de plus en plus important auprès du public. Un réseau de festivals internationaux (Cannes, Toronto, Venise, Berlin, Sundance, etc.) participe ainsi au rayonnement de réalisateurs plus ou moins confirmés [9]. Cet angle mort de l’analyse du Club des 13 s’explique par la différenciation grandissante entre l’échelle de production et celle propre à la diffusion des films. Car, comme le rappelle Jean-Michel Frodon (Cahiers du cinéma), « longtemps les français ont eu accès à des objets culturels produits en France. Aujourd’hui, ces objets sont souvent fabriqués à l’étranger. Mais si la diffusion et la consommation tendent à l’internationalisation, la production française, elle, reste largement locale. » Par ailleurs, il souligne l’inaptitude des cinéastes français, sauf quelques exceptions, à exister sur un plan international.

14D’un point de vue strictement français, la mondialisation culturelle s’est traduite paradoxalement par un surcroît de « popularité » pour la production nationale. Outre ses 45 % de part de marché, un tiers des vingt plus gros succès en salles de l’histoire a été réalisé durant la dernière décennie. On pourrait analyser ce regain d’intérêt par le perfectionnement des industries culturelles, désormais en mesure de concevoir en série des films à succès. La capacité de l’écurie Besson à séduire à répétition un jeune public hexagonal (Taxi, Yamakasi, Banlieue 13, etc.) et international (Le cinquième élément, Arthur et les Minimoys, la série du Transporteur, etc.) réputé peu cinéphile, en est une illustration. Toutefois, le destin des « machines de guerre » cinématographiques demeure en réalité fort aléatoire, comme le démontrent les récents ratés de L’auberge rouge, des Randonneurs à Saint-Tropez, du Deuxième souffle ou de Sa majesté Minor.

15De plus, le phénomène de mondialisation culturelle semble profiter à la veine « franchouillarde » du cinéma français. Les Visiteurs (13 millions de spectateurs en 1993), Le Dîner de cons (9,2 millions en 1997), Le Fabuleux destin d’Amélie Poulain (8,6 millions en 2000), Les Choristes (8,5 millions en 2003), Bienvenue chez les Ch’tis (20,3 millions en 2008), la trilogie des Astérix (8,9 millions en 1998, 14,5 millions 2001 et 6,8 pour le dernier volet en 2008)… Autant de spectacles-refuge, au succès parfois inattendu, qui ont provoqué une communion nationale autour de figures folklo-fantasmagoriques. Cet engouement démontre qu’un désir de cinéma demeure. Ce qui pose de fait la question de la capacité de la frange la plus artiste du cinéma français à y répondre.

? Le « milieu » français : un cinéma en marge de la société

16Or, comme le rappelle le cinéaste Jean-Marc Moutout, « c’est rarissime, mais il y a toujours des films d’auteur français qui trouvent leur public, comme La graine et le mulet ou Persepolis…. » Or ces cas d’exceptions, à savoir l’ensemble des films réunissant un large public en dépit de moyens limités ou de l’absence de casting bankable, ont un trait commun : une correspondance entre « enjeu de société » et fiction [10]. La banlieue avec La haine, la colonisation pour Indigènes, l’intégration dans La graine et le mulet, les nouveaux défis de l’école républicaine et Entre les murs… Ces films fédèrent alors même qu’ils traitent directement de thèmes politiques « sensibles ».

17Cette dimension révèle, en creux, un élément structurant du paysage cinématographique hexagonal : le malaise entretenu par de nombreux cinéastes à l’égard de leur société et de leur époque. Car le défaut de popularité des films du « milieu » n’est que l’envers d’un phénomène évoqué comme suit par Mehdi Derfoufi (rédacteur en chef de la revue Tausend Augen et président de l’Union Française du Film pour l’Éducation et la Jeunesse) : « Le cinéma français, surtout depuis la Nouvelle Vague, s’est éloigné du monde réel. Il se montre dans sa grande majorité incapable de prendre en compte des problématiques qui touchent les gens au plus près : plus on est dans le cinéma d’auteur, plus c’est vrai. C’est ce qui explique notamment la désaffection du public populaire à l’égard de ces films… » En dernière analyse, la problématique du « milieu » révèle donc bien une ligne de fracture, non moins entre les Français et l’art cinématographique, qu’entre les cinéastes et leur propre pays.

18In fine quel mal frappe les films du « milieu » ? Le manque de moyens ? À n’en pas douter. La frilosité des grands argentiers de l’industrie cinématographique ? Sans doute. Les effets collatéraux d’un système productiviste artistiquement aliénant ? Assurément. Mais aussi, un manque d’adaptations des structures de production et de diffusion aux bouleversements économiques et culturels en cours et une impuissance des cinéastes à incarner la société telle qu’elle se fait, se vit et se représente. Et si les successeurs de Marcel Pagnol, Jean Renoir ou Jean Vigo tardent à émerger, c’est aussi que nombre de cinéastes français ont tourné le dos à la conception du cinéma que ces derniers défendaient, celui d’un art qui touche au plus près des enjeux sociaux, historiques et politiques du temps présent. C’est ce renoncement qu’il convient également d’interroger, sans quoi, le milieu, même richement doté, continuera à parler de nulle part. ?

Notes

  • [*]
    Doctorant en épistémologie à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Auteur de Utopia, A la recherche d’un cinéma alternatif, L’Harmattan, Paris, décembre 2007.
  • [1]
    Taxi et son apologie régressive de la violence routière, Disco et autres hommages outrés à la culture « populo » signés F. Ontoniente, la série des Astérix placée sous haute influence télévisuelle…
  • [2]
    Voir P. Ferran, « Violence économique et cinéma français », Le Monde, 26 février 2007.
  • [3]
    Voir Le Club des 13, Le milieu n’est plus un pont mais une faille, Paris, Stock, avril 2008.
  • [4]
    P. Ferran, « Comment produire des films à moyen budget ? », Tout arrive, France Culture, 16 avril 2008.
  • [5]
    J.-M. Frodon, « Retour sur le milieu », Les cahiers du cinéma, n° 638, octobre 2008, p. 5.
  • [6]
    Le milieu n’est plus un pont mais une faille, op. cit., p. 82-83.
  • [7]
    A. Badiou, « Du cinéma comme emblème démocratique », in Cinéphilosophie, Revue Critique, n° 692-693, janvier février 2005, p. 4-13.
  • [8]
    L’audience des plus belles réussites commerciales de la « Nouvelle Vague » (450 000 spectateurs pour les 400 coups de F. Truffaut en 1959, 316 000 pour les Cousins de C. Chabrol la même année et 380 000 spectateurs pour A bout de souffle de J.-L. Godard en 1960), jugées comme telle à l’époque, relativise d’ailleurs les difficultés et, par suite, les prétentions des films du « milieu ».
  • [9]
    Citons entre autres exemples W. Allen, A. de la Iglesia, K. Loach, W. Kar-Wai, T. Kitano, G. Van Sant, P. Almodovar, I. Nakata, F. Akin, W. Salles, P. Chan-Wook, D. Aronofsky, J. Balaguero, J.-H. Bong, F.H. Von Donnersmarck, P. Sollett
  • [10]
    Il convient ici de distinguer les traitements opportunistes de sujet d’actualité et une approche proprement cinématographique d’un enjeu spécifique à la modernité, qui implique une prise de parti non moins thématique qu’esthétique.
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