Mouvements 2008/1 n° 53

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Article de revue

Les dilemmes de la justice transitionnelle

Pages 41 à 47

Notes

  • [*]
    Journaliste. Il a publié Juger la guerre, juger l’Histoire. Du bon usage des commissions Vérité et de la justice internationale, PUF, 2007.
  • [1]
    F. Dyson, Rocket man, in New Review of Books, vol. LV, n° 1, p. 12.
  • [2]
    L. Joinet, Lutter contre l’impunité, Dix questions pour comprendre et agir, La Découverte, 2002.
  • [3]
    Entretien avec l’auteur, Le Temps, 6 décembre 1999.
  • [4]
    R. Brody, “Justice: The First Casualty of Truth”, http://hrw.org/english/docs/2001/04/30/global12849.htm
  • [5]
    Cité par R. Brody, ibid.
  • [6]
    C. Bell, « The “New Law” of Transitional Justice », Building a Future on Peace and Justice, Nuremberg, 25-27 Juin 2007.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    E. Conan et H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.
English version

1Durant ces vingt dernières années, le regard sur la gestion des crimes de masse a profondément changé. Traditionnellement, au nom de la recherche de la « réconciliation nationale », l’approche dominante reposait sur un pacte de l’oubli. Ce pacte se fondait sur l’amnistie et l’amnésie, autrement dit, sur l’oubli juridique et sur l’oubli social, les deux étant tendus vers l’objectif de la « réconciliation ». Dans cette conception, la refabrication de l’unité nationale impliquait qu’on fasse silence sur les auteurs de crimes politiques ou raciaux. Après la brève mais intense période d’épuration dans la période de l’immédiat après Seconde Guerre mondiale, ponctuée par les procès de Nuremberg, cette approche basée sur l’oubli fut renforcée par le contexte de la guerre froide et de la Realpolitik qui dominait les relations internationales. Le rappel des crimes, en particulier, commis par « des collabos », était considéré comme nuisible à l’objectif de l’unité nationale. Avec une parfaite clarté, le général de Gaulle avait exprimé cette idée pour justifier le fait que « la France n’a pas besoin de vérité, elle a besoin d’unité nationale et d’espoir » pour expliquer le fait que le documentaire Le chagrin et la pitié ne soit pas diffusé sur les antennes de la télévision française.

? La réconciliation à quel prix ? De l’oubli institutionnel à la mise en scène de la vérité

2Cette philosophie de la « réconciliation » qui privilégie l’amnistie, voire l’impunité, a encore des partisans. Certains pays la pratiquent toujours, comme le Liban ou le Mozambique. Dans un article récent, un officier britannique retraité, Freeman Dyson, évoque avec beaucoup d’éloquence la nécessité de l’amnistie, jugeant que celle-ci constitue un « impératif moral », étape indispensable pour aboutir à la réconciliation : « Sans la réconciliation, il ne peut y avoir de véritable paix. La réconciliation signifie l’amnistie. Il est permis d’exécuter les pires criminels de guerre, avec ou sans un procès pendant que les passions de la guerre font encore rage. Après que ces exécutions soient faites, il ne doit plus y avoir de chasses aux criminels ou aux collabos. Afin de construire une véritable paix, nous devons apprendre à vivre avec nos ennemis et oublier leurs crimes. […] L’amnistie n’est ni facile, ni juste, mais l’alternative est un cycle sans fin de haine et de revanche [1]. »

3C’est cette vision d’une amnistie-amnésie cicatrisant les plaies de la guerre qui s’inverse radicalement avec la fin de la Guerre froide. Dans la nouvelle doxa, la réconciliation ne passe plus par le pacte de l’oubli, mais par l’expression de « la vérité ». Les crimes doivent être exposés. Sans surprise, c’est en Amérique latine que cette exigence se développe. En Argentine, au Chili, en Uruguay et ailleurs, les juntes militaires ont caché leurs forfaits. Les « disparus » se comptent par milliers et parfois par dizaines de milliers comme en Argentine. Les familles ne savent pas si leurs proches sont vivants ou s’ils sont morts ; elles ignorent également, dans cette éventualité, où les corps ont été ensevelis et encore moins l’identité des bourreaux. Dans ces conditions, le deuil est impossible. La recherche de « la vérité » s’impose progressivement comme faisant partie intégrante des droits de l’homme. Une nouvelle vision de la réconciliation se développe, que l’archevêque sud-africain, Desmond Tutu, président de la Commission Vérité et Réconciliation dans son pays, va formaliser : « Des outils, anciens et nouveaux, étrangers et indigènes, mais avant tout pratiques et efficaces, qui permettront de forger un processus de réconciliation adapté aux circonstances particulières existent ». De fait, au Cap, à Kigali, à Belgrade et à Belfast, ces outils se mettent en place pour reconstruire des sociétés ravagées par les conflits ou des périodes de répression : commission vérité, tribunal pénal international ou hybride, lois d’épuration, octroi de réparation, justice traditionnelle…

4C’est cet ensemble d’institutions et de pratiques qui constituent la justice dite transitionnelle. La nouvelle doxa affirme qu’une société qui est passée par des violations massives des droits de l’homme doit faire retour sur son passé pour parvenir à la réconciliation. Louis Joinet, qui en tant que rapporteur spécial des Nations unies sur la question de l’impunité, va jouer un rôle éminent dans ce renversement de perspective, met, en exergue de son livre Lutter contre l’impunité[2], ces propos : « L’impunité représente le triomphe du mensonge, du silence et de l’oubli. Elle viole et empoisonne la mémoire des individus et des communautés. » La réconciliation passe désormais par un pacte de la mémoire et non un pacte de l’oubli. La création des tribunaux ad hoc des Nations unies pour l’ex-Yougoslavie et pour le Rwanda, des tribunaux semi-internationaux au Sierra Leone, en Bosnie-Herzégovie, au Kosovo, au Timor Leste, au Cambodge, ainsi que de la trentaine de commissions vérité en l’espace d’une quinzaine d’années sont les signes tangibles de cette nouvelle approche de la réconciliation.

? Vérité vs. Justice : des objectifs contradictoires ?

5Mais parmi les militants des droits de l’homme, cette nouvelle approche se structure autour de deux courants de pensée qui s’affrontent dans les années 1990, respectivement les tenants de la justice reconstructive, tournée vers les victimes, et les promoteurs de la justice pénale. Les partisans des commissions vérité estiment que la justice internationale n’est ni praticable, ni même souhaitable, jugeant que la priorité doit être accordée à la restauration de la dignité des victimes. Ils dénoncent dans la justice internationale, son abstraction, son côté désincarné, « le rêve d’une justice rendue par les anges dans un monde d’hommes », selon la forte formule du philosophe français, Alain Finkielkraut. [3] Le fait encore que la justice internationale ne punit qu’une poignée de criminels à des prix prohibitifs. De fait, en une quinzaine d’années d’existence, les deux tribunaux ad hoc de l’ONU ont coûté ensemble quelque 3 milliards de dollars en budgets cumulés.

6Les partisans des commissions vérité font valoir qu’une commission bien menée peut aboutir à des résultats hors de portée des tribunaux : elle permet d’obtenir des informations sur les crimes que leurs auteurs auraient cherché à dissimuler lors d’un procès ; elle offre une vision globale de la société et ne se concentre pas seulement sur quelques cas comme lors des procès pénaux ; elle participe à la restauration de la dignité des victimes, lesquelles auraient été malmenées lors des cross examinations (contre-interrogatoires) par les avocats de la défense, elle contribue encore et même surtout à la réconciliation sociale, et last but not least, une commission vérité n’est pas chère et peut « traiter » des milliers de cas, alors que les procès qui mettent en jeu des hautes personnalités sont terriblement complexes juridiquement autant qu’ils sont financièrement prohibitifs pour des États pauvres, pouvant de surcroît durer des années.

7Pour leur part, les partisans de la justice pénale rappellent que la justice restauratrice n’a de justice que le nom. Dans un article au titre explicite, Justice : « The First Casualty of Truth » [4] (Justice : la première victime de la vérité) le vice-directeur de l’organisation de défense des droits de l’homme, Human Rights Watch, Reed Brody, constate que la réconciliation tant vantée par les promoteurs des commissions vérité s’avère souvent être « une cruelle plaisanterie » pour les victimes confrontées à leurs tortionnaires impunis, et qu’en réalité, ces commissions sont « l’option douce pour des gouvernements qui violent les droits de l’homme et veulent éviter la justice ». Le journaliste argentin Horacio Verbitsky, qui mena campagne en faveur de l’abrogation des lois d’amnistie souligne que « vouloir imposer la réconciliation entre des familles de victimes et leurs bourreaux serait sadique d’un point de vue individuel et sans importance à l’échelle de la société. La seule base pour construire l’avenir pour tous les citoyens et d’accepter la loi et ses procédures [5] ». Ces partisans mettaient en avant son impartialité, son côté dissuasif, le fait qu’elle participe au rétablissement de la paix et de la réconciliation sur des bases saines et durables, soit la sanction des criminels, et que de ce fait, elle contribue à la construction d’un État de droit et de la démocratie.

8Mais ce débat, qui oppose les tenants de la justice reconstructive à la justice pénale, se solde par une approche qui transcende ces deux écoles. Les uns et les autres ont fait l’expérience à la fois de leurs limites, mais aussi de leur complémentarité. Pour utiliser une terminologie économique, il y a une offre excédentaire de coupables de crimes contre l’humanité que la justice – nationale ou internationale – ne peut pas traiter. L’expérience du TPIY (ex-Yougoslavie) comme du TPIR (Rwanda) en témoigne. De la même manière, l’impunité pour des hommes responsables de la mort de dizaines, voire de centaines de milliers d’hommes, de femmes et d’enfants, n’est pas acceptable et les promoteurs des commissions vérité le reconnaissent aussi. De fait, le principe d’une approche holistique s’est imposé dans les années 1990 et avec lui, une complémentarité s’est mise en place entre commissions et procédures pénales. Cette complémentarité a pris une variété de formes. Au Sierra Leone, un Tribunal spécial juge les auteurs des crimes les plus abominables, alors qu’une commission vérité a entendu les cas moins graves. Au Pérou, la commission vérité possédait une unité spéciale chargée de recueillir les preuves concernant les auteurs des crimes les plus graves, dossiers qui ont été transmis pour instruction à des juges. Simultanément, les normes ont évolué. Le droit à la vérité a été reconnu par les Nations unies comme un droit inaliénable. Les statuts de la Cour pénale internationale ont interdit en 1998 l’amnistie pour les crimes contre l’humanité. En 1999, les Nations Unies ont interdit à leurs médiateurs de cautionner des amnisties générales, si elles concernent les auteurs de crimes contre l’humanité.

? La paix au prix de l’impunité ?

9Mais de profondes ambiguïtés subsistent quant aux contours des nouvelles normes juridiques qui ont émergé, en particulier, sur la question clef de l’amnistie. Ainsi, les lignes de démarcation ne sont pas claires entre les crimes qui sont amnistiables et ceux qui ne le sont pas. Christine Bell souligne : « Il n’y a pas une liste simple à donner aux médiateurs, avec des instructions claires, ce qui serait le plus sûr moyen pour que les médiateurs jouent un rôle normatif. La loi telle qu’elle s’est aujourd’hui développée ne le permet pas [6]. »

10Ce flou normatif peut contribuer à adopter des amnisties dont les conséquences s’avéreront néfastes pour la stabilité de la société. Bell a raison de constater « qu’il est difficile de construire une culture basée sur l’État de droit, quand l’accord de base repose sur l’impunité » [7]. De fait, les Nations unies affirment que près de la moitié des accords de paix échouent dans les cinq ans qui suivent leur signature. Et c’est généralement la difficulté de construire un État de droit qui est la cause de ces échecs. Mais cette ambiguïté normative possède aussi son versant positif : elle donne une marge de manœuvre aux hommes politiques pour permettre des compromis dans les négociations de paix. Au demeurant, les exemples chilien et argentin démontrent que des amnisties générales peuvent être par la suite abrogées.

11Ces exemples illustrent le fait que le nouveau droit issu de la justice transitionnelle a reconfiguré notre approche dans la résolution des conflits, sans pour autant apporter des réponses claires aux défis qu’elle a créés. Le défi est encore plus aiguisé en ce qui concerne l’articulation entre la recherche de la paix et celle de la justice. Comment sanctionner les instigateurs de politiques de nettoyage ethnique, et en même temps, vouloir négocier avec eux un accord de paix ? Un vif débat a opposé les tenants du courant juridique (juges, procureurs) qui estiment qu’une paix sans justice ne vaut pas la peine d’être signée, car il ne s’agit pas d’une paix, mais d’une trêve, le temps pour des criminels de se réarmer ; alors que les médiateurs affirment de leur côté que c’est la recherche de la justice qui complique et retarde un règlement pacifique, provoquant de nouveaux morts, chacun affirmant que l’impératif moral se situe de son côté. Une formulation consensuelle prévaut aujourd’hui, qui parle d’une « approche séquentielle » de la justice et de la paix, signifiant qu’on ne peut mener simultanément la recherche de ces deux objectifs. En réalité, cette approche séquentielle ne résout rien : signifie-t-elle la paix maintenant et la justice plus tard ? Il serait d’une grande arrogance de croire que l’on peut gérer de manière juridico-technocratique des questions aussi complexes que la recherche de la justice et de la paix dans des conflits ayant chacun leur propre dynamique.

? Conclusion : éloge des processus lents

12Les politiques de châtiment et de pardon ont eu l’immense mérite d’aborder frontalement la problématique de la reconstruction sociale, de la responsabilité de l’État et des individus, et d’affirmer les liens dynamiques qui existent entre la lutte contre l’impunité, la reconstruction d’un État de droit et la garantie de non-répétition des crimes. Nous avons vu parfois à l’œuvre les limites de certaines institutions. Certaines commissions n’ont eu de vérité que le nom et la judiciarisation des relations internationales n’est pas immune d’une politisation de ces tribunaux. Ailleurs, la justice internationale a fait partie d’une stratégie de la bonne conscience occidentale. On l’a vu avec la création du TPIY, et une année plus tard, avec la naissance du TPIR, dont le principe fut décidé une centaine de jours après la fin d’un génocide commis en direct. Plus récemment, les puissances occidentales ont fait pression sur les autorités cambodgiennes pour qu’elles jugent des génocidaires Khmers rouges, oblitérant le fait que pendant la Guerre froide, ces mêmes puissances occidentales, ainsi que leurs alliés de l’ASEAN (et la Chine) ont apporté leur soutien politique et parfois militaire aux Khmers rouges après que ceux-ci aient tué un million de leurs concitoyens.

13Cependant, l’usage public de l’histoire n’est pas condamné à produire des effets néfastes ou à n’être que l’alibi de la bonne conscience occidentale. Il peut, tout au contraire, refonder l’identité historique d’une collectivité, en marquant une véritable rupture symbolique avec les crimes commis. Car si le passé ne passe pas[8], il peut, en revanche, s’intégrer progressivement à la mémoire nationale et accomplir œuvre de pacification sociale. L’expérience allemande le suggère : ce sont les politiques de la mémoire qui ont participé à fluidifier le rapport de l’Allemagne à son passé nazi, à assumer et non plus à subir son passé, même si ce processus s’inscrit dans une longue durée. Là se situe l’enjeu essentiel des politiques de châtiment et de pardon.

14Nous voudrions plaider ici pour une justice transitionnelle humble, dont l’efficacité repose sur la capacité des populations à s’approprier ses mécanismes. C’est dire que ces derniers ne sont pas des produits avec une durée de vie limitée, mais des processus historiques lents, dont l’effet imprègne la société, en se conjuguant avec d’autres faits sociaux et politiques. Il serait cependant dangereux de faire croire à l’hybris de la justice internationale et des politiques de réconciliation. L’existence d’un tribunal international n’a que rarement entamé la détermination de soi-disant « purificateurs ». Deux ans après la création du tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie, les massacres de Srebrenica l’attestent tragiquement.

15Limités, fragiles, soumis en permanence à des pressions politiques multiples et au danger d’être manipulés, ils peuvent constituer cependant, dans la mesure où les populations se les approprient, une véritable libération des chaînes du passé. À l’heure des passions identitaires, ils représentent une rare source d’espoir. À raison, Rodolfo Matarollo, qui fut prisonnier politique sous la dictature argentine, souligne que la justice pour des violations massives des droits de l’homme est le contraire d’un « big bang », mais bel et bien, un lent et difficile processus de reconstruction d’une société. ?

Notes

  • [*]
    Journaliste. Il a publié Juger la guerre, juger l’Histoire. Du bon usage des commissions Vérité et de la justice internationale, PUF, 2007.
  • [1]
    F. Dyson, Rocket man, in New Review of Books, vol. LV, n° 1, p. 12.
  • [2]
    L. Joinet, Lutter contre l’impunité, Dix questions pour comprendre et agir, La Découverte, 2002.
  • [3]
    Entretien avec l’auteur, Le Temps, 6 décembre 1999.
  • [4]
    R. Brody, “Justice: The First Casualty of Truth”, http://hrw.org/english/docs/2001/04/30/global12849.htm
  • [5]
    Cité par R. Brody, ibid.
  • [6]
    C. Bell, « The “New Law” of Transitional Justice », Building a Future on Peace and Justice, Nuremberg, 25-27 Juin 2007.
  • [7]
    Ibid.
  • [8]
    E. Conan et H. Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Fayard, 1994.
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