Mouvements 2005/5 no 42

Couverture de MOUV_042

Article de revue

Pour en finir avec la fidélité (les médias sont des instruments)

Pages 43 à 53

Notes

  • [*]
    Une première version de cet article fut présentée à l’occasion de Constellations in the Digital Age, 22e Biennale de la Musique, Zagreb, Croatie (7 avril 2003). Grand merci à tous les participants pour leur intérêt et commentaires.
    Traduit de l’anglais par Jérôme Hansen
  • [1]
    Jonathan Sterne enseigne au Département d’Histoire de l’Art et Communication et dans le programme d’Histoire et Philosophie des Sciences à l’Université McGill, Montréal. Il est l’auteur de The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Duke University Press, 2003) et de nombreux articles sur les médias, la technologie et les aspects politiques de la culture. Son prochain livre s’intitule provisoirement MP3 : The Meaning of a Format. Il joue de la basse – surtout électrique – depuis vingt-cinq ans et dirige The Velvet Ear, petit studio d’enregistrement digital à but non lucratif. Son dernier groupe, Lo-boy, sortira son deuxième album courant 2006. Visitez son site Internet à : http:// sterneworks. org
  • [2]
    Pour Jonathan Sterne, ce terme désigne les musiques qui nous entourent et non pas l’expression forgée par les institutions publiques en France pour désigner les musiques populaires. (NDLR)
  • [3]
    Voir www. mortonsubotnik. com
  • [4]
    Le groupe Massive Attack est, avec Portishead ou Tricky, l’un des représentants du style trip-hop (NDLR).
  • [5]
    Lev Termen (1896-1993, d’origine russe) : ingénieur, musicien et inventeur dans les années 1920 d’un des premiers instruments éléctroniques, le Theremin.
  • [6]
    Pour ce faire, j’emprunterai certains exemples à mon livre The Audible Past, en particulier au chapitre intitulé « The Social Genesis of Sound Fidelity » (Sterne, 2003, p. 215-286).
  • [7]
    Chichester Alexander Bell, cousin d’Alexander Graham Bell inventeur du téléphone. Il participa aux expérimentations du Laboratoire Volta fondé à Washington D.C en 1880 par Graham et conduisit des expériences en matière d’enregistrement et de téléphone (NDLR, cf. Sterne 2003 pp. 186-187 et 194-236).
  • [8]
    Les premiers gramophones permettaient d’enregistrer et d’écouter des sons. (NDLR).
  • [9]
    Dans les années 1890, il n’y avait quasiment aucun « ingénieur du son » professionnel, au sens où on l’entend maintenant.
  • [10]
    Comme leur nom l’indique, les convertisseurs transforment des signaux d’un certain type en un autre. Si vous écoutez un CD, le codage (digital) est converti analogiquement en signal électrique et dirigé vers les enceintes. À l’inverse, si vous enregistrez avec un micro (analogique) le son est converti en données qui sont reportées sur un support. Quand Jonathan Sterne parle de « détails », il parle de paramètres très spécifiques du son comme la fréquence d’échantillonnage, le nombre de bits ou même l’architecture interne des circuits de conversion (NDLR).
  • [11]
    On trouve également des connections du même type dans l’histoire de l’acoustique moderne, comme dans l’étude d’Hermann von Helmholtz, On the Sensations of Tone (1954), où l’oreille est explicitement associée aux arts de la synthèse et de la reproduction sonore.
  • [12]
    L’expression power chords désigne des accords où les basses sont redoublées. Pour jouer ces accords, l’index « barre » tout le manche, et c’est pourquoi on parle de « barrés ». Ces accords sont très communs dans les hard-rock.
English version

1 Depuis plusieurs décennies, les musiciens ont systématiquement déplacé la frontière qui sépare les « instruments » des « médias », notamment en matière de technologies sonores. Ce déplacement n’a pas été suivi par les universitaires, qui ont maintenu un cloisonnement qui mériterait d’être dépassé. L’examen de ce double processus conduit à souligner l’apport des outils analytiques d’une discipline pour l’autre, de sorte que les instruments de musiques puissent être sujets aux interrogations de la théorie des médias (et plus seulement aux catégorisations de l’organologie) et qu’enfin les médias sonores soient délivrés du fardeau Platonicien de la représentation.

2 Pour tout amateur de musiques actuelles [2], l’affirmation selon laquelle les technologies d’enregistrement sonore sont des instruments n’a rien de nouveau. Considérer les médias comme des instruments constitue même une tendance dominante dans la création musicale contemporaine. Paul Miller (alias « DJ Spooky That Subliminal Kid ») écrit : « Les samples n’acquièrent une signification qu’une fois re-présentés dans l’assemblage du mix. En cela, le DJ fait office d’héritier cybernétique de la tradition d’improvisation du jazz, où certains motifs seraient rejoués et recyclés par d’autres musiciens du même genre. Mais, dans le cas présent, les disques remplacent les notes » (2004, p. 349-50).

3 Depuis ses débuts, lorsqu’il jouait et manipulait des vinyles dans Songs for a Dead Dreamer, le travail de Miller-DJ Spooky n’a cessé d’évoluer jusqu’à sa collaboration avec des artistes de jazz pour tenter de créer sur son récent Optometry un véritable « sample jazz », hybride de musique instrumentale et de DiJaying.

4 Tout au long des années 70, la culture DJ s’est, elle aussi, renouvelée, non pas à cause de sa supposée pauvreté, mais parce que l’émergence de nouveaux usages (les platines et les disques vinyles) ou de nouvelles attitudes (le clubbing) l’ont transformé. Ces mutations ne résultent pas non plus d’un progrès technique ou d’une nécessité technologique. Elles nous montrent combien, en matière de reproduction sonore, la gamme des sensibilités est diversifiée. De fait, la sonorité de la reproduction sonore est devenue une couleur musicale parmi d’autres. Désormais banales, ces techniques créatives, où se mêlent performance et studio, se retrouvent dans tout le spectre des pratiques musicales : l’art des compositeurs avant-gardistes comme Morton Subotnik [3], les expérimentations des DJs reconnus et des virtuoses du sampler, le prestige récemment octroyé au « producteur » dans les musiques commerciales (et qu’est-ce qu’un producteur sinon un auditeur virtuose remplaçant une future audience encore imaginaire ?) ou plus simplement, l’explosion des petits studios artisanaux aménagés dans les caves, les chambres et les friches industrielles.

5 Il suffit de prêter l’oreille, même distraitement, aux pratiques musicales d’aujourd’hui pour réaliser que la frontière entre instruments de musique et médias de transmission ou de reproduction est depuis longtemps désuète. À côté des artistes qui travaillent avec des platines, des échantillonneurs ou des ordinateurs portables, on peut également mentionner des groupes comme Massive Attack [4]. S’ils combinaient l’usage de samples et la performance directe sur le précédent album Mezzanine, leurs récentes productions (comme 100 th Window) attestent d’un rejet total du sample au profit d’heures de jam-sessions captées dans le studio, et dans lesquelles le groupe va chercher des micros rythmes ou même des sons isolés qui seront ensuite coupés, collés, traités et organisés en des paysages sonores obsédants. Leur technique d’enregistrement consiste désormais à faire de la (déconstruction de la) performance le matériel de base de la composition en studio.

6 Ce phénomène n’est pas circonscrit au présent : rappelons-nous l’essai régulièrement cité de Brian Eno, « The Studio as Compositional Tool » (1983) et son emploi expérimental de bandes mises en boucle, entre autres sur Apollo, ou encore, les premiers possesseurs de synthétiseurs qui, dès la fin des années 60, ambitionnaient de créer de véritables studios analogiques portables (voir Pinch, 2002). De même, certains chasseurs de sons des années 50/60 considéraient autant leurs magnétophones comme des outils de restitution, capables de reconstituer des cartes postales sonores, que comme des véritables instruments de musique (voir Bijsterveld, 2004).

7 Comme je l’expliquerai plus loin, le fait qu’enregistrement, reproduction et production musicale tendent à se confondre remonte aux origines de l’enregistrement sonore. En fait, il est même raisonnable de penser que ce phénomène précède l’invention de l’enregistrement sonore en 1877.

? Théories des Médias, Théories des Instruments

8 Mais après tout, pourquoi attirer l’attention sur une pratique intégrée, tant du point de vue intellectuel que pratique, par la quasi totalité des musicien-n-e-s en activité ? N’est-il pas évident que, dans la période actuelle, les médias de reproduction et les instruments de production musicale sont presque par définition imbriqués, au point d’être indissociables ? S’il est encore nécessaire de poser de cette question, c’est que ce qui est évident pour les musicien-n-e-s ne l’est pas forcément pour les chercheurs, habitués à des définitions ne prenant guère en compte les « productions hybrides ».

9 Au début du xx e siècle, alors que Leon Theremin [5] cablait ses radios ou, un peu plus tôt, quand la société Berliner Gramophone inventait le « sifflement artistique », afin de vanter les capacités mimétiques de ses machines tout en compensant leur manque de réponse en fréquence, les philosophes de la reproduction sonore insistaient toujours sur la distinction rigide entre moyens de reproduction et instruments.

10 Cette division laisse entrevoir, selon la dichotomie établie par Pierre Bourdieu, la fracture entre logique pratique et logique théorique. Pour le sociologue, les gens peuvent avoir des compréhensions pratiques de leurs actions, sans pour autant être en mesure de les exprimer formellement. En sens inverse, les savants qui tentent de décrire l’action sociale à partir d’une logique théorique séparée perdront inéluctablement de vue les philosophies pratiques incorporées par les personnes qu’ils étudient (Bourdieu, 1980 ; 1996). Les savants ont imposé une distinction entre médium et instrument dans leur logique théorique, alors que les musiciens et les ingénieurs l’ont dépassée en pratique. Il est temps de rattraper ceux que nous étudions.

11 En général, les chercheurs décrivent les technologies d’enregistrement, d’amplification et de transmission du son comme autant de médias. Ce choix conditionne leurs interrogations. Faisant écho à Walter Benjamin (2000, p. 68-113) et à son « aura », les auteurs qui s’intéressent à la signification culturelle de l’enregistrement sonore, se focalisent sur les relations entre original et copie ou la façon dont sont produits des « effets » d’authenticité. La captation et la transmission apparaissent le plus souvent comme des représentations. Ainsi, avec leur concept de « schizophonie », R. Murray Schaefer et Barry Truax décrivent les technologies qui, selon eux, isolent les sons de leurs « sources » (Schafer, 1991 ; Truax, 1984). La limite de cette approche réside dans ce qu’elle compare la communication par moyen technologique à celle en face-à-face, et que cette dernière l’emporte toujours. Au moins, dans son livre sur le paysage sonore moderne, Schafer affiche-t-il clairement son hostilité à l’égard des larges sociétés contemporaines. En revanche, si l’on préfère une vision sociale positive, prenant en compte toute la diversité des sociétés cosmopolites, composées de millions d’individus, il nous faut alors trouver un moyen de parler des communications à base technologique, sans les traiter comme inférieures à la communication « directe ». C’est pourquoi la philosophie de la communication devrait s’intéresser aux instruments et au contexte musical. Qui, à l’exception du plus ardent des puristes, oserait encore soutenir l’infériorité des musiques faites à partir d’instruments par rapport à celles n’utilisant que la voix humaine et le corps ? Personne ne remet en cause l’interaction entre humain et technique dans la communication musicale. Les instruments de musique ne sont pourtant que des technologies de la communication qui ont progressivement échappé à la logique savante de la représentation.

? Les faiblesses de l’organologie

12 Malheureusement pour lui, le discours académique sur les instruments comporte de nombreuses faiblesses. L’organologie est surtout un exercice taxinomique formel. Le système de classification Sachs-Hornbostel a beau accorder une place à la mise en forme des savoirs théoriques, en dernière instance, il ne nous amène pas plus loin que l’histoire naturelle du XVIIIe siècle. Comme pour cette dernière, les experts en organologie disposent soigneusement chaque instrument dans des familles, mais n’expliquent rien quant à sa genèse, sa fonction ou sa signification (Hornbostel, 1961 ; Kartomi, 1990 ; Sachs, 1940). Un groupe de chercheurs que l’on pourrait nommer « nouveaux organologistes » a récemment entamé une analyse culturelle plus profonde et plus riche des instruments et une grande partie de ces recherches nous incite à réviser la distinction entre instrument et outil de reproduction. Le livre que Steve Waksman (1999) consacre à la guitare électrique expose avec clarté le rôle crucial joué par l’amplificateur et le studio à côté des micros et des cordes. La désormais classique analyse du rap par Tricia Rose (1994) révèle combien le son hip-hop découle des « mauvais traitements » infligés aux équipements de studio. Paul Theberge (1997), dans son étude des claviers, des synthétiseurs et de l’interface MIDI, anticipe le présent argument quand il avance que les claviers digitaux abolissaient déjà cette frontière entre instrument et matériel d’enregistrement/reproduction. Bien que je sois en désaccord avec Theberge sur sa périodisation, sa remarque vise juste. L’exemple le plus évident est sans doute l’enregistrement. À aucun moment dans l’histoire, l’enregistrement n’apparaît autrement que comme un art du studio. Les musiciens ont dû apprendre à « jouer » du studio. Comme c’est le cas pour tout instrument, chaque technologie de reproduction :

  1. dispose de sa propre gamme de sons et de timbres, et
  2. implique un apprentissage technique avant que l’on puisse en « jouer ».
Pour établir le degré de ressemblance originel entre instruments et médias d’enregistrement/reproduction, considérons, tour à tour, le studio, le tourne-disque et l’oreille humaine. À partir de ces exemples, je développerai l’idée selon laquelle la plupart des aspects fondamentaux de l’ère digitale – en particulier, l’effondrement de la distinction instrument/médium et la plasticité du son lui-même – relèvent en fait de trajectoires musicales largement antérieures [6].

? Comment jouer d’un média

13 Dès ses débuts, l’enregistrement fût un art du studio. Avant même la commercialisation des technologies, les praticiens du son étaient déjà conscients des conditions spécifiques de production que l’enregistrement imposait. En pleine période d’expérimentation du téléphone, Chichester Alexander Bell [7] notait les contorsions nécessaires pour placer la bouche en face de l’embouchure servant à capter le son : « Avec la bouche dans une telle position, non seulement il est très difficile de parler de manière naturelle, mais il est évident que les vibrations sonores à l’intérieur du combiné vont interférer entre elles » (Bell, 1882).

14 Commentant son travail au gramophone [8], Eldridge Johnson se souvient : « Pour enregistrer le chanteur, on n’avait rien trouvé d’autre qu’un grenier avec accès par une échelle. Je filais chercher un pauvre gars qui viendrait chanter en échange d’un dollar cash, et je le montais par l’échelle pour essayer de faire un disque » (cité dans Talking Machine World, sept. 1910, p. 47).

15 En d’autres termes, dans le studio, la performance devait s’acclimater avec l’équipement : la pièce isolait l’interprète du monde extérieur et de rudimentaires cloisons d’insonorisation et de séparation répondaient le mieux possible aux besoins de la machine. Elles permettaient de détacher l’événement sonore de son contexte « habituel » et par là même de le reproduire. Comme le signale Steve Jones (1993), les ingénieurs du son apprirent rapidement à préférer la captation en studio à celle en extérieur, la première leur permettant de bien mieux contrôler l’environnement acoustique – et donc, de contrôler le son de l’enregistrement. Comme celles créées dans les studios, les séquences sonores diffusées à la radio étaient, dans leur vaste majorité, fabriquées pour l’occasion.

16 Mais, plus qu’un cadre obligatoire, le studio génère surtout une marche à suivre par laquelle il devient possible de « jouer » de l’appareillage comme d’un instrument.

17 Un compte rendu des premières radiodiffusions d’opéras recense les qualités d’un bon travail en studio : une pièce sans résonances excessives, l’arrachement de la musique et du chant de la sphère scénique, un bon entraînement des interprètes. Ceux-ci et celles-ci devaient abandonner tout l’aspect visuel de leur performance et en modifier les éléments tactiles et somatiques. Expressions faciales, mouvements, costumes – tout devait s’effacer devant la primauté d’un « effet tonal maximum » : « Un système de rotation fut instauré à cet effet, chaque chanteur/chanteuse ayant une place fixe à partir de laquelle il ou elle doit se déplacer vers l’avant, l’arrière ou sur les côtés, selon un schéma préétabli, exactement comme une ligne de footballeurs qui s’ouvre, se referme et se déplace selon un code de signaux. » (LeMassena, 1922).

18 Cette citation est extraite d’un article consacré à la différence entre une représentation d’un opéra et son enregistrement dans un studio. Les titres des différents paragraphes nous montrent, sans la moindre ambiguïté, la lucidité de son auteur : « Comment est diffusé l’opéra : les difficultés à surmonter afin d’obtenir les meilleurs résultats ; comment les chanteurs doivent être spécialement entraînés et groupés ; comment l’opéra doit être modifié, interprété et visualisé pour pallier le manque d’action, de costumes et de décors ; les artistes sont engoncés dans la musique ; bouger, murmurer, même une profonde respiration est un crime. ».

19 À l’évidence, l’auteur ressentait à l’égard du studio le même dédain que certains artistes-interprètes de son époque. Mais, il est important ici de faire la différence entre la description d’un processus et son appréciation esthétique. Bien que mon goût pour les musiques de studio, ou celui du lecteur, peut diverger de celui de l’auteur, sa description de la performance enregistrée d’opéra n’en reste pas moins essentiellement correcte. Il nous rappelle que le corps des interprètes et son placement n’est pas le même durant l’enregistrement d’un opéra que lors de sa représentation en direct. Voilà la caractéristique déterminante de toute musique reproduite : il ne s’agit pas simplement d’une sorte de performance live clandestine, mais d’un véritable art du studio. « Comment jouer du studio comme d’un instrument » aurait donc été un titre plus adéquat pour cet article de 1922. Aujourd’hui, après des décennies de dub, de hip-hop et de recombinaisons avant-gardistes, cette conception s’applique régulièrement à un grand nombre de pratiques musicales. Nous sommes donc familiarisés avec l’idée d’une performance musicale pour et par le studio. Mais ce modèle, sous d’autres formes, a une longue histoire. Au XIXe siècle, à l’âge des cylindres, on trouvait déjà « des amateurs du son » [9] qui, souhaitant chanter par-dessus leur propre voix, gravaient plusieurs cartes le long d’un seul rouleau.

? Les Couleurs Musicales des Médias

20 Le concept de « fidélité sonore » des appareils découle de l’idée que le studio se contente de reproduire une performance live. Or, si vous demandez à n’importe quel audiophile de vous rapporter les controverses au sujet de la fidélité de la reproduction, vous retrouverez deux positions antagonistes : ceux qui aiment les systèmes qui « flattent » la musique et ceux qui demandent à l’appareil de restituer l’entièreté du spectre sonore et veulent une précision clinique.

21 Si le courant contemporain des artistes des platines [turntablists] a pleinement assimilé le phonographe à un instrument musical, cette attitude n’est pas non plus nouvelle. Considérons cet exemple de 1896 où un partisan du phonographe (fonctionnant avec des cylindres en cire) critique le gramophone (fonctionnant avec des disques plats en gomme). Notez comment l’auteur évoque la dimension sonique et parle du matériel de reproduction comme si c’était un instrument de musique : « Un disque de cire [utilisé pour le phonographe ou le graphophone] est joué à l’aide d’une petite balle traçant un sillon sur la surface molle du cylindre.

22 Un disque de gomme [utilisé pour le gramophone] est joué par le frottement d’une punaise, ou d’un objet similaire, sur le sillon granuleux du disque corrodé par l’acide. Le premier est plaisant à l’oreille alors que, d’emblée, le second sonne comme si de la vapeur s’en échappait. Une nouvelle écoute, plus attentive, vous laisse espérer mieux mais le son évoque le raclement sur le sol d’une calèche sans chevaux. Puis, quand vous tentez d’enregistrer une voix, le son qui sort du Gramophone vous évoque le braiment d’un âne sauvage […] Aucun citoyen cultivé ne devrait supporter des sons si stridents et tonitruants. Cela dit, il y a un Gramophone en état de marche dans les mines de Carbondale. Nul doute que les mineurs y trouvent leur compte […] Les disques de cire ne sont pas assez puissants pour souffler le visage d’un auditeur, mais, au moins, ils sont agréables à entendre ». (« Fake Records », 1898, p. 10).

23 Il n’est pas question ici de justesse, mais plutôt de préférence tonale. Comme l’écrit Steve Waksman (1999), de semblables objections réapparaîtront environ un demi-siècle plus tard avec la guitare électrique. Tout débat sur la soi-disant fidélité d’un enregistrement par rapport à sa source est en fin de compte un débat sur l’esthétique des sons : comment devraient sonner les enregistrements ? Dès la deuxième décennie du XXe siècle, la société Victor en avait conclu qu’il s’agissait davantage d’un art que d’une science, et que le son du phonographe nécessiterait une collaboration entre constructeurs et auditeurs, de la même manière que le son d’un instrument résulte du travail conjoint des luthiers et des musiciens. Les principes de « tonalité préférentielle » et de choix du consommateur se sont avérés d’utiles arguments de vente pour le phonographe. Dans une publicité de 1913, Victor déclarait que son « système d’aiguilles amovibles vous offre un contrôle musical total ». Cet exemple marie admirablement l’idée du choix de consommation avec l’esthétique transparente d’une pure fidélité : « L’aiguille amovible est le seul système qui garantit une installation parfaite pour jouer n’importe quel disque ; une aiguille amovible ajuste toutes les sélections aux exigences des différentes pièces et s’adapte à tous les goûts ; une aiguille amovible vous permet d’écouter chaque disque exactement comme vous voulez les écouter […] Utilisez toujours les machines Victor avec des disques et des aiguilles Victor – la combinaison. C’est le seul moyen d’obtenir le son inégalé de Victor » (Victor, 1913, p. 68). « Une installation parfaite pour jouer n’importe quel disque » : si la fidélité avait été l’étalon or de la reproduction sonore, l’agence de publicité de Victor aurait laissé flotter le dollar. Comme pour la devise américaine après 1973, ce slogan nous enjoint surtout d’avoir foi dans le processus. D’ailleurs, si l’on excepte les enregistrements, le son inégalé de Victor n’a d’ailleurs probablement rien de particulier, et ce quoique la publicité nous assure que l’appareil dispose de quatre différentes (non) tonalités – que les auditeurs peuvent assortir à leur goût musical et à leurs humeurs. Ainsi, l’idée de perfection devient une question de situation. Raison instrumentale et contrôle technique sont entre les mains de la personne qui change les aiguilles et dépendent des oreilles qui perçoivent les nuances entre les différentes sonorités « inégalées » : l’auditeur assidu se transforme en connaisseur avisé. D’autres fabricants imitèrent Victor et laissèrent également à l’auditeur le soin de moduler son plaisir.

24 De nos jours, cette logique est à l’œuvre dans n’importe quel magasin hi-fi, où la tonalité de l’équipement – du matériel de reproduction à l’amplificateur, jusqu’aux enceintes – est soigneusement quantifiée et discutée longuement. Les DJs internationaux procèdent à l’identique lorsqu’ils voyagent. Car, même s’ils n’emportent pas leur platine, ils se munissent de leurs disques, de leurs propres cellules et aiguilles, afin de reproduire « leur son » partout où ils jouent. Pendant ce temps, les ingénieurs du son débattent de la pertinence de termes comme « warm » [chaud] et « smearing » [distorsion] pour décrire certains « détails » caractéristiques des convertisseurs analog-to-digital and digital-to-analog [10].

? Une Oreille plus Fine pour la Reproduction Sonore

25 Au-delà des appareils d’enregistrement et de lecture, l’histoire entrecroisée des médias et des instruments s’observe également dans un autre endroit : l’oreille humaine elle-même. Le premier chapitre de mon livre The Audible Past discutait l’hypothèse selon laquelle l’organe humain de l’audition servit de modèle à tous les transducteurs modernes – microphones, haut-parleurs ou tout autre dispositif qui convertit le son en signal électrique et vice-versa. Cette corrélation apparaît de manière plus explicite encore avec une machine appelée ear phonautograph et, plus tard, avec le téléphone à oreille. Tous deux construits par Alexander Graham Bell et ses collaborateurs, ces appareils utilisaient des oreilles humaines prélevées sur des cadavres pour convertir le son (Sterne, 2003, p. 30-85) [11]. Depuis le XIXe siècle, ce lien est, à la fois, plus subtil et omniprésent, à tel point qu’aujourd’hui, nos chaînes stéréos, enceintes et écouteurs jouent de nos oreilles comme d’autant de radios.

26 En 1936, deux chercheurs en psycho acoustique des laboratoires Bell découvrirent que la réponse en fréquence de l’audition humaine variait en fonction du volume sonore. Du nom de ses concepteurs, la courbe de Fletcher-Munson est parmi les découvertes décisives de l’esthétique musicale du XXe siècle. Le principe en est le suivant. Au niveau sonore normal d’une pièce, la réponse en fréquence de l’humain ressemble à une courbe en cloche, c’est-à-dire que notre ouïe est plus sensible aux sons en milieu de gamme : les cris d’un bébé ou la sonnerie d’un téléphone, qui se distinguent aisément dans un espace normalement bruyant, sont de bons exemples de sons auxquels nos oreilles sont particulièrement sensibles.

27 À des volumes supérieurs, la réponse ressemble plus à un sourire : nous devenons plus sensibles aux sons très graves ou très aigus, et moins à ceux de fréquence moyenne. Maintenant, pensez à la fonction « loudness » d’une chaîne stéréo ou au bouton « bass boost » d’un baladeur. Ces deux procédés accroissent les basses, le premier augmentant également les très hautes fréquences (de moins en moins nécessaires au vu de la pureté cristalline des mixages des CDs). Tous deux « rusent » l’oreille en lui faisant entendre la musique plus forte qu’elle ne l’est en réalité. Ainsi, les musiques modernes, telles le rock ou le rap, qui sont censées être écoutées à des volumes élevés – ou, en tout cas, comme si elles étaient fortes – sonnent mieux pour nombre d’auditeurs quand le mode « loudness » est activé. En conséquence, chaque fois que nous décidons d’appuyer sur ces boutons, nous – en complicité avec les fabricants de nos appareils de lectures – jouons de nos oreilles comme si elles étaient des instruments, avec leur propre timbre et leur propre réponse en fréquence. Nous pourrions discuter bien d’autres exemples de psycho acoustique culturelle, comme l’usage d’harmoniques supérieures [upper partials] pour synthétiser les fréquences les plus graves dans les combinés téléphoniques ou les accords de guitare [power chords[12]] joués sur des amplis dont le niveau est saturé.

28 Mais mon argumentation est désormais suffisamment étayée : à chaque moment de la reproduction sonore – de la performance initiale pour la reproduction, jusqu’à sa réception finale en tant que sons reproduits ; de la bouche du chanteur et des mains des musiciens, jusqu’à travers nos tympans – « machine de reproduction » et « instrument » représentent des termes et des pratiques réellement imbriquées. Aucune reproduction n’est concevable sans l’artifice d’un instrument, et tous les instruments reproduisent le son d’une façon singulière. Et, bien entendu, on pourrait citer de nombreux autres exemples qui illustreraient cette histoire confuse et entremêlée des médias et des instruments. C’est pourquoi, je tiens à conclure ce texte par quelques remarques polémiques :

29 Comme il nous faut, dans l’espace public, faire face aux mensonges quotidiens des professionnels de la communication politique et les médias, il faudrait également, dans l’espace créatif, débarrasser les médias du poids de la fidélité, de l’aura et de toute référence à une illusoire source préexistante à la médiation. Car, comme il est impossible de concevoir une musique sans instruments, le fait d’imaginer une communication sonore sans médiation ou technologie revient à confondre enrichissement et distorsion.

30 Grâce à cela, nous pourrons élaborer une esthétique sonique plus inventive sans nous occuper de savoir si la chose est « plus ou moins fidèle à une source ». Pour estimer quel son est « bon » ou « mauvais », les musiciens disposent de critères correspondant aux dimensions socio-esthétiques de contextes et de pratiques musicales spécifiques. Nous devons en faire autant.

31 En même temps, nous devons nous inspirer des nouveaux organologistes afin d’envisager les instruments comme des technologies de représentation, des objets situés au sein de cultures musicales et soniques distinctes.

32 En bref, notre logique théorique devrait faire sienne la logique pratique accumulée par les musiciens depuis un siècle. Il est temps que nos grilles d’analyse abolissent cette séparation entre « instruments » et « médias ». Alors, nous pourrons enfin bâtir une connaissance plus solide des aspects politiques et esthétiques de la musique – et d’ailleurs, de toute autre forme de communication. ?

  • DISCOGRAPHIE

    • DJ Spooky That Subliminal Kid, Songs of a Dead Dreamer, Asphodel Records, 1996.
    • DJ Spooky That Subliminal Kid, Optometry, Outsider Music, 2002.
    • Brian Eno, Apollo, Atmospheres and Soundtracks, Virgin Music, 2005 (réédition).
    • Massive Attack, Mezzanine, EMI Music, 1998.
    • Massive Attack, 100 th Window, EMI Music, 2003.
  • TRAVAUX CITÉS

    • C. A. Bell, (1882). Home Notes (Vol. 2). Housed in the Alexander Graham Bell Collection, Library of Congress, Box 25, Fol. « Bell, C.A. Scientific Experiments 1881-4 ».
    • W. Benjamin, « L’Œuvre d’Art à l’Ère de sa Reproductibilité Technique », in Œuvres, tome III, traduit de l’allemand par M. Gandillac et al., Gallimard, Paris, 2000, p. 68-113.
    • K. Bijsterveld, (2004). « What Do I Do With My Tape Recorder ? »: Sound Hunting and the Sounds of Everyday Dutch Life in the 1950s and 1960s. Historical Journal of Radio, Television and Film, 24, 613-634.
    • P. Bourdieu, Le Sens Pratique, Éditions de Minuit, Paris, 1980.
    • P. Bourdieu, Raisons Pratiques. Sur la Théorie de l’Action, Éditions du Seuil, 1996.
    • B. Eno, (1983, July). The Recording Studio as a Compositional Tool, Part I. Downbeat, 56-57.
    • Fake Records. (1898, November). The Phonoscope, 2.
    • H. Helmholtz, (1954). On the Sensations of Tone as a Physiological Basis for the Theory of Music (A. J. Ellis, Trans. 2nd English ed.). New York : Dover.
    • E.M. Hornbostel, and C. Sachs. (1961). A Classification of Musical Instruments. Galpin Society Journal, 14, 3-29.
    • S. Jones, (1993). A Sense of Space : Virtual Reality, Authenticity and the Aural. Critical Studies in Mass Communication, 10, 238-252.
    • M. Kartomi, (1990). On Concepts and Classifications of Musical Instruments. Chicago : University of Chicago Press.
    • C.E. Le Massena, (1922, August). How Opera Is Broadcasted. Radio Broadcast.
    • P. Miller, (2002). Communication personnelle avec l’auteur.
    • P. Miller, (2004). Algorithms : Erasures and the Art of Memory. In Audio Culture : Readings in Modern Music, eds. C. Cox and D. Warner, 348-54. New York : Continuum, 2004.
    • T. Pinch, and F. Trocco (2002). Analog Days : The Invention and Impact of the Moog Synthesizer. Cambridge : Harvard University Press.
    • T. Rose, (1994). Black Noise : Rap Music and Contemporary Culture in Black America. Hanover : Wesleyan University Press.
    • C. Sachs, (1940). The History of Musical Instruments. New York : W.W. Norton and Co.
    • R. M. Schaefer, Le Paysage Sonore, Éditions J.-C. Lattès, Paris, 1991.
    • J.-G. Schloss, (2004) Making Beats : The Art of Sample-Based Hip Hop. Middletown : Wesleyan University Press.
    • J. Sterne, (2003). The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction. Durham : Duke University Press.
    • P. Theberge, (1997). Any Sound You Can Imagine : Making Music/Consuming Technology. Hanover : Wesleyan University Press.
    • B. Truax, (1984). Acoustic Communication. Norwood : Ablex.
    • Victor Records. (1913, June). The Victor System of Changeable Needles Gives You Complete Musical Control.
    • S. Waksman, (1999). Instruments of Desire : The Electric Guitar and the Shaping of Musical Experience. Cambridge : Harvard University Press.

Notes

  • [*]
    Une première version de cet article fut présentée à l’occasion de Constellations in the Digital Age, 22e Biennale de la Musique, Zagreb, Croatie (7 avril 2003). Grand merci à tous les participants pour leur intérêt et commentaires.
    Traduit de l’anglais par Jérôme Hansen
  • [1]
    Jonathan Sterne enseigne au Département d’Histoire de l’Art et Communication et dans le programme d’Histoire et Philosophie des Sciences à l’Université McGill, Montréal. Il est l’auteur de The Audible Past : Cultural Origins of Sound Reproduction (Duke University Press, 2003) et de nombreux articles sur les médias, la technologie et les aspects politiques de la culture. Son prochain livre s’intitule provisoirement MP3 : The Meaning of a Format. Il joue de la basse – surtout électrique – depuis vingt-cinq ans et dirige The Velvet Ear, petit studio d’enregistrement digital à but non lucratif. Son dernier groupe, Lo-boy, sortira son deuxième album courant 2006. Visitez son site Internet à : http:// sterneworks. org
  • [2]
    Pour Jonathan Sterne, ce terme désigne les musiques qui nous entourent et non pas l’expression forgée par les institutions publiques en France pour désigner les musiques populaires. (NDLR)
  • [3]
    Voir www. mortonsubotnik. com
  • [4]
    Le groupe Massive Attack est, avec Portishead ou Tricky, l’un des représentants du style trip-hop (NDLR).
  • [5]
    Lev Termen (1896-1993, d’origine russe) : ingénieur, musicien et inventeur dans les années 1920 d’un des premiers instruments éléctroniques, le Theremin.
  • [6]
    Pour ce faire, j’emprunterai certains exemples à mon livre The Audible Past, en particulier au chapitre intitulé « The Social Genesis of Sound Fidelity » (Sterne, 2003, p. 215-286).
  • [7]
    Chichester Alexander Bell, cousin d’Alexander Graham Bell inventeur du téléphone. Il participa aux expérimentations du Laboratoire Volta fondé à Washington D.C en 1880 par Graham et conduisit des expériences en matière d’enregistrement et de téléphone (NDLR, cf. Sterne 2003 pp. 186-187 et 194-236).
  • [8]
    Les premiers gramophones permettaient d’enregistrer et d’écouter des sons. (NDLR).
  • [9]
    Dans les années 1890, il n’y avait quasiment aucun « ingénieur du son » professionnel, au sens où on l’entend maintenant.
  • [10]
    Comme leur nom l’indique, les convertisseurs transforment des signaux d’un certain type en un autre. Si vous écoutez un CD, le codage (digital) est converti analogiquement en signal électrique et dirigé vers les enceintes. À l’inverse, si vous enregistrez avec un micro (analogique) le son est converti en données qui sont reportées sur un support. Quand Jonathan Sterne parle de « détails », il parle de paramètres très spécifiques du son comme la fréquence d’échantillonnage, le nombre de bits ou même l’architecture interne des circuits de conversion (NDLR).
  • [11]
    On trouve également des connections du même type dans l’histoire de l’acoustique moderne, comme dans l’étude d’Hermann von Helmholtz, On the Sensations of Tone (1954), où l’oreille est explicitement associée aux arts de la synthèse et de la reproduction sonore.
  • [12]
    L’expression power chords désigne des accords où les basses sont redoublées. Pour jouer ces accords, l’index « barre » tout le manche, et c’est pourquoi on parle de « barrés ». Ces accords sont très communs dans les hard-rock.

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