Notes
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[1]
Il s’agit dans l’ordre de notre traitement de : R. Cook, Il est mort les yeux ouverts (He died with his eyes open), Gallimard (Folio), 1983 ; J. L. Burke, Prisonniers du ciel (Heaven’s prisoners), Rivages/noir, 1992 ; H. Hunt (pseudonyme de Willis Ballard et Norbert Davis), À l’estomac ! (Murder picks the jury), Gallimard (Série noire), 1951 ; H. Fast, Sylvia, Rivages/noir, 1990 ; J. Crumley, Le dernier baiser (The last good kiss), 10-18 (Grands détectives), 1986.
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[2]
Piste philosophique esquissée dans P. Corcuff, Philosophie politique, Nathan (128), 2000, chapitre 3.
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[3]
Notons que Norbert Davis, un des deux coauteurs se cachant sous ce pseudonyme, était l’un des auteurs de polar préférés du philosophe Ludwig Wittgenstein dans les années quarante (voir R. Monk, Wittgenstein – Le devoir de génie, Odile Jacob, pp.418 et 517-518). Norbert Davis s’est suicidé en 1949.
-
[4]
H. Hunt, À l’estomac !, op. cit., p.15.
-
[5]
Ibid., p.31.
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[6]
Howard Fast, auteur notamment de Spartacus, a subi les effets de « la chasse aux sorcières » (et notamment la prison pour avoir refusé de livrer des noms) du fait de son appartenance au Parti communiste américain (entre 1944 et 1956 : voir H. Fast, Mémoires d’un rouge, Rivages/Écrits noirs, 2000). Une partie de ses romans policiers (dont Sylvia) a été écrite sous le pseudonyme d’E.V. Cunningham.
-
[7]
H. Fast, Sylvia, op. cit., p.7.
-
[8]
J. Crumley, Le dernier baiser, op. cit., p.11.
-
[9]
Ibid., p.238.
-
[10]
Dans Putes, Rivages/noir, 1990, p.8.
-
[11]
J. L. Burke, Prisonniers du ciel, op. cit., p.94.
-
[12]
Ibid., pp.93-94.
-
[13]
R. Cook, Il est mort les yeux ouverts, op. cit., p.33.
-
[14]
Gallimard (TEL), 1956, p.245.
-
[15]
R. Cook, Il est mort les yeux ouverts, op. cit., p.247 (dernières lignes).
-
[16]
J. L. Burke, Prisonniers du ciel, op. cit., p.247.
-
[17]
Ibid., p.158.
-
[18]
Ibid., p.354.
-
[19]
Dans « Pourquoi des théories morales ? L’ordinaire contre la norme », Cités, n°5, 2001, p.105.
-
[20]
Dans La moisson rouge (1929), Le faucon maltais (1930) ou La clé de verre (1931).
-
[21]
Dans Les voix de la raison - Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Seuil, 1996.
-
[22]
Ibid., p.89.
-
[23]
H. Hunt, À l’estomac !, op. cit., p.199.
-
[24]
Ibid., p.193.
-
[25]
H. Fast, Sylvia, op. cit., p.7.26. Ibid., p.296.
-
[26]
Ibid., p.296.
-
[27]
J. Crumley, Le dernier baiser, op. cit., pp.256-257.
-
[28]
Ibid., pp.124-125.
« - Je suis lesbienne, vous savez, dit-elle.
- Je ne suis pas sûr que vous sachiez ce que vous êtes, dis-je, et même si vous le savez, chérie, j’aime assez l’idée d’être amoureux d’une femme que je ne peux pas baiser. D’une certaine manière je trouve ça pur et simple. »
1 Roman noir : la noirceur du désenchantement tend à donner une tonalité particulière à ce genre littéraire. C’est comme s’il y avait, dans la déception des épreuves de la vie, un fil analogique qui reliait des trajets biographiques, des conditions d’écriture et des conjonctures socio-historiques disparates. Le scepticisme à l’égard du monde et de ses conventions, comme des humains qui s’y « agitent », l’ironie sombre à l’égard de soi (dans le cas du héros-narrateur) et des autres, voire le cynisme et un relativisme immodéré (dans le « tout se vaut ») sont souvent au rendez-vous. Une telle ambiance peut nourrir une radicalisation de la critique des institutions de nos sociétés. Mais cette critique sociale semble hésiter entre la réouverture de l’espace des possibles face à la fermeture dominante du monde et un fatalisme du « tout est gangrené » et du « à quoi bon ». De ce point de vue, le polar nous invite fréquemment à marcher sur une corde raide.
2 De l’art funambulesque dans le polar, nous avons extrait trois figures que le recours à quelques romans [1] nous permettra de travailler : la figure de l’extrême scepticisme (Robin Cook), celle du retour à un absolu (James Lee Burke) et celle, plus floue et étrange, à laquelle nous avons donné ailleurs [2]le nom barbare de « transcendances relatives » (Harrison Hunt, Howard Fast, James Crumley). Ainsi, les personnages principaux de Robin Cook nous entraîneraient irrémédiablement vers le vide, ceux de James Lee Burke s’en sortiraient en retrouvant la figure protectrice d’un dieu, tandis que ceux de Harrison Hunt, de Howard Fast et de James Crumley caleraient leur route sur des repères plus fragiles ; chacune de ces figures débouchant sur une éthique ajustée (une éthique du suicide chez Cook, une éthique religieuse chez Burke, un certain sens de l’orientation éthique en situation chez Hunt, Fast et Crumley). Sans ambition de représentativité, et encore moins d’exhaustivité, nous proposons un simple voyage exploratoire, en traitant les romans retenus comme des matériaux propices à des investigations existentielles. Nous mettrons de côté les différences de contextes caractérisant ces textes divers, en les envisageant sous l’angle d’un air de famille, pour emprunter une notion à Ludwig Wittgenstein. On entreverra alors que le polar est en mesure de nous fournir des matériaux, marqués par un registre d’expression spécifique, et donc un régime de vérité propre, aptes à alimenter un questionnement philosophique à la recherche d’un cheminement alternatif à ceux habituellement balisés par les pensées de l’absolu et par les pensées du relatif.
• Expériences du désenchantement
3 Les romans sélectionnés traînent tous, à doses variables, un aigre parfum de désenchantement. Leurs (anti) héros sont carrément abîmés par l’existence. Certes, ce n’est pas la même expérience qui les poursuit à chaque fois, mais dans la singularité des traumas percent des résonances analogiques qui, vraisemblablement, courent le long de l’histoire du polar, en tant que genre et tradition, avec des accents divers, plus ou moins nouveaux.
4 Randolph Lee, le personnage de Harrison Hunt [3] semble atteint, au début du livre, dans son humanité même :
5 « - Vrai de vrai, t’as rien d’humain. C’est comme si t’avais pas d’âme.
6 - Je sais, acquiesça Lee d’une voix calme. J’ai perdu mon âme il y a pas mal de temps [4] ».
7 Le ressentiment et le goût de la revanche en deviennent, dans son cas, obsessionnels : « Je te revaudrai ça ! murmura Lee à l’adresse de la sombre bâtisse qui l’entourait. Je te revaudrai ça… » lance-t-il à Vale City [5], ville de toutes ses désillusions, dans laquelle il revient en vagabond alors qu’il a été le gouverneur de l’État.
8 Alan Macklin, le détective de Howard Fast [6] jette un regard désabusé sur sa vie, où pointe le cynisme, dès les premières lignes de son histoire :
9 « La plupart des gens se contentent de faire ce qu’ils ont toujours fait : aujourd’hui sera comme hier, et demain ça continuera. C’est comme ça pour moi. Je gagne un salaire de misère dans un sale boulot. Dès que j’ai un sou en poche, je peux refuser les tâches vraiment répugnantes et accepter celles qui le sont moins, et alors j’en conçois une certaine estime pour moi-même, aussi vaine et dépourvue de sens que tous les autres sentiments que j’éprouve [7] ».
10 Dans le contexte post-contestataire de la fin des années soixante-dix, Sughrue, le détective de James Crumley, n’offre guère d’éclairage plus réjouissant sur son existence :
11 « Ça faisait une paye que je causais tout seul moi aussi. C’était exactement ce que j’étais en train de faire l’après-midi où l’ex-femme de Trahearne m’avait appelé – assis dans mon petit bureau de Meriwether, dans le Montana, à contempler la benne-poubelle du Prisunic qui débordait dans la ruelle par-derrière, en train de me dire que ça m’était égal que les affaires soient au point mort, en train de me dire qu’en fait ça me convenait parfaitement. C’est là que le téléphone avait sonné [8] ».
12 Une atmosphère maussade dès les premières pages de l’ouvrage donc, qui gagne même en aigreur par la suite :
13 « Personne ne vit éternellement, personne ne reste jeune assez longtemps. Mon passé m’apparaissait comme autant d’excédent de bagages, mon avenir comme une longue série d’adieux et mon présent comme une flasque vide, la dernière bonne lampée déjà amère sur la langue [9] ».
14 Chez Crumley, le contexte sociopolitique est particulièrement présent : le retour du Vietnam et ses pathologies, la décomposition glauque des années hippies dans une consommation de drogues perdant ses attraits libérateurs, le triomphe des cadres marchands sur les espoirs d’une vie autre. « “Drogue, Sexe et Rock’n’Roll” n’est plus le cri de la liberté, mais un slogan commercial », écrit-il ailleurs [10].
15 C’est le fantôme de son alcoolisme passé et les menaces de rechute qui hantent Dave Robicheaux, le flic cher à la Louisiane de James Lee Burke :
16 « Je sentais l’odeur de whisky sur mon visage, cette conscience omnisciente de maîtrise que l’alcool faisait toujours naître en moi, la flamme brillante d’une lucidité métaphysique de visionnaire brûlant derrière mes yeux [11] ».
17 Mais, adossée à l’alcool, la fascination de la violence rode :
18 « […] il existait peut-être en moi une différence fondamentale, une fêlure profondément ancrée dans ma personnalité, que ni Annie, ni mon ex-épouse, ni éventuellement aucune femme saine d’esprit ne pourrait jamais véritablement accepter. Je n’étais pas simplement un ivrogne ; j’étais attiré par les violences d’un monde aberrant, à la manière dont un vampire recherche au sein même de la terre quelque recoin obscur pour se mettre à l’abri [12] ».
19 Et ce sont souvent les images terrifiantes du Vietnam qui viennent raviver, au cœur de la nuit, dans des cauchemars en boucle, ce rapport ambivalent (condamnation/attrait) à la violence.
20 Chez Robin Cook, la noirceur de notre humanité se rigidifie dans l’effondrement des absolus, qui nous laissent en tête-à-tête avec le relatif, voire le non-sens. Quand le narrateur, un enquêteur de le police londonienne, est peu à peu absorbé par les papiers laissés par Staniland, le mystérieux cadavre, le caractère insoutenable de l’aventure humaine se dévoile :
21 « Comme tous les gens sains d’esprit, il avait recherché la réalité dans l’existence. Il avait commis l’erreur habituelle : il ne s’était pas rendu compte un seul instant que les conditions de l’existence n’autorisent aucun absolu. Ainsi, lorsqu’il avait fini par se trouver face à face avec la réalité, il avait craqué. Comme Persée aurait pu le lui dire, l’homme n’est pas bâti pour supporter toute la vérité. S’il l’était, il n’existerait pas. Il mettrait fin à ses jours en quittant le berceau [13] ».
22 Le suicide n’apparaît-il pas implicitement ici comme la vérité cachée de notre vie ?
• Les tentations du vide
23 La découverte de la part d’arbitraire et d’absurde de notre monde tire inéluctablement le héros de Robin Cook vers le vide. On suit là une pente assez proche de Cioran. L’écrivain a ainsi élaboré, dans des essais, quelque chose comme une esthétique du vide, qui a des accointances avec les penchants des héros de Cook. Cioran a écrit dans La tentation d’exister : « Exister équivaut à un acte de foi, à une protestation contre la vérité, à une prière interminable […] Si vous n’avez pas résolu de vous tuer, il n’y a aucune différence entre vous et les autres, vous faites partie de l’ensemble des vivants, tous, comme tels, grands croyants [14] ». Ces dispositions peuvent se transformer dans la culture dite « postmoderne » en relativisme simplificateur (« tout se vaut »), du côté de l’analyse, et en cynisme manipulateur (« je tire mon épingle du jeu »), dans l’action. Chez Cook, cette posture est néanmoins encore précairement reliée à une éthique humaniste. Certes, l’avenir est complètement noir à la fin du roman de Cook, et le narrateur-flic va rejoindre Staniland dans la mort, forme ultime de la connaissance du non-sens :
24 « Je voulais prévenir quelqu’un que je savais tout, maintenant. J’étais devenu tout froid, et je voulais prévenir quelqu’un que je savais très bien que tout était devenu sombre, que bientôt il ferait très sombre, trop sombre pour que j’y voie encore, ou que j’entende, ou peut-être que je sache, voire même que j’aie besoin de voir, besoin de savoir, où j’allais : mais peut-être, lorsqu’il ferait complètement noir, que la paix du noir deviendrait semblable à la lumière, en sorte que ma dernière expérience deviendrait aussi mystérieuse, aussi musicale que la première, si bien que, dans ma dernière obscurité, n’existerait peut-être plus le même besoin de comprendre quelque chose d’aussi lointain que le monde » [15].
25 Mais Cook demeure un moraliste, le constat du vide se détachant sur fond de la nostalgie des rêves du plein. Les espérances se sont fracassées contre la dureté du monde, mais elles sont toujours là, en creux, comme une boussole éthique un peu détraquée. On n’a point là affaire à la dissolution postmoderne de tout idéal dans la complaisance effrénée à l’égard de soi, mais à une morale déçue menant logiquement à la mort comme acte éthique.
• Les sentiers glissants de l’absolu
26 La phénoménologie du désenchantement à laquelle nous introduit, avec ses propres armes, le polar, ne conduit pas nécessairement au vide. Tentant d’échapper au vertige, le héros de James Lee Burke remet les pieds sur un terrain plus ferme, en quête d’un absolu stabilisant. Dans le passage par les Alcooliques anonymes, et le travail sur soi d’inspiration religieuse qu’ils promeuvent, la morale chrétienne et Dieu refont leur apparition. Face aux aléas de l’existence et à ses malheurs, une raison simplement humaine ne suffirait pas à trouver un équilibre, le recours à un au-delà mystique se révélant indispensable :
27 « Il m’arrive alors parfois de me remettre en mémoire un passage des psaumes. Je n’ai aucune perception théologique, ma morale religieuse a connu bien des vicissitudes ; mais ces lignes semblent me suggérer une réponse que la raison ne réussit pas à m’offrir, à savoir que les innocents qui souffrent pour le reste d’entre nous sont sanctifiés et aimés de Dieu d’une manière spéciale ; leurs vies comme autant de cierges votifs ont fait d’eux des prisonniers du ciel [16] ».
28 La fragilité humaine, dans la lucidité de tout ce qui nous échappe, aurait besoin d’un sens qui la dépasse et l’englobe pour ne pas se briser en mille morceaux. Ce retour à Dieu ne va pourtant pas sans heurts, sans difficultés, sans doutes. La possibilité du vide n’a pas été totalement effacée. Elle se maintient en embuscade, dans un coin de l’expérience, potentiellement réactivable. La rechute menace le convalescent. Et Robicheaux va de nouveau croiser ses anciens démons :
29 « Je n’avais pas choisi d’être alcoolique, d’avoir cette faiblesse infantile d’oralité pour la bouteille, mais malgré cela, cette passion autodestructrice, cette plaie innée ou acquise s’envenimait chaque jour, ouverte au centre de mon existence [17] ».
30 Si le héros triomphe finalement de lui-même avec l’aide de la figure de Dieu, les picotements de l’incertitude s’attardent. Le combat recommencera donc. Les haut-parleurs de l’absolu ne peuvent plus faire taire entièrement les inquiétudes du relatif, conservées en bruit de fond. « J’attends, pareil à l’amant refusé, les lueurs bleutées de l’aurore », termine provisoirement Robicheaux-narrateur [18].
• Le fil ténu du baiser
31 Contenir (au double sens d’incorporer et de restreindre) l’expérience du désenchantement et la possibilité du non-sens, est-ce envisageable sans faire appel à un absolu stabilisateur ? C’est, en tout cas, une voie qui se dessine de manière hésitante dans une série de polars américains. Quelque chose comme « une moralité non moralisante » qui se montre « dans l’immanence même des situations et des pratiques », selon les mots de la philosophe Sandra Laugier [19]. Or, cette posture a déjà quelques points d’ancrage dans la tradition du roman noir. Par exemple, les héros de Dashiell Hammett (et en particulier le personnage du détective) [20], bien que baignant dans la désillusion, se distinguent par une sorte de maintien éthique, sur le mode d’une orientation pratique plus que d’un système de valeurs explicite, une façon de se tenir en situation, d’éviter de sombrer dans le n’importe quoi, sans l’appui, pour autant, d’une morale définitive. Dans cette gestuelle éthique d’un certain polar américain, on trouve des correspondances avec la lecture proposée par le philosophe américain Stanley Cavell de la problématisation du scepticisme [21] par Ludwig Wittgenstein. Pour Cavell, le scepticisme ne serait ni réfuté ni endossé radicalement par Wittgenstein, mais plutôt endogénéisé, comme une dimension localisée de l’expérience, qu’elle combat en lui restant ouverte. Cavell écrit ainsi : « ce que je veux dire lorsque j’affirme que l’enseignement de Wittgenstein est partout dirigé par le souci de réagir au scepticisme, et pourquoi le démenti de nos critères par le sceptique est un démenti auquel les critères doivent être ouverts […] On manque ce qu’on pourrait appeler l’“effet Wittgenstein”, si […] on ne s’ouvre pas à la menace du scepticisme (i.e., au sceptique que l’on a en soi) ou si […] on s’imagine que Wittgenstein démentirait la vérité du scepticisme [22] ».
32 Dans les romans choisis, c’est l’expérience amoureuse qui va notamment empêcher le désenchantement de s’abîmer dans le cynisme, permettant de renouer avec quelque chose comme un idéal de vie et, partant, avec un certain sens des valeurs. Dans le livre de Harrison Hunt, le visage de Susan Drake retient, au bout du compte, Randolph Lee sur la route de la vengeance qu’il avait commencée à paver de coups tordus :
33 « Sans s’en rendre compte, Lee s’était tourné vers Susan tout en parlant, et Goshen suivit son regard.
34 Le journaliste siffla doucement, en hochant un peu la tête comme s’il commençait à comprendre :
35 - Je vois, dit-il. C’est donc pour ça, hein ? Elle est jolie.
36 - Ce n’est pas du tout ça, répliqua Lee en rougissant. C’est parce que j’ai découvert quelque chose à mon sujet, Goshen, quelque chose que j’ignorais auparavant : je suis un honnête homme. [23] »
37 Le juge Fenner, dans un échange avec Lee, met le doigt sur des tensions nourrissant la fragilité humaine : « je vois qu’il se livre en vous un terrible conflit. Vous avez une certaine grandeur, mais vous avez aussi la faiblesse de la colère et de la vengeance [24] ».
38 C’est une enquête sur une énigmatique Sylvia, dont il ne croisera le visage qu’à la fin du roman, qui arrache Macklin, le détective d’Howard Fast, aux plaisirs du regard cynique sur soi et sur le monde. Les premières lignes de l’histoire, citées plus haut, se poursuivent ainsi :
39 « […] et alors j’en conçois une certaine estime pour moi-même, aussi vaine et dépourvue de sens que tous les autres sentiments que j’éprouve. Et toujours, comme tous les gens de mon espèce, je rêve que l’impossible va se produire. S’il n’arrivait jamais rien, l’existence serait absurde. Moi, j’ai eu de la chance, au moins une fois dans ma vie – et c’est déjà beaucoup – il m’est arrivé quelque chose : Sylvia West est entrée dans ma vie et je suis entré dans la sienne [25] ».
40 L’aventure amoureuse apparaît bien comme une voie de sortie d’un scepticisme trop radical. Mais c’est une aventure, avec ses incertitudes et ses vulnérabilités. Les dernières phrases du livre sont pleines de cette fragilité : « Alors, je l’ai prise dans mes bras, je l’ai embrassée. Elle pleurait. Était-ce sur elle, ou sur moi ? Qui peut savoir ? [26] » Cela se termine (bien), mais sur un « qui peut savoir ? » ouvert aux doutes.
41 Sughrue, le détective de James Crumley, va, comme Macklin, partir à la recherche d’une femme (Betty Sue) qu’il ne rencontrera qu’après pas mal de péripéties. Là aussi, la magie du baiser, comme sortie humaine du noir, est au rendez-vous :
42 « Et elle s’est penchée pour m’embrasser légèrement sur le coin de la bouche, un baiser de grande sœur, mais son haleine sentait les herbes et les fleurs séchées. Et l’eau de source, bonne et rafraîchissante.
43 - À dix heures, alors, elle a chuchoté.
44 C’est là que je l’ai embrassée sur la bouche. Ses lèvres se sont entrouvertes légèrement, nos langues se sont touchées un bref instant électrique et ses yeux se sont agrandis. Ils se sont assombris, d’un bleu orageux.
45 - Je suis désolée, elle a fait, s’excusant pour quelque chose qu’elle n’avait pas fait. Quelque chose qu’elle ne voulait pas faire [27] ».
46 Mais le fil du baiser est ténu. Le rapprochement de leurs corps n’ira pas plus loin. Car, même s’il va être amené à lui sauver la vie, il refusera de faire l’amour avec elle. Justement parce qu’il est amoureux d’elle et qu’il sent que ce n’est pas réciproque. Une façon de se tenir, encore. Sughrue, tout désenchanté et déglingué qu’il est, garde quelques repères éthiques en réserve. Quand il dit à l’un des personnages : « Des fois j’arrive plus à savoir si c’est moi qui débloque ou si c’est le monde qu’est devenu une fosse septique », l’autre lui répond : « Les deux. Mais votre plus gros problème c’est que vous êtes un moraliste [28] ». Le souvenir du baiser l’aidera à résister aux appels du non-sens. Se caler sur de telles transcendances relatives, n’est-ce pas admettre une confrontation avec le scepticisme, qui ne se laisse pas absorber par lui ?
47 Cette traversée, si courte et fragmentaire, des contrées du polar nous a permis de découvrir des matériaux inhabituels, peu souvent sollicités, pour relancer des questions existentielles, plus classiquement traitées avec les ressources de la philosophie. Une politique qui se préoccuperait de repères à reconstruire, hors des protections de l’absolu et des facilités du relatif, aurait peut-être quelques enseignements à en tirer. Mais c’est une autre histoire… •
Notes
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[1]
Il s’agit dans l’ordre de notre traitement de : R. Cook, Il est mort les yeux ouverts (He died with his eyes open), Gallimard (Folio), 1983 ; J. L. Burke, Prisonniers du ciel (Heaven’s prisoners), Rivages/noir, 1992 ; H. Hunt (pseudonyme de Willis Ballard et Norbert Davis), À l’estomac ! (Murder picks the jury), Gallimard (Série noire), 1951 ; H. Fast, Sylvia, Rivages/noir, 1990 ; J. Crumley, Le dernier baiser (The last good kiss), 10-18 (Grands détectives), 1986.
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[2]
Piste philosophique esquissée dans P. Corcuff, Philosophie politique, Nathan (128), 2000, chapitre 3.
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[3]
Notons que Norbert Davis, un des deux coauteurs se cachant sous ce pseudonyme, était l’un des auteurs de polar préférés du philosophe Ludwig Wittgenstein dans les années quarante (voir R. Monk, Wittgenstein – Le devoir de génie, Odile Jacob, pp.418 et 517-518). Norbert Davis s’est suicidé en 1949.
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[4]
H. Hunt, À l’estomac !, op. cit., p.15.
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[5]
Ibid., p.31.
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[6]
Howard Fast, auteur notamment de Spartacus, a subi les effets de « la chasse aux sorcières » (et notamment la prison pour avoir refusé de livrer des noms) du fait de son appartenance au Parti communiste américain (entre 1944 et 1956 : voir H. Fast, Mémoires d’un rouge, Rivages/Écrits noirs, 2000). Une partie de ses romans policiers (dont Sylvia) a été écrite sous le pseudonyme d’E.V. Cunningham.
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[7]
H. Fast, Sylvia, op. cit., p.7.
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[8]
J. Crumley, Le dernier baiser, op. cit., p.11.
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[9]
Ibid., p.238.
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[10]
Dans Putes, Rivages/noir, 1990, p.8.
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[11]
J. L. Burke, Prisonniers du ciel, op. cit., p.94.
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[12]
Ibid., pp.93-94.
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[13]
R. Cook, Il est mort les yeux ouverts, op. cit., p.33.
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[14]
Gallimard (TEL), 1956, p.245.
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[15]
R. Cook, Il est mort les yeux ouverts, op. cit., p.247 (dernières lignes).
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[16]
J. L. Burke, Prisonniers du ciel, op. cit., p.247.
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[17]
Ibid., p.158.
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[18]
Ibid., p.354.
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[19]
Dans « Pourquoi des théories morales ? L’ordinaire contre la norme », Cités, n°5, 2001, p.105.
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[20]
Dans La moisson rouge (1929), Le faucon maltais (1930) ou La clé de verre (1931).
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[21]
Dans Les voix de la raison - Wittgenstein, le scepticisme, la moralité et la tragédie, Seuil, 1996.
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[22]
Ibid., p.89.
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[23]
H. Hunt, À l’estomac !, op. cit., p.199.
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[24]
Ibid., p.193.
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[25]
H. Fast, Sylvia, op. cit., p.7.26. Ibid., p.296.
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[26]
Ibid., p.296.
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[27]
J. Crumley, Le dernier baiser, op. cit., pp.256-257.
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[28]
Ibid., pp.124-125.