Mouvements 2005/4 no 41

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Article de revue

Le gouvernement Jospin, de l'embellie à la désillusion

Pages 102 à 111

English version

1 Il faut revenir sur l’échec de Lionel Jospin et de son gouvernement dans ce qu’il a d’exemplaire : jamais sans doute un Premier ministre ne s’était aussi bien préparé à affronter les écueils… sur lesquels il allait finalement s’échouer ; jamais un gouvernement de gauche n’a obtenu d’aussi bons résultats économiques et électoraux, après deux ans d’exercice. Jamais son échec final, deux à trois ans plus tard, ne fut plus stupéfiant pour la grande majorité de l’opinion, comme pour ses amis les plus proches et pour lui-même. Trois ans plus tard, a-t-on parfaitement compris ce qui s’était passé ? Et cela n’est-il pas indispensable, avant d’affronter les échéances de 2007 ?

2 Quand il accède à la tête du gouvernement, Lionel Jospin, énarque de formation, militant politique aguerri à la plus dure école du trotskisme depuis ses plus jeunes années, lié à François Mitterrand depuis un quart de siècle, déjà Premier secrétaire du PS de 1981 à 1986, puis ministre, déjà candidat à la présidentielle deux ans plus tôt, ayant même vécu entre-temps une période de repli, qui lui a fourni une occasion rare de réflexion, n’ignore rien des vices du régime qu’il va avoir à gouverner. Le désenchantement politique universel, la monarchie élective à la française, le mandarinat d’État mis en place par les grands corps existaient déjà en 1997, même si un trait ou deux ont pu s’aggraver depuis (on pense au calendrier électoral). Il mesure alors d’autant plus les difficultés de la tâche qu’il n’est lui-même qu’un vainqueur par ricochet. Certes, il ne se préparait à gouverner que pour l’échéance prévue de l’année suivante, mais cela depuis si longtemps que la dissolution précipitée, si elle a pu nuire à l’élaboration de certains dossiers, sur l’Europe notamment, n’a pas eu d’incidence significative sur l’exercice global du pouvoir. Par conséquent, c’est en toute connaissance de cause qu’il place la barre très haut, quand il propose de réconcilier les Français avec la politique. Il est vrai que Pierre Mauroy avait déjà promis la « nouvelle citoyenneté » lors de son discours de politique générale en mai 1981, mais il y avait alors moins d’expérience et plus de romantisme.

3 Cet article essaye d’apporter quelques éclaircissements à ce nouveau « mystère de l’histoire ». En effet, il nous semble que les trois types d’explications de son échec, actuellement proposés, ne sont guère satisfaisants :

4 Les comptables débattent en termes de « bilan ». Or, par nature, un bilan s’analyse à un instant donné, généralement en fin d’exercice, « consolidant » l’ensemble de l’actif et du passif, ignorant tout de la dynamique interne à la période considérée, et en particulier du « cycle de la mandature », qui fait passer successivement tout gouvernement de l’état de grâce à celui d’apesanteur, puis de rejet de l’opinion. Utiliser cette méthode comptable sur une période de cinq ans, c’est évidemment s’interdire toute analyse dialectique. C’est pourtant la méthode préférée des politiques, comme on a pu le vérifier dans les débats internes du PS. Ajoutez à cette notion inadéquate de « bilan », celle, non moins comptable, et donc statique, d’inventaire. Concluez sur le droit attenant à cet inventaire, droit revendiqué par Jospin lui-même… quand il s’agissait de Mitterrand, et vous avez réussi à parler de votre passé, plus ou moins glorieux, sans véritablement analyser les causes profondes de votre échec.

5 Les « chroniques-heures », eux, cherchent dans l’événement rare ou insolite les raisons du 21 avril. Compte tenu de l’étroitesse du résultat, on peut évidemment trouver de multiples « si », pour penser que le résultat aurait pu être tout autre : par exemple, Chirac aurait très bien pu être troisième et Jospin à peu près sûr d’être élu, même avec un score aussi médiocre au 1er tour. Suivant la théorie du chaos, il suffit quelque part dans le monde d’un battement d’ailes de papillon pour changer le cours de n’importe quelle dynamique non-linéaire, et l’histoire politique est sûrement pleine de non-linéarités et de bifurcations. Dès lors, ce formidable échec, qui a mis dans l’entre-deux tour plus de monde dans la rue qu’il n’y en eut jamais à l’occasion d’une élection, devrait être rangé dans la catégorie des accidents de l’histoire si imprévisibles qu’on ne peut en tirer aucune leçon pour l’avenir. Le problème est qu’il y a énormément de papillons à travers le monde, et que tous n’étaient pas forcément d’accord entre eux pour décider du résultat de l’élection présidentielle française de 2002. Il doit donc exister des causes plus profondes et plus durables, qui méritent explication.

6 C’est pourquoi, à l’inverse, les « braudéliens », adeptes des mouvements longs de l’histoire, s’exonèrent de toute cause particulière et prétendent expliquer l’échec final de la gauche plurielle par les considérations les plus générales possibles ; ce serait, au choix, la fin d’un cycle de la gauche ouvert à Epinay trente ans auparavant (?) ; la « nature profonde de la social-démocratie », explication ontologique chère à la culture bolchevique, communiste ou trotskiste, qui a l’avantage de pouvoir s’appliquer à n’importe quelle situation historique, mais l’inconvénient corollaire de ne jamais expliquer un événement particulier.

7 Plus modestement, sans nier l’intérêt d’approches complémentaires, nous partirons de deux constats majeurs, que devraient pouvoir partager le plus grand nombre, et qui marquent, l’un la banalité de l’échec de Jospin, et l’autre, son originalité relative :

  • aucun gouvernement de gauche n’a jamais réussi en France à garder le soutien d’une majorité de l’opinion durant cinq ans, durée habituelle des principaux mandats politiques ;
  • aucun gouvernement de gauche, avant lui, n’avait réussi à gagner des élections intermédiaires, situées plus de deux ans après son arrivée au pouvoir.
Mais, on l’aura compris, cet aspect rétrospectif nous intéresse seulement parce qu’il éclaire les limites de ce qui est possible dans un cadre donné et nous oblige à réfléchir aux directions possibles pour conjurer la menace de nouvelles déceptions. Aussi, commencerons-nous par suivre la chronique de ces cinq années de gouvernement, avant de nous attarder sur les deux graves erreurs, qui ont tant pesé sur son issue, et qui hypothèquent toujours les chances futures de la gauche.

• Les trois phases du gouvernement Jospin

8 Le gouvernement Jospin a, très normalement, connu les trois phases du « cycle de la mandature », mentionné plus haut : en ce sens, son expérience semble banale. Son originalité vient de la longueur exceptionnelle des deux premières phases, qui rend d’autant plus surprenant le verdict électoral du 21 avril 2002. Pour en rendre compte, nous suivrons l’ordre chronologique de ce drame en trois actes et beaucoup de tableaux : le premier acte, qui va de 1997 à 2000, peut être qualifié « d’embellie » ; le deuxième, qui correspond à l’année 2001, marque que « la malédiction est de retour », non d’ailleurs à cause d’un événement spectaculaire, mais par une dérive progressive passée inaperçue ; le troisième acte débute au lendemain de l’échec non assumé aux élections municipales de 2001, pour se clore au premier tour de la présidentielle, qui confirme, l’année suivante, l’accablante malédiction.

L’embellie 1997-2000, une exception à la malédiction

9 Malgré le caractère impromptu de la dissolution décidée par Jacques Chirac, Lionel Jospin et les dirigeants socialistes n’étaient pas pris au dépourvu par ce retour anticipé au pouvoir, du moins dans le domaine économique et social. En effet, le 19 avril précédent, Lionel Jospin avait donné sa « grande conférence » sur ces sujets, laquelle avait fait l’objet d’une préparation exceptionnellement minutieuse pendant plusieurs semaines en petit comité. Étaient présents Dominique Strauss-Kahn, Pierre Moscovici (qui se voit bien en ministre délégué au Budget, auprès du précédent), Christian Sautter (que l’on commence à imaginer directeur de Cabinet en cas de succès, mais qui vise plus haut), Alain Richard, Bernard Poignant (qui préside la Fédé des élus locaux), Pascal Lamy (qui, jugeant que l’on y va un peu fort, se retire sans crier gare), et Dominique Taddei (il faut bien traiter des 35 heures). Les réunions préparatoires se tiennent dans des locaux provisoires, rue de Vaugirard, puisque ne se doutant pas de l’incroyable improvisation du tandem Chirac-Juppé, la direction du Parti socialiste a quitté son siège de la rue de Solferino pour y faire de grands travaux !

10 Lors de l’ultime réunion, associant, pendant quatre heures, tous les dirigeants socialistes (une cinquantaine, en cercle, avec les retardataires au deuxième rang), où Pierre-Alain Muet vient prêter main forte à Taddei, les fabiusiens essaient bien d’objecter avec André Gauron et Jack Lang, mais cela ne prête guère à conséquence ; sur la question la plus épineuse, celle des 35 heures, Martine Aubry, future super ministre des Affaires sociales, choisit le silence sur les principaux arbitrages : en cas de succès, elle aussi vise Bercy et espère ainsi avoir alors le dernier mot… Mais la position politique de Jospin est si forte qu’oppositions et réticences sont tues.

11 Au demeurant, la teneur de la conférence de presse tenue dans un grand hôtel, proche de la gare Montparnasse, reprend, pour l’essentiel, les positions adoptées, à l’unanimité, lors de la Convention nationale de Cergy-Pontoise, en février 1994, effaçant par-là même quelques accents, jugés, au choix, gauchistes ou archaïques, qu’Henri Emmanuelli et « la gauche du parti » avaient pu souhaiter introduire lors des deux années précédentes (entre le congrès de Liévin de l’automne 1994 et une nouvelle Convention nationale de décembre 1996). Au surplus, la position avancée était à la fois le seul point d’équilibre possible dans le Parti socialiste et entre les principales confédérations syndicales. Comme une forte hostilité du patronat (alors le CNPF, malgré l’aimable M. Gandois) était inévitable, encore fallait-il enrayer préventivement les habituels conflits intersyndicaux ! Dès lors, l’adoption, dans la hâte, du programme électoral fut un simple exercice de « couper coller », au sens littéral du terme, réglée en une matinée dans une petite salle, entre experts, tandis que les hiérarques s’étaient déjà éparpillés dans leurs circonscriptions respectives, à l’exception d’Alain Richard, autre candidat potentiel au ministère des Finances.

12 Le lendemain de la victoire, ce même texte devint programme de gouvernement, par la grâce du discours d’investiture du nouveau Premier ministre. Or, à la surprise de la plupart des commentateurs (on n’en était plus à une près), ce programme fut appliqué de façon (assez) scrupuleuse, durant une bonne moitié de la législature. Mais, là où l’étonnement tourna à la stupéfaction chez certains, il s’avéra que l’application de ce programme, de surcroît, donna de bons résultats, économiques et politiques. Dès l’arrivée du nouveau gouvernement, la reprise de la conjoncture économique internationale et nationale constitue certes un sérieux appui, mais on ne peut nier les mérites propres de la nouvelle politique suivie, notamment sous l’impulsion de Dominique Strauss-Kahn. Pour ne pas trop entrer dans des détails nécessairement techniques, nous nous contenterons de trois rappels, ayant une forte tonalité politique :

  • en premier lieu, l’obligation faite à tous les pays signataires des traités européens de ne pas dépasser un pourcentage de déficit public de 3 %, par rapport au PIB, au 31 décembre 1997, pour adopter la monnaie unique et être membre de la nouvelle zone euro, était respectée. Or, celle-ci avait jeté l’équipe Chirac-Juppé dans sa dissolution « à la gribouille » de l’Assemblée nationale, suivant, il est vrai les mauvais conseils des services du ministère des Finances, qui jugeaient cet objectif impossible à atteindre, sans une sévère ponction fiscale supplémentaire. Pourtant, il suffit, au mois de juillet, d’un impôt sur les grandes entreprises, habilement présenté comme la contribution patronale à la mise en place de la nouvelle monnaie, pour atteindre l’objectif ;
  • même les vicissitudes de l’année 1998, caractérisée par la crise financière des pays émergents, russes et asiatiques, ne troublent pas l’embellie. Avec un sang-froid remarquable, Dominique Strauss-Kahn en minimise les effets négatifs, l’analysant comme un simple « trou d’air » et s’opposant à tous ceux, surtout à droite et dans le patronat, qui réclament la remise en cause de la politique suivie. De fait, le freinage de l’activité ne dure que quelques mois, et se trouve rapidement gommé ;
  • la France affiche désormais, en matière de croissance et d’emploi, des performances supérieures à celles de ses voisins européens, alors qu’elles avaient été systématiquement moins bonnes les années précédentes, et cette course en tête se confirmera durant toute l’embellie. En particulier, le taux de chômage qui culminait, en juin 1997, au taux historique de 12,6 % de la population active commence à baisser au rythme inespéré d’environ 1 % par an pour descendre à 8,6 %, quatre ans plus tard, en juin 2001.
Pour mieux apprécier la performance, on rappellera que les experts, internationaux et nationaux, annonçaient, lors de la formation du gouvernement Jospin, que le taux de chômage « structurel » de la France (c’est-à-dire celui au-dessous duquel il y aurait un dérapage des salaires et des prix) se situait entre 10 et 11 %. Pourtant, malgré quatre années d’une croissance effective supérieure à la croissance potentielle (il est vrai que, malgré les travaux de la Banque de France, son calcul demeure largement arbitraire), ni les salaires, ni les prix ne dérapèrent. De plus, le commerce extérieur resta obstinément excédentaire ; sans parler de l’investissement, en réelle accélération ! Quant aux finances publiques, elles devinrent, grâce aux recettes fiscales supplémentaires, même trop bonnes, comme devait le montrer la suite de cette histoire !

13 Après ces débuts macroéconomiques inespérés, on ne s’étonnera pas que la gauche prolonge son « état de grâce » politique. Au bout de neuf mois de gouvernement, le pourcentage de mécontents atteint 32 %, un chiffre qui contraste avec les 59 % du gouvernement Cresson, en mars 1992, au moment des élections régionales précédentes, ou les 61 % du gouvernement Raffarin, lors des dernières régionales, en mars 2004. C’est donc très logiquement que le gouvernement Jospin gagne les élections intermédiaires, en mars 1998, remportant six régions, dont quatre nouvellement conquises sur la droite. Et la conjoncture économique et politique restant au beau fixe, les élections européennes de juin 1999 donnent, sans surprise, un résultat remarquable, non seulement à la liste conduite par François Hollande, mais aux Verts, emmenés par Daniel Cohn-Bendit.

14 Aucun gouvernement de gauche, jusque-là, n’avait réussi à gagner des élections intermédiaires, plus de deux ans après son arrivée au pouvoir. Bien entendu, ce succès n’était que relatif : on pouvait aussi bien l’analyser comme une défaite supplémentaire de la droite. Il n’empêche : la « malédiction historique » de tous les gouvernements précédents, notamment de gauche, semblait vaincue. Et c’est évidemment comme ça que le vécurent la majorité des hiérarques socialistes… avec d’inévitables effets pervers. On se contentera d’en citer quatre, dont il est impossible d’apprécier l’importance relative, mais qui, survenant ensemble, ont fait système :

  • l’aggravation du culte du chef : sans doute Jospin n’est pas Mitterrand, il est (presque) de la génération de Salut les Copains, même si on le sait homme d’autorité. L’apparence demeure donc joviale pour les amis. Mais écoute-t-il encore ? Sans doute oui pour les dossiers les plus techniques qu’il connaît le moins : les retraites, par exemple. Mais cela le conduit alors à l’immobilisme, car il y a nécessairement autour de lui des avis totalement contradictoires. Mais quand il croit savoir, quand il est dans ce qu’il pense être sa sphère d’invincibilité, alors il tranche avec son cabinet, lui abandonnant les détails, c’est-à-dire le contenu de la politique. Ici est sans doute le plus grave : le pouvoir n’est en rien réparti entre les différents ministères, le Parti, le groupe parlementaire : face au « Château », Matignon se conçoit comme un donjon méprisant l’adversaire vaincu, que l’on battra une nouvelle fois, quand l’heure sera venue ;
  • l’auto-satisfaction est générale dans les rangs du pouvoir, ce qui peut se comprendre quand on revient d’aussi loin, depuis le « trou noir » de 1993 et le mitterrandisme finissant. Dès lors, le sentiment d’invulnérabilité ou de baraka se répand comme une traînée de poudre : la suffisance des esprits remplace inconsciemment l’insuffisance des analyses. Désormais, on n’écoute plus ni les militants, ni les syndicalistes, ni les électeurs rencontrés. Généralisation abusive du ni-ni ? Sans doute, tous ceux avec qui nous en avons parlé depuis lors ont reconnu ces traits… chez les autres, sans avoir conscience d’en avoir été eux-mêmes victimes ;
  • l’autopromotion devient la priorité des chefs ; dans ce contexte quasi euphorique, se répand l’illusion que le souci principal est désormais de s’occuper d’abord de son image personnelle quand on est à Paris, et de ses fiefs personnels quand on retourne sur le terrain ;
  • l’abandon du pouvoir aux mains des hauts fonctionnaires ; autre illusion corrélative enfin, la haute administration a été mise sur les « bons rails » et n’a plus qu’à expédier les affaires courantes, ce qui signifie qu’on lui abandonne la réalité du pouvoir.
Finalement, le résultat assez exceptionnellement favorable des deux premières années, au plan de l’emploi comme au plan électoral (personne ne doute alors de leur interdépendance), a considérablement accéléré ce phénomène d’usure, à partir de l’été 1999.

La malédiction est de retour ou la chronique d’une défaite qui n’était pas annoncée

15 Le décrochage de l’opinion fut relativement insensible et les événements de la période charnière qui va jusqu’au début de 2001 (municipales de mars) n’ont pas suffi par eux-mêmes à créer un retournement d’opinion, ni même à faire radicalement prendre conscience d’une nouvelle donne. Ils constituent toutefois rétrospectivement des marqueurs assez évidents du retournement de la situation, notamment pour les segments les plus sensibles de l’opinion, tels que les salariés moyens et modestes, y compris fonctionnaires. Il est vrai que quelques circonstances aggravantes vinrent s’en mêler :

16 Ceux qui tirent sur leurs agents : Claude Allègre, ministre de l’Éducation, se comporte avec les enseignants comme Alain Juppé, Premier ministre, avec les médecins en 1996 : très mal. Historiquement, ils fournissent les relais d’opinion de la gauche. De ce point de vue, la question de l’hostilité des enseignants à l’égard de leur ministre va bien au-delà de leur importance quantitative. Les perdre est pour la gauche aussi grave que perdre les professions de santé pour la droite, et pour les mêmes raisons.

17 La gestion des entreprises publiques : les deux principales, France Télécom et EDF se lancent dans une course folle à l’internationalisation de leurs activités, rachètent des actifs étrangers souvent douteux au prix fort et s’endettent au-delà du raisonnable. Cette stratégie aventureuse mangeuse de capitaux renforce le camp des partisans de la privatisation et inquiète les personnels. En ce domaine, la gauche gouvernementale n’a ni doctrine, ni politique sinon de s’en remettre aux PDG des entreprises.

18 Les grandes entreprises du CAC 40 sont autorisées à racheter jusqu’à 10 % de leurs actions : en pleine expansion, l’excès de capitaux ne conduit pas à une remise en cause du partage de la valeur ajoutée mais à les gaspiller dans une vaine tentative, à compter du renversement de la Bourse en 2001, de soutien des cours qui sont au plus haut. Un meilleur usage aurait été envisageable si en 1999 le sujet n’avait pas été abandonné aux seuls financiers…

19 Le renforcement du régime des stock options : fallait-il diminuer davantage la fiscalité sur les plus-values boursières des actions vendues à crédit par les grandes sociétés cotés à leurs dirigeants ou, au contraire, généraliser le système à l’ensemble des salariés ? On ne voit pas en effet pourquoi ils ne profiteraient pas au même titre que les managers des résultats de leurs efforts ? Et si ce lien n’est pas « personnalisable », il aurait été préférable de le supprimer plutôt que de tolérer le spectacle obscène de quelques directeurs se partageant des millions d’euros de stock options.

20 Les 35 heures, du mythe au casse-tête, du social au technocratique : une démarche historique de la gauche qui se termine en un casse-tête, devenu incompréhensible pour ses promoteurs et ses principaux soutiens syndicaux. Malgré une adhésion constante de l’opinion (avec près de 70 %, surtout chez les femmes), malgré la création nette de plus de 300 000 emplois (encore confirmée par l’INSEE en 2005), cette réussite évidente de la gauche est devenue « honteuse » à l’heure du bilan, dès lors que la seconde loi fut confiée à des hauts fonctionnaires qui y étaient pour la plupart hostiles et qui n’eurent de cesse d’en restreindre le champ (inappliquée dans les entreprises de moins de 20 salariés, pas d’emplois créés dans la fonction publique…) et la portée (décompte des temps de pause, réduisant de quatre à deux heures la réduction effective…).

21 La dream team a perdu ses stars : Dominique Strauss-Kahn (en octobre 1999), Jean-Pierre Chevènement (sur l’affaire corse), Claude Allègre (à la limite de l’acharnement thérapeutique, en mars 2000), Martine Aubry (par une programmation apparemment habile de sa double carrière dans le Nord et à Paris, en mars 2001) : en moins de 18 mois, le gouvernement Jospin perd quatre de ses ministres les plus considérables. Les raisons sont certes à chaque fois différentes, mais l’impression globale d’effilochage est inévitable.

22 Les municipales de mars 2001 : l’inconscience de la défaite est stupéfiante : deux victoires à Paris et à Lyon masquent aux yeux des hiérarques socialistes la forêt dévastée, la gauche plurielle perd une trentaine de municipalités de plus de 30 000 habitants. L’insatisfaction des milieux ouvriers que traduit cette déroute électorale est négligée, voire niée.

23 La campagne 2002 : Quand Jospin se caricature : au nom des principes, le Premier ministre mène une campagne d’attaques personnelles contre Chirac ! Obsédé par cette lutte, il néglige les fondamentaux de 1er tour, laisse se multiplier les candidatures de la gauche plurielle, et les facilite au-delà : François Hollande aide la LCR à rassembler les signatures nécessaires à la candidature Besancenot. Plus grave, il ne se préoccupe pas de rassembler son camp.

24 Mais ce ne sont finalement là que des détails, aucun d’entre eux n’a sans doute été décisif à lui seul et il n’est même pas sûr que leur addition ait été déterminante.

• Comment on s’éloigne de ses bases électorales

25 Cet éloignement progressif entre le gouvernement et sa base électorale, le « peuple de gauche » pour faire bref, ou plus précisément le monde du travail, nous semble relever d’une problématique en deux temps : dans un premier temps (1999-début 2000), il existe de véritables marges de manœuvre pour mener une politique sociale, complémentaire de la politique de création d’emplois jusque-là réussie ; dans un second temps (de la mi-2000 à avril 2002), elles sont gaspillées dans une vaine offensive de charme en direction des « classes moyennes ».

L’affaire de la « cagnotte » ou comment transformer un plus en un moins

26 S’il ne faut retenir qu’un dossier pour caractériser le tournant pris insensiblement durant les cinq années du gouvernement Jospin, c’est manifestement l’affaire de la « cagnotte », qui mérite d’être sélectionnée parce qu’elle a montré à tous les Français la vraie nature sociale du pouvoir : pendant neuf mois, en plein milieu de la législature, du 14 juillet 1999 au mois de mars 2000, un débat ahurissant se conclut par le pire des aveux sur la stratégie sociale du pouvoir ! Au départ, il y a pourtant une bonne nouvelle, en forme d’évidence d’ailleurs : puisque l’économie française connaît un taux de croissance moyen d’un point supérieur aux prévisions antérieures (3 au lieu de 2 %), les rentrées fiscales sont désormais, chaque année, très supérieures, de l’ordre de cent milliards de francs, soit environ quinze milliards d’euros. Ce phénomène, connu de tous ceux qui suivent les finances publiques, pose évidemment la question politique majeure de savoir ce que l’on va en faire. Après tout, il est très rare que l’on se trouve ainsi avec un changement favorable et non anticipé (notamment par le ministère des Finances) du rythme de croissance. Sur le principe, il existe trois emplois possibles de cet argent :

  • ou bien, on en profite pour réduire nos déficits et, par voie de conséquence, notre dette publique : cette solution ralentit le plus la croissance économique, mais en période d’accélération de celle-ci, comme c’est le cas alors, elle peut être utilisée avec modération ;
  • la deuxième solution est de baisser les impôts, mais son efficacité économique et son impact social dépend essentiellement des types d’impôts que l’on entend réduire ;
  • la troisième solution est évidemment de dépenser cet argent, notamment là où les besoins sociaux sont les plus criants. Elle a incontestablement l’efficacité économique la plus forte (puisqu’elle transfert un revenu supplémentaire à des catégories dont la propension à épargner est évidemment la plus faible) et l’impact politique le plus évident : quels besoins et quelles catégories sont prioritaires ?
Or, ce choix essentiel ne fait l’objet d’aucun débat public, ni dans le pays, ni au Parlement, ni entre les partis de la « gauche plurielle », ni au sein du parti dominant. Il est même passé sous silence… tant qu’il est possible de le faire. Alors que les rentrées fiscales supplémentaires s’accumulent, depuis qu’au 1er janvier 1998 la France s’est qualifiée pour l’euro, il faut que ce soit Jacques Chirac, lors de son habituelle « causerie » du 14 juillet 1999, qui soulève la question de la « cagnotte », ce trésor que les socialistes cachent au peuple ! Le propos est évidemment démagogique, mais le gouvernement démultiplie cet effet d’annonce, en niant de façon plus ou moins embarrassée l’existence de ladite cagnotte, puis, quand cela ne sera plus possible, en en minimisant l’importance. Pourquoi ? Dans un premier temps, il est évident que faire comme si les surplus fiscaux n’existaient pas revient implicitement à choisir la première des trois options, celle de la réduction accélérée des déficits : c’est un choix, mais comme on ne l’assume pas, on transforme en tare cachée une des retombées des bons résultats économiques obtenus.

27 Cette tentative gouvernementale d’évitement, ou du moins de retardement, s’avère définitivement caduque quand, à la fin du mois d’août 1999, Laurent Fabius, alors président de l’Assemblée nationale, non seulement confirme l’existence de la cagnotte, mais en propose un emploi totalement différent. Pour lui, les élections se gagneront au centre, en disputant les classes moyennes (on y reviendra) à la droite, et pour cela rien de tel que d’abaisser l’impôt sur le revenu, en commençant par la tranche supérieure à 55 % ! Cette position peu solidaire, mais franche, suscite dans l’ensemble un silence embarrassé du pouvoir qui préfère s’enliser dans la dénégation.

28 Dans un premier temps, il ne semble pas que l’opinion y prête grande attention, d’autant plus que les difficultés personnelles de Strauss-Kahn avec la cassette Méry occultent les grands arbitrages économiques et sociaux. Mais, après son remplacement par Christian Sautter, cette persistance dans la dénégation se transforme en une difficulté politique qui enfle démesurément. L’opinion voit désormais que le gouvernement cache, de plus en plus maladroitement, l’existence d’une cagnotte. L’échec de la réforme de Bercy aidant, Jospin finit par trancher à sa manière : Sautter est remplacé par Fabius. Non seulement, on reconnaît enfin l’existence de plus-values fiscales, mais on tranche du même coup, sans plus de débat, dans la manière de les utiliser : on abandonne le premier emploi, la baisse des déficits (ce qui vaudra au gouvernement Raffarin les pires ennuis avec Bruxelles, pour non-respect du Pacte de stabilité) et on retient la solution Fabius qui privilégie les baisses d’impôt sur les revenus les plus élevés.

29 Dès lors, toutes les revendications sociales qui montent normalement sous le double effet de la croissance retrouvée et de l’approche des échéances électorales se voient opposées le manque d’argent, tandis que se poursuit le train-train des réformes néolibérales : fonds salariaux, privatisations, application des directives européennes, etc. : difficile, dans ces conditions, aux couches populaires et même moyennes de se reconnaître dans ce gouvernement de fin de législature ! Or, cette erreur stratégique des dirigeants socialistes n’est pas due à une étourderie de leur part, mais à une double erreur d’analyse, qui renvoie à la nouvelle réalité d’une organisation, qui n’est pas un parti de masse à l’ancienne, mais une simple association à but électoral.

Une vision mythique des « classes moyennes »

30 La première de ces erreurs concerne la sociologie même de la France contemporaine : les principaux idéologues du PS (Cambadélis, Weber, tous venus du trotskisme, et continuant de militer pour des chapelles rivales) ont en commun une analyse simple : la partie électorale doit se gagner dans les classes moyennes. Or, quand on analyse les mesures prises, notamment en matière fiscale, on observe qu’elles concernent le deuxième (quand ce n’est pas le premier) décile de la population française, comme l’a justement démontré Guillaume Duval : non seulement les ouvriers et employés sont ignorés, de même que les six millions de « pauvres » de notre pays, mais aussi la masse des couches intermédiaires, privées et publiques ! En fait, le discours et la politique du PS correspondent comme rarement dans son histoire à ce qu’est devenue sa réalité sociologique : hauts fonctionnaires et bobos, proches de la soixantaine. Cela peut valoir quelques succès de prestige à Bertrand Delanoë, mais en gagnant Paris, on perd la France.

Une analyse libérale du marché du travail

31 La seconde erreur d’analyse concerne le marché du travail et conduit à rendre introuvable le deuxième souffle pourtant indispensable à une victoire de la gauche en 2002. Les remarquables résultats, en matière d’emplois, obtenus entre 1997 et 2001 ont été dus pour les trois quarts à une politique de demande : le taux de chômage tombé au-dessous de 9 % en 2001, les experts de Bercy et de l’INSEE pensent que le chômage restant ne peut être que « structurel » ; plus précisément, derrière la formule pédante de trappe à chômage ou à inactivité, ils considèrent que tout le mal vient des chômeurs eux-mêmes, modernisant à peine la vision libérale des années trente, celle de « chômeurs volontaires », qui préféreraient ne pas travailler pour toucher diverses allocations. Le PS emprunte à Jacques Rueff et à Pigou contre Keynes : il n’est plus ici centriste, mais franchement à droite, contre toute réalité d’ailleurs, puisque la faiblesse du taux d’activité en France ne concerne nullement la masse de la population stigmatisée : le taux d’activité est dans la bonne moyenne pour les 30-55 ans, mais tient à des raisons tenant aux politiques des entreprises, qui, devant des débouchés insuffisants, excluent en priorité les jeunes et les seniors.

32 Ces deux erreurs essentielles (qui continuent à se perpétrer au sein de la direction socialiste) font que non seulement toute nouvelle politique proposée est inefficace sur le plan économique et social, mais qu’elle est de surcroît incompréhensible pour les couches populaires, qui sont censées la soutenir. Or, quand une priorité est en cours de réalisation, comme c’était le cas du retour au plein emploi, promis pour 2010 (par Jospin dans son discours de La Rochelle), avec une certaine crédibilité (le taux de chômage baissait alors d’1 % par an), elle ne peut plus suffire. L’opinion empoche la bonne surprise et passe à autre chose. À ce moment, une nouvelle priorité doit, si ce n’est s’y substituer, du moins venir la compléter. Cela aurait pu être la lutte contre la pauvreté, les besoins sociaux l’exigeaient, les marges de manœuvre financières le permettaient, du moins jusqu’au choix malheureux d’une politique fiscale favorisant les hauts revenus (cf. supra). Une double erreur d’analyse devait l’empêcher, erreur sur laquelle il faut bien s’appesantir, puisque les dirigeants socialistes jusqu’à ce jour n’ont jamais voulu en convenir, engendrant le risque redoutable de nouveaux désaveux de l’opinion qui devrait les soutenir. La bataille de l’agenda électoral va être perdue.

33 À la veille de toute campagne, chaque candidat essaie d’imposer son propre agenda politique, privilégiant un ou deux sujets qui lui conviennent ; celui qui réussit à imposer le sien a pris de l’avance et, en termes sportifs, il joue désormais « à domicile ». Faute d’un tel choix, conforme à la tradition de la gauche, la concurrence électorale s’emparera d’un autre, qu’elle imposera jusqu’à l’élection décisive de 2002 : Le Pen, suivi de Chevènement et de Chirac, décrétèrent prioritaire le thème de la sécurité. Lionel Jospin et les siens (rapport de Julien Dray) eurent beau courir tardivement derrière, l’échec était au bout, tant les électeurs préfèrent toujours l’original à la contrefaçon.

34 Le 21 avril, la grande majorité du monde du travail s’est détournée du vote Jospin : ouvriers, chômeurs, employé(e)s, catégories intermédiaires, fonctionnaires se sont dispersés, préférant pour la majorité d’entre eux s’abstenir ou voter aux extrêmes, avec Le Pen ou les trotskistes… Au sein même de l’électorat de gauche, Jospin fait moins que l’ensemble des autres candidats de gauche. Ce désastre électoral, qui peut sembler immérité, compte tenu des résultats d’ensemble obtenus, surtout en matière d’emploi, n’a jamais été sérieusement analysé par la direction du Parti socialiste : le congrès de Dijon fut celui de l’évitement ; l’idée dominante était qu’une victoire par défaut était possible, comme les régionales et les européennes le laissèrent espérer, le temps d’un été. Las, la force du non de gauche au référendum européen du 29 mai a montré qu’une deuxième fois le monde du travail déjugeait les dirigeants socialistes et la stratégie social-libérale, qui est devenue clairement la leur.

35 Les leçons de l’histoire récente sont rudes. N’en déplaisent aux anciens experts et aux nouveaux bobos, il n’y a pas de base sociale en France pour une telle stratégie, qui condamne à la troisième place le soir des élections : sans remonter à Guy Mollet et la SFIO, Gaston Deferre seul, puis avec Pierre Mendès-France, Michel Rocard, Jacques Delors, Lionel Jospin, François Hollande ont tous connu le même échec… Sans tomber dans une vaine radicalisation, une stratégie de transformation politique, culturelle, économique et sociale, française, mais ouverte vers une Europe différente et un autre monde, au service de toute la gauche, est-elle possible ? C’est en tout cas pour cela que militent depuis longtemps des mouvements citoyens comme le Forum de la gauche citoyenne et que s’est créée, il y a moins d’un an, une initiative comme « Voter Y ». Sa réussite va dépendre, dans les prochains mois, du regain d’engagement que les uns et les autres sauront susciter. •


Date de mise en ligne : 01/12/2005.

https://doi.org/10.3917/mouv.041.0102

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