Mouvements 2001/5 no18

Couverture de MOUV_018

Article de revue

À propos de démocratie technique

Pages 73 à 80

Notes

  • [1]
    C. Marris et P. B. Joly, « La gouvernance technocratique par consultation ? Interrogation sur la première conférence de citoyens en France », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°38, 1999.
  • [2]
    A. Touraine, La prophétie nucléaire, Seuil, 1978. P. Roqueplo, Penser la technique : pour une démocratie concrète, Seuil, 1983.
  • [3]
    P. Petitjean, « Du nucléaire, des experts et de la politique » Mouvements, n°7, janvier 2000.
  • [4]
    M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, Seuil, 2001. P. Lascoumes, « La scène publique, nouveau passage obligé des décisions ? », Annales des Mines, avril 1998.
  • [5]
  • [6]
    M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowotny, S. Shwartzman, P. Scott et M. Trow, The New Production of Knowledge, Sage, London, 1994.
  • [7]
    V. Rabeharisoa et M. Callon, « L’organisation et l’implication des malades dans la politique de recherche de l’AFM », Sciences sociales et santé, vol. 16, n°3, 1998.
  • [8]
    S. Epstein, « Impure Science : Aids, Activism and the Politics of Knowledge », University of California Press, 1996. I. Löwy, « Entre contre-expertise et consommation avertie : le mouvement associatif anti-sida et les essais thérapeutiques », Mouvements, n°7, janvier 2000. J. Barbot, « Agir sur les essais cliniques », Revue française d’épidémiologie et de santé publique, 46, 1998, pp.305-315.
  • [9]
    Pour une discussion plus précise voir le dossier d’Écorev’– Revue critique d’écologie politique, « Quelle science, pour quelle société ? », n°5, mai 2001.
English version

1 En juin 1998, l’Office parlementaire d’évaluation des choix scientifiques et techniques était le maître d’œuvre d’une initiative rare dans le paysage politique français : une conférence de deux jours durant laquelle dix citoyens, tirés au sort, allaient examiner la question du développement des OGM en soumettant biologistes, médecins, industriels, représentants des ministères ou des associations à un feu roulant de questions [1]. Le débat public avait été préparé par plusieurs ateliers de formation dont les thèmes avaient été décidés par les membres du futur jury.

2 En conclusion de l’exercice, celui-ci rédigea une série de recommandations touchant à la définition des risques associés à la mise sur le marché des semences OGM, à la réorganisation d’un système d’expertise ayant jusque-là fait la part trop belle aux développeurs, et à l’attribution de moyens supplémentaires pour poursuivre les recherches.

3 La conférence citoyenne de 1998 sur les OGM fut, malgré l’improvisation et la précipitation qui avaient marqué son lancement, considérée par la plupart des participants, quelle que soit leur position sur les OGM, comme de grande qualité. Parlementaires et professionnels s’émerveillèrent notamment de la capacité dont avaient fait preuve des citoyens « ordinaires » à comprendre des processus et enjeux scientifiques complexes, mais aussi à se les réapproprier et faire des suggestions raisonnables et judicieuses. Pour les plus optimistes la conférence OGM inaugurait une ère nouvelle en matière d’évaluation des choix scientifiques et techniques. Elle illustrait la possibilité d’inventer de nouvelles procédures de consultation et de légitimation démocratique. En un mot, elle posait les linéaments d’une « démocratie technique » à la française.

4 Certes, la conférence citoyenne n’a pas clos le débat OGM. Au contraire. Dès l’été suivant, il s’est radicalisé avec les mobilisations impulsées par des acteurs peu visibles à l’Assemblée : Greenpeace, la Confédération paysanne et les collectifs anti-OGM. Que ce soit du point de vue de sa représentativité ou de sa capacité à faire émerger les enjeux socioéconomiques, en particulier ceux touchant au mode de production agricole, les limites du processus de consultation initié par l’OPECST étaient évidentes. Il suffit toutefois de comparer cette procédure avec le déroulement des discussions des années soixante-dix sur l’énergie nucléaire pour être convaincu que quelque chose a, dans un pays profondément marqué par le rôle des grands corps et de l’État technicien, changé en matière de relations entre sciences et démocratie.

•Un enjeu du siècle des technosciences

5 Faire entrer les sciences en démocratie ? Développer la démocratie technique ? Il y a trente ans, ces formulations auraient été inacceptables. En particulier au sein d’une gauche convaincue de l’existence d’une équation simple liant sciences, développement des forces productives, intervention de l’État et progrès social. Dans ce cadre, les scientifiques, hommes de progrès s’il en est, étaient des compagnons courtisés, valorisés et tenus à leur place. Par leur activité d’expérimentation, d’enquête ou d’essais, les savants étaient les seuls à même de parler avec autorité des objets de la nature et de leurs usages techniques. Dans ces conditions, démocratie et sciences appartenaient à deux sphères en contact mais radicalement différentes. Les savants n’avaient pas, au nom de leur compétence, à techniciser les processus de décision démocratique du syndicat, du parti ou de l’assemblée. Pas plus que les acteurs de la politique progressiste n’avaient à parler des théories de la gravitation ou de la relativité. Certes, il y eut bien quelques infractions à ce principe de séparation, à commencer par l’épisode lyssenkiste des débuts de la guerre froide. Mais il s’agissait justement de monstruosités témoignant des égarements de la politique stalinienne. D’où la contribution de la gauche à l’invention de la figure du travailleur scientifique, engagé dans une recherche organisée par l’État, pure, débarrassée des pressions de la demande (industrielle), syndiqué luttant pour l’augmentation des moyens de son activité.

6 Cette configuration où la démocratisation des sciences était une question inutile et sans objet a commencé à entrer en crise dès la fin des Trente glorieuses dans le contexte de diversification des mouvements sociaux et de critique de l’après-1968. Le mouvement antinucléaire, malgré son échec stratégique, fut le principal catalyseur et révélateur de ce déplacement [2]. Pour la première fois en France, une mobilisation de masse prenait pour cible un programme technologique émanant des agences et entreprises d’État. Pour la première fois, un débat national mettait en exergue les risques associés à la mise en opération d’objets industriels à la pointe du progrès. Arguant d’un impératif de compatibilité entre valeurs démocratiques, techniques et expertise, le mouvement antinucléaire s’opposa frontalement au postulat selon lequel les développeurs d’une technique (en l’occurrence les ingénieurs des grands corps) étaient les seuls à même d’en évaluer les effets. Ne serait-ce que parce qu’une technologie aussi cruciale que le système énergétique relaie, matérialise et rend irréversibles des choix de valeurs qui façonnent au moins autant la société que des décisions apparemment plus sociales, par exemple la fixation de la durée hebdomadaire du travail. De plus, pour contrer les affirmations des experts du complexe CEA-Framatome-EDF, le mouvement antinucléaire mobilisa toutes sortes d’informations et de résultats apportés par des physiciens, des écologistes ou des médecins. Un autre modèle émergeait, celui d’une science contribuant à la démocratisation des choix scientifiques et techniques [3]. C’est-à-dire l’engagement des savants pour restaurer les capacités de décision démocratique et réduire l’influence de ceux qui, par intérêt financier ou bureaucratique, transforment l’ignorance en fausse certitude.

7 Illustré par la création des « boutiques de science » ou du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire, ce modèle de science « au service » du mouvement social eut des effets modestes en France. Il connut une plus grande fortune en Europe du Nord et en Grande-Bretagne, où il était porté par la montée en puissance d’une écologie politique plus pragmatique, plus impliquée dans la construction, au niveau local, des pratiques alternatives. Cette relative marginalisation n’a toutefois pas empêché la question de la démocratisation des décisions techniques d’occuper la scène publique. Elle a, depuis vingt ans, pris la forme d’une nouvelle alliance, liant associations, collectifs d’usagers, et médias pour faire pression sur l’État et ses experts. La récurrence des « affaires », depuis le sang contaminé jusqu’à l’introduction des OGM en passant par l’épidémie d’ESB, en est le signe le plus manifeste. Cette configuration trouble de nombreux collectifs savants, inquiets de ce qu’ils perçoivent comme un pilotage accru par « l’aval », une soumission à la « demande sociale » qui menacerait l’acquisition des savoirs fondamentaux, tout en faisant la part belle aux craintes et peurs irrationnelles.

•La société civile au centre de la démocratie technique ?

8 Conférences dites de consensus, accès rapide aux résultats de la recherche via Internet, intervention des associations pour financer certains travaux, inclusion de représentants des usagers ou des malades dans les comités d’expertise… De multiples initiatives témoignent aujourd’hui d’une exigence de démocratisation des choix scientifiques et techniques. Quels en sont les enjeux ? Que peut-on proposer pour avancer ?

9 Une première façon de penser la démocratisation des sciences est de considérer qu’il faut transformer les modalités d’articulation entre le travail de laboratoire, par définition isolé du monde et spécialisé, et ses contextes de production et d’usage. Autrement dit, il s’agit de retrouver, rendre visible et contrôlable les médiations multiples qui lient le scientifique et le social. Par exemple, rendre manifestes, et par conséquent discutables, les liens étroits entre recherche génétique, mise au point des OGM de résistance aux pesticides, pratiques agricoles productivistes et (re)construction du marché des semences. L’importance de la démocratisation tient à la possible construction d’autres liens, alternatifs à ceux qui dominent aujourd’hui, conduisant à la définition potentielle d’un autre « bien commun [4] ».

10 Dans cette perspective, la démocratie est en premier lieu une diversification. Il s’agit d’organiser le débat public pour laisser place à la pluralité des disciplines (on donne la parole aux généticiens moléculaires, mais aussi aux généticiens des populations et aux écologistes), à la pluralité des regards et intérêts (on fait intervenir les industriels mais aussi les associations, les usagers et des groupes représentant des personnes directement affectées par une innovation). De plus, parce qu’il faut aussi contrôler les changements d’échelle, graduer les décisions et ralentir le passage à l’irréversible, on multiplie aussi les comités et structures de consultation intervenant à différents niveaux du processus de R&D.

11 Destiné à faire entrer les sciences en politique, ce modèle prend pour cible principale les dispositifs d’expertise étatiques. Les formes caractéristiques de cette démocratisation comprise comme la création d’espaces de dialogues sont la conférence de consensus, le comité technique ministériel incluant les associations, ou encore l’agence technique d’État dont le conseil de surveillance s’ouvre à toutes les parties intéressées. Dans ces forums interviennent, parallèlement aux représentants des professionnels et de l’État, les multiples acteurs de la société civile. Depuis la création de l’Agence du médicament jusqu’à celle de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments, des structures de ce type se sont multipliées au cours des dix dernières années.

12 L’expérience accumulée est bien illustrée par la pratique des conférences de consensus ou citoyennes [5]. Parfois liées aux réflexions sur la démocratie participative et les nouvelles « gouvernance », les discussions sur leur organisation portent sur les meilleurs dispositifs pour associer les « profanes » aux décisions. Par exemple en se demandant : Quels panels constituer ? Doit-on viser une représentativité des groupes d’intérêts (entreprises, syndicats, consommateurs…) ? Faut-il rassembler des citoyens « lambda » qui peuvent être des volontaires sélectionnés sur lettre de motivation (pratique danois) ou des gens échantillonnés selon la méthode des quotas (pratique française) ? Comment organiser la pluralité des points de vue ? Dans la composition des comités d’experts pilotant la conférence (cas danois) ou dans l’organisation préalable d’une formation (expérience française) ? Quel doit être l’impact des avis rendus ? Faut-il introduire une obligation de suivi pour le gouvernement et/ou les administrations concernées ? Ou encore, de façon plus limitée, une obligation de réponse de leur part ?

13 Mais la démocratie n’est ni une simple affaire de procédure, ni réductible à la question de la pluralité des voix. Au-delà de la gestion de l’acceptabilité sociale des technologies, parler de démocratie scientifique ou technique tend à remettre en cause, ou au moins à questionner, les grandes hiérarchies qui structurent la production des savoirs. Les sciences sont devenues des êtres mal-aimés d’un public rendu méfiant. Mais cela n’empêche pas qu’elles restent des outils fondamentaux de transformation du capitalisme.

14 De ce point de vue, une tendance lourde des vingt dernières années a été au raccourcissement et à l’intensification des liens entre pratiques de recherche et construction des marchés. Emblématique de ce processus est l’expansion remarquable d’un nouveau marché de la connaissance structuré autour des brevets, des start-up et du capital-risque. De plus, la recherche, activité qui pendant les Trente glorieuses a très largement bénéficié du soutien privilégié de l’État et des dynamiques disciplinaires, s’est transformée, selon les normes du capitalisme des réseaux. Elle est devenue plus « flexible », « par projet », pratiquée dans des lieux « hybrides », réorganisée, depuis l’aval, à partir des contextes d’application et de commercialisation [6]. Toutes ces mutations ont bouleversé les communautés scientifiques, suscitant de nouvelles vocations d’entrepreneurs, mais aussi le malaise et les contestations.

15 Là encore, les OGM sont emblématiques. D’une part, parce qu’une bonne partie des recherches les concernant a été réalisée par les nouveaux acteurs de la « société civile » scientifique. On a ainsi pu noter une tendance marquée des grandes compagnies à faire l’inverse de ce qu’elles faisaient dans les années soixante et soixante-dix, c’est-à-dire à externaliser leurs capacités de recherche, à multiplier les contrats d’investigation avec les start-up de recherche agissant comme sous-traitants. L’entreprise en réseau n’est pas un vain mot. Cette diversification n’empêche pas les capacités d’analyse, d’expérience et du coup d’expertise de rester réparties de façon extraordinairement inégale entre développeurs et analystes critiques. Face aux milliers de chercheurs impliqués dans la mise au point des OGM de première génération, on a seulement quelques laboratoires (publics) de génétique des populations ou d’écologie. On ne s’étonnera alors guère de la difficulté à définir les risques ou à imaginer d’autres OGM que ceux susceptibles de perpétuer les options de l’agriculture productiviste. Laissée à elle-même, la société civile a bien du mal à diversifier les énoncés qui relaient les points de vue de Monsanto ou d’Aventis.

•Redistribuer le pouvoir d’expérimentation

16 Pour démocratiser il ne suffit donc pas d’élargir les forums, il faut aussi redistribuer le pouvoir d’expérimentation. C’est indispensable si l’on veut éviter que les instances délibératives ne soient pas démunies face aux cadrages experts. Si l’on veut que puissent être discutés les options et modes de définition des problèmes qui naissent du retranchement dans une forme donnée de savoir, de modélisation, ou de technique qui relaient les points de vue privilégiés par les acteurs dominants de la technoscience. Au nombre de ceux-ci, il faut certes compter les grands groupes industriels. Mais le privilège du réductionnisme, de la technologisation des problèmes, de la difficulté à prendre en compte les effets de long terme ne sont pas leur privilège. Les technologies « à risque » peuvent tout autant être le produit d’une corporation scientifique ou médicale agissant en dehors de toute motivation financière.

17 Pour que la démocratie technique s’exerce, il faut donc que les contre-pouvoirs disposent de contre savoirs. Autrement dit, s’il est bon de donner aux agences scientifiques d’État des moyens accrus, s’il est bon de renforcer l’autonomie des laboratoires publics par rapport à leurs partenaires industriels, cela ne saurait suffire. Il faut aussi favoriser la prise en compte des demandes alternatives. Pourquoi l’INRA n’aurait-il pas un grand programme « agriculture biologique » ? Pourquoi est-il généralement illégitime pour un chercheur de travailler en collaboration avec une association alors que tous les partenariats industriels sont les bienvenus ? Pourquoi ne pas généraliser les possibilités de saisine des agences publiques par l’introduction d’un droit à l’expertise pour divers collectifs de citoyens ou d’usagers ?

18 Au-delà de l’élargissement des forums savants et d’une capacité accrue à mobiliser les savoirs publics, une piste pour faire entrer les sciences en démocratie est de donner aux associations des possibilités d’expertise autonome dont elles sont aujourd’hui pour la plupart totalement dépourvues. Associations, collectifs d’usagers et autres acteurs de la démocratie technique ont aussi un droit à constituer leur base de connaissance et, comme les industriels, à bénéficier pour cela d’aides spécifiques. Le reconnaître ne doit toutefois pas masquer les contradictions de l’entreprise. En témoigne le contraste entre les trajectoires des associations intervenant dans le champ de la recherche médicale, à commencer par celles de l’AFM et d’Act Up.

19 Disposant avec les résultats du Téléthon de moyens financiers très importants (environ trois cents millions de francs chaque année), l’AFM a joué, dans les années quatre-vingt-dix, un rôle essentiel dans l’expansion de la génétique médicale et de la génomique. Par ses contrats et par ses interventions publiques, elle a donné aux investigations sur la cartographie du génome, l’identification des gènes impliqués dans les myopathies et à la thérapie génique, une ampleur qu’elles n’auraient jamais eue autrement [7]. En ce sens, l’AFM a incontestablement contribué à la recomposition des savoirs biologiques. Elle a fait des myopathies et, au-delà, des maladies génétiques rares, une question prioritaire. Elle a contribué à un changement de paradigme scientifique, en imposant aux cliniciens un vaste détour par le gène comme objet de connaissance et, potentiellement, de thérapie. L’association s’est dotée de son propre conseil scientifique, faisant son choix dans les programmes que pouvaient lui proposer les chercheurs, imposant une évaluation régulière de leurs progrès. L’expérience va avec toutes sortes de conflits : sur le peu de démocratie interne, sur les risques de confiance trop exclusive accordée à certains scientifiques et à leurs programmes, sur la difficile hiérarchisation entre investissement dans la génétique et amélioration des soins actuels. De plus, l’AFM s’est révélée un acteur clé du nouveau marché des connaissances. Privilégiant, par opposition au corporatisme médical, les modèles d’action des nouvelles biotechnologies, l’AFM a participé à la mise en place du génopole d’Évry ; elle est cotitulaire de nombreux brevets de gènes et se pose la question des modalités de leur valorisation. Faut-il devenir une entreprise ? Négocier licences et contrats ?

20 Structure légitime auprès des familles mais fonctionnant de façon autocratique ; acteur de la recherche privilégiant une vision en parfaite résonance avec les paradigmes dominants de la biomédecine ; association opérant à la jonction entre la société civile associative et la société civile marchande ; l’AFM incarne ainsi de façon exemplaire les possibilités d’une démocratisation scientifique en parfaite osmose avec le régime présent d’innovation.

21 Institutionnellement moins couronné de succès, plus encourageant par la capacité à infléchir les pratiques de recherche, et riche de nouvelles formes de mobilisation et d’engagement, l’exemple d’Act Up et de la recherche sur le Sida pointe d’autres contradictions [8]. Les associations Sida ont incontestablement réussi à inventer une forme de représentation et de contrôle, par les intéressés, des modalités de la recherche thérapeutique allant très au-delà de la divulgation d’information associée à la signature des formulaires de consentement éclairé. Ce contrôle a notamment pris la forme d’une gestion « paritaire » (médecins, associatifs, industriels) des essais de médicaments. L’expérience fut concluante car l’intégration de militants devenus « experts associatifs » au sein d’un espace de négociation a en partie modifié la donne technique et éthique (par exemple en faisant admettre l’idée d’essais « sales » où les patients inclus ont déjà subi plusieurs thérapies, en faisant prendre en compte les conditions de vie dans l’organisation des essais). Mais elle est aussi limitée. D’une part, parce que contrairement aux attentes initiales des patients, la logique médicale prépondérante, celle de l’innovation chimiothérapie, est restée la seule véritablement explorée. Mieux, les experts associatifs se sont acculturés aux termes du débat biomédical et ont contribué à les généraliser. Cela non sans tensions avec « leur » base. Pourtant, cette familiarisation est loin d’être une trahison. Ainsi, elle a accéléré la mise au point et l’accès aux trithérapies. Mais aussi permis d’investir d’autres terrains. Sans l’implication dans la gestion de l’innovation thérapeutique, Act Up n’aurait très probablement pas étendu son engagement au terrain du droit des médicaments, faisant de la remise en cause des brevets sur les trithérapies un élément de la bataille pour d’autres rapports Nord-Sud.

22 Troisième voie ou science citoyenne ? Les contradictions qui caractérisent la pratique des associations relèvent pour partie de cette opposition et des positionnements différents par rapport aux marchés et aux pouvoirs de l’industrie. Mais ils ne s’y réduisent pas. Ils portent aussi sur les normes de représentation ou sur les façons de hiérarchiser les savoirs. L’objectif d’une démocratisation des sciences ne saurait donc être de normaliser les formes d’intervention ou d’association. Il est plutôt de créer les conditions qui, dans un paysage marqué par de profondes asymétries, rendent possibles les expériences [9].

•Vers un tiers secteur scientifique ?

23 Pour cela les questions d’intendance sont essentielles. Bien peu d’associations ou de mouvements sociaux disposent de moyens d’expertise indépendante : la CRII-rad est, en la matière, une modeste exception. Dans un pays où l’on a pu mesurer les limites d’un système d’expertise concentré entre les mains de l’État, l’invention de nouveaux moyens permettant de financer la création d’un « tiers secteur scientifique » est une priorité. Cela suppose de combiner différents types de mécanismes d’aide publique : création d’un laboratoire d’analyse au service des associations, attribution de chèques « expertise » permettant de passer contrat avec des laboratoires, possibilité de mise à disposition de chercheurs. La panoplie est à réfléchir et enrichir. Mais, parce qu’il s’agit aussi d’éviter de créer des dépendances trop fortes, il est important d’imaginer des dispositifs qui ne renvoient pas seulement au couple infernal bénévolat/aide de l’État.

24 Une des expériences les plus originales en ce sens est celle de la proposition 65 en Californie. Cet État a établi une liste de produits potentiellement cancérogènes soumis à obligation d’étiquetage. Pour sortir un produit de la liste, l’industriel doit faire la preuve de sa non-nocivité. De plus, si une association suspecte une entreprise d’utiliser un produit inclus dans la liste sans le dire, elle peut attaquer en justice, et si l’association gagne, elle touche une prime importante. Le dispositif combine une claire hiérarchisation des points de vue et responsabilités (la charge de la preuve est du côté de l’industriel), une forme d’intéressement à la vigilance et la mise à disposition de moyens (les primes au procès gagné). Par ce biais de nombreuses associations se sont équipées de laboratoires d’analyses et ont pu embaucher des scientifiques… Le dispositif n’est pas transposable tel quel en France mais cet exemple, parmi d’autres, pourrait aider à ouvrir le jeu.

25 Et si l’un des chantiers de la prochaine mandature était la création d’un tiers secteur scientifique ? •


Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/mouv.018.0073

Notes

  • [1]
    C. Marris et P. B. Joly, « La gouvernance technocratique par consultation ? Interrogation sur la première conférence de citoyens en France », Les cahiers de la sécurité intérieure, n°38, 1999.
  • [2]
    A. Touraine, La prophétie nucléaire, Seuil, 1978. P. Roqueplo, Penser la technique : pour une démocratie concrète, Seuil, 1983.
  • [3]
    P. Petitjean, « Du nucléaire, des experts et de la politique » Mouvements, n°7, janvier 2000.
  • [4]
    M. Callon, P. Lascoumes et Y. Barthe, Agir dans un monde incertain, Seuil, 2001. P. Lascoumes, « La scène publique, nouveau passage obligé des décisions ? », Annales des Mines, avril 1998.
  • [5]
  • [6]
    M. Gibbons, C. Limoges, H. Nowotny, S. Shwartzman, P. Scott et M. Trow, The New Production of Knowledge, Sage, London, 1994.
  • [7]
    V. Rabeharisoa et M. Callon, « L’organisation et l’implication des malades dans la politique de recherche de l’AFM », Sciences sociales et santé, vol. 16, n°3, 1998.
  • [8]
    S. Epstein, « Impure Science : Aids, Activism and the Politics of Knowledge », University of California Press, 1996. I. Löwy, « Entre contre-expertise et consommation avertie : le mouvement associatif anti-sida et les essais thérapeutiques », Mouvements, n°7, janvier 2000. J. Barbot, « Agir sur les essais cliniques », Revue française d’épidémiologie et de santé publique, 46, 1998, pp.305-315.
  • [9]
    Pour une discussion plus précise voir le dossier d’Écorev’– Revue critique d’écologie politique, « Quelle science, pour quelle société ? », n°5, mai 2001.

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