Mouvements 2005/2 no 38

Couverture de MOUV_038

Article de revue

Ethnicité républicaine versus République ethnique ?

Pages 19 à 25

Notes

  • [*]
    Sociologue.
  • [1]
    M. Walzer, Pluralisme et démocratie, Seuil, 1997, p. 176.
  • [2]
    N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, 2003, p. 39-40.
  • [3]
    Du point de vue de la formulation, nous nous inspirons du questionnement dialectique adopté par N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès dans l’introduction de leur ouvrage, La République coloniale. Essai sur une utopie, op. cit., p. 11.
  • [4]
    V. Geisser, Ethnicité républicaine. Les élites d’origine maghrébine dans le système politique français, Presses de Sciences Po, 1997. À notre connaissance, cette notion d’« ethnicité républicaine » n’avait jamais été employée avant la publication de notre ouvrage.
  • [5]
    D. Schnapper, La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Gallimard, 1991, p. 19.
  • [6]
    F. Lorcerie, « Les Sciences sociales au service de l’identité nationale : le débat sur l’intégration en France, au début des années 1990 », in D.-C. Martin (dir.), Cartes d’identité, Presses de Sciences Po, 1995. Cf. aussi H. Jallon et P. Mounier, Les Enragés de la République, La Découverte, 1999 et D. Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002.
  • [7]
    M. Walzer, Pluralisme et démocratie, op. cit. ; Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, 1997.
  • [8]
    P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Les Théories de l’ethnicité, Presses universitaires de France, 1995 et M. Martiniello, L’Ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Presses universitaires de France, 1995.
  • [9]
    D. Moore, Ethnicité et politique de la ville en France et Grande-Bretagne, L’Harmattan, 2001.
  • [10]
    J. Zylberberg, Introduction à l’ouvrage collectif, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, Presses universitaires de France, p. 18-19.
  • [11]
    B. Lacroix, « Le Discours communautaire », Revue française de science politique, vol. 24, n° 3, juin 1974, p. 540.
  • [12]
    J. Roman, « Le Pluralisme de Michael Walzer », Introduction à l’ouvrage de M. Walzer, Pluralisme et démocratie, op. cit., p. 27.
  • [13]
    A. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Basil Blackwell, New York, 1988.
  • [14]
    M. Seymour (dir.), Nationalité, citoyenneté et solidarité, Troisième partie : « La Nation ethnique et la nation civique », Liber, Québec, 1999, p. 143-219.
  • [15]
    J. Zylberberg, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, op. cit., p. 18-19.
  • [16]
    M. Walzer, « Communauté, citoyenneté et jouissance des droits », in Pluralisme et démocratie, op. cit., p. 168.
  • [17]
    D. Colas, « La Nation ethnique et républicaine de Charles De Gaulle », in Citoyenneté et nationalité, Gallimard, 2004, p. 190.
  • [18]
    D. Moore, Ethnicité et politique de la ville en France et en Grande-Bretagne, op. cit., p. 76.
  • [19]
    À notre sens, la publication par N. Sarkozy de l’ouvrage La République, les religions, l’espérance, Éditions du Cerf, 2005, s’inscrit pleinement dans cette lutte pour le monopole de l’énonciation de l’ethnicité républicaine.
  • [20]
    Discours du président de la République à l’occasion de l’installation de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (« commission Stasi »), le 3 juillet 2003, consultable sur le site officiel de l’Élysée : www.elysee.fr.
  • [21]
    Voir le pamphlet politique de R. Kaci qui, avec A. Del Valle, représente aujourd’hui l’extrême droite de l’UMP, La République des lâches. La faillite des politiques d’intégration, Éditions de Syrtes, 2003.
  • [22]
    A. Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Seuil, 1983.
  • [23]
    Y. Lacoste, Vive la Nation. Destin d’une idée géopolitique, Fayard, 1998.
  • [24]
    Parmi les nombreux essais ou pamphlets, citons celui de R. Grossmann, F. Miclo, La République minoritaire. Contre le communautarisme, Michalon, 2002.
  • [25]
    Nous empruntons cette expression à S. Citron, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Les Éditions ouvrières/ Études et documentation internationale, 1989, p. 15.
  • [26]
    Pierre Birnbaum nous rappelle ainsi la persistance des mentions particularistes sur les fiches de carrière des hauts fonctionnaires israélites sous la troisième République : « Une famille de Juifs d’État, les Hendlé », in P. Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs de France, Presses de Sciences Po, 1990, p. 73.
  • [27]
    N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, op. cit.
  • [28]
    A. Dieckhoff, « Les Logiques de l’émancipation et le sionisme » in P. Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs de France, op. cit., p. 168-169
« Les constructions dualistes ne sont jamais adéquates aux réalités de la vie sociale [1] ».
« Quiconque met en cause la République attaquerait les principes même de la Nation, fille de la Révolution française… C’est précisément à cette équation qu’il faut résister. Interroger certains fondements de la République ne peut que l’aider à se séparer d’un héritage qui la “plombe” [2] ».

1 « Ethnicité » et « République » : est-il légitime de juxtaposer ces deux termes ? Une telle démarche n’induit-elle pas une contradiction, un contresens, un paradoxe, voire une antinomie insurmontable, autant dans la théorie que dans la praxis[3] ?

2 En effet, dans notre imaginaire politique hexagonal, le premier évoque le règne des particularismes, des communautarismes et, au-delà, le spectre de la division et de la balkanisation du corps social. Au contraire, le second renvoie à l’universalisme, à la citoyenneté et à la transcendance civique des intérêts particuliers. Dans cette perspective dualiste, notre recours à la formule Ethnicité républicaine[4] pourrait être logiquement interprété comme une « provocation », voire comme une forme de « dérive scientifique », dont l’objectif recherché serait de produire un « effet de champ », né de la volonté de se différencier à tout prix des théories dominantes sur la nation, la République et la citoyenneté. Pire, d’aucuns pourraient y voir une entreprise de subversion politique, visant à délégitimer l’universalisme républicain et l’État nation. Aussi, selon cette posture du dévoilement, notre questionnement répondrait-il moins à une visée sociologique qu’à un projet idéologique, comme le dénonçait déjà Dominique Schnapper, au début des années 1990, à propos du penchant multiculturaliste de certains de ses collègues sociologues et politologues : « Depuis la Seconde Guerre mondiale, remarque-t-elle, c’est au contraire la critique de l’État nation, responsable du “colonialisme intérieur”, des “appareils idéologiques d’État”, et l’exaltation des particularismes et des régionalismes de toute nature que les sociologues ont le plus longuement développés [5] ».

3 Cette critique schnapperienne de la « dérive multiculturaliste » des sciences sociales nous paraît aujourd’hui, en grande partie, dépassée et ceci pour deux raisons majeures. D’une part, parce qu’il semble que la tendance se soit largement inversée : aujourd’hui, ce n’est plus le « voile multiculariste » qui plane sur les intellectuels français et les sciences sociales mais davantage le « voile nationaliste républicain » qui a largement contribué, ces dix dernières années, à délégitimer toutes les approches pluralistes de la citoyenneté [6]. D’autre part, parce que la création de la notion dialectique d’ethnicité républicaine s’inscrivait moins, à l’époque (1997), dans une perspective théorique que sociologique. Nous cherchions davantage à rendre compte du résultat d’une enquête empirique (les formes et les modes d’ethnicisation du politique en France), qu’à défendre une posture philosophique, comparable, par exemple, à celle initiée par Michael Walzer [7]. À ce niveau, la notion d’ethnicité républicaine constitue bien le produit d’une investigation sociologique au cœur du système politique français des années 1980-1990 (les « années Mitterrand »), sans aucune prétention à la généralisation et à la théorisation. Suivant la voie tracée par d’autres auteurs, nous cherchions à développer une problématique sociologique de l’ethnicité[8] qui trouve des prolongements empiriques. En effet, notre propos répondait moins à une visée théorique qu’à une volonté de mettre en lumière la pluralité des lieux, des énonciateurs et des producteurs d’ethnicité qui participent, de façon contradictoire, concurrente ou complémentaire à légitimer, au sein de la société française actuelle, ce processus d’ethnicisation du politique, bien que celui-ci ne soit jamais clairement assumé par les acteurs en présence (gouvernement, collectivités locales, partis, élus, associations…) : telle la prose de Monsieur Jourdain, ils font en permanence de l’ethnicité sans le savoir, ou plutôt en faisant fi de l’ignorer. Cette « ethnicisation républicaine » du politique et, plus généralement, des modes d’intervention sociale (la politique de ville étant le cas le plus parlant) [9], s’inscrit plus globalement dans une crise de la représentation dans les démocraties occidentales (le « désenchantement de la magie démocratique » dirait J. Zylberberg [10]), née du sentiment que les systèmes politiques pluralistes ne parviennent ni à capter efficacement les demandes, ni à répondre aux aspirations profondes des citoyens. Ce sentiment d’impuissance accélère, en retour, le passage d’une problématique sociale de la médiation à une problématique communautaire. Le discours communautaire, expression des minorités ethno-culturelles et des mouvements régionalistes dans les années 1960, se hisse progressivement au rang de discours d’État et devient dès lors un élément incontournable des politiques publiques (éducation, ville, sécurité…) : « Parce qu’elle ne signifie rigoureusement rien de précis, la communauté peut devenir réceptacle de projet, outil sémantique d’invention. Sur les différents théâtres institutionnels sur lesquels elle s’opère, la communauté prétend s’imposer comme norme. (…) Elle préfigure, sans pré-déterminer, le devenir de l’institution qu’elle nie [11] ».

4 En ce sens, l’ethnicité ne constitue pas exclusivement une manifestation minoritaire (expression particulariste d’un état de domination, retournement du stigmate ethnique…) mais représente également une production étatique légitime qui participe autant au décryptage des rapports sociaux qu’aux logiques matérielles ou symboliques d’action publique.

• Le « républicanisme ethnique » comme matrice de l’« ethnicité républicaine »

5 Dans ce processus d’« ethnicisation républicaine », il transparaît toutefois une dimension majeure que nous avions eu tendance à sous-estimer dans nos premiers travaux et que nous pourrions ramener à cette hypothèse : si les démocraties occidentales, en général, et la démocratie française, en particulier, produisent aujourd’hui autant d’ethnicité(s) minoritaire(s), c’est que leur construction nationale-étatique se fonde elle-même sur une dimension ethnique plus ou moins explicite. Autrement dit, « (…) notre culture politique universaliste et individualiste se retrouve insidieusement “communautaire” à l’échelle de la nation toute entière[12] ». La citoyenneté universaliste de type jacobine, n’est-elle pas finalement l’expression d’une forme de « communautarisme majoritaire » qui induit un mode de naturalisation républicaine (« si tu n’es pas républicain, tu n’existes pas ou, du moins, tu n’as pas le droit à la parole ») ? Le thème de la « France républicaine » ne renvoie-t-il pas fondamentalement à un « mythe ethnique » au sens smithien [13], certes, une ethnie construite, mais une ethnie quand même, dont les principes et les valeurs sont censés éclairer l’ensemble de l’humanité ? Une telle posture analytique nous paraît fructueuse, parce qu’elle permet de relativiser empiriquement l’opposition entre « Nation ethnique » et « Nation civique [14] », afin de mettre en exergue les modes d’ethnicisation inhérents et communs à toutes les sociétés pluralistes, y compris celles qui se réclament, comme la France, de l’universalisme abstrait. À ce propos, J. Zylberberg note que « la distinction classique entre l’État nation supra-ethnique et l’État organique de culture est précaire si nous définissons l’ethnicité comme un processus de mobilisation affective en référence à une origine biologique, territoriale et culturelle commune. Les mécanismes de socialisation et d’assignation de la nationalité dans un territoire repose précisément sur une présupposition de communalisation naturaliste signifié par le jus solis et le jus sanguinis chez les uns et la capacité d’adaptation au bagage culturel national chez les autres qui doivent prouver qu’ils ont cessé d’être des mineurs, des apprentis, qu’ils sont devenus des véhicules légitimes de la mystérieuse identité commune et non seulement des acteurs respectueux du droit commun et de l’ordre public (…) [15] ».

6 On trouverait des traces « objectives » et vivantes de cette Ethnicité républicaine à la fois dans la pensée révolutionnaire jacobine – ce qui n’est pas le moindre des paradoxes – mais aussi dans les différents courants nationalistes républicains, comme par exemple le gaullisme.

7 Concernant le républicanisme civique français, Michael Walzer nous rappelle qu’il constitue en quelque sorte la version de gauche du communautarisme : « dans sa phase jacobine, la Révolution est comprise comme un effort pour établir la citoyenneté comme l’identité dominante de tout Français – par opposition aux identités alternatives qu’elles soient confessionnelle, professionnelle, familiale ou régionale. La citoyenneté devait remplacer la foi religieuse et la fidélité familiale comme motif central de la conduite vertueuse [16] ».

8 Plus près de nous, au-delà de toute tentation raciste, le gaullisme a développé sa propre « théorie » de la nation ethnique et républicaine : « dans la logique gaulliste, souligne Dominique Colas, l’ethnicité française se réalise dans la citoyenneté républicaine. Sont ainsi organiquement liées deux conceptions de la France, à la fois contradictoires et indissociables, rassemblées dans la formule selon laquelle les Français sont appelés à jouer un rôle central et universalisant dans l’Histoire à cause du “génie de leur race” [17] ».

9 Enfin, plus proche encore dans le temps, le « mitterrandisme d’État » s’est fondé, selon nous, sur « un mythe de réconciliation » des mémoires meurtries (la collaboration, l’Algérie française…) et des minorités (les immigrés et leurs enfants, les femmes…) autour de l’idée nationale : durant la période (1981-1995), assumant pleinement sa fonction de « parti du Président », le Parti socialiste a joué un rôle majeur dans la production institutionnelle d’ethnicité. Il s’est positionné à plusieurs reprises comme agent de pacification sociale et porteur d’un discours central de cohésion, susceptible de réconcilier une communauté nationale divisée et morcelée. C’est à ce niveau que se dégage le mieux la conception que le PS a de sa propre fonction symbolique dans la société française : la défense de la cohésion nationale face aux risques de fragmentation communautaire, mais aussi la protection desdites « minorités » face à la montée de l’intolérance et du racisme de la majorité.

10 Cette ethnicisation du politique s’est manifestée notamment sur deux plans. D’une part, dans la volonté du gouvernement et des dirigeants socialistes de promouvoir de « nouvelles élites » issues de l’immigration. La promotion de ces « élites ethniques » au sein des instances du PS, des municipalités et des grandes associations médiatiques répondait ainsi à une injonction paradoxale : signifier non seulement la supériorité, sinon la performance, du « modèle français d’intégration » (méritocratie républicaine) mais aussi mettre en scène, sur un mode particulariste, une utopie de médiation entre le système politique (le centre) et les « nouvelles classes dangereuses » (la périphérie), issues des banlieues et des quartiers populaires. D’autre part, par une accélération de l’ethnicisation de la politique de la ville, à travers notamment une institution clef : le Fonds d’action sociale (FAS), devenu aujourd’hui FASILD. Comme le rappelle Damian Moore, « le républicanisme est démenti par l’action publique dans bien des domaines [18] ». Les modes de repérage des problèmes sociaux, déployés par les institutions locales et nationales, font de plus en plus appel aux registres ethniques et communautaires, drapés dans un discours républicain. Sous couvert de l’universalisme abstrait, les autorités publiques développent des lectures culturalistes qui contribuent à une « maghrébinisation », à une « africanisation » – on dirait aujourd’hui à une « islamisation » – des dysfonctionnements de la société française. En somme, la rhétorique républicaine véhiculée sur un mode incantatoire encourage paradoxalement une ethnicisation de la question sociale.

11 Ainsi, discours de la Différence et discours de l’Unité s’interpellent mutuellement, confortant une nouvelle version de notre roman national français.

12 Aujourd’hui, cette dialectique de l’Unité et de la Différence n’est pas complètement absente des hautes sphères de l’État français et donne même lieu à d’âpres « disputes » au sein du nouveau parti présidentiel (UMP) pour la conquête du monopole légitime à dire l’ethnicité républicaine[19], légèrement remaniée, toutefois, par rapport aux périodes précédentes, dans le sens de l’activation d’un conflit imaginaire entre Juifs et Musulmans sur le territoire français (émergence notamment du thème récurrent de « l’antisémitisme musulman »). À ce titre, durant la dernière « Affaire de voile islamique » (2003-2004) et les débats autour de la commission Stasi, le discours d’État a agi simultanément comme un opérateur symbolique de cohésion nationale (lutter et contenir les communautarismes qui menacent notre République laïque) et comme un « agenceur » d’ethnicités minoritaires potentiellement conflictuelles (organiser la coexistence pacifique entre les différentes communautés culturelles et religieuses). À ce niveau, le discours chiraquien s’inscrit dans la droite ligne de la conception de la « nation ethnique et républicaine » véhiculée par le gaullisme d’État : « Notre drapeau, notre langue, notre histoire : tout nous parle de ces valeurs de tolérance et de respect de l’autre, de ces combats, de cette diversité qui font la grandeur de la France (…). C’est pour que la France reste elle-même que nous devons aujourd’hui répondre aux interrogations et désamorcer les tensions qui traversent notre société [20] ».

13 À travers cet extrait de la rhétorique chiraquienne, on retrouve les deux facettes de l’ethnicité républicaine, évoquées précédemment : l’ethnicité comme expression supposée de courants minoritaires, qu’il convient donc à tout prix de contenir et/ou de réprimer (le communautarisme islamique [iste]), et l’ethnicité comme sentiment d’appartenance majoritaire à une culture universelle (la francité mythique), dont les valeurs seraient constitutives de la supériorité du « modèle français » (la laïcité républicaine) par rapport aux autres « modèles européens ». De ce point de vue, le thème de la défense du « modèle républicain » conforte ce que nous appellerons une ethnolaïcité ou encore une vision substantialiste de la laïcité – Bernard Stasi parle d’« instinct laïque » du peuple français – qui se cache, le plus souvent, derrière des arguments universalistes pour défendre, en réalité, une conception particulariste de l’identité nationale : force est d’admettre, que s’il fallait attester d’une quelconque « montée en communautarisme » ces dernières années, c’est moins le communautarisme musulman ou islamique qui mériterait une analyse approfondie que le communautarisme franco-français, visant la restauration d’une « francité mythique et pure ». Les argumentaires fabriqués au fil des débats, pour défendre l’exceptionnalité et la supériorité de la « laïcité à la française », renferment indiscutablement une forte charge nationaliste et chauvine.

14 Le discours présidentiel, comme les pratiques politiques de l’actuelle majorité conservatrice (UMP-UDF), suffiraient à prouver qu’il ne s’est pas produit de « rupture d’ethnicité républicaine ». Ce que certains ont voulu attribuer à une dérive multiculturaliste ou différentialiste de la gauche socialiste [21] relève en fait d’une tendance lourde du système politique français : les logiques d’ethnicisation du recrutement politico-administratif se sont largement poursuivies et même amplifiées (le « préfet musulman » de N. Sarkozy, la « ministre beur » de Raffarin, les caciques maghrébins de l’UMP,…), avec toutefois un glissement de plus en plus fréquent sur le registre religieux, le « Musulman imaginaire [22] » tendant à devenir la cible pertinente de l’action publique.

• L’ethnicité, une aporie républicaine ?

15 En définitive, il n’existe qu’une contradiction apparente entre la tendance actuelle des acteurs publics à survaloriser l’universalisme républicain (l’hypertrophie de l’universel abstrait) et celle qui consiste à banaliser à l’extrême les lectures ethniques et identitaires des réalités de la société française : ces deux mouvements, qui relèvent d’un même processus d’ethnicisation du lien social (ou plutôt des manières de lire et de décoder ce lien), se déclinent tantôt sous le registre offensif et faussement rassurant de la célébration d’une « francité mythique » (« Vive la Nation ! [23] »), tantôt sur le registre anxiogène et stigmatisant du « péril communautaire » (« Attention aux communautarismes ! [24] »). Par effet de feed-back, cette routinisation des lectures communautaires au sein de la société française, largement encouragée par le discours d’État (Chirac, Sarkozy et l’UMP mais aussi chez les opposants socialistes aspirant à la reconquête prochaine du pouvoir), contribuent à activer chez certains acteurs issus des « minorités » culturelles et religieuses des nouvelles formes de positionnement dans l’espace public, combinant à la fois une axiologie universaliste type « troisième République » et une affirmation de leur ethnicité reconstruite sur un mode imaginaire. Ainsi, avons-nous pu observer récemment dans certains milieux associatifs juifs (notamment au sein du CRIF et dans certaines organisations « arabo-musulmanes » de France) le développement d’un registre de discours que nous qualifierons de « communautaro-républicain », conciliant habilement la défense des intérêts du groupe face aux « menaces extérieures » (antisémitisme, islamophobie, racisme…) à un « républicanisme d’avant-garde », digne de Jules Ferry. Mais ces modes particularistes d’accès à l’espace public ne sont pleinement légitimes et tolérés que parce qu’ils se fondent dans la « légende républicaine [25] », dont ils se font les promoteurs auprès des membres du groupe.

16 À cet égard, le républicanisme qui prétendait émanciper les Juifs aux lendemains de la Révolution (thème de la régénération) [26], les indigènes au temps de la colonisation (thème de l’assimilation) [27] et les « enfants d’immigrés » aujourd’hui (thème de l’intégration républicaine) apparaît fondamentalement comme une aporie : « même s’il part d’intentions louables et s’il vise à intégrer ces collectivités comme des égaux dans la société globale, souligne nécessairement, dans un premier temps, les différences et, donc, l’infériorité des groupes à émanciper (comme l’atteste le vocable employé : régénération, amélioration, réforme…)… L’émancipation reste une concession (…) [28] ». Certes, il se peut que l’ethnicité républicaine ne soit que l’expression réactualisée de cette aporie républicaine, décrite par Alain Dieckhoff. Dans le même temps, force est de constater qu’elle produit d’autant plus d’efficacité symbolique dans l’espace public, qu’elle est désormais enracinée dans nos passions citoyennes et durablement inscrite dans le fonctionnement routinier de nos institutions politiques. •

Notes

  • [*]
    Sociologue.
  • [1]
    M. Walzer, Pluralisme et démocratie, Seuil, 1997, p. 176.
  • [2]
    N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, Albin Michel, 2003, p. 39-40.
  • [3]
    Du point de vue de la formulation, nous nous inspirons du questionnement dialectique adopté par N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès dans l’introduction de leur ouvrage, La République coloniale. Essai sur une utopie, op. cit., p. 11.
  • [4]
    V. Geisser, Ethnicité républicaine. Les élites d’origine maghrébine dans le système politique français, Presses de Sciences Po, 1997. À notre connaissance, cette notion d’« ethnicité républicaine » n’avait jamais été employée avant la publication de notre ouvrage.
  • [5]
    D. Schnapper, La France de l’intégration. Sociologie de la nation en 1990, Gallimard, 1991, p. 19.
  • [6]
    F. Lorcerie, « Les Sciences sociales au service de l’identité nationale : le débat sur l’intégration en France, au début des années 1990 », in D.-C. Martin (dir.), Cartes d’identité, Presses de Sciences Po, 1995. Cf. aussi H. Jallon et P. Mounier, Les Enragés de la République, La Découverte, 1999 et D. Lindenberg, Le Rappel à l’ordre. Enquête sur les nouveaux réactionnaires, Seuil, 2002.
  • [7]
    M. Walzer, Pluralisme et démocratie, op. cit. ; Sphères de justice. Une défense du pluralisme et de l’égalité, Seuil, 1997.
  • [8]
    P. Poutignat et J. Streiff-Fenart, Les Théories de l’ethnicité, Presses universitaires de France, 1995 et M. Martiniello, L’Ethnicité dans les sciences sociales contemporaines, Presses universitaires de France, 1995.
  • [9]
    D. Moore, Ethnicité et politique de la ville en France et Grande-Bretagne, L’Harmattan, 2001.
  • [10]
    J. Zylberberg, Introduction à l’ouvrage collectif, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, Presses universitaires de France, p. 18-19.
  • [11]
    B. Lacroix, « Le Discours communautaire », Revue française de science politique, vol. 24, n° 3, juin 1974, p. 540.
  • [12]
    J. Roman, « Le Pluralisme de Michael Walzer », Introduction à l’ouvrage de M. Walzer, Pluralisme et démocratie, op. cit., p. 27.
  • [13]
    A. Smith, The Ethnic Origins of Nations, Basil Blackwell, New York, 1988.
  • [14]
    M. Seymour (dir.), Nationalité, citoyenneté et solidarité, Troisième partie : « La Nation ethnique et la nation civique », Liber, Québec, 1999, p. 143-219.
  • [15]
    J. Zylberberg, Citoyenneté et nationalité. Perspectives en France et au Québec, op. cit., p. 18-19.
  • [16]
    M. Walzer, « Communauté, citoyenneté et jouissance des droits », in Pluralisme et démocratie, op. cit., p. 168.
  • [17]
    D. Colas, « La Nation ethnique et républicaine de Charles De Gaulle », in Citoyenneté et nationalité, Gallimard, 2004, p. 190.
  • [18]
    D. Moore, Ethnicité et politique de la ville en France et en Grande-Bretagne, op. cit., p. 76.
  • [19]
    À notre sens, la publication par N. Sarkozy de l’ouvrage La République, les religions, l’espérance, Éditions du Cerf, 2005, s’inscrit pleinement dans cette lutte pour le monopole de l’énonciation de l’ethnicité républicaine.
  • [20]
    Discours du président de la République à l’occasion de l’installation de la commission de réflexion sur l’application du principe de laïcité dans la République (« commission Stasi »), le 3 juillet 2003, consultable sur le site officiel de l’Élysée : www.elysee.fr.
  • [21]
    Voir le pamphlet politique de R. Kaci qui, avec A. Del Valle, représente aujourd’hui l’extrême droite de l’UMP, La République des lâches. La faillite des politiques d’intégration, Éditions de Syrtes, 2003.
  • [22]
    A. Finkielkraut, Le Juif imaginaire, Seuil, 1983.
  • [23]
    Y. Lacoste, Vive la Nation. Destin d’une idée géopolitique, Fayard, 1998.
  • [24]
    Parmi les nombreux essais ou pamphlets, citons celui de R. Grossmann, F. Miclo, La République minoritaire. Contre le communautarisme, Michalon, 2002.
  • [25]
    Nous empruntons cette expression à S. Citron, Le Mythe national. L’histoire de France en question, Les Éditions ouvrières/ Études et documentation internationale, 1989, p. 15.
  • [26]
    Pierre Birnbaum nous rappelle ainsi la persistance des mentions particularistes sur les fiches de carrière des hauts fonctionnaires israélites sous la troisième République : « Une famille de Juifs d’État, les Hendlé », in P. Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs de France, Presses de Sciences Po, 1990, p. 73.
  • [27]
    N. Bancel, P. Blanchard et F. Vergès, La République coloniale. Essai sur une utopie, op. cit.
  • [28]
    A. Dieckhoff, « Les Logiques de l’émancipation et le sionisme » in P. Birnbaum (dir.), Histoire politique des Juifs de France, op. cit., p. 168-169
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