Notes
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Tel celui de D. Chacon, Voix endormies, Plon, 2004, joli livre évoquant les républicaines enfermées dans les prisons franquistes.
1 La vogue des commémorations conduira sans nul doute à donner un caractère particulier au soixante-dixième anniversaire du déclenchement de la guerre d’Espagne – le 18 juillet 1936. Le lecteur, averti à temps grâce à Mouvements, dispose dès maintenant du temps nécessaire pour renforcer ou rafraîchir sa connaissance du sujet. L’activité éditoriale est abondante et s’y prête, que ce soit au travers des romans [1] ou des ouvrages érudits.
2 Le livre de Bartolomé Bennassar, biographe de Franco, est annoncé comme « une somme » sur le sujet et figure en bonne place sur les gondoles des libraires. De très nombreux thèmes y sont effectivement abordés et toute tentative d’en rendre compte relève nécessairement d’un choix subjectif, voire sommaire. Nous n’y couperons donc pas.
3 Sa grille de lecture politique est marquée par l’air du temps que nous connaissons aujourd’hui, le conduisant à vouloir porter un jugement balancé et dégagé des « passions ». Il s’essaye, dans une perspective anti-totalitariste, à établir le décompte des massacres de part et d’autre et à rétablir des vérités contre les « historiens de mauvaise foi ». Cette approche neutraliste a l’intérêt de rassembler un lot d’informations factuelles et quantitatives. Elle conduit dans le même temps à attribuer des bons et mauvais points aux différents protagonistes, que ce soit les qualités militaires ou gestionnaires de tel franquiste, ou la « belle intelligence » d’un Azana ou à désigner Prieto comme « socialiste lucide », « gérant avec sérieux ». Ces épithètes peuvent laisser parfois songeur ou irrité mais la richesse de l’œuvre compense ce handicap.
4 Cette même logique balancée qui caractérise l’ouvrage se retrouve jusqu’à la troisième et dernière partie, dans laquelle l’attitude de la France est analysée. Bennassar apporte de nombreux éléments documentaires rendant compte de la valse-hésitation du gouvernement français, comme des préfets, mais aussi des populations, vis-à-vis de l’accueil des exilés espagnols. Entre logique humanitaire et crainte des désordres, entre traitement bureaucratique et solidarité mesurée, c’est un paysage contrasté qui émerge. Rapportée à l’enjeu de la guerre, l’approche administrative que choisit l’auteur laisse pourtant dans l’ombre l’impact politique de cette gestion par le Front populaire français.
5 Au total, nous avons tendance à penser que l’approche de Bennassar, si elle donne une vision factuelle de la guerre et de ses étapes, ne permet pas réellement de la comprendre, et de saisir le jeu des forces sociales en présence.
6 Mais l’ouvrage, encore une fois, ne peut être réduit à cet entre-deux méthodologique. D’autres aspects du livre, particulièrement développés, méritent le détour.
Les aspects militaires et internationaux
7 C’est, par exemple, le détail des grandes offensives militaires, domaine dont on comprendra cependant qu’il laisse de marbre certains lecteurs qui s’attacheraient à penser des révolutions non violentes pour aujourd’hui. Pour les autres, le débat sur une efficacité militaire qui n’impliquerait pas la « militarisation de l’arrière » et l’embrigadement de la société civile, sera nourri, au travers de l’expérience espagnole de trente-six/trente-sept, par des éléments cruels de confrontation au réel.
8 Le retour sur le rôle des communistes dans l’orientation de la République est utile, et en particulier en France, du fait du poids important d’André Marty, tout occupé à la stalinisation du Parti communiste espagnol. La description détaillée de l’achat d’armes à l’URSS, et leur prix, payées en or trébuchant de la banque d’Espagne, montre bien comment le régime soviétique a pu à la fois soutenir le gouvernement républicain, tout en contenant la dynamique. Dans le même temps, on le sait, l’Italie fasciste et l’Allemagne nazie ne mégotaient pas leur appui.
9 Le jeu du PC espagnol, recherchant d’abord un compromis avec les partis du centre contre la dynamique des collectivisations communales, puis organisant l’élimination progressive, non seulement du POUM, mais aussi de la gauche du PS, représentée par Prieto, est étayé par les archives soviétiques. La colonisation des outils policiers et militaires par le PCE lui donne une autonomie de plus en plus forte. Dans le même temps, le syndicat UGT, qui lui sert de relais, rencontre de plus en plus d’écho auprès des travailleurs qui ne trouvent plus dans la CNT les repères nécessaires.
10 Pendant ce temps, les collectivités, dominées par la présence de la CNT, expérimentaient comme elles pouvaient de nouvelles formes de gestion et d’organisation de la production. La deuxième partie du livre rapporte l’étude historique des localités aragonaises. Elle fait vivre de manière concrète les réalisations des nouvelles municipalités révolutionnaires mises en place durant l’été trente-six. Pourtant, l’arriération de l’Espagne, associée à l’absence de projet CNTtiste articulé à l’échelle nationale, conduit assez vite à l’atonie économique. La collectivisation de 1936 ne permet pas de répondre aux besoins économiques, que ce soit ceux du ravitaillement ou la production d’armement. Les injonctions du pouvoir central contre l’autonomie des communes collectivisées, injonctions appuyées par les colonnes du communiste Lister au moment de l’offensive aragonaise en juin 1937, ont raison de l’expérience libertaire.
Ordre et discipline en anarchie
11 C’est justement de la place de la CNT dont il est principalement question dans le livre de François Godicheau. Enseignant de l’université Toulouse-Le Mirail, il met l’accent sur les forces qui travaillent la principale composante du Front républicain, le courant anarchiste et principalement la CNT. Il pointe sa focale sur la Catalogne, creuset des contradictions des révolutionnaires.
12 Plus encore que les autres régions d’Espagne, la Catalogne est travaillée avant guerre par l’incroyable contradiction entre des structures agraires féodales et l’expansion capitalistique de Barcelone. De même, les relations sociales traditionnelles, dominées par les caciques, se heurtent aux aspirations à la modernité qui fleurissent dans la capitale régionale ou les autres centres urbains.
13 Le livre prolonge une thèse classique, celle qui fait de l’impréparation de la CNT et de la fédération anarchiste, la FAI, à la question du pouvoir central, le point crucial de la défaite républicaine. Dès lors que le basculement vers le retour à l’ordre s’établit, avec l’entrée de quatre ministres anarchistes dans le gouvernement central à partir du 3 novembre 1936, les deux organisations se retrouvent tiraillées entre logique révolutionnaire et discipline centralisatrice. Pressées par la logique de retour à l’ordre menée tambour battant par le Parti communiste, et soumises à une offensive militaire qui déferle sur leurs brigades non coordonnées, les organisations libertaires ne trouvent pas manière à proposer une alternative, pas plus stratégique qu’économique. Godicheau montre bien la vitesse du délitement et les tensions accumulées. Ces dernières explosent lors des journées de mai 1937 à Barcelone, où les barricades anarchistes et POUMistes barrent pour la dernière fois la route à la police stalinienne, avant que celle-ci ne reprenne son extension. Les ministres anarchistes jouent un rôle décisif dans le retour au calme à Barcelone, qui sanctionne en fait la défaite de l’utopie.
14 Les chapitres sur les démêlés juridiques des militants anarchistes avec l’appareil judiciaire étatique, réoccupé par les anciens magistrats, et appuyé par la logique policière des communistes, traduisent de manière très efficace le filet dans lequel les équipes de la CNT se débattent jusqu’à en perdre leurs repères mais aussi leur énergie. Les thèmes de la justice et de la répression républicaines occupent donc une place centrale de l’ouvrage.
15 Godicheau ne voit pourtant, dans cette trajectoire lugubre, l’effet d’aucune malignité partidaire ou d’un complot dirigé depuis Moscou. Il souligne les logiques de système qui s’imposent aux différentes composantes républicaines. Les premiers chapitres partent de l’idée que l’État central espagnol disposait de peu de structures intermédiaires pour, à la fois répondre aux sollicitations des forces sociales, et les encadrer dans le même temps. Les logiques d’affrontements violents dominaient à chaque conflit social. Les forces policières de l’époque étaient frappées au sceau de l’organisation militaire. La remuante CNT restait avant la guerre d’autant plus en dehors des logiques de social-démocratisation que l’État était incapable de mettre en place des instances de concertation et, in fine, d’intégration.
16 Dès lors, en habitant dès le 3 novembre un État espagnol qui restait peu articulé avec le pays réel, les forces libertaires ne pouvaient que se trouver engagées dans la reproduction de logiques allant à l’encontre de leur vœu d’autoréalisation des acteurs sociaux.
17 C’est en allant chercher les comptes rendus des réunions internes des différents niveaux d’organisation, communal, régional, national, ceux de la Fédération anarchiste comme ceux de la CNT ou encore des structures restées rebelles comme les Jeunesses libertaires, que l’auteur fait vivre les flux et reflux internes au mouvement, les doutes, ainsi que la capacité des dirigeants à en appeler à « l’esprit de responsabilité des camarades » pour obtenir la disciplinarisation du mouvement.
18 Un épisode met particulièrement en valeur les résistances en jeu : par un décret du 9 octobre 1936, le gouvernement catalan entend « institutionnaliser la révolution » en imposant à toutes les communes la formation d’un exécutif municipal respectant le rapport de forces admis pour la composition du gouvernement. Il réintroduit de la sorte le parti de la « gauche catalane républicaine », l’ERC, parti du populisme catalan, traité jusqu’ici comme « petit-bourgeois ». Le modèle ainsi plaqué dans tous les villages se heurte à la résistance des communes CNTistes, ou même celles dirigées par un front unitaire plus radical qu’à l’échelle de la Generalidad. Godicheau souligne, en effet, qu’à ce niveau d’organisation administrative et sociale qu’est la commune, les clivages ne respectaient pas les frontières des partis. Mais la trajectoire conduit les structures partisanes verticalisées à s’imposer petit à petit.
19 Les deux derniers chapitres rendent compte de la réforme des structures internes des organisations libertaires, au rythme des réorganisations administratives de l’appareil étatique, qu’il soit régional ou central. Janvier 1938 voit les derniers soubresauts internes aux organisations, avec la création d’un Front populaire antifasciste (FPA) dans lequel toutes les composantes de la République sont appelées à se fondre pour gérer la dernière année de luttes, alors que la révolution n’est plus qu’en sursis. •
Notes
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Tel celui de D. Chacon, Voix endormies, Plon, 2004, joli livre évoquant les républicaines enfermées dans les prisons franquistes.