Mouvements 2004/5 no35

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Article de revue

La conversion au néo-libéralisme.

Droite et libéralisme économique dans les années 1980

Pages 17 à 23

Notes

  • [*]
    Sociologue.
  • [1]
    J. Garello, « Numéro 800 : 1981-2004 », La Nouvelle Lettre n°800, 19 juin 2004.
  • [2]
    Il est ainsi perceptible dans certains milieux traditionnellement plutôt hostiles au libéralisme comme la haute fonction publique en charge de l’expertise économique d’État. Cf. B. Jobert et B. Theret, « La consécration républicaine du néolibéralisme : l’ultime étape d’une reconquête ? » in B. Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans la pratique gouvernementale, L’Harmattan, 1994, p. 21-85.
  • [3]
    S. Berger, « Liberalism reborn : the new liberal synthesis in France », Contemporary France : a review of interdisciplinary studies, Francis Printer, 1987, p. 86.
  • [4]
    L’Institut de l’entreprise prend la succession d’un autre organisme patronal, le CRC (Centre de recherches et d’études des chefs d’entreprise).
  • [5]
    Voir par exemple H. Lepage, Autogestion et capitalisme. Réponses à l’anti-économie, Masson, 1978.
  • [6]
    Les journées de la semaine de la pensée libérale. Jeudi 14, vendredi 15, lundi 18, mardi 19, mercredi 20 novembre 1968. Organisées par l’ALEPS à la Maison de la Chimie.
  • [7]
    Pour une apologie de la politique économique de Raymond Barre, économiste qui fut l’un des premiers traducteurs de Friedrich Hayek en France voir T. De Montbrial, « Fondements de la politique économique de Raymond Barre », Commentaire n°6, été 1979, p. 223-230.
  • [8]
    C. Ysmal, Demain la droite, Grasset, 1984.
  • [9]
    P. Guiol et É. Neuveu, « Sociologie des adhérents gaullistes », Pouvoirs n°28, 1983, p. 95 ; P. Brechon, J. Derville et P. Lecomte, Les cadres du RPR, Économica, 1987, p. 32.
  • [10]
    Sur les transformations de l’enseignement d’économie dans les écoles du pouvoir dans les années 1970 : J.-F. Kesler, L’ENA, la société, l’État, Berger-Levrault, 1985.
  • [11]
    J. Fremontier, Les cadets de la droite, Paris, Seuil, 1984.
  • [12]
    P. Buisson (dir.), Le guide de l’opposition, Intervalles, 1983.
  • [13]
    J. Chirac, « Le libéralisme peut-il inspirer un projet politique ? », Liberté économique et progrès social n°49, mars 1984, p. 22.
  • [14]
    M. Aurillac, « L’espérance est au rendez-vous », Les Cahiers de 89, supplément au n°3, juillet 1982.
  • [15]
    A. Juppé, Intervention lors du Colloque Responsabilités et Libertés, Les Cahiers de 89, supplément au n°4, septembre 1982.
  • [16]
    Club de l’Horloge, Échecs et injustices du socialisme suivi d’un Projet républicain pour l’opposition, Albin Michel, 1982.
  • [17]
    On pense par exemple aux ouvrages publiés par G. Sorman comme La Révolution conservatrice américaine, Fayard, 1983, La solution libérale, Fayard, 1984 ou L’État minimum, Albin Michel, 1985.
  • [18]
    B. Theret, « Vices publics, bénéfices privés. Les propositions économiques électorales des néo-libéraux français », Critique de l’économie politique n°31, avril-juin 1985, p. 77-134.
  • [19]
    Une grande partie des nouveaux économistes et des membres de l’équipe de Commentaire fait ainsi partie du Comité de soutien à Raymond Barre en 1988 : Florin Aftalion, François Bourricaud, Jean-Claude Casanova, Michel Drancourt, Thierry de Montbrial, etc.
  • [20]
    K. Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Liber-Raisons d’agir, 1998.
  • [21]
    Sur les organisations (clubs, fondations, etc.) dans lesquelles s’investissent aujourd’hui les économistes néo-libéraux français voir M. Douerin, Libéralismes : la route de la servitude volontaire, Éditions de la Passion, 2002.
English version

1 La droite française est loin d’avoir toujours été à dominante libérale mais il est particulièrement intéressant d’observer le moment charnière où se fait la conversion. Les années quatre-vingt sont les années Ronald Reagan aux États-Unis et Thatcher en Grande-Bretagne, mais en France c’est la gauche qui est au pouvoir. Or, c’est précisément à l’occasion de son passage dans l’opposition que la droite française va concrétiser sa mutation laissant sur le bord du chemin ce qui lui restait de la tradition gaulliste.

2 Il semble aujourd’hui presque aller de soi que la droite française est libérale. Seuls quelques intellectuels libéraux – peut-être parce qu’il leur faut justifier de leur utilité dans le débat public – peuvent encore affirmer que « la France se retrouve plus socialiste en 2004 qu’en 1981 » et que « les voies libérales ont été bâillonnées [1] ». Les mesures prises par le gouvernement Raffarin vont clairement dans le sens d’une libéralisation de l’économie et rares sont les hommes politiques de droite à contester les bienfaits de l’économie de marché. Pourtant, bien que le libéralisme économique ait toujours eu des partisans en France, leur position a longtemps été fragile : la longue participation au pouvoir des formations de droite sous la Ve République, leurs divisions internes et le poids de la tradition gaulliste rendaient peu probable l’hégémonie des thèses libérales.

3 Si le libéralisme économique s’est progressivement imposé, tant dans la vie politique que dans les pratiques étatiques, il faut en chercher les raisons dans la conjoncture politique et économique des années 1970. Favorisé par la disparition du système de Bretton Woods et la « stagflation », son renouveau est sans doute moins spectaculaire en France qu’en Grande-Bretagne ou aux États-Unis. Il est cependant bien réel [2]. L’Union de la gauche et son Programme commun suscitent un ensemble de mobilisations sectorielles en faveur du libéralisme, orchestrées par des groupes militants situés à la jonction entre univers patronal, intellectuel et politique. Bien qu’ils n’aient pu empêcher la défaite de 1981, ils ont joué un rôle décisif dans l’acclimatation des idées libérales à droite.

4 Ce n’est pas au sein du champ politique que s’est initialement amorcée la dynamique libérale, mais dans l’univers patronal. Alors que le patronat français a entrepris de se reconstruire après guerre en passant outre ses clivages traditionnels (paternalistes contre modernisateurs, propriétaires contre administrateurs, etc.), sans véritablement y parvenir, un discours libéral combatif s’est imposé au milieu des années 1970 à la confluence de ses différentes composantes [3]. La remise en cause de l’autorité patronale après 1968, l’affirmation progressive de la gauche et la crise ont contribué à une radicalisation politique des dirigeants patronaux et de leurs collaborateurs, dont certains (Michel Drancourt, Yvon Gattaz, Octave Gélinier, Jacques Plassard) se montrent particulièrement entreprenants. En témoigne la création en 1973 d’un journal d’opinion, Les Quatre Vérités, suivie en 1975 de celle d’organisations comme ETHIC (Entreprises de taille humaine industrielles et commerciales) ou l’Institut de l’entreprise, dont les travaux sont menés conjointement par des chefs d’entreprise et des économistes libéraux [4]. L’efficacité de ces structures réside non seulement dans les argumentaires qu’elles construisent contre les nationalisations et l’autogestion [5], mais aussi dans leur capacité à mobiliser des acteurs que tout semble opposer : des diplômés d’écoles d’ingénieurs et de l’Institut d’études politiques de Paris, des industriels, des conseillers en organisation et des journalistes économiques, des individus ayant exercé des responsabilités publiques et des patrons du privé, etc.

• Une percée parmi les intellectuels

5 De manière plus diffuse, le libéralisme économique acquiert également des soutiens chez les intellectuels. Ainsi l’Association pour la liberté économique et le progrès social (ALEPS), fondée en 1966 avec le soutien de milieux patronaux, organise-t-elle chaque année à partir de 1968 une « Semaine de la pensée libérale » en contrepoint de la « Semaine de la pensée marxiste ». Universitaires, académiciens, essayistes, hommes politiques de droite, patrons et syndicalistes anti-communistes s’y côtoient pour « contribuer au réarmement idéologique des partisans et des praticiens de l’économie de marché [6] ». On y croise ainsi Maurice Allais, Louis Armand, Raymond Aron, Pierre de Calan, Michel Crozier, Yvon Gattaz, Léon Gingembre, Thierry Maulnier ou Jacques Rueff. Dans un contexte de surpolitisation des débats, l’ALEPS, malgré de faibles moyens et peu d’adhérents (autour de 400 à la fin des années 1970), a joué un rôle important dans la diffusion des thèses de ceux que l’on appelle à partir de 1978 les « nouveaux économistes » (Florin Aftalion, Jacques Garello, Henri Lepage, Pascal Salin, etc.). Universitaires liés au monde de l’entreprise (notamment par leurs activités dans le domaine de la formation professionnelle) ou journalistes économiques adoptant des positions politiques très tranchées (leur production se définit clairement par opposition à celle du Parti socialiste et de ses intellectuels), les promoteurs de la « nouvelle économie » ont contribué à faire connaître en France le monétarisme, les théories de l’offre et à stigmatiser le keynésianisme. Si leurs thèses peuvent sembler par bien des aspects extrémistes et du même coup condamnées à être minoritaires, elles participent d’un mouvement plus général de dénonciation du marxisme, des postulats progressistes et de l’État-Providence. C’est en effet à la fin des années 1970 que les « nouveaux philosophes » (André Glucksman, Bernard-Henri Lévy, etc.) partent en guerre contre le totalitarisme et que les disciples de Raymond Aron créent Commentaire, revue fonctionnant à la manière d’un club, où peuvent s’exprimer représentants du libéralisme politique et économique. Le libéralisme bénéficie d’un embryon de mode intellectuelle parce qu’il permet des rapprochements entre universitaires conservateurs, nouveaux entrants dans l’univers académiques et anciens militants de gauche (cas de plusieurs des « nouveaux philosophes » et des « nouveaux économistes »), hostiles à l’Union de la gauche et au discours marxisant tenu par le premier secrétaire du Parti socialiste.

6 Les logiques qui animent ces différents groupes ne sont évidemment pas de même nature. Elles convergent néanmoins sur le plan politique : en 1974, où Valéry Giscard d’Estaing, candidat du « changement sans risque » et du « libéralisme avancé », apparaît au second tour des élections présidentielles comme un rempart contre le Programme commun ; en 1978, où la gauche manque de peu de remporter les élections législatives. La politique menée par le tandem Giscard-Barre est d’ailleurs dans bien des domaines conforme aux vœux des libéraux : diminution des dépenses publiques, déblocage des prix industriels et politique monétaire restrictive [7]. Elle trouve son prolongement dans la création en 1978 de l’Union de la démocratie française (UDF), parti du président censé faire contrepoids à la domination du mouvement gaulliste au sein de la droite. Cependant à l’approche des élections de 1981, parce que l’usure du pouvoir et l’échec relatif de la politique économique du gouvernement rendent très probable la victoire de la gauche, une fraction des libéraux se radicalise. Le Club de l’Horloge organise ainsi en 1979 un colloque sur Le péril bureaucratique, rassemblant autour du sociologue Michel Crozier, « nouveaux économistes », membres de l’ALEPS, représentants d’ETHIC et responsables des partis de la majorité. Le Rassemblement pour la république (RPR), après son échec aux élections européennes de 1979, tente même de doubler l’UDF sur sa droite en adoptant une plate-forme rompant ostensiblement avec les canons du gaullisme (« ardente obligation du plan » et participation dans l’entreprise). Si les doctrinaires du libéralisme se recrutaient précédemment chez les Indépendants ou au sein du Parti républicain (l’une des composantes de l’UDF), c’est désormais le parti de Jacques Chirac qui donne le ton. Cette réorientation doctrinale du Parti gaulliste (quatre ans plus tôt Jacques Chirac se revendiquait d’un « travaillisme à la française ») permet de renvoyer dos-à-dos majorité et opposition de gauche. La conversion au marché du parti le mieux structuré de la droite française va surtout permettre de faire du libéralisme le plus petit dénominateur commun entre des formations politiques qui pour la première fois depuis la naissance de la Ve République perdent le pouvoir.

7 Face à la politique économique menée par la gauche, les formations de l’opposition enregistrent un afflux d’adhésions.

• Un glissement sociologique dans la composition des partis

8 À l’UDF, l’augmentation des effectifs ne modifie pas profondément le recrutement : industriels, cadres supérieurs, professions libérales et indépendants demeurent sur-représentés au sein du Centre des démocrates sociaux et du Parti républicain [8]. Le RPR connaît, lui, une évolution plus marquée qui le rapproche de l’UDF : ouvriers et employés qui représentaient 20 % de ses adhérents en 1977 passent à 16 % en 1984, dont seulement 3 % d’ouvriers, alors que le parti en revendique encore 11,3 % en 1979 [9]. L’homogénéisation sociale de la droite et la place prépondérante en son sein de représentants des classes moyennes non salariées a une double conséquence : les prises de positions anti-étatistes prospèrent et la grande masse des militants, souvent peu diplômée, se laisse dessaisir de son rôle dans l’élaboration programmatique au profit de dirigeants qui tiennent un discours conforme à ses aspirations. Quelle que soit la formation considérée, les instances dirigeantes des partis de droite connaissent en effet un important renouvellement au début des années 1980. Sur le plan social, la stabilité l’emporte : les responsables locaux et les députés se recrutent principalement dans la bourgeoisie économique tandis que les directions parisiennes sont tenues par des cadres ou anciens cadres de la haute fonction publique passés par les écoles du pouvoir. En revanche, sur le plan politique un glissement s’opère. Les nouveaux responsables des partis sont, soit de par leur formation (le plus souvent l’IEP de Paris et l’ENA de la fin des années 1960) [10], soit de par leurs activités professionnelles, davantage enclins au libéralisme que leurs aînés. Leur socialisation politique s’est en outre effectuée de manière très différente. Quand ils sont « gaullistes » (Alain Juppé, Jacques Toubon, etc.), ils sont entrés dans la vie politique après la disparition du général de Gaulle et sont du même coup moins attachés à l’État et plus sensibles aux revendications des entrepreneurs du privé que leurs prédécesseurs. Quand ils sont libéraux, leur engagement à droite a souvent débuté à l’époque du « libéralisme avancé » et des premières avancées significatives de la gauche (Jean-Pierre Raffarin), à moins que comme une minorité ils aient fait leurs débuts à l’extrême droite (Alain Madelin et Gérard Longuet). Ces nouveaux dirigeants politiques, qu’à l’époque on appelait les « cadets [11] », sont ainsi souvent en première ligne pour promouvoir le libéralisme économique, rejeter l’étatisme et louer les vertus de la « révolution conservatrice américaine ».

9 La transformation des partis s’accompagne du développement de clubs et d’associations de l’opposition. Après l’arrivée au pouvoir de François Mitterrand, les clubs ont pu passer pour l’un des moyens de la reconquête du pouvoir, de la même manière qu’ils avaient joué un rôle central pour la gauche au début de la Ve République. La France compte rapidement plusieurs centaines d’organismes plus ou moins institués tentant de « former maillon après maillon, la chaîne de la résistance à l’emprise idéologique de l’État socialiste [12] ». Toutes les familles politiques de la droite s’y investissent. Les « nouveaux économistes » mettent ainsi en place un think tank, l’Institut économique de Paris, lié aux principaux organismes libéraux du même type (américains, britanniques, etc.), publient un journal, La Nouvelle lettre, et créent un Groupe de recherche d’action et de liaison des libéraux (GRALL) en collaboration avec des parlementaires appartenant à l’UDF (François Léotard, Alain Madelin, Gérard Longuet, etc.). Le clubisme, comme mode de socialisation politique et comme accumulateur de discours, fait partie intégrante de la stratégie de la droite pour conquérir le « pouvoir culturel » : les clubs permettent de faire participer au débat politique des individus rétifs à l’engagement partisan tout en les maintenant dans l’orbite des partis ; ils contribuent à la construction d’un sens commun libéral et tiennent souvent des discours radicaux propres à mobiliser ceux qui entrent dans la vie politique après 1981, sans que les partis aient à les assumer. Comme le déclare Jacques Chirac devant un parterre d’économistes : « il faut bien un libéralisme absolu pour nous inciter à faire concrètement aujourd’hui le libéralisme nécessaire [13] ». La division du travail entre clubs et partis peut prendre des formes très diverses. Certains clubs sont étroitement liés à un appareil de parti ou à une personnalité comme les Clubs Perspectives et Réalités, créés en 1965 autour de Valéry Giscard d’Estaing, ou le Club 89, fondé par des proches de Jacques Chirac en 1981. D’autres sont inter-partis comme le Club de l’Horloge né en 1974 et animé par un groupe d’anciens élèves de l’ENA, proches des dirigeants du RPR et du PR. Seule une minorité, comme les Comités d’action républicaine de Bruno Mégret, tente de s’affranchir de la tutelle des formations partisanes et de constituer une force politique autonome. Chaque club a son style propre. Si l’on s’en tient aux deux organisations qui ont sans doute marqué le plus nettement le discours libéral des années 1980, Club 89 et Club de l’Horloge, les différences sont nettes. Le Club 89, structure décentralisée qui vise à recruter un maximum d’adhérents à Paris comme en province, a pour objectif de faire naître un projet politique d’ensemble « qui soit moins un instrument de conquête du pouvoir qu’un moyen de l’exercer dans la durée [14] ». Ses travaux nourrissent directement le programme du RPR ainsi que la plate-forme commune RPR-UDF de 1986 (élaborée en collaboration avec Perspectives et Réalités). Il s’agit selon Alain Juppé, à travers colloques, réunions publiques et publications de « vendre » ces notions de liberté et de responsabilité à nos concitoyens pour bien leur prouver qu’elles ne sont pas porteuses d’égoïsme, de repli sur soi, de dureté de la vie sociale mais, au contraire, d’épanouissement de l’individu [15] ». Le Club de l’Horloge, nettement plus élitiste, se préoccupe davantage d’élaborer une nouvelle façon de faire de la politique. L’enjeu n’est ni d’attaquer de manière frontale les socialistes, ni de rechercher un compromis, mais de travailler progressivement au remplacement de la division gauche/droite par une opposition marxistes/républicains-nationaux-libéraux [16]. Tandis que le Club 89 s’essaye à renouveler le programme de la droite et à définir les mesures qu’elle pourrait prendre une fois revenue au pouvoir, le Club de l’Horloge s’inspire, lui, d’une stratégie gramscienne visant à conquérir l’hégémonie en modifiant les structures du « champ de forces idéologiques ». Que les stratégies et les discours divergent ne doit pas masquer qu’existe cependant entre les clubs une grande complémentarité. Les multi-appartenances et les manifestations communes sont nombreuses, de même que les profils sociaux des clubs-men sont souvent similaires. Les clubs recrutent principalement des individus fortement diplômés occupant des positions sociales dominantes, principalement dans l’univers économique. Quant à leurs animateurs, il s’agit bien souvent d’anciens élèves de l’IEP et de l’ENA.

• Un libéralisme largement réactif face à la gauche au pouvoir

10 La complémentarité entre clubs et partis se traduit par une homogénéisation des discours tenus par les différentes formations politiques et en leur sein (les nuances s’estompent ainsi entre les composantes de l’UDF). Une fois la droite revenue au pouvoir, il lui faudra dénationaliser, déréglementer, désétatiser. Le libéralisme défendu par la droite française est très largement réactif. Popularisé par de très nombreux essais et pamphlets [17], il se définit avant tout dans l’opposition au socialisme de la période 1981-1982. Il emprunte dès lors à toutes les sources possibles, quelles que puissent être les nombreuses contradictions doctrinales et les sensibilités apportées par chacun [18]. Anticipations rationnelles, main invisible, responsabilité des agents économiques se combinent de multiples façons pour faire du marché l’instance la plus efficace de régulation de la société. Si le discours de la droite est libéral sur le plan économique, il ne l’est presque jamais dans le domaine moral (cas de certains libertariens mis à part) : défense de la famille traditionnelle, dénonciation de l’insécurité, lutte contre l’immigration en sont des thèmes récurrents, que la concurrence du Front national amène à marteler à partir du milieu des années 1980. Cette reconstruction de la droite autour du libéralisme économique a pour corollaire le déclin de la tradition qui contrebalançait le libéralisme, le gaullisme. Le nationalisme gaullien peut bien encore inspirer des prises de position en matière de politique étrangère, mais les volontés réformatrices (réelles ou supposées) du gaullisme social ne survivent qu’à l’état résiduel et le plus souvent en marges de la force politique se réclamant du gaullisme.

11 Militants et électeurs de droite ont évidemment pu être divisés sur le plan politique. Dès le début des années 1980, certains (notamment à l’UDF et dans les milieux intellectuels), font ainsi le choix de Raymond Barre contre Jacques Chirac, le premier étant à leurs yeux moins suspect d’opportunisme idéologique que le second [19]. En 1989 après l’échec de l’un et l’autre aux élections présidentielles, l’UDF et le RPR connaissent l’affirmation d’un courant « rénovateur » regroupant des jeunes élus des deux formations contestant les choix de leurs directions. En 1995, deux candidats issus du RPR s’affrontent… Toutefois, quelles que puissent être les recompositions qui s’observent au sein des partis de droite et leurs choix stratégiques, le libéralisme économique est devenu le discours dominant. De ce point de vue, la constitution de l’UMP et le ralliement à cette organisation des dirigeants de Démocratie libérale (ex Parti républicain) ont des vertus clarificatrices : les « cadets » des années 1980 sont désormais au pouvoir ; les libéraux ont, à droite, remporté la bataille des idées. Reste que le cas français est original, au regard de ce qui a pu se passer en Grande-Bretagne par exemple [20]. La conversion au marché n’est pas le fruit du travail d’une minorité active et organisée d’intellectuels libéraux. Elle s’est opérée au sein même de partis qui ont capté les thématiques libérales afin de se reconstruire politiquement. Parce que le libéralisme économique faisait partie de ce qui désormais était pensable pour une nouvelle génération de dirigeants et une base sociologique qui s’est radicalisée face au pouvoir socialiste, il est progressivement devenu constitutif de l’identité politique de la droite. Devant ces transformations la position des intellectuels libéraux est paradoxale. Alors même qu’ils ont contribué au renouveau de la droite, ils restent minoritaires dans des structures partisanes sur lesquelles ils n’ont que peu de prise et qui pourtant ont repris leur discours [21]. Leur victoire idéologique se solde ainsi – tout au moins pour l’instant – par une relative défaite politique. •

Notes

  • [*]
    Sociologue.
  • [1]
    J. Garello, « Numéro 800 : 1981-2004 », La Nouvelle Lettre n°800, 19 juin 2004.
  • [2]
    Il est ainsi perceptible dans certains milieux traditionnellement plutôt hostiles au libéralisme comme la haute fonction publique en charge de l’expertise économique d’État. Cf. B. Jobert et B. Theret, « La consécration républicaine du néolibéralisme : l’ultime étape d’une reconquête ? » in B. Jobert (dir.), Le tournant néolibéral en Europe. Idées et recettes dans la pratique gouvernementale, L’Harmattan, 1994, p. 21-85.
  • [3]
    S. Berger, « Liberalism reborn : the new liberal synthesis in France », Contemporary France : a review of interdisciplinary studies, Francis Printer, 1987, p. 86.
  • [4]
    L’Institut de l’entreprise prend la succession d’un autre organisme patronal, le CRC (Centre de recherches et d’études des chefs d’entreprise).
  • [5]
    Voir par exemple H. Lepage, Autogestion et capitalisme. Réponses à l’anti-économie, Masson, 1978.
  • [6]
    Les journées de la semaine de la pensée libérale. Jeudi 14, vendredi 15, lundi 18, mardi 19, mercredi 20 novembre 1968. Organisées par l’ALEPS à la Maison de la Chimie.
  • [7]
    Pour une apologie de la politique économique de Raymond Barre, économiste qui fut l’un des premiers traducteurs de Friedrich Hayek en France voir T. De Montbrial, « Fondements de la politique économique de Raymond Barre », Commentaire n°6, été 1979, p. 223-230.
  • [8]
    C. Ysmal, Demain la droite, Grasset, 1984.
  • [9]
    P. Guiol et É. Neuveu, « Sociologie des adhérents gaullistes », Pouvoirs n°28, 1983, p. 95 ; P. Brechon, J. Derville et P. Lecomte, Les cadres du RPR, Économica, 1987, p. 32.
  • [10]
    Sur les transformations de l’enseignement d’économie dans les écoles du pouvoir dans les années 1970 : J.-F. Kesler, L’ENA, la société, l’État, Berger-Levrault, 1985.
  • [11]
    J. Fremontier, Les cadets de la droite, Paris, Seuil, 1984.
  • [12]
    P. Buisson (dir.), Le guide de l’opposition, Intervalles, 1983.
  • [13]
    J. Chirac, « Le libéralisme peut-il inspirer un projet politique ? », Liberté économique et progrès social n°49, mars 1984, p. 22.
  • [14]
    M. Aurillac, « L’espérance est au rendez-vous », Les Cahiers de 89, supplément au n°3, juillet 1982.
  • [15]
    A. Juppé, Intervention lors du Colloque Responsabilités et Libertés, Les Cahiers de 89, supplément au n°4, septembre 1982.
  • [16]
    Club de l’Horloge, Échecs et injustices du socialisme suivi d’un Projet républicain pour l’opposition, Albin Michel, 1982.
  • [17]
    On pense par exemple aux ouvrages publiés par G. Sorman comme La Révolution conservatrice américaine, Fayard, 1983, La solution libérale, Fayard, 1984 ou L’État minimum, Albin Michel, 1985.
  • [18]
    B. Theret, « Vices publics, bénéfices privés. Les propositions économiques électorales des néo-libéraux français », Critique de l’économie politique n°31, avril-juin 1985, p. 77-134.
  • [19]
    Une grande partie des nouveaux économistes et des membres de l’équipe de Commentaire fait ainsi partie du Comité de soutien à Raymond Barre en 1988 : Florin Aftalion, François Bourricaud, Jean-Claude Casanova, Michel Drancourt, Thierry de Montbrial, etc.
  • [20]
    K. Dixon, Les évangélistes du marché. Les intellectuels britanniques et le néo-libéralisme, Liber-Raisons d’agir, 1998.
  • [21]
    Sur les organisations (clubs, fondations, etc.) dans lesquelles s’investissent aujourd’hui les économistes néo-libéraux français voir M. Douerin, Libéralismes : la route de la servitude volontaire, Éditions de la Passion, 2002.
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