1 Il y a maintenant dix ans, dans son abécédaire, Gilles Deleuze, à la lettre C comme Culture, évoquait une crise de la littérature, en pointant un risque devenu réalité : dans l’édition, le risque c’est que les vrais clients ne soient plus les lecteurs potentiels, mais les distributeurs. Quand les distributeurs seront les véritables clients des éditeurs, que se passera-t-il ? Ce qui intéresse les distributeurs, c’est la rotation rapide, le régime du best-seller. Toute littérature créatrice sera alors écrasée par nature. Mais il ajoutait aussitôt : « Ce n’est pas grave, car il y aura des circuits parallèles, un marché noir ».
2 En France, en 2004, les derniers avatars de la concentration du monde de l’édition confirment largement le pressentiment de Gilles Deleuze. Ce qu’il ne pouvait pressentir c’est l’arrogance avec laquelle les nouveaux propriétaires de l’édition feraient savoir que le livre est soumis aux impératifs marketing et financiers, et que sa prédiction s’appliquerait à l’ensemble du champ culturel. Les véritables prescripteurs de la création littéraire, cinématographique, musicale, de l’information, du savoir, des arts en général, ce sont pour une part les distributeurs (entendus dans un sens strictement commercial et financier), et pour une autre part les annonceurs publicitaires (tel que l’a rappelé cyniquement Patrick Le Lay récemment avec son désormais célèbre « temps de cerveau humain disponible »).
3 Wendell Investissement, dont le président n’est autre qu’Ernest-Antoine Seillière de Laborde, plus connu comme le patron des patrons et l’énergique meneur de la refondation sociale, vient de racheter les 60 % d’Éditis (ex Vivendi Universal Publishing) que le groupe Lagardère devait rétrocéder sur les recommandations de la Commission européenne de Bruxelles. Hervé de la Martinière a racheté les éditions du Seuil, immédiatement après il faisait savoir qu’au sein de la nouvelle entité « chaque livre devait être rentable », suscitant quelques réactions indignées d’éditeurs et de libraires. Pendant ce temps, le groupe Lagardère continue de dominer l’édition, en contrôlant près de 70 % de la production et la distribution de livres, tout en étant l’un des principaux acteurs de l’industrie européenne de l’armement.
4 La situation de l’édition en France est la conséquence logique du vaste rapt de la culture et de l’art que constitue l’hyper-concentration des industries culturelles à l’échelle mondiale. Pas un jour ne se passe sans que l’actualité ne se fasse l’écho d’un rachat, d’une fusion, d’une absorption dans le champ des industries culturelles et des médias. L’industrialisation et la massification de la culture ce n’est rien d’autre que la mise sous tutelle par le capital et le profit de l’ensemble des logiques de création. Cette mise sous tutelle correspond également à une colonisation du temps : temps de vie de l’œuvre (la durée de vie moyenne d’un livre, tout genre confondu et tout lieu de diffusion, n’excède pas douze jours ; la durée de vie d’un film en salles quant à elle n’excède pas deux semaines), temporalité même de l’œuvre (il existe en télévision un standard temporel pour le documentaire et la fiction de cinquante deux minutes, nous pourrions également parler des recommandations faites aux auteurs d’écrire des romans dont le nombre de pages n’excède pas trois cent pages), occupation du temps libre par des divertissements sans lendemain (par une offre culturelle, appuyée à grands renforts de campagnes marketing, exclusivement centrée sur l’entertainment à l’hollywoodienne).
• La subordination à l’impératif financier
5 Enfin, l’une des grandes caractéristiques de la concentration de la culture est sa verticalité : les majors contrôlent les moyens de production, les moyens de diffusion et de promotion. Pour ne donner qu’un seul exemple en France, le groupe Lagardère est le premier éditeur français, le premier diffuseur/distributeur de livres, le deuxième libraire, le premier groupe de presse de magazine, il est également propriétaire de radios, de régies publicitaires, de chaînes de télévision.
6 Il paraît évident que ce sont des choix politiques et idéologiques qui président à la destinée de ces industries concentrées de la culture. Le choix de subordonner les logiques de création artistique à l’impératif financier relève d’une volonté politique et d’une vision idéologique dans lesquelles seul le profit compte. Mais si nous sommes face à un pouvoir de l’argent, nous sommes également face à un gouvernement invisible des imaginaires et des opinions. Nous ne pouvons que constater et déplorer l’uniformisation de la création, tant en termes de contenus que d’esthétiques, qui découle de cet état de fait.
7 Il convient également d’évoquer l’AGCS (Accord général sur le commerce des services), l’un des traités fondateurs de l’OMC, qui offre un cadre juridique international au démantèlement des services publics au nom de la libre concurrence. Plus particulièrement, dans le champ culturel, l’AGCS peut être l’arme avec laquelle chaque espace culturel préservé des lois de l’économie de marché capitaliste peut être détruit au nom du respect de la libre concurrence. Que le meilleur gagne !
8 Mais si la diversité culturelle semble menacer, il faut savoir porter le regard aux périphéries du marché pour s’apercevoir qu’il existe une prolifération de démarches artistiques et culturelles qui échappent par la seule volonté de leurs protagonistes aux formatages marchands, aux normalisations. Si un champ hétérogène d’autonomies artistiques, de pratiques hors-normes, existe bel et bien, celles-ci sont entravées dans leur libre circulation par les modes dominants de la circulation des œuvres.
9 Nous ne pouvons laisser les modes de circulation de l’art et de la culture entre les mains des marchands. La diffusion d’une œuvre peut être un art (« un art de la diffusion des arts ») à partir du moment où ce sont les logiques de création qui subordonnent les contraintes économiques et non le contraire. En France, il existe encore des réseaux de diffusion denses dont l’existence n’est pas déterminée par le souci de l’audimat mais par des exigences éthiques et esthétiques fortes. Je pense notamment pour le livre aux librairies indépendantes dites de création, pour le cinéma aux salles «Art et Essai» ou de recherche. Je pense également à la multiplicité de ces lieux associatifs qui se vivent comme des espaces culturels publics renouvelés.
10 L’ensemble de ces lieux est fragilisé et précarisé, d’une part par la guerre économique que leur livrent les espaces marchands, et d’autre part par l’injonction généralisée de se conformer au goût du plus grand nombre qui est déterminé par les instruments de mesure du marché (taux d’audience, indices de ventes). Ces réseaux ne pourront se développer et exister qu’à la condition d’être soutenus comme les lieux essentiels à partir desquels la culture se vit comme un bien commun et non comme une marchandise. Dans un sens, il ne tient qu’à nous de desserrer l’étau, en livrant un combat pour la liberté de production et de circulation des œuvres non conformes au marché. Ce combat doit libérer du temps (rotation lente contre rotation rapide), engendrer de la diversité (singularités contre uniformité), inventer de la relation (espaces de vie contre espaces de consommation), susciter de la solidarité (mutualisation des moyens qu’ils soient matériels ou immatériels).
11 C’est dans cette perspective, que la Société coopérative d’intérêt collectif Co-errances a été créée, il y a maintenant deux ans, pour faire face aux pouvoirs censitaires de l’argent. Elle regroupe des éditeurs indépendants de livres et de revues, des réalisateurs et des producteurs autonomes de films, et des lieux de création qui échappent au marché normatif, pour inventer de manière concertée et collective une éthique de la circulation culturelle. Le choix de se constituer en Société coopérative d’intérêt collectif procède à la fois de la volonté de rupture avec les structures du capital et de l’exigence de créer des pratiques de solidarité entre des acteurs atomisés.
12 La diffusion d’un livre, d’une revue, d’un film pour Co-errances, c’est un art de créer de la relation entre un public – qui manque, pour reprendre l’expression de Gilles Deleuze – et une expression singulière. Cet art de la diffusion des arts relève d’une recherche permanente pour trouver un juste équilibre entre les réalités économiques qui structurent les rapports à la production, et les désirs et appétits de considérer les arts et la culture comme un fait social partagé sans rapport avec l’argent-roi. L’un des objectifs de Co-errances est de démassifier le rapport à la culture tout en démultipliant les occasions de diffusion dans des lieux qui favorisent la rencontre et l’échange, et en portant une attention soutenue aux moyens de maintenir en vie des expressions qui restent fragiles dans le contexte actuel.
13 Si l’argent exerce un pouvoir censitaire sans précédent sur une multitude d’expressions minoritaires, c’est uniquement parce qu’il règne en maître. C’est pourquoi toute forme d’économie qui subordonne la logique des moyens à la logique des finalités (qu’elles soient sociales, politiques, ou tout simplement humaines) est à protéger et à développer. Plus particulièrement, dans le champ culturel, toutes les formes émergentes de mutualisation, de coopération sont à considérer comme des formes du possible qui peuvent désenchâsser les imaginaires et les créativités des carcans économistes. •