Mouvements 2002/5 no24

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Article de revue

Quelle critique après Bourdieu ?

Pages 33 à 38

Notes

  • [*]
    Sociologues.
  • [1]
    J.-C. Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie : théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue européenne des sciences sociales, XXXII (99), 1994.
  • [2]
    Ainsi par exemple lorsque Pierre Bourdieu, dans le film de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, exhorte les jeunes gens du Val-Fourré à se plonger dans la lecture des travaux d’Abdelmalek Sayad (y compris en les traitant de « cons » s’ils ne le font pas).
  • [3]
    C’est ce qui constitue une limite majeure du projet.
  • [4]
    Sur ce point, C. Lemieux, « Une critique sans raison ? L’approche bourdieusienne des médias et ses limites », dans B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, La Découverte, 1999, pp. 205-229.
  • [5]
    On fait notamment référence ici aux travaux qui se situent dans le sillage des approches développées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot d’une part, et par Michel Callon et Bruno Latour d’autre part. Pour une présentation de ces courants à travers ce qui les différencie de la sociologie bourdieusienne, voir T. Bénatouïl, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture », Annales HSS, 2, 1999, pp. 281-317.
  • [6]
    Cf. F. Chateauraynaud et D. Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Éditions de l’EHESS, 1999.
  • [7]
    Dans le domaine de la santé par exemple, voir J. Barbot, Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Balland, 2002 ; V. Rabeharisoa et M. Callon, Le Pouvoir des malades. L’Association française contre les myopathies et la recherche, Presses de l’école des Mines, 1999.
  • [8]
    Voir, dans le cas du journalisme, C. Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Métailié, 2000.
  • [9]
    Voir à ce sujet P. Scott, E. Richards et B. Martin, « Captives of controversy : the myth of the neutral social researcher in contemporary scientific controversies », Science, Technology and Human Values, 15(4), 1990, pp. 474-494.
  • [10]
    Voir Y. Barthe, La mise en politique des déchets nucléaires, à paraître en 2003 aux éditions Économica.
  • [11]
    Voir en ce sens les propositions contenues dans l’ouvrage de M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001, ou dans celui de L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
English version

1 On ne discutera pas ici de la question, pourtant éminemment problématique, de savoir si la sociologie a pour vocation de contribuer à plus de justice sociale et de démocratie. Nous nous situerons en effet d’emblée dans un espace délimité par des démarches sociologiques qui répondent par l’affirmative à une telle question. Au passage, on ne saurait perdre de vue qu’il s’agit là d’un espace somme toute restreint. C’est pourquoi les oppositions sur lesquelles nous allons mettre l’accent ne doivent pas occulter que, par des voies certes bien différentes, les sociologies auxquelles nous ferons ici référence tendent à pousser politiquement « dans le même sens ».

2 Au centre de cet espace se trouve en France, incontestablement, la sociologie « bourdieusienne ». À tel point qu’il a pu apparaître, notamment depuis les dix dernières années, que la seule alternative véritable était pour les sciences sociales entre d’un côté, les gardiens de la neutralité axiologique retranchés dans la tour d’ivoire de la Science et de l’autre, la sociologie initiée par Pierre Bourdieu seule à oser s’avancer, à ses risques et périls, sur les terres du militantisme. C’est oublier un peu vite qu’il n’a jamais existé une seule façon de lier sociologie et logiques d’action politiques. À côté de l’approche bourdieusienne, dont nous tenterons ici de souligner la puissance mais aussi de scruter certaines limites, d’autres voies depuis longtemps ont été esquissées, sans doute moins spectaculaires mais pas nécessairement moins efficaces. Qu’on pense, pour s’en tenir au seul cas français, aux travaux développés autour de Michel Crozier ou d’Alain Touraine. Ces chemins différents nous rappellent non seulement que l’espace de la recherche en sciences sociales est irrémédiablement pluriel – ainsi que l’a théorisé notamment Passeron [1] – mais encore que l’articulation de cette recherche avec le domaine de l’action publique est susceptible de prendre des formes et des expressions démultipliées. La question est donc peut-être moins de savoir quelle critique du monde social la sociologie peut encore offrir « après Bourdieu » que d’explorer quelles voies alternatives, quels chemins différents ont été ouverts et mériteraient d’être davantage pratiqués « à coté » de Bourdieu.

• Projet émancipateur et critique sociale : une contradiction ?

3 Ce que la sociologie développée par Pierre Bourdieu nous apprend, c’est à prendre la mesure des rapports de domination dans lesquels nous sommes sans cesse reconduits. Telle est la visée profondément émancipatrice de cette sociologie : elle entend nous aider à prendre davantage conscience des déterminismes sociaux qui guident notre action, sinon dans la perspective de nous en libérer totalement, du moins dans celle de commencer à opérer au plan individuel et collectif un travail d’auto-transformation. Ainsi le potentiel critique de cette sociologie réside-t-il tout entier dans la chance qu’elle offre aux acteurs – chance que l’on peut décrire aussi bien comme un défi qu’elle leur lance [2] – de devenir à leur tour des sociologues, c’est-à-dire des acteurs sociaux libérés, au moins partiellement, de leur inconscient social.

4 Ce projet émancipateur a une conséquence notable, peut-être insuffisamment aperçue. C’est celle d’établir une séparation, ou du moins une gradation, entre d’un côté les acteurs les mieux libérés de leur inconscient social (autrement dit, les pratiquants de la réflexivité sociologique) et de l’autre côté les acteurs actuellement les plus soumis au poids de cet inconscient (ceux qui ne pratiquent pas). Est ainsi instituée une vision tendanciellement dichotomique du monde social fondée sur l’opposition entre le groupe fort restreint de ceux qui savent – et demeurent souvent pour cette raison des incompris – et la masse énorme de ceux qui ne savent pas. Cette vision cependant, et c’est ce qui la distingue au fond d’un pur et simple élitisme, ne se présente pas comme quelque chose de statique. L’avant-garde des pratiquants de la réflexivité sociologique se fixe en effet pour but d’aider le plus d’individus possibles à se convertir à leur tour. Rien ne serait plus faux en ce sens que d’imaginer, comme on le dit parfois, que la sociologie bourdieusienne cherche à assigner des statuts définitifs aux individus. Tout sociologue acquis un moment à la réflexivité bourdieusienne est en effet susceptible de la perdre un jour et de régresser ainsi vers une position faussement savante, où ce qu’il exprimera surtout, c’est le poids de son inconscient social. À l’inverse, tout profane peut jouir progressivement de la puissance libératrice du regard sociologique porté sur le monde et sur sa propre trajectoire – une expérience que vivent au moins pour partie un certain nombre de débutants en sociologie lorsqu’ils s’initient à l’œuvre de Pierre Bourdieu.

5 Entre les deux pôles extrêmes que l’on vient de cerner – avant-garde éclairée d’un côté, individus qui ignorent encore l’ampleur et la nature des déterminismes sociaux qui pèsent sur eux de l’autre – sans doute conviendrait-il de repérer la position intermédiaire de tous ceux qui croient savoir. Il faut entendre par là tous les demi-habiles qui utilisent, comme s’il s’agissait de simples slogans ou de formules dogmatiques, des figures ou des modalités de raisonnement puisées dans la sociologie de Pierre Bourdieu. Le malentendu entre ces derniers et les sociologues bourdieusiens plus « accomplis » peut prendre des proportions abyssales. Car les demi-habiles ont ceci de très reconnaissable qu’ils ne se servent pas de la sociologie bourdieusienne pour acquérir un surcroît de réflexivité sociologique : ils l’utilisent tout au contraire au service de leur inconscient social. On en vient alors aux usages les plus trivialisés, et d’une certaine façon les plus dévoyés qu’il est possible de faire de la sociologie bourdieusienne – des usages qui utilisent la dimension élective de cette sociologie pour satisfaire des appétits inconscients de domination ou de « revanche sociale ». Une telle sociologie est subitement mise au service du règlement de comptes ou de l’attaque nominale ; on s’en sert pour étayer la thèse selon laquelle les dominants sont tous « pourris » ; on la convoque pour affirmer que l’économie désormais « domine tout » ; on lui fait dire que la démocratie et le totalitarisme ne font qu’un. Ce genre de niaiserie sociologique ne flatte à vrai dire que l’ignorance des demi-habiles qui, en les prononçant, croient s’émanciper du « troupeau » et, ce qui est sans doute plus grave, défendre la pensée de Bourdieu.

6 D’une certaine façon, on l’a suggéré, l’action la plus révolutionnaire que peut opérer la sociologie bourdieusienne tient à sa contribution à l’auto-transformation des individus par l’accès, lui-même prédisposé socialement[3], à la réflexivité sociologique, c’est-à-dire par le façonnage progressif chez eux d’un habitus de sociologue. C’est pourquoi à chaque fois que nous utilisons cette sociologie à la manière des demi-habiles, pour renforcer et non plus pour défaire nos préjugés, elle devient certes susceptible de produire d’autres types d’effets politiques et critiques mais ceux-ci sont quasi contradictoires avec l’idéal d’émancipation associé à l’outil de la réflexivité sociologique. Ces effets-là – qu’on les juge heureux ou non est une autre affaire – ne sont-ils pas, à bien y regarder, extrêmement banals ? Ne procèdent-ils pas des moyens de la critique sociale la plus classique ? Car il s’agit moins alors de s’émanciper que de dénoncer et de faire pression. Ce que la sociologie bourdieusienne peut apporter dans ce cas aux acteurs qui sont, en raison de leurs trajectoires sociales et de leur position, déjà décidés à critiquer, c’est une compréhension partielle des mécanismes sociaux qu’ils entendent combattre – ce qui, dans une visée instrumentale, peut leur servir à agir plus efficacement sur ces mécanismes. L’apport a pu être également ces dernières années le capital symbolique (autrement dit, le prestige) attaché au nom même de Pierre Bourdieu et à son autorité sociale. Voilà qui est tout sauf négligeable ! Il nous apparaît cependant crucial de souligner qu’alors, le programme politico-moral qu’on associe à la sociologie bourdieusienne a changé de nature. Il ne s’agit plus de mettre au travail la réflexivité sociologique pour se libérer d’un inconscient social mais plutôt, en assumant pleinement l’inconscient social qui nous porte et en cessant de le mettre trop à distance, d’attaquer ceux qu’il nous amène à reconnaître comme nos ennemis. Ce programme-là est donc beaucoup moins spécifiquement « bourdieusien », l’envie de critiquer et de châtier l’ennemi (de classe ou autre) et de défendre ses intérêts sociaux étant la chose au monde la mieux partagée. C’est aussi pourquoi les acteurs n’ont pas attendu la sociologie bourdieusienne pour tenter d’engager un tel programme et qu’il n’y a absolument aucune raison, même « après Bourdieu », de s’arrêter. Ici, la sociologie bourdieusienne sert seulement (ce qui n’est certes pas rien) à donner des cartouches aux acteurs pour réarmer leurs fusils. Mais elle ne leur donne plus nécessairement l’envie de se demander ce qui, dans leur histoire propre, les détermine ainsi à faire la guerre.

7 Pour résumer l’ensemble de notre propos sur ce point, l’on pourrait dire qu’un sociologue bourdieusien pleinement accompli n’aurait plus guère de « raison » de critiquer l’état du monde social, qu’il considérerait alors plutôt sub specie aeternitatis[4]. C’est seulement parce que ce sociologue ne maîtrise pas complètement son inconscient social et qu’il s’autorise encore – on peut s’en réjouir ! – une part d’aveuglement, d’intuition et de préjugé, que critiquer lui redevient chose possible. C’est là sans doute la leçon majeure que l’on peut tirer de l’articulation bourdieusienne entre sociologie et action politique : cette articulation n’est finalement rendue viable qu’à condition d’en rabattre sur le programme scientiste (i. e. le projet d’objectiver l’ensemble des rapports sociaux, y compris sa propre place dans ces rapports) au profit du programme critique porté par le sens commun, celui dont le contenu et les visées ne sont nullement déterminés par la supériorité de point de vue du sociologue mais bel et bien par les acteurs eux-mêmes. Ce sont eux alors qui reprennent la main. Et c’est leur praxis, non plus celle du sociologue, qui devient l’élément crucial.

• Les trois prises critiques de la sociologie « pragmatique »

8 Ce constat est pour nous l’occasion de défendre les vertus d’autres modes d’articulation entre réflexion sociologique et engagement politique. Notamment ceux qu’ont tenté de construire depuis une bonne vingtaine d’années les courants de recherche fort divers qu’on regroupe en France sous le terme de « pragmatiques [5] ». Au lieu de partir de l’hypothèse selon laquelle les personnes dites « ordinaires » seraient dupes des contraintes et des rapports de domination qui pèsent sur elles, ces courants ont en commun de postuler que ces personnes entretiennent au contraire à ce sujet certaines intuitions morales et certaines formes de lucidité. Ce sont précisément ces compétences critiques qui les conduisent régulièrement à dénoncer des injustices, à revendiquer le respect de valeurs qu’elles estiment bafouées, bref à s’engager dans la critique. Dans cette perspective, les controverses, les « affaires », les conflits qui jalonnent le cours de notre vie collective sont autant d’occasions de rendre visibles et de mettre à l’épreuve les capacités réflexives dont les acteurs – certes à des degrés divers – sont dotés. Il se peut, bien entendu, que ces capacités mettent à profit certaines analyses sociologiques et notamment, nous l’avons dit, la description des mécanismes de domination que propose la sociologie développée par Pierre Bourdieu. Mais ce serait assurément se bercer d’illusions sur l’impact des sciences sociales que d’y voir le cas le plus fréquent. Le plus souvent, les acteurs n’ont pas besoin des sociologues pour sentir qu’une situation est injuste et pour la dénoncer ! Qui plus est, ils n’estiment généralement pas nécessaire de couler leurs critiques dans la forme ésotérique et distanciée qui tend à caractériser le langage des sciences sociales.

9 Une telle observation ne doit-elle pas nous conduire à exiger du chercheur en sciences sociales qu’il fasse preuve d’une certaine humilité ? Force est de reconnaître qu’il n’a en rien le monopole de la clairvoyance et de la capacité critique : dans les débats qui agitent la société, il est probable que sa voix demeure une parmi d’autres, ni plus ni moins légitime, ni plus ni moins efficace que les autres. La tâche qui lui incombe est peut-être moins alors de chercher à « libérer » les acteurs en les mettant au défi de se convertir au regard sociologique que de restituer la pluralité des formes que peut prendre la critique dans nos sociétés. Ce déplacement de l’objectif de la recherche se traduit par un travail d’explicitation centrée sur les valeurs dont se réclament les personnes mais aussi sur les ressources qu’elles mobilisent pour faire valoir leurs compétences critiques. Le sociologue s’efforce ainsi de « suivre les acteurs ». Il cherche à clarifier les principes généraux sur lesquels ces derniers s’appuient pour dénoncer des situations d’injustice, à décrire les efforts qu’ils déploient pour lancer des « alertes » qui soient entendues [6] ou pour pénétrer dans des contenus scientifiques et techniques afin de s’imposer comme des interlocuteurs incontournables [7]. Ou bien encore, il analyse les contraintes qui sont susceptibles d’entraver le déploiement de leurs capacités critiques [8].

10 Où se situe, dira-t-on, la portée politique d’une telle démarche ? En endossant le rôle modeste qui consiste à autopsier scrupuleusement les affaires et à analyser la dynamique des conflits, le sociologue ne renonce-t-il pas définitivement à toute intervention dans le débat ? C’est sur ce point précis que les sociologies dites « pragmatiques » sont le plus souvent mal comprises. En effet, la position de retrait qui les caractérise est régulièrement interprétée comme un refus d’engagement, voire comme une complicité à l’égard des acteurs « dominants ». C’est là une interprétation simpliste et pour dire les choses clairement, erronée. Car ce type d’approche, tout en invitant le chercheur en sciences sociales à descendre de sa position de surplomb pour cheminer auprès des acteurs, offre également un certain nombre de prises pour la critique. En premier lieu, il va de soi que s’intéresser aux compétences critiques des acteurs, ce n’est pas se contenter d’enregistrer platement leurs propos et leurs argumentaires. C’est plutôt restituer les conditions de félicité de la critique, c’est-à-dire clarifier les conditions que doit remplir une critique pour être évaluée positivement dans l’espace public et y produire des effets politiques. Ce faisant, le travail sociologique ouvre la voie à une réflexion sur les facteurs qui peuvent favoriser et améliorer le déploiement de ces compétences critiques, le chercheur étant alors conduit à assumer le parti pris (discutable) selon lequel controverses et conflits, par le potentiel critique qu’ils recèlent, sont toujours susceptibles de renforcer le fonctionnement démocratique de nos sociétés. En second lieu, il n’est pas inutile de rappeler que l’impartialité méthodologique dont se réclament les partisans de ce type d’approche – principe qui les conduit à traiter symétriquement les acteurs qu’ils étudient, sans imputer a priori plus de poids à tel argument ou à telle ressource dans le débat – n’équivaut en rien à un principe de neutralité politique. Dans la mesure, en effet, où le sociologue est amené, en vertu de ce principe de symétrie, à prêter une égale attention aux voix les plus marginalisées et les plus minoritaires, il contribue en définitive à réduire les asymétries qui sont constitutives de son terrain de recherche [9]. Ces voix minoritaires, le sociologue peut également s’attacher, par le recours à l’histoire, à les ressusciter : c’est la troisième prise critique qu’offre ce type d’approche sociologique. Car en analysant les controverses qui ont marqué la carrière d’un problème, le chercheur redonnera vie à des paroles perdues et contribuera par là même à remettre en mouvement certaines critiques que l’histoire a ensevelies mais qui n’ont pas pour autant perdu de leur acuité. Ce travail « d’archéologie de la critique », si l’on ose dire, fournit un point d’appui essentiel pour dénaturaliser les énoncés qui paraissent les plus stabilisés et ouvrir les « boîtes noires » sur lesquelles reposent le plus souvent les processus de domination [10].

11 Parce que les voies de la critique en sciences sociales sont irrémédiablement plurielles, il n’y a aucune raison de se priver des contributions que peuvent y apporter, parallèlement au navire amiral de la sociologie bourdieusienne, la flottille des différents courants de recherche évoqués ici. Ces derniers ont fait un vœu d’humilité en renonçant à convertir le monde social à la sociologie. Mais ce faisant, ils n’ont pas renoncé pour autant (bien au contraire) au projet d’aider les acteurs à se débarrasser de ce qui favorise parmi eux la reproduction des situations d’injustice. Il est en outre une autre dimension, qui est en même temps une forme d’exigence et de mise en cohérence avec soi-même, qu’ils peuvent apporter : c’est, au-delà de la critique stricto sensu, le fait pour les sciences sociales de s’engager politiquement par la voie de la proposition ou de ce que l’on appelle aussi parfois, la critique interne. Il faut reconnaître que jusqu’à présent ce mode d’articulation entre sociologie et action politique a sans cesse été dévalorisé dans les milieux académiques « de gauche » car il s’y heurtait à l’idée que seule la critique externe est véritablement révolutionnaire. Or, il nous semble que le fait de participer, avec les acteurs, à la formulation de propositions de réforme, à la constitution d’alternatives politiques ou encore à la construction de dispositifs allant dans le sens d’une « démocratisation de la démocratie » est encore la meilleure façon de donner un sens à la critique [11]. •

Notes

  • [*]
    Sociologues.
  • [1]
    J.-C. Passeron, « De la pluralité théorique en sociologie : théorie de la connaissance sociologique et théories sociologiques », Revue européenne des sciences sociales, XXXII (99), 1994.
  • [2]
    Ainsi par exemple lorsque Pierre Bourdieu, dans le film de Pierre Carles, La sociologie est un sport de combat, exhorte les jeunes gens du Val-Fourré à se plonger dans la lecture des travaux d’Abdelmalek Sayad (y compris en les traitant de « cons » s’ils ne le font pas).
  • [3]
    C’est ce qui constitue une limite majeure du projet.
  • [4]
    Sur ce point, C. Lemieux, « Une critique sans raison ? L’approche bourdieusienne des médias et ses limites », dans B. Lahire (dir.), Le travail sociologique de Pierre Bourdieu. Dettes et critiques, La Découverte, 1999, pp. 205-229.
  • [5]
    On fait notamment référence ici aux travaux qui se situent dans le sillage des approches développées par Luc Boltanski et Laurent Thévenot d’une part, et par Michel Callon et Bruno Latour d’autre part. Pour une présentation de ces courants à travers ce qui les différencie de la sociologie bourdieusienne, voir T. Bénatouïl, « Critique et pragmatique en sociologie. Quelques principes de lecture », Annales HSS, 2, 1999, pp. 281-317.
  • [6]
    Cf. F. Chateauraynaud et D. Torny, Les sombres précurseurs. Une sociologie pragmatique de l’alerte et du risque, Éditions de l’EHESS, 1999.
  • [7]
    Dans le domaine de la santé par exemple, voir J. Barbot, Les malades en mouvements. La médecine et la science à l’épreuve du sida, Balland, 2002 ; V. Rabeharisoa et M. Callon, Le Pouvoir des malades. L’Association française contre les myopathies et la recherche, Presses de l’école des Mines, 1999.
  • [8]
    Voir, dans le cas du journalisme, C. Lemieux, Mauvaise presse. Une sociologie compréhensive du travail journalistique et de ses critiques, Métailié, 2000.
  • [9]
    Voir à ce sujet P. Scott, E. Richards et B. Martin, « Captives of controversy : the myth of the neutral social researcher in contemporary scientific controversies », Science, Technology and Human Values, 15(4), 1990, pp. 474-494.
  • [10]
    Voir Y. Barthe, La mise en politique des déchets nucléaires, à paraître en 2003 aux éditions Économica.
  • [11]
    Voir en ce sens les propositions contenues dans l’ouvrage de M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain. Essai sur la démocratie technique, Seuil, 2001, ou dans celui de L. Boltanski et È. Chiapello, Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, 1999.
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