Mouvements 2003/5 no30

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Article de revue

Italie : crucifix à l'école, pluralisme aux oubliettes

Pages 161 à 167

Notes

  • [*]
    sociologue
  • [1]
    En réalité, il n’y a pas de données précises sur le nombre d’adhérents de l’Union. Elle représente sûrement dans le paysage de l’Islam italien un groupe minoritaire, qui s’est déjà distingué dans le passé par des prises de position très radicales et de rupture critiquées par d’autres associations plus consolidées comme l’UCOII (Union des communautés et des organisations islamiques en Italie) et la Ligue musulmane mondiale – Italie. Il faut toutefois souligner que, au-delà de son importance numérique, l’Union a soulevé dans ce cas, bien que d’une manière erronée, un problème véritable.
  • [2]
    Parmi les publications récentes sur la question de la laïcité en Italie cf. G.E. Rusconi, Come se Dio non ci fosse. I laici, i cattolici e la democrazia, Einaudi, Torino, 2000 ; V. Possenti (a cura di), Laici o laicisti ? Un dibattito su religione e democrazie, Liberal libri, Roma, 2002 ; V. Possenti, Religione e vita civile, Armando, Roma, 2001.
  • [3]
    Les données sont tirées de S. Allievi, G. Guizzardi et C. Prandi, Un dio al plurale. Presenze religiose in Italia, Edizioni Dehoniane, Bologna, 2001. Voir aussi C. Saint-Blancat, L’islam in Italia. Una presenza plurale, Edizioni Lavoro, Roma, 1999.
  • [4]
    Cf. J. Casanova, Oltre la secolarizzazione. Le religioni alla riconquista della sfera pubblica, il Mulino, Bologna, 2000.
  • [5]
    Sur les transformations socio-religieuses en Italie cf. F.Garelli, Forza della religione e debolezza della fede, il Mulino, Bologna, 1996 ; E.Pace, Credere nel relativo, Utet, Torino, 1997 ; F.Gentiloni, La chiesa post-moderna, Donzelli, Roma, 1998.
  • [6]
    Cf. R. Marchisio, « Il tempo delle scelte : la religiosità individuale nell’economia religiosa italiana », in Polis, 1, 1998, pp. 33-52.
  • [7]
    Pour un approfondissement cf. G. Brunelli, Chiesa e politica : quel che resta della questione cattolica, in Chiesa in Italia, Edizione 2002, Annale de Il Regno, supplément à Il Regno, n°18, 2002, pp. 149-159 ; A. Parisi, « Scelte e riconoscibilità del cristiano nella transizione italian », in Coscienza cristiana e nuove responsabilità della politica, Actes de la IV° rencontre d’étude de Camaldoli 2001, supplément à Regno-doc. 3, 2002.

1 Le débat sur la laïcité en Italie est de plus en plus vif. La question du crucifix dans les salles de classe en Italie apparaît comme une affaire complexe : en effet, certains termes-clefs pour la démocratie et certaines « visions du monde » s’y entremêlent sur des plans différents (politique, idéologique, religieux). C’est pourquoi il faut le considérer comme un fait social révélateur.

2 Que révèle le débat sur le crucifix à l’école ? À première vue, il semble indiquer l’idée d’un retour à une société et à un État confessionnels. Sans doute représente-t-il une opération en mesure de renforcer efficacement le consensus (l’adhésion) de ces parties d’électeurs qui expriment une vision de la foi ayant une forte empreinte populaire et traditionaliste.

3 Or, si l’on regarde plus en profondeur, ce fait entre dans un type de processus que nous appellerons « privatisation du symbolique », dans lequel apparaît une finalité politique plus vaste : la limitation des espaces du pluralisme.

4 Enfin, et de manière plus générale, il révèle quelque chose d’intéressant sur la nature du conflit dans les sociétés contemporaines, en confirmant une fois de plus la tendance des conflits sociaux à prendre des formes et des contenus culturels, symboliques et normatifs.

5 Toute l’affaire peut être lue comme un cas emblématique qui touche le terrain de l’identité, met en jeu des valeurs qui semblent incompatibles et non négociables et produit des fermetures défensives et des situations de fragmentation et de division.

• Les faits et les positions

6 Lors de l’Angelus du 15 septembre, le pape s’exprime ainsi : « le christianisme a dans la croix son symbole principal. Partout… la croix est là pour indiquer la présence des chrétiens. Dans les églises et dans les maisons, dans les hôpitaux et dans les écoles, dans les cimetières, la croix est devenue le signe par excellence d’une culture qui puise dans le message du Christ la vérité et la liberté, la confiance et l’espoir. Dans le processus de sécularisation qui caractérise une grande partie du monde contemporain, il importe plus que jamais que les croyants fixent leur regard sur ce signe central de la Révélation et qu’ils en saisissent la signification originelle et authentique. La croix est synonyme de bénédiction… Elle révèle à l’homme tourmenté par le doute et le péché que Dieu a tellement aimé le monde qu’il lui a donné son Fils unique. En un mot, la croix est le symbole suprême de l’amour » (Il Regno, n° 18, 2002, p.631).

7 Aux mots du Pape répond un communiqué peu diplomatique et très dur d’une des associations représentant plusieurs organisations islamiques en Italie (Union des Musulmans d’Italie [1]) dans lequel elle accuse « Wojtyla de vouloir imposer de manière captieuse les seuls symboles religieux du catholicisme dans les édifices publics à l’intérieur du territoire de la République italienne ». L’exhortation est jugée « arrogante, insensible et profondément discriminatoire pour tous les non-catholiques italiens et donc en contradiction avec la Constitution de notre Pays ». D’où la demande avec sommation formelle adressée aux ministres de la Santé, de l’Éducation nationale, de l’Intérieur et la déclaration d’intentions de « s’adresser aux tribunaux de la République italienne ».

8 Exposer le crucifix, selon le communiqué, est quelque chose d’anti-éducatif : «comme vouloir obliger quelqu’un à regarder toute la journée une guillotine en miniature avec une tête décapitée » ; et si les crucifix ne sont pas retirés, « il faudra afficher à côté de chacun de ces symboles les symboles religieux de toutes les religions pratiquées par les citoyens italiens » (La Repubblica, 17 septembre 2002 p.24).

9 Le 18 septembre, jour du school day (selon le « jargon d’entreprise » désormais habituel qui est à la mode dans le gouvernement italien), le ministre de l’Éducation nationale, Mme Letizia Moratti, annonce à la Chambre des députés : « nous sommes en train d’étudier les initiatives pour règlementer de manière claire et certaine l’exposition du crucifix dans les salles de classe ». Un crucifix dans toutes les salles de classe des écoles publiques italiennes. En se basant sur une sentence du Conseil d’État qui officialise son caractère pleinement constitutionnel, le ministre considère qu’il est juste d’assurer que le crucifix soit exposé dans les salles de classe « en témoignage des profondes racines chrétiennes de notre pays et de toute l’Europe ».

10 Cette annonce est suivie d’un débat houleux dans lequel apparaît une forte réaction à cette mesure, bien qu’avec des raisons et une intensité critique variables. Les réactions proviennent d’une bonne partie de l’opposition et, dans les heures qui suivent, des représentants d’autres groupes religieux en Italie, de nombreux intellectuels catholiques et même de certains évêques et prêtres.

11 En outre, l’annonce du ministre arrive, par une étrange coïncidence (!), en même temps que la présentation d’un projet de loi de la part de la Ligue. Il s’agit de la proposition réitérée d’un ancien projet de loi pour rendre obligatoire le crucifix dans tous les bureaux de l’administration publique, selon un principe simple : « mettons le crucifix partout, du parlement jusqu’aux gares ferroviaires ». Dans ce cas aussi, le crucifix est considéré comme « un symbole de la civilisation et de la culture chrétienne ». La liste des lieux où le crucifix devrait être exposé est impressionnante : « salles de classe, d’université et d’académie du système public, bureaux de l’administration publique, collectivités locales territoriales, salles des conseils régionaux, provinciaux et municipaux, et des communautés de montagne, sièges électoraux, établissement de détention et de peine, bureaux judiciaires, entreprises sanitaires et hospitalières, gares ferroviaires, gares routières, ports et aéroports, sièges diplomatiques et consulaires italiens, bureaux italiens à l’étranger ». La loi prévoit également, en cas de retrait du crucifix (« par haine pour celui-ci ») des sanctions sévères : « emprisonnement jusqu’à six mois ou amende de 500 à 1000 euros ». Le tout est présenté comme une réaction « à l’intolérance des autres insolents qui ne respectent pas nos valeurs » (déclaration de Federico Bricolo, sous-chef du groupe de la Ligue à la Chambre des députés et premier signataire de la proposition de loi).

12 Dans l’éventualité que l’objectif et le ton de l’initiative ne soient pas assez clairs, le journal du parti (La Padania) publie en première page, le 20 septembre, la photo d’une salle de classe vide où un homme est en train de fixer un crucifix au mur ou de le retirer. L’invitation qui accompagne l’image est la suivante : « Signalez-nous si la salle de classe de votre enfant a un crucifix ». La phrase qui l’illustre précise davantage la question : « Dans la salle de classe de votre enfant, y a-t-il un crucifix ou non ? Ou bien quelqu’un l’a-t-il fait retirer ? Qui, et pourquoi ? Nous attendons vos témoignages documentés… ».

13 Après des mois de polémiques pendant lesquels le gouvernement a émis des propositions puis fait marche-arrière, arrive enfin le tournant. Le projet de loi de la Ligue est pour l’instant écarté. Mais la question est résolue, pour ce qui est des salles d’école, par une directive – envoyée par le ministère de l’Éducation nationale à tous les instituts publics italiens : crucifix obligatoire en salle de classe et salles de méditation pour les étudiants et les enseignants qui veulent, quelle que soit leur religion, se retirer pour se recueillir en dehors des heures de cours.

14 Les dispositions données aux directeurs concernent l’obligation d’afficher le crucifix dans les salles de classe et de mettre en place un environnement à réserver aux élèves et aux enseignants « de différentes croyances et convictions » qui éprouvent le besoin d’un moment de « recueillement et de réflexion » (directive 2666, décembre 2002).

15 Il est vrai que la directive fait référence à l’autonomie des établissements scolaires et à l’avis des organes collégiaux, et qu’elle précise que ces moments de recueillement sont incompatibles avec les horaires de cours. Toujours est-il que la création à l’intérieur de l’école d’« espaces de culte » particuliers signifie l’introduction d’un principe de séparation qui marque les différentes appartenances au sein d’une institution qui, par définition, est un lieu de partage et d’échange.

16 Sur le plan des positions exprimées et des valeurs qui les sous-tendent, nous pouvons reconnaître quatre positions emblématiques (bien qu’elles n’épuisent pas le débat). Les deux premières appartiennent plus explicitement aux mondes confessionnels et s’expriment avec le langage de l’intolérance.

17 La croix comme symbole de l’identité nationale (les catholiques intolérants). C’est un fondement de notre civilisation et de notre culture, elle est à la base de notre histoire… le Symbole de notre identité historique, le seul qui soit en mesure de représenter la culture occidentale. C’est la position de nombreux catholiques conservateurs et d’une partie de l’Église. (voir pour cela la position plusieurs fois exprimée par Baget Bozzo).

18 La croix comme offense. Il faut retirer cette représentation macabre du cadavre en miniature. C’est la thèse soutenue par l’Union des Musulmans d’Italie, une des associations présentes sur le territoire italien, qui a déclenché le débat.

19 Deux autres positions emblématiques sont plus ouvertes au dialogue et plus raisonnables.

20 La croix n’est pas un symbole d’identité nationale, mais bien plus que cela (les catholiques éclairés): elle a une signification universelle qui dépasse les frontières. Une position qui au fond partage la thèse sur laquelle se fonde le projet de loi, à savoir l’universalisme du symbole, mais qui néanmoins n’accepte pas la grossière manipulation du symbole chrétien suprême pour des objectifs qui n’ont rien à voir avec le christianisme. La situation antérieure pouvait être qualifiée de coexistence pacifique : sans une loi précise qui réglementait, il s’était créé une sorte d’équilibre auto-suffisant dans lequel, par un accord tacite, la présence ou l’absence du crucifix dans les salles de classe ou dans d’autres lieux publics était supportée (comme une habitude) et acceptée par les laïcs (comme renvoi à des valeurs générales de solidarité humaine) ; alors que pour les catholiques elle n’impliquait pas une affirmation du caractère confessionnel de l’État. L’initiative de la Ligue et celle du ministre rompent soudain cet équilibre et redonnent de la tension à un choc idéologique inutile. Il faut espérer que, en cette occasion, l’Église italienne ne cèdera pas à la tentation d’entrer en jeu (voir la position de Pietro Scoppola).

21 Etsi Deus non daretur (les défenseurs de la laïcité): La position laïque, bien qu’avec de nombreuses nuances, remet en cause l’affirmation des racines chrétiennes de l’Europe. Affirmation certainement fondée mais en substance arrêtée au seuil de la modernité, et qui exclut de l’identité historique l’Europe laïque des droits de l’homme et du citoyen. Par ailleurs, le Crucifix n’est pas un message d’universalisme (mais plutôt un signe spécifique et positif d’une foi religieuse). La logique qui soutiendrait le contraire fait partie d’une interprétation tout à fait inhérente à notre culture. Mais le paradoxe est qu’un symbole qui se veut universaliste (« emblème de valeur universelle de la civilisation » selon le projet de loi) mais dont la signification n’est pas évidente pour les autres cultures, est utilisé comme une réaffirmation de particularité et de différence contre d’autres cultures.

• Retour à l’État confessionnel ou fin du pluralisme

22 Nous considérons la question du crucifix – très vite « oubliée » par les médias, comme cela arrive souvent en Italie – comme un générateur de mutation, un indicateur d’un processus latent dont les signaux ressurgissent ça et là pour ensuite disparaître pendant quelques temps. Un processus qui dans la phase politique actuelle est toutefois destiné à se présenter à nouveau – prophétie facile – dans toute sa force et sa gravité.

23 D’un point de vue strictement politique, la rapidité de l’intervention du ministre et le choix du moment où l’on a voulu faire naître la question n’est pas si incompréhensible. Il ne s’agit pas d’une énième et banalissime gaffe d’un gouvernement qui ne parvient presque jamais à évaluer les réactions que chacun de ses actes et chaque prise de position, suscitent dans l’opinion publique. Ce n’est pas seulement le geste inoffensif d’une « décoratrice d’intérieur » de salles de classe, comme quelqu’un a pu ironiser. Non, le geste de Madame la ministre Letizia Moratti « choisit » le plan symbolique comme lieu d’enclenchement d’une intervention plus vaste. L’absence de scrupules dans la manière qu’a le gouvernement Berlusconi d’entrer sur ce terrain est inquiétante. Le style de l’intervention est déjà connu : une désinvolture ravageuse appliquée cette fois à la manipulation d’un élément symbolico-religieux. L’objectif apparent semblerait le retour à un état confessionnel. Il ne fait pas de doute que le gouvernement (et l’Église) comporte des groupes intéressés par cette question. Sur le plan populaire l’initiative est appréciée d’une partie significative, sans être étendue, des catholiques pratiquants et traditionalistes qui soutiennent la coalition du gouvernement. C’est une manière efficace de confirmer et renforcer le consensus de cette partie des électeurs. Mais certaines raisons plus profondes rendent peu convaincante l’idée que le gouvernement Berlusconi se range de manière si ouverte en faveur d’une défense et d’un retour des valeurs du catholicisme en Italie : les difficultés du projet confessionnel en rapport à la nouvelle question de la laïcité et les dynamiques qui animent le vécu religieux des croyants italiens.

• Laïcité et pluralisme religieux

24 L’affaire du crucifix révèle que la question de la laïcité (sur laquelle seulement en apparence tout semble avoir déjà été dit) est en train de se transformer : du thème ancien de la laïcité de l’État italien et de son rapport avec l’Église de Rome, en vérité jamais entièrement défini ni dépassé, nous sommes arrivés au thème de la laïcité d’une démocratie qui doit tenir compte de la présence de groupes et de conceptions différentes dans une société au pluralisme culturel élevé [2]. La variété des croyances religieuses désormais présentes dans notre pays oblige à redéfinir les termes de la question. L’État entre en relation avec les systèmes de valeurs de minorités qui affirment leur droit à être reconnues. Plus précisément, il faut rappeler que la présence islamique en Italie est évaluée par des sources fiables à environ 700 000 personnes. Il s’agit en majorité (544 000 selon les estimations de la Caritas) de femmes et d’hommes en situation régulière provenant de pays musulmans, auxquels il faut ajouter une quantité considérable de personnes en situation irrégulière, plus quelques dizaines de milliers de personnes converties et de personnes naturalisées. Certes, la question des chiffres est importante pour déterminer un ordre de grandeur du phénomène, mais il faut dire qu’en Italie le problème est désormais plus qualitatif que quantitatif. En outre, l’Islam en Italie n’est plus un nouvel arrivant mais traverse désormais une « deuxième phase » de sédentarisation, de stabilisation et en partie d’institutionnalisation, bien que ce ne soient que les prémices. Récemment, on a pu assister à d’importantes tentatives pour former un interlocuteur unique qui soit représentatif des principales tendances présentes dans le monde islamique italien et en mesure de constituer la contrepartie de l’État au sein d’une Entente future et espérée. Or, jusqu’à présent, cette tentative n’est pas parvenue à ses fins, parce que toutes les tendances ne s’y reconnaissent pas [3].

25 Dans tous les cas, la discussion sur le crucifix représente bien, par le déroulement des faits et par les sujets en cause, le passage à une laïcité (l’idée d’État laïque) insérée dans un contexte de pluralisme religieux. Il ne s’agit plus de l’ancien débat idéologique laïcs-catholiques : le conflit s’élargit et le thème de la laïcité devient un lieu du conflit normatif où les processus symboliques qui font naître ou modifient les orientations collectives s’associent à des processus à travers lesquels se réorganisent les relations entre acteurs sociaux collectifs.

• Religion publique, religion privée

26 Le second élément à considérer est la dialectique public-privé en rapport avec le vécu religieux [4]. Je me réfère au « cas étrange » du rôle public du catholicisme dans un pays qui devient de moins en moins catholique (non pas dans le sens d’un produit de la sécularisation de toute signification religieuse, mais dans la mesure où se diffuse une religiosité privée, particulière, inédite et instable, intra et extra-institutionnelle). Plus l’individualisme religieux se diffuse, plus les institutions ecclésiastiques cherchent (et parviennent) à assumer une visibilité et une importance dans la sphère publique et dans l’arène de la contestation politique. En second lieu, la tendance à l’individualisation du vécu religieux caractérise cette partie des catholiques irréguliers qui constitue la majorité du peuple italien et qui est décisive sur le plan du consensus et du soutien électoral.

27 Du côté de la religion publique, on enregistre une réaffirmation de la présence forte de l’Église dans les luttes autour de la définition des limites modernes entre la sphère publique et la sphère privée. Il suffit de rappeler les interventions répétées d’une partie influente de l’Église dans le débat sur les droits civils (faits divers), sur les grandes questions éthiques, dans les questions politiques (par exemple le Meeting de comunione e liberazione) etc.

28 Du côté de la religiosité individuelle du catholicisme italien, on assiste à un processus d’élargissement des modèles de référence. Aux côtés du modèle du catholique pratiquant émergent de nouveaux modèles de religiosité qui se placent aux limites des frontières symboliques du système de croyance officielle [5]. Cette tendance semble concerner une partie majoritaire du monde catholique. L’analyse des différentes dimensions de la religiosité des Italiens révèle la présence diffuse de formes de réélaboration personnelle des contenus des croyances et des pratiques catholiques : par exemple des systèmes de croyance catholiques individuels « partiels », c’est-à-dire dans lesquels apparaissent seulement certaines croyances et non d’autres ; ou encore des pratiques segmentées et discontinues qui concernent seulement certains aspects de l’appareil rituel catholique [6]. Ce sont là les modalités atypiques qui semblent désormais caractériser le catholicisme populaire, autrement dit le catholicisme prévalent et le plus répandu. Sur le plan électoral l’analyse des données révèle que la « Maison des Libertés » a su rétablir un rapport supérieur et plus efficace, par rapport à l’Olivier, avec cette partie des catholiques « irréguliers ». Alors que les catholiques pratiquants se sont distribués de manière égale entre les deux coalitions, le rapport entre les irréguliers et la Maison des libertés a connu une croissance et une stabilisation [7].

29 De ce point de vue, exposer le crucifix se prête à une double lecture : sur le plan individuel c’est un geste significatif seulement pour une minorité de catholiques pratiquants, mais il n’est pas destiné à enthousiasmer la partie plus vaste des catholiques irréguliers ; il semble donc renforcer le consensus d’une partie assez restreinte de l’électorat.

30 Par rapport au désir de visibilité publique de l’Église, le geste devient plus compréhensible et cohérent en vue d’une « reconquête de la dimension publique ». Mais dans ce cas aussi il s’agit d’une « certaine partie de l’église » qui s’identifie seulement partiellement avec le vécu quotidien et les consciences de la majorité des catholiques italiens.

31 Cette même affaire du crucifix, par les sujets en cause et par le type de débat qu’elle a suscité, révèle le caractère impraticable d’un simple retour à l’État confessionnel : la relation entre laïcs et catholiques est en train de changer de physionomie et l’imposition d’un principe de confessionnalité devient terriblement compliquée. L’observation des nouvelles tendances religieuses révèle une efficacité limité de l’initiative sur le plan du vécu des croyants et du consensus. Que reste-t-il alors ? Si l’on exclut que cela n’ait été qu’un geste maladroit, l’hypothèse la plus préoccupante (mais la plus réaliste) renvoie à une sorte de répétition générale pour d’autres « jeux profonds » et pour des objectifs bien plus élevés. Je me réfère en particulier aux questions de la bioéthique, de l’école publique et privée, du statut de la famille, du problème des homosexuels etc. L’objectif est l’introduction de logiques privatisantes, la transformation des institutions publiques, la restriction des espaces du pluralisme. Un objectif qui deviendra plus clair si on lit le cas du crucifix comme modèle de conflit normatif et si on observe les mécanismes qui l’ont fait naître.

• Un conflit normatif

32 Les faits et les positions convergent pour brosser le portrait d’une situation conflictuelle typique de la société contemporaine. C’est le genre de conflictualité qui naît dans les contextes caractérisés par la multiplication des différences, par la pluralité des appartenances et des identités : la conflictualité du « monde fragmenté ». Tous les ingrédients sont là. Le caractère culturel du conflit et le choc entre valeurs considérées comme universelles d’une grande efficacité normative ; la nature non négociable des valeurs ; l’accentuation marquée de la dimension symbolique. Du point de vue analytique, il est important d’observer ce genre de conflit car, à l’intérieur de celui-ci, c’est la définition qu’une société donne d’elle-même qui est en jeu. L’affaire du crucifix fait appel elle aussi à la construction de l’identité collective, la conservation et la transmission de la mémoire et la définition fondatrice sur laquelle se base, ou devrait se baser, la cohésion sociale.

33 Le cas du crucifix ne révèle pas seulement les caractères du conflit mais aussi certains mécanismes et certains dispositifs qui règlent la présence de positions normatives différentes. Jusqu’à l’initiative Ligue-Moratti, la question était affrontée « au cas par cas » et elle impliquait différents sujets individuels ou collectifs : des groupes, des associations, des directeurs d’école etc. contraints à se concerter sur une décision acceptable. La solution adoptée par le gouvernement Berlusconi se fonde sur une imposition venant d’en haut qui fixe par intimidation des règles et des obligations communes auxquelles toutes les parties sont contraintes de se soumettre. Le mécanisme central qui se révèle dans ce type de « médiation » est une invasion de la dimension symbolique dont la finalité est l’introduction de logiques privatisantes qui annulent tout pluralisme institutionnel.

34 Tout processus de privatisation (restriction, invasion ou annulation de la sphère publique) agit de manière plus ou moins latente également sur la dimension symbolique. Qu’il s’agisse d’économie, d’information, d’institutions publiques, le champ symboliques est le plan qui subit des modifications cruciales bien qu’elle soit souvent peu perceptibles immédiatement.

35 Dans notre cas, le plan symbolique est au premier plan.

36 Il s’agit d’une « privatisation du symbolique », c’est-à-dire de la manipulation instrumentale d’un élément symbolique qui dévoile une intolérance de fond pour toute forme de pluralisme : au fond, l’attribution et l’imposition d’une seule signification au symbole chrétien met un terme à la multiplicité des interprétations. Et cette couche profonde est rattachée par plusieurs liens aux stratégies visibles du pouvoir et des intérêts partiaux. Dans le sens qui répond à une logique bien connue, typique des formations de droite en Europe : la même logique qui nourrit la poussée des revendications identitaires et de la préférence nationale ; de la reconnaissance des droits politiques, économiques et sociaux aux seuls citoyens originaires de la nation ; de l’aversion pour les sociétés multiculturelles, qui seraient source de toutes les dysfonctions du corps social. La privatisation de l’école (des institutions) se construit aussi de cette manière. En introduisant des logiques de division et de séparation dans l’espace public. Sur tous les plans et par tous les moyens, y compris l’imaginaire symbolico-religieux sédimenté mais en mouvement perpétuel. •

Notes

  • [*]
    sociologue
  • [1]
    En réalité, il n’y a pas de données précises sur le nombre d’adhérents de l’Union. Elle représente sûrement dans le paysage de l’Islam italien un groupe minoritaire, qui s’est déjà distingué dans le passé par des prises de position très radicales et de rupture critiquées par d’autres associations plus consolidées comme l’UCOII (Union des communautés et des organisations islamiques en Italie) et la Ligue musulmane mondiale – Italie. Il faut toutefois souligner que, au-delà de son importance numérique, l’Union a soulevé dans ce cas, bien que d’une manière erronée, un problème véritable.
  • [2]
    Parmi les publications récentes sur la question de la laïcité en Italie cf. G.E. Rusconi, Come se Dio non ci fosse. I laici, i cattolici e la democrazia, Einaudi, Torino, 2000 ; V. Possenti (a cura di), Laici o laicisti ? Un dibattito su religione e democrazie, Liberal libri, Roma, 2002 ; V. Possenti, Religione e vita civile, Armando, Roma, 2001.
  • [3]
    Les données sont tirées de S. Allievi, G. Guizzardi et C. Prandi, Un dio al plurale. Presenze religiose in Italia, Edizioni Dehoniane, Bologna, 2001. Voir aussi C. Saint-Blancat, L’islam in Italia. Una presenza plurale, Edizioni Lavoro, Roma, 1999.
  • [4]
    Cf. J. Casanova, Oltre la secolarizzazione. Le religioni alla riconquista della sfera pubblica, il Mulino, Bologna, 2000.
  • [5]
    Sur les transformations socio-religieuses en Italie cf. F.Garelli, Forza della religione e debolezza della fede, il Mulino, Bologna, 1996 ; E.Pace, Credere nel relativo, Utet, Torino, 1997 ; F.Gentiloni, La chiesa post-moderna, Donzelli, Roma, 1998.
  • [6]
    Cf. R. Marchisio, « Il tempo delle scelte : la religiosità individuale nell’economia religiosa italiana », in Polis, 1, 1998, pp. 33-52.
  • [7]
    Pour un approfondissement cf. G. Brunelli, Chiesa e politica : quel che resta della questione cattolica, in Chiesa in Italia, Edizione 2002, Annale de Il Regno, supplément à Il Regno, n°18, 2002, pp. 149-159 ; A. Parisi, « Scelte e riconoscibilità del cristiano nella transizione italian », in Coscienza cristiana e nuove responsabilità della politica, Actes de la IV° rencontre d’étude de Camaldoli 2001, supplément à Regno-doc. 3, 2002.

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