1 On a beaucoup évoqué ces derniers mois la volonté de puissance américaine et la détermination de l’administration Bush à ne se plier à aucune contrainte extérieure. Signe de force ou signe de relative faiblesse ? Nous avons posé la question à Alain Joxe, directeur de recherche à l’École des hautes études en sciences sociales et spécialiste des questions géostratégiques.
2 Mouvements : Au moment du déclenchement de la guerre contre l’Irak, on s’est beaucoup interrogé en France sur la réalité de la puissance américaine. Pour certains, elle était en déclin et la décision de faire la guerre s’apparentait plutôt à un coup de boutoir pour reconquérir son hégémonie. Pour d’autres, au contraire, c’était la manifestation que cette hégémonie était à son apogée et que la possibilité d’un monde multipolaire était très éloignée. Cela oblige d’ailleurs à se demander quels sont les critères réels de la puissance aujourd’hui.
3 Alain Joxe : On peut toujours se dire comme Toynbee qu’il n’y a aucune différence entre être au sommet et au début du déclin. La catégorie du pouvoir n’est peut-être pas unique et cartésienne. Il y a divers aspects du pouvoir. On peut être dans une phase croissante du pouvoir militaire tout en étant déjà dans une phase déclinante pour ce qui concerne le pouvoir politique. Je crois que nous sommes à ce type de moment où le sommet avoisine la dégringolade. On ne peut fixer des délais, tout dépend des prises de conscience politique, des évolutions économiques, voire du jeu électoral. Mais il est vrai que le moment est critique pour les Américains, car c’est la première fois qu’au lendemain d’une action faite délibérément pour montrer qu’ils ne dépendent en rien du droit international, de l’ONU ou même de l’OTAN, cela se retourne contre la démonstration qu’ils voulaient faire. Je laisse de côté la dimension éthique, mais on peut dire que c’était une action mal préparée tant du point de vue militaire que politique. Cela donne l’image d’un leader qui est saisi par ce que les Grecs nommaient l’ubris, c’est-à-dire une forme d’orgueil qui s’empare du conquérant guerrier et l’empêche de voir que le monde est complexe et qu’on aura beau l’écraser de son pouvoir, cela ne simplifiera pas les choses au point qu’on puisse le dominer. En Irak, les gens disent : « ça nous rappelle les Mongols » ils désignent par là Genghis Khan, c’est-à-dire un empire qui remporte des victoires militaires mais ensuite doit repartir vite car il ne sait pas quoi en faire sur le plan politique. Cela amène d’ailleurs à se demander si la conquête est vraiment le but des États-Unis. Si leur but était de conquérir l’Irak pour maîtriser les sources de pétrole, il leur faudrait stabiliser cette action prédatrice par un régime qui accepte la présence permanente des États-Unis, d’autant qu’il suffirait que des pipe-lines sautent – et il n’y a rien de plus facile – pour que cette maîtrise ne fonctionne pas. On peut donc se dire que si l’objectif était la conquête, cela sent le commencement de la fin. Mais on peut aussi se dire que l’objectif est différent. Sous Clinton, le primat stratégique de l’empire était économique, avec quelques correctifs militaires quand cela s’avérait nécessaire ; avec Bush, le primat stratégique devient clairement militaire, il s’agit de réguler le capitalisme par des actions de violence, par l’utilisation maximum du pouvoir des armes. C’est ainsi qu’au moins deux processus de paix de la période Clinton sont devenus des processus de guerre : le processus israélo-palestinien et le processus colombien, les deux se situant pourtant dans des contextes totalement différents. Mais cela ne change pas le fait que si l’empire américain est avant toute chose économique, l’action militaire a pour but de restaurer par la violence la prééminence macro-économique.
4 M. : Certes, mais c’est aussi la nature de la guerre qui change. Auparavant on pouvait situer le début et la fin d’un conflit, il semble désormais que l’on entre dans l’ère des conflits qui ne se terminent jamais. C’est ce que certains appellent la « guerre permanente ».
5 A.J. : Cela ne peut s’expliquer que par l’existence d’un certain type d’armements. On assiste depuis quelques années, et donc avant Bush, à une informatisation extrêmement précise avec ciblage satellitaire. Cela va de la fusée qui arrive à destination de façon très précise à l’assassinat par hélicoptère guidé par satellite comme le pratiquent les Israéliens. La guerre et l’assassinat font désormais partie d’un monde unique qui forme un continuum dans l’échelle de la violence. On parvient à une extraordinaire précision dans l’espace et dans le temps qui rend possible une action théoriquement mesurée à chaque instant. Toutes les nuances sont en théorie applicables et les guerres qui semblent en effet permanentes peuvent être présentées comme des opérations de police. Au fond, la police n’a pas déclaré la guerre aux gangsters et il n’y a pas de paix entre les gangsters et la police. Les Américains ont donné un nom à cette guerre permanente en la baptisant « guerre contre le terrorisme ». Le terrorisme n’est pas un ennemi identifié, c’est une méthode de combat qui peut d’ailleurs être modulable à différentes échelles.
6 M. : Ce sont aussi des guerres sans solution locale, comme c’est le cas dans le conflit israélo-palestinien mais aussi en Irak, en Afghanistan…
7 A.J. : La paix est une solution politique ou militaire ou les deux, mais toujours une solution à une situation locale. La guerre contre le terrorisme global, elle, ne permet pas de paix. Par ailleurs, je crois qu’ils ont aussi tendance à vouloir effacer les appareils d’État comme identités stratégiques. C’est relativement cohérent avec la globalisation économique mais cette cohérence aboutit à des réalités non maîtrisables. On le voit en Afghanistan et en Irak où le jeu électronique n’a pas permis d’arriver à une situation stabilisée. C’est encore pire quand on n’a pas vraiment d’alliés : du coup, on doit laisser les marines sur place trop longtemps, du coup il y a des morts, pas très nombreux mais indéfinis, alors qu’on avait habitué les gens à des guerres pratiquement sans morts du côté américain, du coup les familles protestent contre la prolongation et cela peut avoir des conséquences électorales. On ne peut alors compenser les effets sur la politique intérieure américaine que par d’énormes mensonges, du genre présenter Saddam Hussein comme un complice d’Al Qaïda, ce que tout le monde – exceptée plus de la moitié des Américains – sait être totalement faux.
8 M. : Mais cette situation a aussi des effets sur l’hégémonie économique américaine. On a pu le voir à Cancùn où une alliance de pays du sud, essentiellement la Chine, l’Inde et le Brésil, a pu mettre en échec le projet d’accord concocté par les États-Unis avec, peu ou prou, l’aval de l’Union européenne.
9 A.J. : Ces pays-là sont de plus en plus confrontés à un conflit global avec les États-Unis dès lors qu’ils envisagent une stratégie de développement. Ils sont donc obligés d’entrer en résistance, même s’ils savent qu’ils ne peuvent pas entrer dans un rapport de force militaire. Mais ce n’est pas très différent de ce qui devrait se passer à terme pour l’Europe, qui a certes beaucoup plus de moyens de tous ordres que ces pays et qui devra les mettre dans la balance pour rééquilibrer la puissance américaine.
10 M. : Pour le moment, elle n’en prend pas vraiment le chemin et son élargissement ne va pas faciliter les choses.
11 A.J. : La mayonnaise n’a pas pris tout à fait, mais je ne pense pas, par exemple, que la vocation à long terme des Polonais soit de s’installer dans le désert comme supplétifs des Américains. Il me semble que le choix de l’Allemagne, de la France et de la Belgique de se mettre ensemble pour envisager un noyau de force de défense européenne et, en tout cas, de se donner les moyens de ne pas être obligés de partir dans tous les conflits décidés à Washington sans peser sur la stratégie est un pas important. Ces conflits sont conçus pour soutenir l’économie américaine et pas pour renforcer l’économie européenne. Si on pense que l’économie implique de se préserver des positions de force, il faut impérativement se donner les moyens de ne pas faire ce qu’on ne veut pas et ensuite de faire ce qu’on veut. Ce qu’il y a de nouveau en Europe, c’est que beaucoup, bien au-delà des Français, considèrent que les États-Unis sous le gouvernement de George W. Bush sont devenus dangereux pour la paix du monde. Il faut donc bien, face à leur stratégie offensive, concevoir une stratégie défensive. La stratégie, c’est aussi l’ensemble des actions qui peuvent permettre de ne pas partir en guerre.
12 M. : Après l’hégémonie militaire et économique, il y a aussi l’hégémonie culturelle. Celle des États-Unis ne paraît pas vraiment en recul.
13 A.J. : Tout cela me rappelle l’empire romain. Les Romains étaient un peu les Américains du monde grec. Ils étaient largement de culture grecque. Lorsque la Grèce est tombée comme un fruit mûr, ils ont proclamé la liberté de celle-ci, un peu comme les Américains pour l’Europe après la Seconde Guerre mondiale mais c’était une liberté dans laquelle il fallait obéir. Quand ils sont arrivés en Égypte et qu’ils se sont emparés des monarchies orientales installées par les successeurs d’Alexandre assez loin en Orient, ils n’ont pas réussi à maîtriser tout ce qui était le monde grec. Pour reprendre la comparaison, on ne sait pas très bien quelle va être la capacité américaine à se maintenir dans l’Asie profonde. On a aujourd’hui l’impression que les États-Unis sont off-shore, qu’ils ne tiennent pas compte des lieux. Donald Rumsfeld, du Pentagone, l’emporte sur la diplomatie américaine. Du coup, l’empire américain me paraît en danger car s’il ne crée plus de politique, il n’ira pas très loin. Les Britanniques doivent d’ailleurs commencer à se dire « Mon Dieu, où est-ce qu’on nous emmène ? ». Pour maintenir un empire, il ne faut pas seulement être doué pour le rapt, il faut une grande intelligence politique et sociale. On peut penser que si la prochaine administration est démocrate, elle tentera de reconstruire l’intelligence libérale ; en revanche, si Bush est réélu on peut craindre des catastrophes. Ce d’autant que la crise systémique est de plus en plus profonde comme semble l’indiquer la crise de l’OMC, de tous les organes économiques issus de la période de Bretton Woods. Ceux-ci n’étaient pas fait pour la globalisation mais pour un keynésianisme diffus. On va peut-être, si la politique américaine tourne au désastre, retourner à un keynesianisme par grandes zones : c’est ce qu’essayent de construire l’Union européenne ou le Mercosur et la Chine-Japon. Au fond différents possibles vont s’ouvrir dans les années qui viennent. Ce n’est pas fini, pas plus que l’idée du socialisme soit à jeter aux oubliettes. Le socialisme, ce n’est rien d’autre qu’un mode de redistribution plus égalitaire qui évite la guerre civile permanente. Le creusement du fossé entre les plus riches et les plus pauvres exigera une solution qui forcément privera les Américains du contrôle du marché. De toute façon, il faudra bien, de quelque façon qu’on le nomme, un contre-feu à la perspective mondiale anti-égalitaire et militariste. On pourrait presque la nommer « fasciste » si ce terme n’était pas lié à l’histoire des nationalismes. C’est un fascisme globalisé fondé sur la manipulation à toutes les échelles sociétales, ne répugnant ni à la construction de camps de concentration, ni au massacre et à l’expulsion de populations entières, ni au recours aux milices paramilitaires ; ce genre de militarisme global prolifère et apparaît dispersé de façon semi-aléatoire sur la carte du monde. Il n’est pas « nationaliste » mais plutôt « terroriste d’État ». On pourrait être tenté d’y classer Sharon en Israël et les Talibans afghans ainsi qu’Al Qaïda, anciens réseaux tolérés par les États-Unis, le Pakistan ou l’Arabie Saoudite, mais Bush lui-même y contribue centralement et Uribe en Colombie. Les massacres africains sont plus difficiles à comprendre mais procèdent avec les terroristes islamistes d’un mélange de terrorisme de désespoir et de manipulations impériales. Or ce ne sont pas ces guerriers du néant qui représentent l’avenir de l’humanité. Mais un autre avenir va demander un travail politique considérable.
14 M. : Sans doute, mais qui ne peut se contenter de revenir à de vieilles recettes d’avant la globalisation ? C’est un des grands enjeux pour le mouvement altermondialiste.
15 A.J. : Ce mouvement a le mérite de se situer d’emblée au niveau global. Certes, ce n’est pas du tout conforme aux schémas léninistes mais le fait d’être obligés de penser en termes globaux les amène à devoir produire un modèle qui permettra un contrôle global et non plus un contrôle local globalement impuissant. Il est aisé de dire que l’on va emprisonner tous les terroristes, je ne vois pas comment les tenants du système pourraient envisager de mettre en prison tous les altermondialistes. On est bien dans une multidimensionalité tout à fait nouvelle des luttes politiques internationales. C’est ce qui me rend optimiste pour le moyen et long terme même si, hélas, le court terme apparaît plutôt sinistre. •