1 Sauver la Sécu ? L’objectif est dans tous les textes sur la réforme de l’assurance maladie qui se sont accumulés depuis un an, depuis que le gouvernement a, sur la lancée de la grève des généralistes, annoncé qu’il préparerait une grande réforme. Mais de quoi faut-il sauver la Sécu ? Le diagnostic partagé à droite, du côté du MEDEF et d’un bon nombre d’experts est celui du déficit structurel, de l’augmentation continue des dépenses, dans une proportion bien supérieure à celle du PNB. L’enjeu est d’importance. Mais il ne faut pas se laisser piéger par les mots.
2 La Sécu n’est pas malade d’une impossibilité à trouver des ressources ou d’une incapacité structurelle à en faire un usage contribuant à la santé de la population. Le tableau catastrophique que l’on nous offre est fait de toutes sortes d’amalgames. Il est d’abord la conséquence du bricolage permanent et des mesures contradictoires adoptées par le gouvernement Raffarin. D’un côté, on dérembourse plusieurs centaines de médicaments selon des critères d’une opacité totale et en prenant le plus grand soin de ne pas fâcher les poids lourds de l’industrie pharmaceutique. De l’autre, on accorde aux médecins généralistes, puis à la plupart des spécialistes, de généreuses augmentations de tarifs sans que soient discutées ni la finalité de leur travail, ni ses modalités, ni même cette forme perverse de financement qu’est le paiement à l’acte.
3 Au-delà des phénomènes de conjoncture et de la politique des lobbies, il reste que la répétition des déficits est une tendance lourde. En premier lieu, il s’agit de l’une des manifestations parmi bien d’autres de cette politique de baisse systématique des « charges » des entreprises qui a depuis des décennies miné l’assise de l’État social. Mais il n’y a pas que cela. Dans un contexte d’allongement de l’espérance de vie et de vieillissement de la population, de transformation des pratiques médicales et de recours massif aux innovations, une augmentation des dépenses de santé n’est pas forcément un phénomène négatif.
4 La question est en fait de savoir quelle part des richesses doit être consacrée à la santé et selon quels mécanismes de socialisation de la dépense. Elle n’est pas technique, mais politique. De ce point de vue, les réponses de la droite sont en train de changer rapidement. En un temps qui n’est pas si loin, le gouvernement Juppé tentait de mettre sur pied une sortie du système mis en place en 1945 au profit d’une version étatique de la Health management organization, cette forme de gestion globale de l’offre médicale inventée par les assurances privées américaines. Amenée à intervenir de façon beaucoup plus directe dans la définition des pratiques, dotée d’un budget global fixé par le Parlement et indépassable sous peine de sanction, la Sécu rêvée par une partie de nos technocrates serait devenue la garante du contrôle et de l’équilibre financier. On sait ce qu’il en est advenu. Le seul secteur où cette forme de régulation comptable a été mise en œuvre a été l’hôpital public avec les restructurations et les pénuries dont on voit aujourd’hui les effets. L’échec de la surveillance globale est désormais entériné et la droite s’apprête, sur les conseils du MEDEF, à recourir à de tout autres mécanismes : ceux du marché, de l’individualisation et de l’assurance privée. Les multiples déclarations des derniers mois vont toutes dans le même sens. Elles parlent de la distinction entre couverture de base et couvertures complémentaires (que ce soit par le biais des mutuelles ou des assurances privées), entre prise en charge socialisée et prise en charge individuelle, entre médecine de base et médecine de confort. L’horizon est non seulement d’une médecine à plusieurs vitesses, d’une réduction de la protection, mais aussi à terme d’une délégation de gestion à l’assurance privée, dont on pense qu’elle est seule à même de pouvoir tenir les coûts, d’imposer aux patients et aux médecins de nouveaux comportements.
5 La réforme qui se profile est une remise en cause majeure de ce qui, tout au long de l’après guerre, a cristallisé comme un droit universel, reconnu à tous ceux qui vivent sur le territoire français : un droit à la santé centré sur l’accès aux soins mais qui ne devrait pas s’y résumer. Le défendre est essentiel. Mais, en matière de santé, comme d’éducation ou de recherche, on ne peut pas se contenter d’une résistance dos au mur ou de l’affirmation qu’il faut plus de moyens pour l’hôpital ou pour la médecine générale. Une autre réforme est nécessaire. Elle suppose de repenser la santé pour pouvoir changer les pratiques, réduire les inégalités, inventer d’autres modes de prise en charge et de prise de décision.
6 Repenser la santé passe tout d’abord par la recherche de régulations collectives alternatives à ce qui en a tenu lieu jusqu’à présent. Le modèle de 1945 a malheureusement accouché d’une déconnexion complexe entre caisses et système de soin, entre administrateurs financiers, praticiens et usagers. La Sécu a en conséquence tout été sauf un cadre d’évaluation des besoins de santé et des dispositifs de soins. La régulation est restée la seule affaire des professionnels, médecins avant tout, bénéficiaires d’une délégation totale d’expertise, définissant les besoins reconnus, les moyens d’y répondre et, grâce aux négociations tarifaires, le niveau de leur financement. La représentation paritaire s’est ainsi vidée de tout contenu bien avant que la coquille formelle des élections à la Sécu ne finisse par disparaître. Depuis, les relations entre professionnels et usagers ont profondément changé. L’expérience des associations, à commencer par celles du mouvement sida, a été cruciale pour faire reconnaître cette idée selon laquelle ce sont les intéressés qui peuvent le mieux définir les besoins de santé, selon laquelle l’expérience de la maladie ou celle que les personnes ont des soins et de l’organisation sanitaire sont des éléments décisifs de l’évaluation de leur utilité. Penser des priorités et réguler le système de santé implique donc de démocratiser. Une démocratie sanitaire digne de ce nom ne passe ni par la restauration de la gestion paritaire, ni par la création de nouveaux corps d’experts mais par le jeu des pouvoirs et contre-pouvoirs, par la création de lieux de débat et de prise de décision où praticiens, patients et gestionnaires puissent négocier aussi bien ce qu’on investit que le comment on l’investit.
7 Repenser la santé, cela veut ensuite dire changer les pratiques. Il fut un temps où, à gauche, on parlait d’une nécessaire démédicalisation. Aujourd’hui où la précarité est de mise, où les inégalités de santé s’accentuent, où l’accès aux soins de certaines catégories redevient un problème, le terme peut paraître hors de propos. Ce qu’il visait à critiquer est pourtant toujours là : la tendance à trouver des solutions techniques de court terme, en premier lieu le recours au médicament, pour répondre à des problèmes qui mêlent inextricablement le médical et le social ; le peu de recul avec lequel on prône et généralise les innovations de la biomédecine ; le centrage du système de santé sur le soin et l’hôpital aux dépens de ce qui fait le quotidien des interventions de santé en ville, dans l’entreprise ou à l’école. La hiérarchie extrêmement lourde d’un système qui met au centre les mandarins chefs de service aux dépens des autres acteurs de la santé. Si le terme de « démédicalisation » veut dire remettre en cause ces logiques au profit d’une vision élargie de la santé, au profit d’une vision de santé publique, alors ce débat mérite de revenir sur la scène.
8 Concrétiser ces perspectives implique une réflexion mais aussi des actions collectives. Pourquoi pas un mouvement pour une alter-santé ? On peine encore à en imaginer les contours, ce dossier de Mouvements essaie d’y aider en multipliant les entrées : depuis le débat général sur la régulation et la démocratie sanitaire jusqu’aux interrogations sur les impasses de la santé publique en France en passant par la crise de l’hôpital ou le rôle des associations et mouvements d’usagers.
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10 Dossier réalisé par Hélène Bretin, Jean-Paul Gaudillière, Arnaud Lechevalier, Stéphane Le Lay, Michèl Maric et Jean-Pierre Martin