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Article de revue

Le « communautarisme de classe » : distance spatiale et sociale comme alternative à la mixité sociale

Pages 212 à 214

Notes

  • [1]
    Je remercie Yves Bonny et Yankel Fijalkow pour leurs remarques pertinentes.
  • [2]
    Cela renvoie davantage à la vision idéalisée des faubourgs populaires d’antan et moins à la réalité des cités d’habitat social les plus stigmatisées d’aujourd’hui.
  • [3]
    On constate cependant que les inégalités scolaires sont moins criantes dans les pays, comme les pays scandinaves, dont les structures et les modes d’organisation scolaires favorisent la diversité sociale. Voir M. Duru-Bellat, « Les inégalités face à l’école en Europe : l’éclairage des comparaisons internationales », in A. Van Zanten, L’école, l’état des savoirs, La Découverte, 2000.
  • [4]
    Pour la dimension scolaire, voir M. Oberti, « Ségrégation dans l’école et dans la ville », Mouvements, n°5, septembre-octobre 1999, pp.37-46 ; pour l’aspect urbain, voir Y. Fijalkow et M. Oberti, « Urbanisme, embourgeoisement et mixité sociale à Paris », Mouvements, n°13, janvier-février 2001, pp.9-21.

1 Deux positions principales semblent se dégager des débats en cours sur la mixité sociale. La première consiste à remettre en cause l’idée même de mixité sociale qui ne ferait que masquer des formes de domination des classes moyennes sur les classes populaires. En effet, la lutte contre la ségrégation urbaine serait une atteinte à la dignité des catégories populaires toujours soupçonnées soit d’être un fardeau soit d’être dangereuses lorsqu’elles sont concentrées. En en appelant de façon récurrente à plus de mixité, on ne ferait que nier leur capacité à s’organiser de façon autonome indépendamment des classes moyennes. Dans certains cas, la volonté de mixer les quartiers populaires peut même s’interpréter comme un processus de reconquête de territoires urbains par les classes moyennes. Ainsi, plutôt que d’agir pour diversifier le peuplement des quartiers, sachant que la proximité spatiale n’a jamais produit mécaniquement de proximité sociale, bien au contraire, il conviendrait de développer une politique de discrimination positive territorialisée en faveur précisément des quartiers concentrant les populations modestes. Il ne s’agit plus tant d’intervenir en faveur d’un mélange de population mais d’attribuer directement les moyens nécessaires aux populations de ces quartiers pour accéder à l’emploi, à l’éducation, à la culture, à la ville.

Un réel désir d’« entre-soi » ?

2 Cette orientation séduisante et largement portée par la gauche culturelle repose sur une vision communautariste de la société qui peut aussi permettre à une domination sociale plus brutale et plus classique de se maintenir. Outre de parfois tomber dans la tentation indiquée par Passeron et Grignon d’une vision idéalisée du monde populaire, vu comme une communauté locale forte de ses solidarités et de sa « culture », elle risque aussi de convenir parfaitement aux tenants du chacun chez soi. Le prétendu « communautarisme de classe » des quartiers populaires apparaît de plus en plus fragile et il ne suffit pas d’en appeler à l’attachement des habitants à leur quartier ou à leur cité pour nous convaincre de leur désir de vivre entre-soi [2]. Ce désir est-il toujours plus grand que celui de la rencontre de l’autre, de la confrontation avec la différence ? Peu de travaux sont vraiment convaincants sur cette question. De nombreux exemples montrent que lors de réhabilitation ou de restructuration importante de quartiers en grande difficulté, de nombreux ménages souhaitent partir et résider dans des quartiers mixtes. L’attachement des ménages populaires à leur cité se constate plus souvent lorsque effectivement le quartier a une histoire associative et politique structurante. Même constat lorsqu’on analyse les demandes de mutation au sein du logement social. Les demandes de changement des catégories populaires sont les plus nombreuses dans les quartiers les plus stigmatisés. Il s’agit sûrement de ménages qui aspirent à la mobilité sociale pour eux et/ou leurs enfants ! Est-ce à dire alors que la mobilité sociale est aussi une forme spécifique de domination des classes moyennes sur les classes populaires ?

3 On voit bien que l’argument de la mixité comme forme détournée de mépris des classes populaires et immigrées et de domination est fragile. On reste prisonnier des inégalités inscrites dans le fonctionnement de la société capitaliste. Comment respecter d’autres modes de vie, d’habitat, de sociabilité portés par des groupes populaires ayant leurs propres intérêts et leur vision du monde, sans courir le risque de renforcer et de légitimer une différence qui renvoie à des rapports sociaux de domination ? C’est bien la dimension contradictoire de la domination symbolique qui complique la lutte contre les inégalités sociales et territoriales soucieuse du respect de l’autonomie et de la dignité des catégories populaires.

4 Au même titre que rien ne prouve qu’une cohabitation avec d’autres milieux sociaux profite aux enfants des classes populaires en termes de réussite scolaire ou plus largement d’élargissement des champs des opportunités [3], rien ne conduit à penser qu’un simple effet d’agrégation/concentration des classes populaires profitera à l’émergence de ressources associatives, politiques ou même d’un contre-pouvoir. J’y vois plutôt un processus favorable à ceux qui souhaitent mettre encore plus à l’écart des classes soupçonnées de créer du désordre social et surtout scolaire. L’idée qu’il serait tout compte fait moins coûteux et plus harmonieux de vivre chacun chez soi commence à concurrencer l’idée dominante que l’obsession serait celle de la concentration des classes dangereuses.

5 Si le souci est d’éviter une stigmatisation des catégories populaires, cette orientation me semble faire fausse route. En s’appuyant sur les territoires populaires pour développer une politique de lutte contre les inégalités, elle court le double risque de stigmatiser davantage ces espaces et les populations y résidant. Ces populations seront d’autant plus repérables que définies par l’action publique elle-même en fonction de l’appartenance à un territoire défavorisé. Or, le bilan des mesures et des dispositifs attachés à des territoires (développement urbain et éducation) est loin d’être convainquant en terme de lutte contre la stigmatisation des populations concernées ! Ainsi, en territorialisant fortement l’action sociale, on rend plus visibles les catégories concernées, au risque d’augmenter non seulement leur stigmatisation mais aussi le mécontentement d’autres groupes sociaux susceptibles de changer des équilibres politiques. Que deviendront ces espaces que l’on aura contribué à homogénéiser socialement le jour où des gouvernements peu enclins à lutter contre les inégalités décideront d’intervenir de façon moins généreuse et peut-être plus policière ? Une dérive ultra-territorisalisée des contrôles policiers serait à craindre dans une logique d’effets multiplicateurs sur les inégalités sociales. Pris dans une spirale de dévalorisation et de désincitation aux investissements de tous types, cette logique finit par fragiliser considérablement le droit égal à la ville comme le montre déjà la différenciation sociale croissante des établissements scolaires. C’est prendre le risque d’une société cadastrée, celle des copropriétés fermées de Sao Paulo et des ghettos huppés de Los Angeles, conçus pour mieux se protéger et institués en mode de gestion de l’espace. Enfin, pour les tenants de cette position, inutile de tenter une réponse à la ségrégation urbaine puisque l’on ne « gère pas la société par décret » et que le constat de cinquante ans de politiques urbaines est celui de l’inapplicabilité d’une politique de mixité dans l’habitat. Quelle fatalité ! Il faudrait aussi s’interroger sur les raisons d’un tel échec et ainsi mieux cerner les conditions qui pourraient la rendre possible.

La mixité sociale, outil de réduction des risques sociaux

6 La seconde position [4] insiste sur la nécessité de maintenir un minimum de mixité résidentielle pour précisément éviter de spécialiser des territoires (leur habitat, leurs écoles, leurs services, etc.) dans l’accueil de catégories spécifiques. Il ne s’agit pas dans ce cas de penser naïvement que l’accent mis sur le mélange résidentiel induira des relations sociales inter-classes, qu’il conduira des classes moyennes à retourner dans les cités HML les plus délabrées, ni qu’il changera la configuration socio-urbaine des quartiers les plus bourgeois. Il n’est pas non plus question d’imaginer une rééducation des classes populaires par les classes moyennes, ni de nier les effets de domination culturelle observables dans les conseils d’école ou de quartier.

7 On peut en attendre plus modestement un effet de réduction d’une logique globale d’homogénéisation sociale des espaces déjà à l’œuvre et qui fragilise un grand nombre de quartiers « mixtes », même lorsque le logement social domine. Nombreux sont en effet les quartiers et les écoles où le mélange des classes sociales s’effectue. Certes, à y regarder de près, des logiques d’évitement sont à l’œuvre surtout dans le rapport à l’école, et des différences subtiles demeurent et marquent des frontières sociales. Il n’en reste pas moins que des rencontres et des échanges entre populations différentes structurent la vie sociale de ces quartiers : écoles, centres de loisirs, commerces, services publics et privés sont marqués par le mélange. La banlieue et les arrondissements du nord-est de Paris sont formés majoritairement de ce type d’espaces. Cette mixité, bien évidemment, ne gomme pas les différences de classes et les inégalités, et exprime une diversité des modes et des niveaux de vie, des opportunités et des aspirations qui peuvent se rencontrer, s’affronter et parfois élargir les cheminements possibles des uns et des autres, produire des expériences sociales originales.

8 Le pouvoir d’achat des classes moyennes est favorable, malgré le développement des grandes surfaces, au développement de toute une série de services et de commerces et plus largement aux activités économiques qui irrigueront le territoire. L’intervention publique peut consister alors à assurer la présence des services et des activités plutôt destinés aux catégories populaires pour éviter un processus de gentrification dont l’issue est souvent le départ des classes les plus démunies. L’objectif n’est pas de diluer les classes populaires dans les classes moyennes ni l’inverse, mais de favoriser le maintien d’une forme de mixité. Cela passe donc par une politique du logement en faveur du maintien des populations les plus démunies dans les vieux centres des banlieues investis par les classes moyennes (réhabilitation et conventionnement du parc social de fait), mais aussi par la production d’espaces mixtes dans des quartiers en construction. Les structures de concertation que la société invente parfois spontanément pour gérer cette mixité pourraient être davantage prises en compte dans les programmes urbains. Cette intuition a pour une part d’ailleurs nourrit la Politique de la ville.

9 La lutte contre la ségrégation urbaine ne s’oppose pas, par ailleurs, ni à une reconnaissance plus forte de formes autonomes d’expression et d’organisation des classes populaires, ni à une politique ambitieuse de moyens attribués aux quartiers disqualifiés. Plutôt que de s’opposer, ces deux orientations pourraient être développées simultanément : accorder plus de moyens aux territoires les plus démunis et parallèlement faire en sorte d’éviter un marquage social qui jouera inéluctablement contre ces espaces. Le problème n’est donc pas que des groupes spécifiques s’approprient des lieux (de façon plus ou moins contrainte), mais bien que leur distribution dans la ville est déjà la traduction spatiale de rapports sociaux inégalitaires.

10 Surtout, il me semble essentiel de s’interroger sur les conditions nécessaires au renversement d’une perspective plus favorable à la mixité et prendre davantage en compte les pratiques des acteurs dans l’analyse des politiques publiques. Comment faire pour que la diversité sociale et ethnique soit moins perçue comme un repoussoir, parce que assimilée à désordre social et scolaire, plutôt qu’à l’enrichissement et aux échanges ? Plutôt que de renoncer, la gauche a peut-être un rôle important à jouer pour favoriser l’émergence d’un « esprit public » et d’une doctrine forte, portés par l’ensemble des composantes progressistes (partis, syndicats, associations (de parents d’élèves), journaux, etc.) qui puissent éviter un décrochage entre les décrets et les programmes nécessaires et les motivations, aspirations et stratégies des acteurs.

11 Contre une vision fataliste du développement urbain qui consiste à accepter une logique de découpage, de valorisation, d’occupation et de hiérarchisation de l’espace fortement structurée par l’économie et son cortège de spéculation et de relégation, il semble important de maintenir une volonté de mixité sociale. •


Date de mise en ligne : 01/09/2005

https://doi.org/10.3917/mouv.015.0212

Notes

  • [1]
    Je remercie Yves Bonny et Yankel Fijalkow pour leurs remarques pertinentes.
  • [2]
    Cela renvoie davantage à la vision idéalisée des faubourgs populaires d’antan et moins à la réalité des cités d’habitat social les plus stigmatisées d’aujourd’hui.
  • [3]
    On constate cependant que les inégalités scolaires sont moins criantes dans les pays, comme les pays scandinaves, dont les structures et les modes d’organisation scolaires favorisent la diversité sociale. Voir M. Duru-Bellat, « Les inégalités face à l’école en Europe : l’éclairage des comparaisons internationales », in A. Van Zanten, L’école, l’état des savoirs, La Découverte, 2000.
  • [4]
    Pour la dimension scolaire, voir M. Oberti, « Ségrégation dans l’école et dans la ville », Mouvements, n°5, septembre-octobre 1999, pp.37-46 ; pour l’aspect urbain, voir Y. Fijalkow et M. Oberti, « Urbanisme, embourgeoisement et mixité sociale à Paris », Mouvements, n°13, janvier-février 2001, pp.9-21.

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