1 Comment passer pour le Gulbenkian ou le Guggenheim français… avec la bénédiction de ce qu’il reste du service public de la culture ? François Pinault, avec l’annonce d’une fondation à l’île Seguin, a créé un consensus où seules quelques voix discordantes s’inquiètent de l’opacité des négociations et du bien-fondé, y compris artistique, d’un tel projet à un tel endroit.
2 « Le plus important centre d’art contemporain français et européen ». L’ambition est clairement affichée. Avec l’annonce, voici à peine un an, d’un projet de Fondation d’art contemporain sur les terrains de l’ancienne usine Renault à l’île Seguin, François Pinault, déjà supposé « agitateur culturel » par son action à la FNAC, cherche à imposer une image de mécène éclairé. Le ministère de la Culture a manifesté son grand intérêt ; la presse salue la venue d’un mécène éclairé pour l’art contemporain et ses supposées audaces. Seules quelques voix se sont élevées ça et là pour s’étonner de l’absence de toute référence à la mémoire ouvrière de l’île Seguin ; L’Humanité a eu quelques commentaires virulents ; dans le magazine AMC, l’architecte Patrick Bouchain a dénoncé « l’entourloupe » ; Antoine Perrot a exprimé des remarques acerbes dans Le Monde ; tandis que l’association AMIS (Association pour la mutation de l’île Seguin) s’inquiète de la banalité des programmes annoncés sur les deux tiers de l’île non concernés par la Fondation Pinault.
3 Comment critiquer sans passer pour obscurantiste le tycoon qui met sur la table huit milliards pour une Fondation d’art contemporain ? C’est tout juste si l’on ose murmurer que ce geste n’est pas totalement étranger au besoin de redorer une image un peu écornée par les démêlés de l’homme d’affaires avec le fisc. Dans un article d’un angélisme confondant, Le Nouvel Observateur s’est esbaudi du besoin de supplément d’âme de l’homme d’affaires et de ses audaces. On spécule sur la collection, supposée d’autant plus extraordinaire qu’elle est jalousement protégée.
4 De fait, le coup de pub place les élus et commentateurs devant un double bind : critiquer, c’est risquer de rejoindre les adversaires de l’art contemporain, ou le clan archaïque de ceux qui défendent encore la notion de service public de la Culture. C’est faire preuve d’une incurable ringardise, face à la démission quasi totale du politique devant l’envahissement de l’art par le marché. Quelques expressions sont significatives : Catherine Tasca soupire « nous n’aurions pu porter un tel projet » ; François Barré, grand commis de l’État chargé par l’homme d’affaires de mettre en place cette fondation, n’hésite pas à déclarer dans Le Monde : « Cette initiative privée réintroduit la France dans le fonctionnement normal [sic] de l’art contemporain ». L’affirmation est grave, suivant toute une série de dérives passées quasi inaperçues ces dernières années, comme la logique marketing et événementielle envahissant les musées d’art contemporain, leur collusion constante avec le marché. Nul ne s’offusque de voir Pinault préfacer les catalogues de Beaubourg. Clinquante, creuse et surestimée, « La Beauté », en Avignon s’est vue couvrir d’éloges, comme « Les années Pop » à Beaubourg, muséification décontextualisée ne retenant que les aspects folkloriques de la lame de fond des années soixante. Face à un essoufflement des moyens du ministère de la Culture, asphyxié par le poids de ses institutions et incapable de répondre aux mouvements émergents, face aux atermoiements des collectivités locales, la gauche gouvernante s’est largement convertie aux bienfaits du mécénat, vante « l’autonomie » et « l’indépendance » des artistes s’adressant au privé, fait son autocritique sur l’art d’État… L’augmentation des moyens privés dans la sphère artistique serait un « retard rattrapé ». Nul ne se risque à dire que les moyens publics accordés à la culture en France sont « une avance », à laquelle on doit la présence de nombreux artistes, et non des moindres, en France. Il ne s’agit pas ici de dénigrer le mécénat en lui-même, mais de dénoncer une confusion, entre politique artistique et politique d’image, entre public et privé, entre art et mode. Nul ne s’étonne du « pantouflage culturel » chez Pinault de François Barré. Le cumul des mandats culturels n’a fait l’objet d’aucune remise en question démocratique.
5 Parce qu’historiquement, les arts plastiques sont objet de marché et d’échange, ils sont particulièrement exposés. Bien plus que dans le spectacle vivant, trop éphémère, trop sujet à controverse, trop peu flatteur, sauf exception, en termes de retour d’images. C’est dans ce secteur que les industriels et fortunes de la mode et du luxe placent leurs pions. « J’ai souhaité ne pas laisser le concept de beauté à l’industrie de la mode et du parfum », déclarait l’artiste Thomas Hirschhorn, intervenant, non sans remous, dans un quartier déshérité d’Avignon, dans le cadre de « La Beauté ». Il fait figure d’exception.
6 La Fondation Pinault concentre en elle-même toutes les ambiguïtés d’un rapport à l’art et à son marché. L’aura du projet masque soigneusement tous les enjeux de la vente de l’île Seguin.
• Les effaceurs d’une mémoire
7 « Boulogne assassine Billancourt ». Sous ce titre choc, Jean Nouvel s’indignait du bradage des terrains de l’île Seguin par Renault. L’architecte semble aujourd’hui converti à un projet de Fondation, moindre mal évidemment qu’un bradage à de l’immobilier « sauvage ». À ceci près qu’un détail est presque systématiquement occulté : François Pinault, pour sa fondation, n’a racheté que trois hectares sur les cinquante-six appartenant à Renault. Qu’en est-il du devenir du reste des terrains – éparpillés entre l’île Seguin, Meudon et Issy-les-Moulineaux –, représentant pourtant la plus grande opération immobilière du Val de Seine ? Par exemple, sur l’île Seguin elle-même, un musée Renault avait un moment été évoqué, mais Louis Schweitzer et Jean-Pierre Fourcade, député-maire de Boulogne-Billancourt, ont déclaré de concert « ne pas vouloir évoquer la souffrance ouvrière. » Un effacement programmé de la mémoire, dont Patrick Bouchain rappelle qu’elle ne fut pas que doloriste : « Renault, ce sont aussi les 40 heures, les congés payés, la 4 CV. » Mémoire suffisamment signifiante pour que Jean-Luc Godard filme l’île Seguin dans Éloge de l’amour.
8 Il ne s’agit pas ici de plaider pour un conservatoire de la mémoire, ni même pour la proposition d’un musée de l’immigration, évoquée dans un « Rebonds » de Libération, et que le ministère de la Ville reprend à son compte. L’histoire de l’immigration dans ce pays donne certainement autant de légitimité à un musée de l’immigration qu’aux multiples écomusées et autres musées de la machine agricole, mais un tel projet sacrifierait encore à l’obsession muséale de la politique culturelle, qui depuis une décennie asphyxie progressivement toute création vivante.
9 Qu’en sera-t-il des autres terrains de l’île Seguin ? Le ministère de l’Éducation nationale est soumis à forte pression pour y implanter une université. Le plan d’occupation des sols (POS) présenté par Fourcade a été repoussé par le conseil municipal, au début 2000 ; la situation est donc incertaine. Mobilisé sur ce projet, le groupe ATTAC Val de Seine, qui a réuni en mars dernier bon nombre de syndicalistes, anciens de Renault, autour de l’élaboration d’un contre-projet, rappelle que les enjeux sont énormes en termes d’emplois, d’équipements collectifs, d’urbanisme, d’écologie et de qualité de la vie locale. Il s’insurge notamment contre une inflation d’études coûteuses depuis quinze ans, sans résultats convaincants et ignorant superbement les besoins et l’information des habitants.
• Quels enjeux artistiques ?
10 Que verra-t-on à l’île Seguin, dans quelles conditions ? Le projet architectural est annoncé comme « anti-Guggenheim ». Sept architectes sont en lice – Steven Hall, MVRDV, Rem Koolhaas, Alvaro Siza, Dominique Perrault, Manuelle Gautrand, Tadao Ando, le nom de ce dernier étant celui qui revient le plus souvent. Les intentions affichées sont celles d’une « transparence » et d’une légèreté de l’architecture prenant le contre-pied du musée Guggenheim de Bilbao, dont l’architecture attire plus d’éloges que la collection.
11 Qu’en est-il exactement de la collection Pinault ? Si quelques informations filtrent, elles semblent distillées avec une parcimonie destinée à entretenir la rumeur. Rumeur très lucrative : on imagine qu’il suffit que le bruit courre que tel ou tel artiste soit acheté par Pinault pour que sa côte monte en flèche… Pour le plus grand profit de la maison Christie’s dont Pinault est l’actionnaire principal.
12 Comme le dit Christian Boltanski « une collection se fait avec de l’amour et du temps ». Avec six milliards de francs et quelques conseillers efficaces, on peut sans nul doute en constituer un simulacre efficace en très peu de temps, ratissant le champ de ce qui « marche » ou qui « montera » dans quelques années, avec une politique de promotion efficace. Quant à savoir si cela constitue une collection, c’est-à-dire un regard subjectif, personnel, critique sur l’art de son temps, on peut en douter. Pinault gère fort bien l’image de sa « fraîcheur » en art, pour reprendre les termes de François Barré. Avec un peu moins de naïveté, on peut supputer que ses conseillers éclairés et son flair l’ont conduit à explorer l’ensemble des « créneaux porteurs » de l’art contemporain : il mécène Pierre Huygues à la Biennale de Venise, achète Thomas Hirschhorn, Maurizio Cattelan et d’autres artistes au talent indéniable, et déjà repérés par le marché ; il a annoncé son intention de placer la sculpture monumentale et fleurie de Jeff Koons, réalisée pour « La Beauté », à l’entrée de la Fondation…
13 Reste qu’on peut s’étonner de voir brader le patrimoine de Renault, entreprise elle-même propriétaire d’une collection dont on ignore le devenir et sur laquelle elle se montre des plus discrètes.
14 L’art contemporain sera-t-il fondamentalement gagnant de cette opération publicitaire à grande échelle ? Du côté privé, les galeries réellement preneuses de risque, défricheuses risquent de ne pas survivre aux rouleaux compresseurs de Sotheby’s, Christie’s et Artprice. com. Le désengagement du ministère de la Culture par l’aide directe aux artistes-plasticiens risque d’être conforté par cette mainmise du marché, ou plus exactement, des « gros » du marché. Qu’en sera-t-il des francs-tireurs indépendants, non-repérables et irrécupérables par le marché, de tous les pans de la création contemporaine irréductibles à un créneau marchand ? Les marges semblent de plus en plus étroites, entre la précarité extrême et les stratégies de coureurs de dots. •