Notes
-
[1]
É. Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours inédits, Vrin, 1955, p. 191.
-
[2]
Ibid., p. 192.
-
[3]
Comme le « dispositif K7 » (laisser les musiciens s’enregistrer eux-mêmes), ou la mise en place d’un « groupe méthode » (échantillon représentatif des statuts et des rôles propres à cet espace social invité à donner son avis sur les premières phases de restitution de l’enquête).
-
[1]
M. Assayas (dir.), Dictionnaire du rock, Robert Laffont, 2000.
-
[2]
Question faisant écho à une interrogation récurrente de leurs clients : pourquoi les disques ne sont-ils jamais rangés dans les bacs dans lesquels on s’attend à les trouver ?
-
[3]
Sur ce sujet, voir le passionnant livre de C. Le Bart (en collaboration avec J.-C. Ambroise) : Les Fans des Beatles. Sociologie d’une passion. Presses Universitaires de Rennes, 2000.
-
[4]
A.-M. Gourdon (dir.), Le Rock, aspects esthétiques, culturels et sociaux, CNRS, 1994.
-
[5]
S. Frith, Performing Rites. On the value of popular music. Harvard University Press, Cambridge, 1996.
-
[6]
Le lecteur à la recherche d’une définition du rock devra se contenter de la suivante : « le rock, c’est les soviets (le groupe qui s’auto-organise) + l’électricité ».
-
[7]
De ce point de vue, l’annexe discographique mérite une attention (et occupe une place) aussi importante que la bibliographie.
Damien Tassin Rock et production de soi. Une sociologie de l’ordinaire des groupes et des musiciens L’Harmattan, 2004, 300 pages, 25,50 €.
1 Du rock des origines, dont il peut sembler possible de fixer sereinement les contours, aux productions contemporaines s’en revendiquant aujourd’hui, le chemin est long et sinueux tant l’affirmation du rock comme point fort d’une culture musicale populaire semble nécessairement aller de pair avec le déploiement déstabilisant de multiples sous-genres aux frontières mouvantes, sans cesse renégociées. Contournant habilement le foisonnement fragilisant l’analyse, les travaux de François Ribac et Damien Tassin dessinent de nouvelles lignes de fuite à même de pleinement saisir le rock comme un fait tant musical que social. En quoi et selon quelles dynamiques peut-on comprendre le rock comme contribution à la construction de la jeunesse, et plus généralement que donne-t-il à penser de neuf sur les modalités et les emprises propres du social sur des pratiques aussi « intimes » que celles du goût et de la création ?
2 Aux cotés de ceux qui « font » le rock, des musiciens en studio au public aux prises avec la manipulation et l’évaluation des œuvres, il s’agit de serrer au plus près un engagement quotidien entendu comme une pratique socio-musicale spécifique, avec ses règles, ses signes et ses procédés d’évaluation propres. Une exploration compréhensive de l’imaginaire social du rock – qu’est ce que « faire » et « écouter » du rock ? – où l’on s’autorise une analyse du rock comme fait social à part entière, et non plus seulement comme « phénomène ».
3 S’il est piquant de procéder à une vision rétrospective des faits sociaux pour souligner la limite des commentaires successifs émis à leur sujet, il en va de même pour l’analyse sociologique. C’est ainsi qu’il est possible de se prêter à ce type d’exercice à propos des analyses sociologiques du rock : le rock a été analysé comme phénomène de jeunesse, de loisir, comme processus d’institutionnalisation, comme relevant des industries musicales… À chaque fois, tout se passe comme si l’analyse sociologique ne pouvait qu’accompagner le sens des évolutions du fait social (et ici musical) qu’elle analyse. On a alors affaire à des approches spécialisées qui dévoilent chacune une partie seulement de ce phénomène socio-musical : sociologie de la jeunesse, sociologie du loisir, sociologie des institutions musicales, sociologie des industries du disque, psychosociologie des groupes de musique, etc. En réalité, plus les dimensions constitutives du rock sont identifiées et spécialisées, plus l’analyse convoque des approches différenciées.
4 Pourtant, toutes ces dimensions ou fonctions sont présentes dès le départ, mais probablement fondues les unes dans les autres, comme « indistinctes les unes des autres [1] ». Ce à quoi on assiste, c’est peut-être à la séparation progressive de toutes ces fonctions diverses et « pourtant primitivement confondues [2] ». On voit alors avec Damien Tassin qu’il est juste de dire que le rock n’est ni une pratique de loisir, ni un phénomène de jeunesse, ni un simple mode de consommation, ni même une pratique culturelle ou artistique… ; il est tout cela à la fois. Damien Tassin nous invite donc à penser le rock dans toutes ses composantes, parce que sa compréhension véritable ne souffre aucun réductionnisme : elle réclame bien au contraire que soient saisies ensemble toutes ses dimensions constitutives. C’est dans cette totalité que le rock trouve sa vérité de pratique socio-musicale et musico-sociale.
5 Comment, dès lors, aborder le phénomène rock dans sa totalité ? Il faut reconstruire son objet et redéfinir son approche.
6 L’approche de Damien Tassin rompt alors avec les approches habituelles du monde contemporain de la sociologie des arts et de la culture, lesquelles se structurent aujourd’hui en grande partie autour de quelques concepts comme ceux de « champ » de Pierre Bourdieu et de « monde » d’Howard S. Becker, ou de leur articulation éventuelle… Damien Tassin va préférer une approche plus rare, originale, articulée autour du concept de fait social total, et privilégiant un mode de pensée dialectique qui doit beaucoup à Georges Gurvitch, lequel lui permet d’appréhender « à travers différents plans d’observation, les réciprocités de perspective entre l’individu, la société globale et le plan des groupements partiels » (p. 145) – ici les groupes de musique. Cela lui permet de ne pas saisir seulement le rock à travers une de ses particularités, mais dans sa spécificité de fait musical. C’est de cette façon que l’auteur aborde la question de l’engagement des musiciens dans le rock (pourquoi joue-t-on du rock ?), objet même du livre. On voit immédiatement que les réponses en terme de « jeunesse », de « consommation », de « rupture », etc. ne suffisent plus, car elles ne cherchent pas à comprendre l’engagement du musicien, son expérience quotidienne, à travers la spécificité du fait musical rock et donc sa logique interne, mais en rabattant le rock sur les dimensions normatives du social, entendues comme autant de causes externes, pour effectuer une sorte d’analyse comparative par défaut. On rabat par exemple le rock sur le phénomène « jeunesse » pour voir quelle place il occupe dans la « culture adolescente » ; l’engagement du musicien est analysé en regard d’un référentiel socioprofessionnel et des problèmes de stratification sociale ; l’analyse psycho-sociale des groupes restreints est rabattue sur des situations très institutionnelles, etc. Or, c’est précisément l’inverse qu’il faut faire, pour voir comment le rock participe à construire la jeunesse, l’adolescence…, et in fine, pour voir comment il participe à la construction du social.
7 Le livre de D. Tassin s’articule en trois parties. La première est consacrée à la construction de l’objet, les deux autres s’attachent à développer chacune des deux hypothèses principales : le rock comme « utopie concrète » (E. Morin) et le rock comme espace de « production de soi » : « L’engagement dans le rock correspond à une quête dans laquelle les musiciens et les groupes tentent d’inventer un espace social pour chercher collectivement à exister par eux-mêmes ; cette utopie concrète contribue à l’émergence d’un collectif où les musiciens tentent de vivre ensemble une expérience singulière » (p. 127). Cette pratique musicale « relève (alors) d’une dimension existentielle où il s’agit de tenter de se déterminer en recherchant sa propre singularité » (p. 202). Le rock est abordé comme une pratique fortement structurée par l’« imaginaire social » (C. Castoriadis).
8 La première partie s’attache donc à déconstruire une à une, avec force d’argumentation et l’administration de preuves variées sérieusement et patiemment collectées (discours, statistiques, observations), les catégories dites constitutives du phénomène rock : la « jeunesse », l’« industrie musicale », le « loisir », encore, mais aussi la place des déterminants sociaux de la pratique. À ce propos, D. Tassin n’évacue pas la statistique, bien au contraire, il s’appuie dessus pour montrer que les situations sont complexes et éclatées : les groupes sont parfois socialement homogènes ; parfois, au contraire, ils sont très hétérogènes ; leur composition varie en fonction du degré d’institutionnalisation des lieux, en fonction de l’avancée du groupe lui-même… De fait, les déterminants sociaux de la pratique ne disent pas pourquoi, malgré ces variations – et selon une formule dialectique qui met en scène dimensions sociale et musicale de la pratique –, on trouve des musiciens qui « jouent du rock ensemble et jouent ensemble du rock » (p. 159). Si ces facteurs sociaux induisent effectivement une accélération du processus d’entrée dans le rock, ils n’en bouleversent ni les étapes, ni les formes de sociabilité.
9 En outre, à partir d’un matériau empirique dense, recueilli avec imagination [3], cette première partie décrit avec précision la pratique du musicien, les étapes de sa vie socio-musicale et musico-sociale : le premier groupe, le premier groupe durant l’adolescence, le premier groupe en dehors de l’adolescence, le groupe expérimenté, puis la remise en cause des catégories « amateur » / « professionnel » pour préférer une typologie « centrifuge » / « centripète », laquelle interroge à la fois les motivations, les moyens et les résultats quant à la nature de l’activité réalisée (p. 106). Cette première partie apporte donc les preuves de la (re)mise en question des présupposés qui règnent à propos du rock.
10 La deuxième partie est consacrée à développer la première hypothèse : le rock comme « utopie concrète ». Retenons ici cette dimension constitutive fondamentale de cette utopie concrète : le « Nous musical ». Il s’agit d’une recherche de « communauté » qui se constitue à travers la figure de l’aventure, du désir d’« autre chose », dont l’« unité cohésive » (p. 142) est essentiellement basée sur un effort de coopération permettant de réduire les phénomènes d’individualisation, sur la capacité émotionnelle de la musique, sur la volonté de partager sa musique, et sur la force de l’imaginaire social, qui permet aux musiciens de croire en l’indétermination de leur destinée. L’« homosensualité » (p. 185), enfin, est ce qui permet de spécifier la nature de la sociabilité masculine dans le musical, elle exprime le caractère affectif et émotionnel des relations entre des personnes de sexe masculin : écoute, regards, postures, gestes…
11 La dernière partie analyse les processus de socialisation à la musique. D. Tassin montre que la sociabilité musicale spécifique au rock entraîne des conséquences dans la structuration de l’individu. On n’« entre » pas dans le rock comme on entre dans un supermarché : il s’agit d’une socialisation secondaire qui va profondément modifier les individus et leur réalité sociale, en un mot, d’une production de soi et non d’une reproduction de soi. La chose n’est pourtant pas aisée : elle réclame un travail incessant de coopération pour mettre à distance les déterminations du monde social (cette recherche de distance d’avec les déterminants sociaux est alors explicative du fait que ces derniers perdent une part au moins de leur valeur heuristique).
12 Cette approche compréhensive de l’ordinaire des groupes et des musiciens a donc consisté à explorer l’imaginaire social du rock pour voir comment, aux côtés des données objectives comme le fait de faire des concerts, de trouver un statut, de réaliser des enregistrements…, il structure cet espace de production sociale et musicale. À n’en pas douter, l’auteur participe de la sorte au renouvellement des approches sociologiques du rock.
13 Il nous semble cependant qu’une question comme celle de l’institutionnalisation des pratiques socio-musicales rock n’est qu’effleurée dans le livre, alors qu’elle constitue un élément fondamental de la structuration de cet espace de pratiques. Les recherches sur l’institutionnalisation du rock – et notamment l’institutionnalisation de l’enseignement de la musique – nous semble donc à encourager, car on voit encore assez mal quelle forme elle peut prendre et quelles conséquences elle peut avoir sur l’imaginaire des musiciens. •
14 Emmanuel Brandl
François Ribac L’Avaleur de rock La dispute, 2004, 314 pages, 23 €.
15 Un demi-siècle après sa naissance, le rock s’est imposé comme une des formes dominantes de la musique populaire. Son développement s’est accompagné d’un processus de fragmentation incessant, donnant naissance à de multiples genres et sous-genres. Le rock ne se limite plus au rock’n roll des origines, loin s’en faut. Du rockabilly à la techno, en passant par la soul, la pop, le punk, le reggae, le métal ou le rap et leurs multiples courants respectifs, le rock apparaît comme un vaste monde composé de sous-mondes possédant chacun son étiquette, sa généalogie, ses figures et disques de référence, ses instruments de prédilection, ses lieux, sa presse, ses codes et groupes sociaux.
16 Le champ du rock est devenu immense et semble désormais résister à toute connaissance exhaustive. Plus de quarante auteurs ont dû être mobilisés pour établir le Dictionnaire du rock [1], ouvrage de référence des amateurs de rock français. François Ribac, qui revendique son appartenance à cette catégorie, ne prétend pas cartographier le rock ou en établir une histoire. L’Avaleur de rock porte plus directement sur l’expérience des amateurs et amatrices de cette musique et les questions qu’elle soulève : comment navigue-t-on dans ce paysage ouvert et fragmenté, pour découvrir de nouveaux styles et de nouveaux groupes ? Comment procède-t-on pour explorer différents styles, apprendre à les aimer et à les comprendre ? À quels signes et indices se réfère-t-on pour se repérer dans un monde dont la carte se redessine perpétuellement ? En fonction de quels critères les disquaires classent-ils les disques dans leur magasin [2] ?
17 L’objet et l’ambition de l’ouvrage sont clairement signifiés dans son titre. Celles et ceux qui se nourrissent du rock sont au centre du livre. Mais il ne s’agit pas à proprement parler d’une sociologie des amateurs de rock, qui tenterait d’établir leur position sociale ou de décrire les ressorts sociaux et intimes de leur passion [3]. Plus pragmatiquement, François Ribac s’intéresse à la façon dont ils attribuent de la qualité à un morceau ou un groupe. Autrement dit, à la valeur du rock.
18 Si elle est largement traitée par les popular culture studies anglo-saxonnes, cette question n’avait jusqu’à présent été que rarement abordée dans des travaux de sciences sociales français. Les réflexions sur la valeur sont pourtant centrales dans la sociologie de l’art, mais tout se passe comme si le caractère populaire du rock l’avait rendu impropre à un tel examen. Les tentatives d’application des catégories et grilles d’analyse des cultures savantes [4] apparaissent peu fructueuses, débouchant sur une lecture misérabiliste de cette culture populaire. Se contentant d’en lire la transcription papier (oubliant le rock tel qu’il se joue), les musicologues classiques concluent à la pauvreté qualitative du rock. L’éclatement du genre vient renforcer la critique, chaque courant étant lu comme un univers clos, sans contact avec les autres et donc inférieur aux compositions classiques (ou même au jazz), porteuses d’une dimension et d’une valeur universelles. Le rock apparaît dès lors essentiellement mercantile, le foisonnement des genres, la multiplication des groupes et des disques témoignant de l’emprise de l’industrie musicale qui s’affaire, dans une pure logique commerciale, à renouveler rapidement l’offre, pour stimuler la demande des consommateurs.
19 Répondant point par point à ces arguments des détracteurs du rock, François Ribac démonte les hypothèses (et les méthodes) qui les sous-tendent, pour proposer une approche analytique alternative, dont la portée dépasse le seul rock’n roll. Il évite cependant le populisme d’auteurs post-modernes qui prétendent à la valeur absolue du rock, considéré comme la seule véritable musique authentique du xxe siècle. Le recours à une approche pragmatique permet à l’auteur d’éviter les pièges du misérabilisme et du populisme, en opérant un déplacement de la question de la valeur. Plutôt que de chercher à apprécier la qualité du rock, François Ribac développe une réflexion sur la manière dont s’opère la construction de la valeur dans le rock, au travers de diverses procédures d’évaluation, de classification et de dénomination. En cela, il vient prolonger les travaux de Simon Frith, qui proposait d’aborder les cultures populaires comme un ensemble de pratiques concurrentes, basées sur la distinction, les oppositions et les ruptures [5]. Cette approche s’avère fertile, permettant de saisir ce qui unifie et sépare les différents styles, sans définir a priori les frontières du rock [6]. Au contraire, l’analyse embrasse largement la production rock (intégrant aussi bien le rap que la techno), pour questionner la façon dont on s’y prend pour dire que tel ou tel morceau relève du rock, du rap ou de la techno et, à l’intérieur de ces genres, du surf-rock, du rock progressif, du krautrock, du rock hardcore, de la techno hardcore, etc.
20 Ce voyage dans les mondes du rock commence par la visite d’un magasin de disques. La description ethnographique des rayons et de leur organisation vient révéler la hiérarchie des fonctions et des activités artistiques qui structurent les différents styles musicaux. Chaque genre possède sa définition de l’auteur : le compositeur prévaut dans la musique classique ; à l’inverse, les musiques populaires font primer l’interprète. Dans le cas du rock, la règle dominante est celle de l’auteur-interprète, qu’incarnent symboliquement les Beatles.
21 Cette visite ouvre sur une réflexion plus large sur les étiquettes, c’est-à-dire sur les dénominations des différents styles de musiques populaires. Le magasin de disques est un fabriquant d’étiquettes, qualifiant – et ce faisant construisant – des familles et des genres au sein desquels sont réunis les disques. Ces étiquettes sont extrêmement diverses, fluctuantes et instables. Concurrentes les unes des autres, certaines parviennent à s’imposer, quand d’autres périclitent rapidement. Leur apparition procède d’inventions, d’hybridations inattendues (acid-jazz, electro-rock, etc.) ou de la réappropriation d’étiquettes déjà utilisées (à l’image du hardcore, qui désignait initialement un genre du cinéma pornographique, avant d’être utilisé pour qualifier un sous-genre punk-rock américain, puis la branche la plus rapide et industrielle de la musique techno). Prenant appui sur les exemples de la country et de la musique indie, François Ribac montre que ces étiquettes sont mues par une dynamique propre, renseignant à la fois sur la sociologie et sur l’esthétique d’un genre musical. La valse des étiquettes ne fait pas que suivre les évolutions des goûts. Au-delà, elle témoigne d’un processus de reconstruction permanente des références dans un univers musical en mouvement, correspondant à la fois à une recherche de distinction et de construction identitaire, resituant chaque production dans une généalogie propre.
22 Le nom d’un groupe de rock peut lui aussi se lire comme une forme d’étiquette, servant de signature commune à ses membres et signalant son appartenance à un ensemble plus large. Le chapitre consacré au groupe comme référence condense en quelques pages les leçons de toutes les biographies rock. Il intéressera tout particulièrement ceux que le fonctionnement interne des groupes de rock passionnent, qui y trouveront une définition générique du groupe, valable pour le combo lycéen comme pour les Rolling Stones : « le groupe rock est un collectif constitué de personnes uniques qui contribuent de façon unique à l’équilibre et à la bonne marche du projet par de constantes négociations. La qualité artistique d’un groupe dépend de la qualité de la négociation ».
23 Cette réflexion sur le groupe rock ouvre sur la partie la plus novatrice du livre, consacrée au rôle des supports utilisés pour capter et restituer le son. Si la musique classique s’incarne dans des partitions, le jazz dans des improvisations live, le rock (et avec lui l’ensemble des musiques populaires) existe principalement au travers de son fixateur : le disque. À la fois répertoire des artistes et outil de leur auto-formation, le disque joue un rôle central dans la construction de la valeur rock et de la carrière des groupes. L’œuvre d’un groupe ou d’un artiste rock, c’est sa discographie. On perçoit dès lors l’importance du studio d’enregistrement, lieu de création et non plus seulement de capture et de reproduction fidèle du live. Ceci explique sans doute qu’Elvis soit perçu comme le fondateur du rock’n roll, incarnant avant tout autre cette utilisation du studio comme lieu de création. Considérant le rock comme un art du studio, François Ribac accorde une attention particulière aux diverses techniques et outils de capture, de traitement et de restitution du son et à l’effet des mutations technologiques sur la production musicale. Loin des polémiques actuelles sur le modèle économique de l’industrie du disque à l’ère de la numérisation, il ouvre des pistes de réflexions stimulantes sur les effets esthétiques des évolutions technologiques, des samplers qui ont rendu la pratique de la généalogie simple et naturelle aux walkmans qui, en rendant la musique plus mobile, l’ont intégrée dans notre expérience intime de découverte du monde.
24 Partant de la qualification des mondes rock, l’Avaleur de rock parvient à éclairer plus largement leurs modes de fonctionnement, leurs dynamiques et s’apparente en cela à un travail de requalification d’une culture populaire disqualifiée dans les sphères savantes. Le statut de l’auteur y est pour beaucoup. François Ribac est musicien (bassiste et compositeur) et fan de rock. La sociologie de l’art lui fournit les outils d’un travail réflexif sur son expérience et sa passion, qu’il cherche à nous faire partager [7].
25 L’ouvrage n’est pas exempt de défauts. On peut ainsi penser que l’auteur aurait pu se passer du retour final sur les enseignements de Durkheim et Mauss (la guitare comme totem), exercice relativement formel dont la fertilité est discutable. Plus substantiellement, on regrettera que l’attention portée au rôle des supports ne débouche pas sur une réflexion prospective plus approfondie sur l’essor des instruments de composition, d’écoute et d’échange de musique numérique (ordinateurs, lecteurs MP3, réseaux peer-to-peer), dont on peut penser qu’il n’est pas sans effet sur les modes de construction des étiquettes rock.
26 On conclura en soulignant que le livre a reçu un accueil très favorable dans la presse rock, de la part de journalistes visiblement étonnés que leur expérience et leur goût puissent faire l’objet d’une analyse scientifique, et plus encore du fait que les résultats de celle-ci leur soient accessibles. C’est donc un livre stimulant, recommandé à tous les amateurs de rock, indispensable pour ceux qui cumulent cette passion et un intérêt pour les sciences sociales, ne serait-ce que pour le plaisir de voir qu’il est possible de mobiliser Spinal Tap pour illustrer un phénomène et Bruno Latour pour l’analyser. •
27 Renaud Epstein
Notes
-
[1]
É. Durkheim, Pragmatisme et sociologie. Cours inédits, Vrin, 1955, p. 191.
-
[2]
Ibid., p. 192.
-
[3]
Comme le « dispositif K7 » (laisser les musiciens s’enregistrer eux-mêmes), ou la mise en place d’un « groupe méthode » (échantillon représentatif des statuts et des rôles propres à cet espace social invité à donner son avis sur les premières phases de restitution de l’enquête).
-
[1]
M. Assayas (dir.), Dictionnaire du rock, Robert Laffont, 2000.
-
[2]
Question faisant écho à une interrogation récurrente de leurs clients : pourquoi les disques ne sont-ils jamais rangés dans les bacs dans lesquels on s’attend à les trouver ?
-
[3]
Sur ce sujet, voir le passionnant livre de C. Le Bart (en collaboration avec J.-C. Ambroise) : Les Fans des Beatles. Sociologie d’une passion. Presses Universitaires de Rennes, 2000.
-
[4]
A.-M. Gourdon (dir.), Le Rock, aspects esthétiques, culturels et sociaux, CNRS, 1994.
-
[5]
S. Frith, Performing Rites. On the value of popular music. Harvard University Press, Cambridge, 1996.
-
[6]
Le lecteur à la recherche d’une définition du rock devra se contenter de la suivante : « le rock, c’est les soviets (le groupe qui s’auto-organise) + l’électricité ».
-
[7]
De ce point de vue, l’annexe discographique mérite une attention (et occupe une place) aussi importante que la bibliographie.