Couverture de MOUV_047

Article de revue

« La grippe stagiaire »

Le stage : syndrome d'une société en crise

Pages 182 à 189

Notes

  • [1]
    Se reporter également à Collectif Génération précaine, Sois stage et tais-toi ! La scandaleuse exploitation des stagiaires, La Découverte, Paris, 2006.
  • [2]
    Conseil économique et social, « L’insertion professionnelle des jeunes issus et l’enseignement supérieur », 2005, 96 p. ; APEC, « Diplômés en 2003 et 2004, situation professionnelle en 2005 », 48 p.
    Disponibles sur http:// www. generation-p. org/ fr/ documentation. php? action= rapports
  • [3]
    « Des pratiques malsaines se répandent », entretien avec Jean-Marie Chevalier, L’Humanité, 31 octobre 2005.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Diplômes universitaires.
  • [6]
    « Les universités ont une responsabilité », entretien avec Jean-Marie Chevalier, 20 minutes, 28 octobre 2005.
  • [7]
    Le nom « Génération précaire » fait écho au livre de A. Mabrouki, Génération précaire, Paris, Le Cherche-midi, 2004. Le syndicaliste et employé de Pizza Hut y retrace la lutte qui s’est développée dans les enseignes MacDonald en 2000-2001 en particulier autour du restaurant de Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Cette homonymie résulte cependant d’une coïncidence puisque les fondateurs du mouvement de stagiaires ne connaissaient pas l’ouvrage au départ.
  • [8]
    Les noms des membres du mouvement sont des pseudonymes.
English version

1Invisible il y a encore quelques mois, une population oubliée par le droit du travail a fait une irruption fulgurante sur la scène politique : poussés par une détresse devant des abus généralisés et surtout « normalisés », quelques jeunes ont pu capter l’attention des médias et placer le projecteur sur le scandale des stages abusifs. L’étendue du problème n’a d’égal que l’enracinement d’une exploitation « normale », au sein de l’organisation quotidienne du travail. Les auteurs nous montrent comment le recours à une main d’œuvre malléable et gratuite s’est infiltré au sein de notre société, faisant fi, ou pire, exploitant une angoisse face au chômage et instaurant un système créateur d’inégalités sur le marché du travail. Sans décrier le stage en soi, ils décrivent comment le manque de régulation des stages laisse des marques pour le reste de la vie professionnelle. Enfin, ils analysent la genèse et la spécificité d’un mouvement social de jeunes, les choix opérés par le groupe, et les espoirs qui émergent de la lutte d’une génération précaire, mais (donc ?) politisée.

2La « grippe stagiaire ». Vilain jeu de mot en ces temps épidémiques, mais reflet d’une société malade de sa jeunesse, un mot devenu pour beaucoup une abstraction. Le mal se répand, dans un pays en manque de perspectives pour ses citoyens, notamment les plus jeunes. Mais si grippe il y a, qui sont les malades ? Les stagiaires et les jeunes qui vivent la précarité au quotidien ? Ou bien notre société incapable de leur faire une place ? De ce mécanisme social grippé, les stagiaires sont un rouage. Depuis bientôt un an, le collectif Génération précaire se mobilise pour qu’ils se voient reconnaître des droits. Les abus que nous dénonçons illustrent toutes les difficultés d’une génération qui entre dans le monde du travail par la petite porte [1].

? Le « stage système »

3Les jeunes sont aujourd’hui sans cesse renvoyés aux lacunes de leur formation, à leur manque de « professionnalisation ». Ils incarnent alors ce que les managers qualifient de « pré-actifs » : formés et souvent expérimentés, mais indéfiniment refoulés du monde de l’emploi « conventionnel ». Les stagiaires forment ainsi le nouvel avatar du travailleur précaire : ils sont sans contrat, sans salaire et sans droits.

4Le Conseil économique et social (CES) chiffre à 800 000 le nombre de stagiaires actifs chaque année en France. De son côté, l’Association pour des cadres (APEC) estime que 90 % des diplômés de niveau Bac + 4 ont effectué au moins un stage au cours de leurs études, et que 50 % d’entre eux en ont effectué trois ou plus [2]. Dans un contexte difficile pour l’insertion professionnelle des jeunes, les stages sont donc conçus comme un passage obligé. Le chiffre de 22 % de chômage chez les moins de 26 ans, la multiplication des CDD, des temps partiel et de l’intérim poussent les jeunes à faire des stages. Chacun tente de mettre toutes les chances de son côté.

5Les stages sont plébiscités par les étudiants et leurs professeurs. Les licences et masters professionnels se développent et ne sont bien souvent « professionnalisant » que par le stage obligatoire qu’ils imposent. Quant aux « grandes écoles » de commerce ou d’ingénieurs, elles intègrent désormais des années de césure pour permettre aux étudiants de réaliser un stage long. Qu’il s’agisse de stages d’observation, de stages de fin d’études ou de stages post-diplômes, les stages sont de plus en plus nombreux. Le stagiaire demeure cependant le parent pauvre de l’apprenti puisqu’il ne bénéficie d’aucun droit. Le flou juridique qui l’entoure est total. Il ne peut pas saisir les Prud’hommes ou se syndiquer et il peut être renvoyé sans préavis ou motif. Il ne cotise jamais pour sa retraite et que très rarement pour l’assurance chômage. La loi ne prévoit aucune rémunération (ou indemnisation) obligatoire et le stagiaire est souvent employé gratuitement. Un arrêté du 20 décembre 1986 exonère néanmoins de cotisations sociales les entreprises qui « gratifient » leurs stagiaires, en deçà de 30 % du SMIC brut (environ 360 euros). Dans la pratique, ce seuil justifie une indemnisation égale ou inférieure à ce seuil.

6Le défaut d’encadrement légal des stages autorise tous les abus, et faire un stage revient bien souvent, au final, à payer pour justifier d’une expérience professionnelle. Ceux qui n’ont pas le soutien financier de leurs parents n’ont pas accès aux stages et sont alors sérieusement handicapés. Certains empruntent et d’autres travaillent sept jours sur sept pour financer leur stage. Le développement incontrôlé des stages constitue donc un nouveau facteur de discriminations qui s’ajoutent aux barrières déjà existantes dans l’enseignement supérieur.

7Jusqu’à présent, la question des stages a été éludée. Il s’agit d’un phénomène de masse mais aucune étude statistique ou sociologique n’a été à ce jour réalisée sur le sujet. Les quelques universitaires qui se sont penchés sur le problème, en particulier les économistes Jean-Marie Chevalier (Université Paris-Dauphine) et Catherine Lubochinsky (Université Paris ii Panthéon-Assas), ont régulièrement souligné leur embarras sur ce point. Pour le collectif Génération précaire, qui milite pour la mise en place d’une réglementation sur les stages, l’obtention de données fiables sur le nombre et les conditions de travail des stagiaires est un enjeu considérable. Un premier pas vers la prise en compte de ce véritable problème de société.

? Le scandale des « emplois déguisés » en période de chômage de masse

8Stagiaires, employeurs, politiques, éducateurs, syndicalistes. Tous tombent d’accord dès lors qu’il s’agit de reconnaître les aspects bénéfiques du stage. Celui-ci est un atout précieux pour nombre de formations souvent jugées trop « théoriques ». Mais là où le bas blesse, c’est lorsque la belle idée est instrumentalisée et dévoyée. Le stage est devenu un passage obligé dans la course à l’emploi, un chemin semé d’obstacles, comme l’explique Jean-Marie Chevalier : « En soi, les stages sont une bonne chose, les étudiants en ont besoin car c’est pour eux le moyen d’être en contact avec la réalité économique et professionnelle. Mais depuis 2003, des pratiques malsaines et anormales se développent. Un nombre conséquent d’entreprises profitent du manque de débouchés pour de moins en moins rémunérer les stagiaires tout en leur demandant d’être aussi productifs que des salariés. Certaines sociétés remplacent un salarié à plein temps par des roulements de stagiaires[3]. »

9Du côté des universités, les dysfonctionnements sont aussi de plus en plus nombreux : « Pour la première fois de ma vie, je vois des étudiants qui s’arrangent pour redoubler, de façon à avoir une convention de stage délivrée par l’université pendant un an[4]. »

10Au sein des universités, les « inscriptions fictives » se multiplient. De nombreux étudiants s’acquittent de leurs frais de scolarité à la seule fin d’obtenir une convention de stage. De nombreux organismes de formation sont réputés pour être peu regardants sur la délivrance des conventions de stages. Des DU [5] « stage » ont même étés ouverts dans certaines universités pour faciliter l’obtention de conventions. Ces inscriptions fictives génèrent de fait des ressources nouvelles que les universités n’hésitent pas à empocher en ces temps difficiles. Peu importe alors l’absence d’adéquation entre le cursus d’inscription du stagiaire et la branche dans laquelle il effectue son stage.

11Le problème émerge lorsque le stage est abusif, c’est-à-dire quand l’équilibre est rompu entre formation et indemnisation d’un côté, et obligations de l’autre. La ligne rouge entre le « bon » stage et le stage abusif est difficile à tracer, mais nombreux sont les stages qui relèvent du travail déguisé voire gratuit. Les dérives sont particulièrement criantes dans le cas des stages post-diplômes. Les jeunes diplômés en quête d’un premier emploi ne se voient bien souvent proposer qu’une période de stage peu ou pas rémunérée. Les témoignages affluent en ce sens. À titre d’exemple, on peut citer celui de ce jeune diplômé de droit international dans la région PACA. Convoqué après avoir répondu à une offre d’emploi, il passe un entretien d’embauche qui se poursuit pendant près de deux heures et inclut un exercice de traduction de l’anglais vers le français, afin de vérifier ses compétences linguistiques. Au terme de la procédure, les deux personnes qui l’ont reçu lui indiquent qu’ils n’ont qu’un stage (qualifié de « poste ») à lui proposer et qu’il obtiendra une réponse quinze jours plus tard après audition des autres candidats. Les recrutements pour les stages deviennent très exigeants et certains postes sont occupés en continu par des stagiaires en remplacement de salariés, ils deviennent de véritables « postes à stagiaires ».

12Jean-Marie Chevalier estime à environ 60 000 le nombre d’emplois camouflés en stages [6]. Quel que soit le niveau de rémunération de ces stagiaires, il permet aux employeurs de pourvoir des postes permanents à moindre coût, des postes qu’il n’est plus nécessaire d’attribuer à de véritables salariés. La concurrence déloyale exercée par les stagiaires est donc un obstacle à l’emploi des jeunes diplômés, elle est un facteur explicatif de leurs difficultés à se faire embaucher.

? La « révolte des stagiaires ». Généalogie du combat de Génération précaire [7]

13Si l’on avait dit à Cathy [8], un soir de septembre 2005, qu’elle était en train de déclencher un mouvement d’une telle ampleur, elle ne l’aurait probablement pas cru. Car elle est seule, ce soir là, devant son ordinateur quand elle décide, à 33 ans, de ne pas postuler pour son neuvième stage et de diffuser sur Internet un appel à la « grève des stagiaires ». D’autres stagiaires la rejoignent et le cercle s’étend très vite à un groupe de jeunes gens qui ne se connaissent pas nécessairement entre eux mais possèdent la même expérience. Ils s’organisent autour du site Internet www. generation-precaire. org, créé à l’origine pour recueillir des témoignages de stagiaires. Le 4 octobre 2005, profitant d’une manifestation nationale contre la précarité, ils apparaissent, masqués de blanc, dans le cortège parisien. Ils ne sont qu’une poignée mais ils créent l’événement : c’est la première fois que des stagiaires se mobilisent. Les médias se ruent sur la vingtaine de stagiaires présents qui deviennent la cible d’une pluie d’interviews. Avec leurs masques blancs et leur égérie, « super stagiaire », ils sont parvenus à créer l’événement.

14La première assemblée générale a lieu le 12 octobre 2005 et de nouveaux stagiaires affluent à chaque réunion. Au bout de quelques semaines, le « noyau dur » est en place et se rassemble pour discuter d’une plate-forme de revendications et de propositions pour mettre un terme aux stages abusifs. Trois grands axes de revendications sont alors dégagés :

15- L’inscription du statut du stagiaire dans le Code du travail avec les droits et les obligations afférents.

16- La responsabilisation des parties prenantes (contrôle de l’organisme de formation et limitation du stage dans le temps. Tutorat, délai de carence entre deux stagiaires et quota de stagiaires dans l’entreprise, administration ou institution d’accueil).

17- L’instauration d’une rémunération minimale, progressive et assujettie aux cotisations sociales.

18Le site Internet est sommaire au départ, mais il est quotidiennement visité par des milliers de personnes. Bientôt, une pétition est lancée pour demander une « réforme du statut des stagiaires ». L’action s’organise et la journée de grève du 24 novembre est un succès. Elle est suivie par plusieurs centaines de stagiaires et fait l’objet d’une forte médiatisation. Entre le début du mois et cette date, une série de petites opérations ponctuelles, des « flash mobs », sont conduites dans des lieux symboliques : entreprises dites « stagiophages », restaurants d’entreprises, administrations, etc. En quelques semaines, les stagiaires sont parvenus à alerter l’opinion publique sur la dérive des stages. Dans le même temps Génération précaire consulte aussi largement les acteurs politiques et sociaux, afin d’obtenir leur soutien et pour entendre leurs positions : syndicats dits représentatifs, syndicats patronaux, députés de tous bords, universitaires, organisations étudiantes, etc. L’accueil reçu est globalement positif et tous s’accordent sur la nécessité de limiter les abus.

19Génération précaire développe une ligne de communication efficace grâce à des mobilisations visuelles et symboliques mais aussi en développant un discours politique, mais non partisan. Les membres du collectif comme les autres stagiaires viennent de divers horizons et ils n’ont pas tous les mêmes opinions. Il importe pour les défendre de formuler des idées qui puissent faire consensus entre eux. Cette stratégie porte ses fruits puisque plusieurs délégations du collectif sont reçues au ministère de l’Éducation et au ministère délégué à l’Emploi, au Travail et à l’Insertion professionnelle des jeunes. À chaque fois, il s’agit pour le collectif de stagiaires de convaincre le gouvernement de recourir à la loi pour encadrer les stages. Les pouvoirs publics entendent quant à eux privilégier le recours à une charte de bonne conduite, texte sans aucune valeur réglementaire et non contraignant.

20Dominique de Villepin reçoit finalement Génération précaire le 24 février 2006 suite à l’incorporation de dispositions sur les stages dans le projet de loi sur l’Égalité des chances. Le texte rend obligatoire une indemnisation des stages à partir du troisième mois et indexe le stage sur la « période de consolidation » prévue par le CPE. Ces dispositions sont minimales par rapport aux propositions avancées au départ par Génération précaire. Le collectif rédige alors des amendements soumis aux membres du Parlement, députés et sénateurs, qu’il encourage à proposer en vue de leur adoption. Cette initiative est un échec puisque le gouvernement a recours à l’article 49-3 pour faire passer projet de loi sur l’Égalité des chances sans amendements et alors que les discussions au Sénat sont réduites à la portion congrue.

21Devant l’échec de sa « stratégie des amendements », Génération précaire adopte une attitude plus ferme à l’égard du gouvernement et se lance dans la bataille « anti-CPE ». Le discours s’élargit, la priorité reste l’encadrement juridique des stages.

? Une nouvelle forme de mobilisation collective

22La réussite de Génération précaire, son existence même, sont indissociables de l’attention médiatique portée au collectif dès ses débuts. Cet intérêt des médias a été soutenu au départ par l’apparence de ces stagiaires masqués de blanc, mais également par des méthodes différentes de celles d’autres mouvements présents d’habitude sur la scène des manifestations françaises : c’est moins par ses slogans que par une mise en scène pédagogique et originale que Génération précaire se distingue. Mais ce paraître est aussi le reflet de modes de fonctionnement spécifiques.

23Le port du masque blanc et l’utilisation de prénoms d’emprunt sont avant tout une précaution d’usage. Les membres ne veulent pas risquer de perdre leur stage ou d’hypothéquer leurs chances de trouver un emploi. Mais les masques blancs possèdent également une dimension symbolique. Ils représentent l’anonymat des stagiaires, véritable « armée de réserve » du monde du travail : partout présents et souvent indispensables mais jamais reconnus. C’est cependant au niveau du fonctionnement de l’organisation que le masque blanc a sans doute révélé ses effets les plus surprenants. Les membres de Génération Précaire sont substituables sur les plateaux de télévisions ou dans les rendez-vous avec des acteurs politiques et sociaux. Ils sont mandatés mais personne ne bénéficie d’un mandat définitif de « chef » ou de « porte-parole ». Ce mode de fonctionnement fondé sur l’anonymat a certainement eu des effets importants en cela qu’il a empêché l’émergence d’une ou de plusieurs figures de leader. Au niveau interne, la hiérarchie n’est donc pas clairement établie. L’ancienneté et les différents degrés d’implication sont naturellement source d’autorité, mais aucune position n’est figée. Le collectif se fait généralement représenter par deux ou trois individus et ses membres assurent un roulement dans la composition des délégations, afin que chacun participe et acquière de l’expérience.

24La force de Génération précaire réside également dans la diversité idéologique du groupe, qui influe sur le processus de prise de décision interne. La plupart n’appartiennent à aucune formation politique mais chacun s’identifie à des bords différents : extrême gauche, gauche centriste, centre, droite libérale etc. Le collectif, résolument politique, se définit donc spontanément comme non partisan. Au terme de longues discussions, la prise de décision se fait par consensus. Mais contrairement à une pratique souvent en vigueur, visant notamment à masquer les divergences internes, il s’agit pour Génération précaire de concilier les points de vue de membres qui ne pourraient coexister dans une même organisation politique conventionnelle. Personne ne se retrouve pleinement dans une décision ou une orientation, mais chacune d’entre elles constitue un plus grand dénominateur commun. Au niveau de l’implication personnelle, les membres du noyau dur montrent une grande disponibilité et ils sont soudés par une expérience commune, faite d’abus et d’exploitation, qui assure une cohésion forte au mouvement par-delà les divergences qui peuvent apparaître.

25Pour ce qui est de la stratégie, le mouvement a développé une approche à la fois originale et communicative. Devant la difficulté à mobiliser en nombre, une aptitude qui requiert une base solidement organisée (à l’instar de celle des organisations syndicales ou des partis politiques), Génération précaire a choisi d’être une base de sensibilisation, de proposition et de pression sur les pouvoirs publics. Les flash mobs, ces actions ponctuelles et localisées, mobilisant tout au plus une dizaine d’individus suivis par des journalistes, en sont un exemple. Elles jouent allègrement sur les mots et le visuel, à l’instar par exemple de l’ouverture des soldes qui fut ponctuée, en janvier, dans deux grands magasins parisiens, par le cri : « Les stagiaires sont en soldes pour 30 % du SMIC ! »

26Très vite, le gouvernement prend cependant conscience du fait qu’il a affaire à une mobilisation relativement conciliante et ouverte au dialogue. La démarche et la nature de Génération précaire favorisent aussi certainement la réception au niveau gouvernemental : il s’agit d’une mobilisation de jeunes pour la plupart issus de l’enseignement supérieur, parlant le même langage et offrant une forme de contestation non consensuelle mais jugée recevable et relativement pertinente. On peut aussi esquisser une autre explication pour comprendre cette attention initiale, en faisant l’hypothèse que le gouvernement a pu souhaiter recevoir Génération précaire pour paraître à l’écoute de la jeunesse. Il s’agirait dans ce cas d’une certaine forme d’alibi de la part d’un gouvernement composé d’énarques souvent coupés du terrain et incapables de percevoir l’ampleur de la contestation des banlieues, ou d’autres formes de rejet du système venant des franges défavorisées de la jeunesse. Génération précaire se heurtera pourtant vite, comme les autres, à un refus de négocier de la part d’un gouvernement qui écoute mais impose ses choix sans intégrer une seule proposition extérieure.

27Certains déprécieraient la stratégie de Génération précaire en la dépeignant comme « réformiste », une stratégie de consultation, de coopération et pas simplement d’opposition. En l’absence de moyens de mobiliser en masse, le collectif a en effet utilisé des outils symboliques et des arguments pragmatiques pour faire pression sur les pouvoirs publics. Après l’échec de l’appel au gouvernement, il organise de manière originale un « appel aux députés », les enjoignant, au nom des préoccupations de la jeunesse, d’écouter leurs bases. Génération précaire encourage les jeunes à écrire à leurs représentants en leur demandant de déposer des amendements en faveur des stagiaires au sein du projet de loi sur l’Égalité des chances. Le collectif tente ainsi de facto et même si ce n’est pas son objectif premier, de redonner un sens à la notion de représentation politique. Cette démarche est pourtant un échec.

28Les membres de Génération précaire pensaient ou espéraient défendre une cause ponctuelle avant de retourner vaquer à leurs activités dans des conditions améliorées. Force est de constater qu’ils se sont heurtés à un rejet de la part des autorités qui les pousse à pérenniser leur lutte.

? L’affirmation d’une nouvelle génération politique ?

29Quelle que soit l’issue de son combat, Génération précaire aura au moins gagné sur un point majeur : les stages défrayent aujourd’hui la chronique. Par la presse, la télévision, la radio, les conversations de rue ou de bureau, dans les familles aussi, chacun aura pris conscience d’une réalité jusqu’alors occultée. Le stage est toujours, en France, un objet légal non-identifié. Il concerne pourtant près d’un million de jeunes gens et augure bien mal de leurs premiers pas dans la vie active qu’ils entendent mener, à la suite mais aussi au service des générations précédentes.

30Ce que demandaient d’abord les stagiaires, c’était qu’on les écoute et qu’on les reconnaisse comme une composante sociale. Car au-delà de leur inexistence statistique, ce que niait le silence les entourant jusque là, c’est aussi le préjudice moral et psychologique qui les touche. Une société qui prétend encore proposer des stages à des jeunes proches de la trentaine choisit en effet de les infantiliser et leur refuse un droit légitime à grandir, à travailler, à s’autonomiser, à fonder une famille etc. Comment, dans de telles conditions, justifier l’appel si souvent proféré à la responsabilisation des jeunes ? Comment affirmer que la « nouvelle génération » serait oisive ou hédoniste alors qu’on ne lui propose aucun travail, ou bien des conditions d’emploi si dépréciées qu’elles en deviennent, à l’instar du CPE, intolérables.

31Les stages à répétition alimentent aussi parmi les jeunes d’importants questionnements quant à la valeur de leurs formations universitaires : après plusieurs stages à 300 euros par mois, certains se demandent en effet s’ils n’auraient pas mieux fait d’emprunter un cursus plus court et professionnalisant (type BTS) plutôt que d’aller jusqu’à un Bac +5. Nombreux sont ceux qui en sont réduits, après cinq années d’études, à accepter des salaires au SMIC. La multiplication des stages, en période de chômage, alimente cette dépréciation des salaires et des formations universitaires avancées.

32Mais au-delà de cette affirmation sociale, c’est également une reconnaissance légale que les stagiaires exigent. Ils demandent à bénéficier du Code du travail comme tout ceux qui ont au moins un pied dans la vie professionnelle, à participer à l’effort collectif (par le biais des cotisations sociales et patronales). Ils demandent à exister, « matériellement », autrement que par des « gratifications », des « primes de stage » ou autre « dédommagements ». Ils aspirent, enfin et surtout, à pouvoir s’intégrer dans le monde du travail.

33La « jeunesse » n’est pas une. Elle est, dans une certaine mesure, une abstraction. Une notion qui englobe des situations et des individus si différents qu’elle ne peut être assimilée à un tout. Une catégorie qu’on ne saurait réduire à l’âge. Il s’agit avant tout d’une notion sociale bien difficile à cerner et que l’on peut approcher sous l’angle de la génération : jeunes ouvriers, cadres, lycéens, jeunes des banlieues, étudiants etc. On peut également se demander si ces catégories sont elles-mêmes pertinentes. Il existe en effet aujourd’hui peu de liens formels entre ces réalités et les mouvements qu’elles supportent mais il est frappant de constater qu’ils sont apparus dans un intervalle de temps très court. Il faut également souligner que ces catégories sont loin d’être imperméables puisque les jeunes qui se sont soulevés dans les banlieues françaises à la fin de 2005 étaient par exemple aussi, pour beaucoup, des ouvriers, des intérimaires, des lycéens ou des étudiants.

34Le rejet de la « précarité » est néanmoins devenu un cri de ralliement fort pour la jeunesse. Une situation qui n’épargne aucune frange de la société et affecte particulièrement les jeunes qui tentent de trouver leur place au sein d’un collectif malade. Les générations précédentes semblent incapables de leur offrir une perspective d’avenir digne de ce nom. Nul n’a besoin d’être devin pour savoir et comprendre qu’un système qui se coupe de sa base la plus vitale et immédiate, sa jeunesse, vit en sursis. S’il est impossible d’analyser la situation présente comme un conflit de générations puisque la mobilisation contre les orientations du gouvernement rassemble tous les âges et bien des catégories sociales, la France rentre dans une époque nouvelle. Avec le « papi boom » annoncé, le pays pénètre, pour la première fois de son histoire, dans une ère où le destin des nouvelles générations pourrait être décidé par les anciennes. Celles-ci possèdent en effet le pouvoir de décision, notamment électoral, et on peut se demander si la « vieillesse » n’est pas en passe de devenir une force sociale décisive.

35Ce pouvoir de décision est aussi une réalité dans la plupart des organisations qui peuplent la société. Les appareils syndicaux ou les partis politiques tardent à renouveler leurs directions. Les partis conventionnels sont à la peine dès lors qu’il s’agit de relayer la contestation de la jeunesse, de la continuer par des propositions fortes et nouvelles, par des projets. Les organisations syndicales « traditionnelles » demeurent maladroites face au malaise d’un monde étudiant qui n’a jamais constitué une priorité dans leurs ordres du jour.

36On constate aussi une incapacité des forces politiques et des syndicats à rénover les critères de leur représentativité face à un marché du travail profondément restructuré, où le salariat est de moins en moins stable et de plus en plus mobile. Le salariat fixe jouit toujours d’une solide représentation et les syndicats, en le défendant, restent à même de se constituer en interlocuteur vis-à-vis du gouvernement. A contrario, les travailleurs intérimaires, les étudiants vivant de petits boulots, les intermittents, les CDD à temps plein ou à temps partiel, et en premier lieu les stagiaires, ne sont réellement défendus par personne. C’est aussi dans cette impossibilité d’être représenté que la précarité de la jeunesse trouve sa source. Mais cette situation, partagée par une grande partie des jeunes, renforce également la cohérence et la cohésion de cette génération.

37C’est dans ces conditions que la jeunesse prend son destin en main. Les plus jeunes se trouvent au cœur de la mobilisation malgré leur inexpérience politique : c’est l’exemple donné par des lycéens qui n’ont cessé de se manifester depuis le rejet de la réforme Fillon en 2005. Au final, tous ces mouvements expriment au moins une chose : la jeunesse d’aujourd’hui est loin d’être dépolitisée et elle entend le montrer. ?

Notes

  • [1]
    Se reporter également à Collectif Génération précaine, Sois stage et tais-toi ! La scandaleuse exploitation des stagiaires, La Découverte, Paris, 2006.
  • [2]
    Conseil économique et social, « L’insertion professionnelle des jeunes issus et l’enseignement supérieur », 2005, 96 p. ; APEC, « Diplômés en 2003 et 2004, situation professionnelle en 2005 », 48 p.
    Disponibles sur http:// www. generation-p. org/ fr/ documentation. php? action= rapports
  • [3]
    « Des pratiques malsaines se répandent », entretien avec Jean-Marie Chevalier, L’Humanité, 31 octobre 2005.
  • [4]
    Ibid.
  • [5]
    Diplômes universitaires.
  • [6]
    « Les universités ont une responsabilité », entretien avec Jean-Marie Chevalier, 20 minutes, 28 octobre 2005.
  • [7]
    Le nom « Génération précaire » fait écho au livre de A. Mabrouki, Génération précaire, Paris, Le Cherche-midi, 2004. Le syndicaliste et employé de Pizza Hut y retrace la lutte qui s’est développée dans les enseignes MacDonald en 2000-2001 en particulier autour du restaurant de Strasbourg-Saint-Denis à Paris. Cette homonymie résulte cependant d’une coïncidence puisque les fondateurs du mouvement de stagiaires ne connaissaient pas l’ouvrage au départ.
  • [8]
    Les noms des membres du mouvement sont des pseudonymes.
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