Notes
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[1]
Traversée est le seul livre traduit en français aux éditions Alinéa, Aix-en-Provence, en 1987. Sont parus chez Rotbuch, Berlin, les recueils de prose Übergang (Traversée) (1982), Das Judasschaf [Le mouton judas] (1985) et Der wunde Punkt im Alphabet [Le point névralgique de l’alphabet] (1995) ; chez Kiepenheuer & Witsch, Cologne, le recueil de poésie Steinschlag [Chute de pierre] (1993) et une compilation de prose et de poésie intitulé Wimpertier [Animal de cil] (1995) ; enfin un choix de poésie chez Zu Klampen, Hambourg, Hingegend [Par contrée] (1999).
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[1]
Le mot a plusieurs sens : attentat, affiche ou frappe (sur une machine à écrire).
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[1]
T. Brussig, Le complexe de Klaus, Albin Michel, 1998.
Günter Grass, Mon siècle, (traduction C. Porcel et B. Lortholary) Seuil, 1999, 352 p., 140 FF (21,34 Euros).
1 Après Toute une histoire (Seuil, 1997) qui avait fait tant de bruit en Allemagne, Günter Grass publie un ouvrage étonnant, Mon Siècle, un récit à cent entrées ou chapitres, un par année. Il ne s’agit pas de souvenirs personnels, d’une autobiographie fragmentée ou de quelque « Je me souviens » allemand, mais bel et bien d’une fiction, même si, ça et là, l’auteur glisse des souvenirs ou des expériences vécues. Le siècle est ainsi découpé en cent scènettes se rapportant à des événements marquants de l’histoire allemande, de la vie culturelle ou de la vie quotidienne. L’auteur aurait pu imaginer un narrateur servant de guide au lecteur à travers cette mosaïque. C’est un tout autre choix qui a été le sien. Pour renforcer l’image du fragmenté, du kaléidoscope, il a choisi de faire varier les narrateurs, tantôt hommes, tantôt femmes, tantôt jeunes, tantôt vieux. Le texte commence en 1900 par une répression féroce sur la place Tienanmen à Pékin, mais ce sont des Boxers chinois que l’on exécute devant l’hilarité des troupes coloniales, et il se termine par les pensées imaginaires de la mère de l’auteur (en réalité morte depuis longtemps) sur ce galopin devenu écrivain : « Il est comme ça, on n’y peut rien. Il imagine les trucs les plus impossibles. Il faut toujours qu’il exagère. On ne peut pas y croire, quand on lit ça ».
2 De cet immense collage qui traverse le siècle, je retiens quelques dates particulièrement réussies. Pour l’année 1995, Grass nous présente la Love Parade à travers les yeux d’un reporter de la radio. « Des choses comme ça, ça n’est possible qu’ici. Il n’y a qu’ici à Berlin, où récemment encore s’est produit un événement incomparable, l’emballage complètement magique du Reichstag par Christo […], c’est ici, rien qu’ici, où il y a quelques années la jeunesse dansait sur le Mur, a fait une fête à tout casser et a lancé ce qui devait devenir l’expression de l’année : “ C’est dingue ! ”, rien qu’ici donc qu’une fois encore, mais cette fois avec une foule incalculable, une soif de vivre incroyable et dans la folie totale, la Love Parade peut défiler ». Cet univers festif de Berlin, le présent perpétuel, le flux, le changement, les illuminations, la « gentrification » de certains quartiers de l’Est, le « C’est dingue ! » comme capsule de réflexion pour fêter l’arrivée de la nouvelle République de Berlin, tout ce que symbolise la reconstruction de la Potsdamer Platz, constitueraient-ils la réponse à ce trop de mémoire qui traîne encore dans Berlin ? À la fin des quelques pages qu’il consacre à la Love Parade, Grass oppose cette génération « Putain, c’est le pied ! » qui danse en extase, parfois avec de l’ecstasy, aux vieux dont il est : « Il nous reste à nous coltiner les ordures, des montagnes d’ordures que la Love Parade et la grande teuf techno vont nous laisser derrière elles, comme déjà l’année dernière, et comme toujours désormais ».
3 Pour l’année 1989, année de la chute du Mur, l’historiette est encore plus facétieuse. Grass raconte l’histoire d’un ami vivant à l’Est qui passe la soirée chez un copain, autour d’une bière. Celui-ci a ses entrées dans les garages et autres entrepôts et l’ami veut savoir comment il pourrait obtenir des pneus neige pour sa voiture, ce qui à l’Est, n’était pas une mince affaire. Les deux compères, après de nombreuses bières, jettent un œil à la télé qui était restée ouverte, le son coupé. Ils s’aperçoivent qu’on y passe un film où « comme le voulait le scénario, des jeunes gens grimpaient sur le Mur, s’asseyaient à califourchon à son sommet, tandis que la police des frontières regardait le spectacle en se croisant les bras ». Avertie de cette insulte au « Rempart de Protection antifasciste », « la connaissance de ma connaissance dit : “ Typique de l’Ouest ! ”. Puis tous deux commentèrent le mauvais goût qui défilait sur l’écran : “ À tous les coups un film de guerre froide ” et ne tardèrent pas à revenir aux pneus d’été mal en point et aux pneus neige inexistants. » Les deux finissent par comprendre qu’il ne s’agit pas d’un film. Éméchés, ils se dirigent en direction de l’Invalidenstrasse et tout le monde sur le chemin, à pied ou en Trabant va répétant : « c’est dingue ! ».
4 Parfois, les dates et les énonciateurs se télescopent comme le 9 novembre 1938, jour de la Nuit de cristal, pogrom qui vit la fureur fasciste se déchaîner contre les Juifs, venir perturber le 9 novembre 1989, date de l’ouverture du Mur. Le texte est raconté par un très jeune narrateur qui évoque son professeur d’histoire demandant à ses élèves si le 9 novembre ne leur évoque pas autre chose que la chute du Mur. Savaient-ils ce qui s’était passé dans leur ville, un certain 9 novembre 1938 ? Évidemment, le professeur rabat-joie leur raconte des horreurs et les parents le prennent mal. Mais tout cela n’aura pas tout à fait été inutile, même si le passé allemand a la peau dure. « Aussi, il y a quelques semaines, quand il a été question que Yasir, un copain kurde, soit expulsé vers la Turquie avec ses parents, on a eu l’idée d’écrire une lettre de protestation au maire. On a tous signé. Mais, sur les conseils de Monsieur Hösle, on n’a pas parlé dans la lettre du sort des enfants juifs de l’orphelinat israélite. Maintenant, on espère tous que Yasir aura le droit de rester ».
5 Livre étonnant, superbe. •
6 Régine Robin
Anne Duden, Zungengewahrsam. Kleine Schriften zur Poetik und zur Kunst, Kiepenheuer & Witsch, Cologne, 1999, 144 p., 19,43 Euros.
7 Je n’en peux plus de lire Anne Duden. C’est d’un lugubre, c’est d’une intensité, c’est d’une clarté. C’est une maladie de l’intelligence dont on ne sort pas indemne. En quittant chacun de ses livres, on a le sentiment d’avoir posé un objet de verre complexe, dur et cassant, ténu, parcouru de tuyauteries grêles et de ramifications translucides. Comme un soleil glacial, sa langue percute, traverse et balaye d’un faisceau précis le moindre recoin des cœurs, des artères et des esprits. Oui, des artères, car elle a l’habitude de trancher dans la chair vive, seule métaphore possible, légitime et littérale, pour une conception radicalement douloureuse du monde.
8 Anne Duden ne fabrique jamais d’histoires, mais sonde l’inénarrable de ces moments où le psychisme est renvoyé à lui-même : la violence, la maladie, la mort, les guerres et la petite mais non moins cruelle guerre des sexes qui se termine toujours sur une défaite féminine. La lente émergence de l’écrivaine fut d’ailleurs ponctuée de violences, la plupart du temps masculines. Née en 1942, à l’est de la ligne Oder-Neisse, sa famille se réfugie à Berlin, puis dans les montagnes du Harz, en RDA. Quand elle a 11 ans, son père « renonce au projet familial », et sa mère, seule avec trois enfants, s’enfuit à Oldenburg, en RFA. Là, l’enfant d’une famille fragmentée et transfuge vit une double fragilisation. Un apprentissage de libraire l’amènera à Berlin-Ouest où elle collabore aux éditions Wagenbach puis, en 1973, co-fonde les éditions Rotbuch.
9 En 1975, à la sortie d’une discothèque de la ville bicéphale, la jeune femme est agressée par un GI qui fracasse le pare-brise de sa voiture avec une barre de fer, la touchant en plein visage, brisant sa mâchoire et ses dents. La destruction de la bouche, – manifestation physique d’un interdit d’expression ressenti depuis l’enfance –, préside à la prise de parole d’une subjectivité féminine en crise dans son premier livre, Traversée (1982), publié à 40 ans [1]. Ici comme ailleurs Anne Duden refuse le geste biographique ; la première personne ne sert jamais qu’à exemplifier des situations historico-culturelles, comme dans ses relectures des mythes, véritables poétologies secrètes. On retiendra tout particulièrement son interprétation de la légende manichéenne du sacrifice du dragon : symbole du démon dans l’iconographie chrétienne, la langue fourchue dans la gueule ouverte du dragon au corps indéfini (mi-oiseau, mi-poisson, ni serpent, ni femme) est invariablement carnagée par l’épée (la barre de fer) des saints de l’Histoire. Pour Duden, ce combat inégal constitue le mythe fondateur d’une civilisation basée sur la violence et sur le refoulement de l’altérité.
10 Le recueil d’essais Zungengewahrsam [la langue en garde à vue] montre que l’écriture poétique peut s’affirmer comme une forme de pensée propre. À côté de mini-textes condensés sur le gothique anglais, Cézanne, Böcklin ou Clea Wallis, on y trouvera une brillante analyse iconologique de l’image de l’arbre de Jessé. La généalogie poussant dans le corps de l’ancêtre allongé (mort ou endormi ?) y figure pour l’origine somnambulique des mots. La peinture, bien plus encore que la littérature et la musique, conservant et annulant une mémoire que Duden lit comme une « plante à paroles » enchevêtrée, crée le lien avec la corporalité de sa langue : toute impression intellectuelle est digérée dans une « cryptesthésie des os », où les douleurs et les processus physiques expriment la désorganisation radicalisée du sujet et la faillite des significations établies. Ce corps n’est pas déshistorisé comme dans les nouveaux discours de la chair, mais il supporte, symboliquement structuré, les traces de l’histoire.
11 « La langue en garde à vue », titre de l’important texte poétologique qui ouvre le recueil, expose l’aporie d’une écriture sur la violence qui est elle-même un acte de violence, puisqu’elle ne peut se réaliser qu’en restant indifférente à l’appel de l’altérité. L’histoire de l’Allemagne, synecdoque de la civilisation dans l’œuvre de Duden, nous a légué le « savoir noir » d’être un bourreau potentiel. Duden décrit ce trauma, « une fêlure qui traversait le récipient du monde », comme un éventrement dont les hommes portent la sensation dans leur chair : « plusieurs choses se révélèrent, TOUT, en fait. Privé de plainte, indescriptible, indicible, prétendument invisible, proprement incompréhensible. Quelque chose d’une portée et d’une tombée infinie. Peut-être que c’était l’Allemagne. C’était, c’est et cela fut l’Allemagne ». Se réclamant de Kafka, d’Artaud, de Celan, de Merleau-Ponty, de Jabès et de Lévinas, durablement intriguée par Marlen Haushofer, l’œuvre rigoureuse d’Anne Duden fut injustement rapprochée de la destructivité d’un Cioran par la critique allemande. Depuis 1978, – comme la plupart des anti-bardes classiques bardés de prix, de Heine à Paul Celan –, Anne Duden vit en exil, à Londres. Histoire de rester difficile d’accès. •
12 Andréa Lauterwein
Durs Grünbein, Galilée mesure l’enfer de Dante et n’en retient que les dimensions (traduction L. Cassagnau), L’Arche, 1999, 235 p., 115 FF (17,53 Euros).
13 Ces réflexions esthétiques et littéraires, gloses, discours, hommages et souvenirs autobiographiques ont été écrits par un poète, essayiste et traducteur qui, depuis 1992, a été honoré en Allemagne par de nombreuses distinctions dont le fameux Prix Büchner (1995), attribution qui fut particulièrement remarquée en raison de la jeunesse du lauréat, né en 1962. Ces essais constituent la réflexion d’un observateur qui a vécu la fin du système oppressif de la RDA et qui est depuis plusieurs années installé dans la partie occidentale de la capitale allemande (originaire de Dresde, Durs Grünbein a vécu à Berlin-Est de 1985 à 1990 et depuis à Berlin-Ouest). L’expérience de la différence suffit, comme il le dit lui-même dans son avant-propos, « probablement pour toute une vie ».
14 Malgré la variété des thèmes abordés, et au-delà des circonstances qui ont présidé à leur élaboration, ces contributions ont en commun de poser les jalons d’une esthétique qui cherche à réconcilier la littérature et les arts avec les sciences, notamment les sciences naturelles et la médecine.
15 L’analyse de Grünbein part tout d’abord du constat critique que depuis la fin de la Renaissance l’unité entre littérature et sciences a été brisée. L’auteur voit cette séparation représentée de façon emblématique dans le discours qu’a prononcé Galilée devant l’Accademia Fiorentina à propos de la Divine Comédie de Dante. Dans l’essai intitulé « Galilée arpente l’enfer de Dante et n’en retient que les dimensions » qui a donné son titre à l’ensemble des textes, Grünbein montre comment Galilée évacue toute la charge mythologique et la part de souffrance vécue dans l’œuvre de Dante pour s’en tenir à des calculs complexes, et parfois ahurissants, sur les proportions de l’enfer dantesque, les distances qui séparent les différents cercles infernaux, la taille de Lucifer, etc. Galilée apparaît à Grünbein comme celui qui remplace Virgile auprès de Dante et ouvre la route à une nova scientia destinée à produire, au bout du parcours, « les haut-fourneaux, les crématoires et la bombe ».
16 À partir de ce constat critique, Grünbein cherche les traces d’une tradition refoulée, mais non éteinte, qui aurait maintenu le lien entre littérature et observation scientifique. C’est dans l’œuvre de Georg Büchner – auquel il rend hommage lors de la remise du prix Büchner en octobre 1995 – qu’il trouve la mise en relation exemplaire des questions de physiologie avec celles de poétique, c’est-à-dire la possibilité de ce qu’il appelle une « poésie somatique » ou un « neuro-romantisme ».
17 Que cette recherche, qui amène Grünbein à lire l’essai de Büchner « Sur les nerfs crâniens » comme un « manifeste littéraire » et à esquisser une poétique du corps, ait un rapport avec sa situation d’écrivain d’ex-RDA apparaît clairement dans presque tous les essais. Sortir du socialisme réellement existant signifie pour Grünbein retourner à l’évidence et à la fragilité du corps, lequel fait toujours les frais de toute incarnation de l’utopie (le livre de Grünbein comporte entre autres « Neuf variations sur la fontanelle », la partie la plus fascinante parce que la plus fragile du corps humain, limite perméable entre le cerveau et le monde extérieur). Ce que Grünbein retient de l’œuvre de Büchner, c’est la perspicacité de celui qui, portant un regard impitoyable de naturaliste sur le réel, sait que la matière de l’histoire est constituée par les affects des hommes et qu’elle s’écrit, se grave toujours dans le corps.
18 C’est pourquoi aussi de nombreux autres essais s’intéressent aux rapports entre hommes et animaux, notamment aux mises en scène du monde animal, que ce soit dans les « dioramas » d’animaux de son enfance ou que ce soit dans les musées d’histoire naturelle et les zoos. Reprenant les analyses de Nietzsche, Grünbein souligne que l’animal est a-historique et que sous forme de totem il aide l’homme à sortir du traumatisme de l’histoire. C’est parce que Darwin a dégagé l’aspect historique de la nature grâce au concept de l’évolution, que le diorama peut désormais, au terme de cette histoire, en souligner l’aspect transhistorique. Ici encore les analyses de Grünbein, associées à quelques souvenirs d’enfance emblématiques sur lesquels plane l’ombre de Walter Benjamin, ne sont pas le reflet d’une simple mémoire individuelle. On est ici en présence d’un écrivain qui, sortant du communisme et entrant dans ce qu’il est convenu d’appeler la (post)histoire, crée de façon originale ses propres repères tout en retrouvant les traditions occultées dans la partie orientale de l’Allemagne. Il y a dans ses essais, servis par une langue et une érudition que l’on a pu qualifier de « baroque », une recherche de la distance empreinte de mélancolie et de sarcasme (concept favori de Grünbein dont il rappelle l’étymologie : sarkazein, « arracher la chair »), mais aussi une fascination du monde animal qui permet des rapprochements transhistoriques (comme par exemple la comparaison entre la physionomie de certaines espèces de poissons des grands fonds et le visage des légionnaires romains sur le Golgotha dans la tradition iconographique).
19 Ces essais complètent et éclairent la production poétique de Grünbein (cinq recueils à ce jour) et sa recherche d’un ton « froid », mais ils offrent aussi le regard critique, et non dénué de provocation, d’un observateur « stoïque » sur une époque de « fin de siècle ». En ce sens, ils se situent dans la tradition des essais d’un H. M. Enzensberger ou d’un Günter Kunert. •
20 Laurent Cassagnau
Gert Neumann, Anschlag, Cologne, Dumont, 1999, 270 p., 20,35 Euros.
21 Profitant d’un tarif préférentiel de la Deutsche Bahn, deux hommes se rencontrent à plusieurs reprises, dans les alentours de Berlin. Un jour, embarrassé par ce hasard et comme pour chasser une certaine gêne, l’un des deux, le narrateur, commence un récit et engage celui qu’il appellera son « compagnon » à faire un bout de chemin ensemble. Cette promenade entre Bernau et le monastère de Chorin est le cadre du dernier livre de Gert Neumann et lui permet d’ouvrir un « dialogue très rare entre l’Ouest et l’Est », quelque temps après la chute du Mur.
22 Avec la mise en scène de cette rencontre fictive, formidable parabole de la situation interne de l’Allemagne après 1989, Neumann reprend sous un angle bien particulier une problématique qui n’a cessé d’échauffer les esprits depuis dix ans. Loin du schéma simpliste qui oppose les “ Ossis ” et les “ Wessis ”, avec la charge faussement familière de ces deux mots qui font « disparaître le dialogue dans le non-dit », loin des discours convenus de normalisation qui effacent la différence, Neumann ne dissimule pas les difficultés de la rencontre interallemande. À la quête d’une véritable éthique du dialogue, il laisse la place au silence et reconnaît les limites de la compréhension, voire son échec. Il s’interroge sur la volonté des uns et des autres de se soucier de la communication et d’en être responsable. Se refusant à toute attribution de genre, le texte de Neumann est à l’image de cet échange complexe. Opiniâtrement, il produit des obstacles qui interdisent l’accès rapide à la parole. Le lecteur est sans cesse obligé de s’arrêter, de revenir sur ses pas, de se frayer des passages à travers le texte. Une autre manière d’établir un contrat de lecture. L’écriture de Neumann est tenace, répétitive jusqu’à l’obsession, avec de longues périodes qui enchâssent des qualificatives et des chaînes adverbiales, avec des métaphores, des ellipses, des créations de mots.
23 L’origine de cette écriture remonte au contact avec la « langue d’irréalité » de la RDA. Né en 1942, Neumann entame une carrière conforme aux attentes de l’État avant que ses protestations contre l’invasion des troupes soviétiques en Tchécoslovaquie en 1968 lui valent l’exclusion du parti et du prestigieux Institut littéraire Johannes R. Becher de Leipzig, où il fait ses études. Dès lors, il gagne sa vie avec divers emplois et consacre le reste de son temps à l’écriture. À travers celle-ci, il essaye d’engager une réflexion critique sur les mots et la langue – son premier livre a déjà un titre significatif, La faute des mots (1979) – et de rendre possible une résistance au pouvoir et à la langue de bois, par le biais de la langue même.
24 Dans le mouvement ondulant de son dernier ouvrage et en suivant les méandres de l’élaboration de son éthique du dialogue, c’est bien de résistance qu’il est question. Le récit d’une expérience vécue en RDA par le narrateur incite son « compagnon » à lui demander : « Explique-moi la résistance ! ». Ce récit, sorte de noyau narratif du livre, tourne autour de la présumée arrestation de son fils. Prévenu de cette arrestation par un tiers, le narrateur se rend en prison pour s’assurer que l’information est juste. Là-bas, il lui arrive, entre autres, de transgresser les règles du jeu instaurées par le pouvoir en ouvrant, sans permission, une porte mal fermée. Cette expérience lui donne la certitude « qu’il était possible de considérer le rêve du pouvoir de la dictature comme non existant ; lequel rêve vit principalement de ma croyance au pouvoir ». Rompu à la logique du pouvoir et devinant ses intentions, le narrateur comprend que la nouvelle de l’arrestation n’était qu’une rumeur destinée à l’insécuriser et à l’obliger d’entrer en contact avec le pouvoir. Celui-ci comptait sur sa résistance et sur le fait qu’il accepte le rôle prévu pour lui. C’est alors que le narrateur explique à son « compagnon » de l’Ouest quelle était sa conception de la résistance ce qui ne manque pas de dérouter ce dernier : « La résistance peut devenir vraie, si elle réussit à renoncer à la possibilité de résistance qui lui est donnée. La possibilité de résistance est donnée par le pouvoir dominant ». C’est pourquoi il importe de « séparer la résistance de ses obligations envers un “ contre ” ». Grâce à cette vision particulière, non sans réminiscences foucaldiennes, le narrateur arrive à se créer un espace où il peut se sentir libre, espace aussi qui lui évite de se considérer comme victime des circonstances.
25 L’histoire de la résistance personnelle de l’auteur transparaît dans le dernier chapitre. Il évoque l’existence de la revue clandestine Anschlag [1] qui donne son titre au livre. Dans les années quatre-vingt, Neumann s’occupait de cette publication qui permettait aux auteurs et aux artistes non-conformes de communiquer en dehors des cadres fixés de la culture officielle. Neumann s’est toujours défendu de se mettre en opposition directe avec le pouvoir, de se définir comme « dissident ». La distance qu’il maintenait ainsi caractérise aujourd’hui encore son regard sur ce passé. Distance bénéfique qui se fait sentir dans son écriture. Ainsi, des métaphores poétiques remplacent les mots-phares qui, depuis dix ans, prétendent dire toute la vérité – Neumann n’utilise jamais le mot Stasi pour désigner la police politique, il parle des « fatigués de la connaissance ». La possibilité de « résistance vraie » est sondée dans le dialogue entre les deux hommes tout le long de la promenade, dialogue où le silence prévaut et la parole reste tâtonnante. Quel repos en regard des bavardages, plaisanteries et lieux communs qui trop souvent fusent encore quand l’Est et l’Ouest se rencontrent !
26 Dans la littérature contemporaine allemande, Gert Neumann reste une figure d’exception. Martin Walser avait accueilli le livre comme le véritable « roman du tournant ». Erreur d’appréciation. Anschlag ne se prête pas à la récupération dans une catégorie, se refuse à une consommation rapide. Les textes de Neumann sont de véritables pierres qu’il faut casser pour y pénétrer. Le travail est dur, il faut du temps, il faut résister à la facilité. •
27 Carola Hähnel
Wolfgang Hilbig, Das Provisorium, S. Fischer-Verlag, Francfort/Main, 2000, 319 p., 20,35 Euros.
28 Les premiers séjours de Wolfgang Hilbig à Francfort dans les années quatre-vingt, à l’occasion de la foire du livre, décrits derrière un voile d’événements copieusement arrosés, sont pour moi des expériences de seconde main qui me sont arrivées de bouche à oreille. Et pourtant, ils font déjà légende. À travers le flou de la réticule des alcools consumés, ils produisent une critique tranchante des mécanismes absurdes des milieux littéraires en République fédérale qui usent l’invité de la RDA tout en l’exhibant.
29 Le dernier livre de Hilbig parle de l’époque avant et après. C’est un texte fortement autobiographique pour lequel l’auteur choisit la troisième personne en établissant ainsi la distance nécessaire pour laisser ouverte toute la marge de création. La proximité avec l’auteur est, de toute façon, considérable. Par moments, la distance se rétrécit de façon douloureuse.
30 Hilbig décrit le personnage d’un auteur. Celui-ci est pris dans un violent mécanisme de travail physique, il alimente les chaudières d’une grande usine chimique dans les alentours de Leipzig. Là-bas, il sait organiser son temps de telle façon qu’il lui reste de la place pour l’écriture, sa véritable vocation. Nuit après nuit, les cahiers se remplissent. Le travail, c’est un gagne-pain qui ne fait que retarder sa véritable destination. En RDA, il n’existe pas de publications de lui. Les contacts avec les maisons d’édition ou les rédactions de revues sont difficiles. Les préjugés et les réserves maintiennent tout dans l’incertitude. Il n’y a pas de résultats. Le manque d’événements constitue le quotidien en RDA, il s’est réduit en une sourde ambiance d’où on ne sort que par la discipline ou l’alcool. Cela pourrait continuer comme ça. Ainsi, on pourrait aller mourir un jour. Le fait de n’appartenir ni véritablement aux chauffeurs ni aux auteurs du pays, ne lui permet pas de trouver sa place dans la société. Certes, aujourd’hui aussi, ces doubles vies ne sont pas rares, mais en RDA elles étaient absurdes. Un succès qui n’arrive pas est une chose, l’empêcher est une autre. La réalité ainsi vécue augmente le sentiment de ne pas être à sa place, d’être en dehors d’une communauté. L’auteur décide de nouer des contacts avec des maisons d’édition en RFA lesquelles acceptent chaleureusement ses textes. Depuis, ses livres paraissent à l’Ouest.
31 Juste avant le tournant politique en RDA, cette double vie s’était vraiment transformée en deux existences. La vie en RDA ressentie uniquement comme humiliation, les requêtes auprès des organismes politiques à Berlin pour des autorisations de voyages professionnels à l’Ouest, et les deux existences fondamentalement différentes à l’Est et à l’Ouest que, plus tard, il va effectivement vivre, exigent une décision conséquente. C’est alors que le personnage du roman voit se dessiner, grâce à une bourse, une possibilité de séjourner pour une assez longue durée en République fédérale. C’est, paraît-il, la chance qu’il faut saisir. La décision à prendre.
32 L’Ouest veut son travail, veut les textes. Il offre de l’argent. Le succès arrive. De nouveaux contacts, se nouant lors de périples pour des lectures publiques, se transforment en relations. On trouve d’abord un pied-à-terre chez des amis. Plus tard, des appartements sommairement aménagés sont des domaines de repli personnels, ils ressemblent plutôt à des cellules de dégrisement et sont vraiment utilisés à cet effet. Ils se remplissent avec des bataillons de bouteilles vidées de toute sorte d’alcool. Il s’agit d’une sorte de vagabondage moderne qui n’exclut pas la nostalgie des vieux amis, des femmes et du pays natal.
33 Ainsi, on voit le personnage sans cesse dans les trains entre Hanau, Munich, Nuremberg et Leipzig. Nulle part, il est chez lui, nulle part il arrive. Aucune décision n’est prise entre les deux systèmes, entre le socialisme et le capitalisme, entre l’Est et l’Ouest. À présent, il n’arrive pas plus à se décider entre deux femmes, plusieurs appartements, de nombreuses gares et des quantités d’alcools. Rien ne s’est véritablement clarifié. Le personnage n’est pas capable de plus. Par exemple, il ne réussit pas non plus à se mettre une fois pour toutes du côté de ceux qui, comme lui, ont quitté la RDA. Les propos sans nuance de ceux qui viennent d’arriver à l’Ouest sont trop plats pour lui et ne peuvent être rien d’autre que la cible de son observation moqueuse.
34 Il n’y a pas de points de fixation, il y a uniquement un laisser-aller. Les contacts établis tantôt devant les buvettes tantôt dans les cliniques pour alcooliques, avec des personnes aux présumés destins semblables, ne restent que des instantanés, à la marge. Il n’y a de durée nulle part. La durée, sous une forme quelconque, ne peut finalement pas être vécue, elle est indésirable. Le personnage échoue devant l’impossibilité de trouver une place dans la société. Il n’y a pas de pays pour lui. Et partout, des attentes excessives le submergent.
35 Malgré tout cela, il y a quand même quelque chose de constant : la mauvaise conscience qui, avec l’impossibilité de trouver une issue, est pour Hilbig ce qui dure. Ici, elle tient dans un carton avec une collection de livres spécialisés sur l’Holocauste et l’Allemagne nazie. Cela devient une expérience qui lie les deux Allemagne. Mais elle peut tout à fait conduire à des abus, ne serait-ce qu’en ramassant son dégueulis avec un de ces livres, aussitôt remplacé par un nouveau, le lendemain matin.
36 Le livre de Hilbig procure une expérience de lecture intense qui laisse des traces. Les inconsistances et la nausée sont presque physiquement palpables. La lecture n’offre pas de distraction, elle est expérience. •
37 Uwe Warnke
38 [Trad. C. Hähnel]
Peter Schneider, Chute libre à Berlin (traduction N. Casanova), Grasset, 2000, 384 p., 130 FF (19,82 Euros).
39 Ce roman peut être assimilé au dernier d’une trilogie berlinoise et il fait corps avec Le Sauteur de Mur (Grasset, 1983) et La Ville des séparations (Grasset, 1994) sans en être une suite absolue.
40 Dans Chute libre à Berlin, Edouard, Professeur de biologie, invité par une université américaine, se trouve depuis quelques années en Californie, quand il décide de rentrer à Berlin. Entre temps le Mur est tombé, on lui a proposé un poste à l’Est où le système universitaire est en voie de totale restructuration, et il a reçu une lettre lui disant qu’il venait d’hériter d’un immeuble à Berlin-Est ayant appartenu à son grand-père, immeuble de nouveau disponible. Il rentre donc à Berlin.
41 Dans ce roman si riche, si foisonnant, et si près du vécu de tout Berlinois d’aujourd’hui, je ne voudrais retenir que trois axes. La difficulté de se repérer dans la ville après la chute du Mur, d’abord, la ville étant à la fois la même et tout autre ; les troubles de l’identité symbolisés par les retrouvailles entre Édouard et Théo, ensuite, le devenir de cette maison reçue en héritage et qui s’avère résumer à elle seule l’histoire de Berlin, de l’Allemagne et de ses fantômes, enfin.
42 Berlin a changé. C’est un des leitmotive du livre. La ville est un immense chantier. Il ne reconnaît plus le coin qui, pourtant, lui est familier, situé à peine à quelques centaines de pas de sa vieille taverne habituelle, le Tent. Son quartier, il ne le reconnaît pas non plus, alors même qu’il va de nouveau y habiter. Il erre autour de Gendarmenmarkt pour s’apercevoir, qu’à cause des travaux, toutes les rues ont été transformées en impasses ; du S-Bahn, il contemple le « corps éventré de la ville », qu’il va voir de plus près à la Potsdamer Platz. Il est surtout attiré par la vieille maison du débit de vin Huth, intégrée au chantier. La dimension titanesque, homérique du projet le fascine. Du haut d’une plate-forme, il peut jeter un regard circulaire à l’ensemble. « À présent, toute la zone frontière avait été déblayée, hormis une courte section directement au pied du débit de vin. Édouard remarqua que le Mur, disparu avec tous ses accessoires, avait été érigé sur des décombres d’un ancien paysage de ruines. Il se rappelait les images d’après la guerre […]. Sur la poussière nivelée de ces ruines, on avait érigé le Mur, à son tour devenu squelette, gravats et sable à mortier. » Mais il n’est pas dupe de cette immense réalisation. On veut aller trop vite, rétablir des continuités là où, seule l’épaisseur du temps pourra guérir des cicatrices. On ne peut combler ces lacunes de l’Histoire par décret.
43 Puis il y a la découverte ou la redécouverte de l’est de la ville qu’on n’atteignait autrefois qu’à partir des postes frontaliers. La maison dont le narrateur a hérité est située à Friedrichs-hain, à l’Est. Pour s’y rendre, il commence par prendre le métro aérien dans la mauvaise direction, puis il franchit l’ancienne démarcation où ce ne sont qu’excavations, surfaces de sable, grues et engins. Il tombe sur « son héritage », une maison parmi les plus délabrées, squattée par une faune pittoresque qui va lui en faire voir de toutes les couleurs. Mais en fait, l’histoire de cette maison est que le grand-père Hoffmann l’a acquise aux dépens de juifs dans le cadre de la politique d’aryanisation. Édouard, qui ne soupçonnait rien, en est dévasté. Il ira à Los Angeles apprendre d’une vieille juive-allemande que l’affaire est un peu plus complexe, que son grand-père a restitué une partie de l’argent au propriétaire, l’aidant à vivre en exil, ce qui ne le rassure qu’à moitié.
44 C’est dans ce climat général qu’il retrouve son vieil ami Théo, avec cette petite différence que Théo est depuis quelques années installé dans un appartement de Charlottenburg à l’Ouest, tandis que Édouard a accepté à son retour, le logement que son nouvel institut lui a fourni, à l’Est, en attendant mieux.
45 Quand il le revoit, Théo est encore plus maigre, encore plus angoissé qu’auparavant. Il a l’air très affairé. Devant lui, des milliers de pages, des rapports que son frère a écrits pour la Stasi, sur son propre compte, jour après jour durant des années.
46 C’étaient trois années de la vie de Théo ainsi minutieusement scrutées. Pour Théo, il s’agit d’une espèce de journal intime écrit par « son meilleur ennemi », des milliers de pages où il peut apprendre quelque chose de lui-même. À ne pas manquer ! Nos deux héros reprennent leurs vieilles querelles. Qu’auraient-ils fait, l’un à la place de l’autre, Édouard à l’Est et Théo à l’Ouest ? Qu’est-ce qui aurait changé dans leur biographie, s’ils avaient vécu dans la peau de l’autre ?
47 Et puis, Théo est un jour retrouvé mort dans son appartement. On ne saura jamais s’il s’agit d’un suicide. La cérémonie d’hommage a lieu à la Volksbühne, comme il se doit. À la porte, un montage vidéo montre Théo lisant ses œuvres assis sur la cuvette d’un W-C ou marchant au-devant de la caméra. Il y a salle comble, les vestes de cuir noir voisinant avec les chemises de lin. Fausse réconciliation générale ? Puis, Théo lui apparaît en rêve. Il est devenu un être flottant qui lui donne quelques conseils érotiques afin Édouard puisse enfin satisfaire sa femme, puis il disparaît en s’envolant dans le ciel, vers l’Ouest, car l’Ouest est malgré toute l’ambivalence du roman, la seule solution. À plusieurs reprises, Édouard se rend compte que toute une génération d’Allemands et de Berlinois de l’Ouest ont accepté la séparation, le Mur, sans trop se poser de questions. Même si c’est ironiquement, Édouard est en train de devenir un Allemand et pas simplement un Allemand de la République fédérale, laquelle est devenue l’Allemagne tout court.
48 Est-ce là le prix à payer pour qu’une nouvelle constellation de base (un nouveau sociogramme) fasse son apparition dans la prose allemande, laissant le Mur à la disparition et à l’oubli ? À nouveau l’Allemagne ? •
49 Régine Robin
Christoph Hein, Willenbrock, (traduction N. Bary), Métailié, 2001, 324 p., 135 FF (20,58 Euros).
50 Le dernier roman de Christoph Hein, Willenbrock, se déroule comme ses précédents romans en ex-RDA. Dix ans après la réunification, ce ne sont pas les relations entre Allemands des anciens et nouveaux Länder qui intéressent l’écrivain – pas de personnage hésitant ou voyageant entre l’Est et l’Ouest du pays réunifié – mais plutôt l’ancrage de l’ex-RDA en Europe centrale, son exposition à la misère des pays de l’Est et les réactions des Allemands des nouveaux Länder à l’entrée dans le pays de Polonais, Roumains ou Russes à la recherche d’un travail ou de moyens de survie. Christoph Hein brosse un tableau de l’est de l’Allemagne qui pourrait être un diptyque ou plutôt les deux faces d’un même tableau : d’un côté une certaine réussite économique, de l’autre la violence qu’elle engendre chez ceux qui ne la partagent pas.
51 L’écrivain décrit minutieusement les signes de la réussite du personnage principal Willenbrock, l’apparition des éléments qui vont perturber sa tranquillité et observe avec acuité l’évolution de ses réactions. Ancien ingénieur au chômage après la réunification, Willenbrock a réussi à s’en sortir. Sur les conseils de son beau-frère vivant à l’Ouest, il vend des voitures d’occasion. Apparemment il a tout pour être heureux : une maison neuve au nord de Berlin, une résidence secondaire sur la côte baltique, un hall d’exposition de voitures et un bureau en construction, une femme qui tient une boutique de mode, une maîtresse de temps en temps, ce qui ne semble pas perturber sa vie de couple sans histoire, des relations amicales régulières au sein d’un club de handball. Une série d’incidents allant du vol à l’agression physique va toutefois bouleverser la vie de Willenbrock et de son épouse : des intrusions dans leur domaine privé vont déclencher une angoisse permanente, d’autant plus que ni la police, ni la justice, en se montrant incapables d’assurer leur sécurité, ne répond à leurs attentes. Lorsqu’ils sont retrouvés, les délinquants sont reconduits à la frontière pour, sans doute, la franchir à nouveau les jours qui suivent. Christoph Hein évoque à travers quelques personnages secondaires, un chauffeur de taxi, un menuisier, un médecin, plusieurs types de réactions face à cette insécurité : l’autodéfense par le port d’arme ou la transformation de la maison en bunker, le souhait de voir s’ériger un mur entourant chaque pays, la nostalgie de l’époque hitlérienne et des propos tendant à généraliser un climat de tensions latentes.
52 Willenbrock, personnage non antipathique, qui avait préféré être objecteur de conscience à l’époque de la RDA plutôt que de servir l’armée en portant une arme, n’est pas un homme violent et ne souhaite pas, comme le lui suggère un ami russe, se faire justice. Néanmoins, il va peu à peu sombrer dans la paranoïa et, à défaut d’autres solutions, choisir l’autodéfense et le silence. Willenbrock essaie de refouler sa peur, comme il a refoulé son passé en RDA : les représailles après la fuite de son frère à l’Ouest, l’impossibilité de voyager. Il préfère tirer un trait sur ce passé et ne pas savoir pourquoi ce fut ainsi. Lorsque ce passé resurgit, il préfère oublier les rapports de son ancien collègue auprès de la police politique. Mais la stratégie de l’oubli ne signifie pas le pardon. La rancune, comme la peur, déclenchera un geste violent chez un homme pourtant pacifique. Christoph Hein ne critique pas Willenbrock. Il constate simplement le désarroi d’un homme qui a subi un régime politique et qui maintenant subit l’insécurité. Willenbrock ne cherche aucune réponse politique à ses problèmes : ceux qui incarnent la politique l’ennuient et, pas plus qu’à l’époque de la RDA, il ne s’engagera sur cette voie. Ceux qui ont opéré le changement politique, parmi lesquels d’anciens collaborateurs de la police politique, ne suscitent que son mépris. Mais n’est-il pas tout aussi opportuniste qu’eux, sur le plan économique cette fois ? Willenbrock vit économiquement de la pauvreté qui touche une grande partie de la population des pays de l’Est : Polonais, Russes appartenant à la mafia ou pas, sont ses principaux clients. Il sait qu’il a tout intérêt à ce que ces pays ne soient ni trop riches ni trop pauvres pour la survie de son propre commerce. « Est bon ce qui me sert », cette froide devise économique n’empêche pas chez Willenbrock un certain humanisme dans ses relations avec son employé polonais. L’écrivain souligne cette contradiction sans la juger. Mais derrière une même froideur de style, ne nous invite-t-il pas à nous interroger sur le danger de dérives extrémistes et l’inadéquation de réponses individuelles à des problèmes qui ne concernent pas seulement la société allemande, mais l’ensemble des pays riches ? •
53 Catherine Laubier
Thomas Brussig, Am kürzeren Ende der Sonnenallee, Volk & Welt, Berlin, 1999, 157 p., 14,32 Euros.
54 Les romans de Thomas Brussig se penchent avec beaucoup d’esprit sur le passé de la RDA et contribuent à la reconquête d’une identité marquée par le « socialisme réellement existant ». Le premier, Helden wie wir (1995) [1], se moque de la mentalité petite-bourgeoise de cette société. C’est une caricature humoristique très réussie de la mentalité socialiste « à l’allemande », mais l’analyse sociale et politique reste assez anodine.
55 Il en est de même pour le second. Le livre est le fruit d’une collaboration entre Brussig et le metteur en scène Leander Haußmann, figure de proue d’un jeune théâtre novateur venu de l’Est. Les deux ont écrit le scénario du film homonyme, sorti avant le livre. Sonnenallee raconte l’histoire d’un groupe de jeunes vivant dans cette rue coupée en deux par le Mur. Le héros est Micha, prononcé à la Russe par sa mère qui voudrait l’envoyer faire des études en Union soviétique. Mais auparavant, il fallait qu’il entre dans un institut spécialisé, surnommé « le cloître rouge ». Mais Micha échappe à l’église du socialisme et aux études en Union Soviétique en déclarant tout haut : « Ras, dwa, tri – Russen wer’n wir nie ! » – Nous ne deviendrons jamais des Russes ! Les Allemands de l’Ouest ne furent pas les premiers à se heurter à une mentalité résistante en Allemagne de l’Est. Et pourtant, Micha ne s’intéresse pas à l’idéologie, il est contre – comme tout le monde. C’est Miriam qu’il a en tête. Mais la belle préfère sortir avec un « Wessi » qui change de voiture de luxe toutes les semaines. Nous sommes au milieu des années soixante-dix, la Ostpolitik de Willy Brandt a porté ses fruits et les Allemands de RFA profitent d’un droit de visite en RDA.
56 Heinz, l’oncle de Micha, qui habite Berlin-Ouest et vient voir sa famille presque tous les jours, a la peur de sa vie chaque fois qu’il passe du café et des bas en nylon en contrebande (produits que l’on pouvait apporter légalement). Finalement, ce seront les cendres de Heinz qui passeront le Mur en contrebande dans une boîte de café déclarée à la douane socialiste par la mère de Micha, de retour de « l’enterrement » à Berlin-Ouest. Une réunification avant la lettre.
57 Tous ces rebondissements, éveillant des souvenirs, ont dû faire le succès du film. Pendant des mois, il a été à la une des entrées dans les nouveaux Länder. Pouvoir rire de ce passé libère. « Il était une fois un pays. Et moi, j’y ai vécu. Quand on me demande : C’était comment ? je réponds : C’était le meilleur moment de ma vie. Car j’étais jeune et amoureux », déclare le narrateur à la fin du film.
58 Les Allemands de l’Est sont en train d’assumer leur biographie contestée par ces nombreux « Wessis » qui ne se sont jamais intéressés à la RDA avant la chute du Mur et qui, pendant dix ans, n’ont pas cessé de leur expliquer qu’il était grand temps de devenir comme eux.
59 Ortwin Lämke
Reinhard Jirgl, Die Atlantische Mauer, Hanser-Verlag, Munich, 2000, 449 p., 25,46 Euros.
60 « Penser signifie pour moi porter un regard froid et soutenu sur ce qui, dans les conditions actuelles, fait encore apparaître l’homme comme un être pensable, exprimable et que l’on peut connaître ». Ce regard détaché que Reinhard Jirgl porte sur la condition humaine traverse également son dernier roman. Sa vision du monde est sombre, les aventures dans lesquelles il entraîne le lecteur sont désolantes et frôlent parfois l’horreur.
61 Le mur atlantique est une étonnante fresque de la société contemporaine où se croisent et s’enchevêtrent les histoires des personnages dans une construction en triptyque. À deux reprises, on suit une femme originaire de Berlin-Est sur son chemin vers New York. Sa première tentative de s’y refaire une vie, après la chute du Mur, échoue à l’aéroport, les autorités américaines s’étant rendu compte qu’elle voulait travailler au noir. L’épisode de l’expulsion – on la considère comme aussi dangereuse qu’une terroriste – annonce déjà le ton violent du roman. De retour à Berlin, installé chez son frère, elle est rattrapée par les histoires de famille qu’elle pensait fuir : sa mère ayant quitté son père – qui, dès lors, sombre dans l’alcoolisme – pour vivre une relation lesbienne. Sa « femme-sœur », régulièrement violée dans son enfance par son père, avait fait le chemin inverse de nombreux gens en quittant la RFA pour s’installer en RDA. De tous ces destins jaillit une partie de l’histoire allemande qui ne fait qu’alourdir les angoisses des personnages. Lors d’un second voyage à New York qui cette fois réussit, le personnage principal rencontre un écrivain vieillissant et lui confie son histoire. C’est à travers lui que les lacunes sur le passé de cette femme sont comblées ; après quoi c’est à l’écrivain de faire part de son propre gouffre familial. Des fils se nouent entre les narrations dont la polyphonie et la perspective à chaque fois strictement personnelle permettent une multitude de points de vue. Ce qui intéresse Jirgl, c’est la continuité et la rupture des biographies et les forces destructrices inhérentes à chaque être. C’est ainsi que, dans la partie centrale du livre qui s’interpose entre les deux voyages, l’ex-mari de la femme, un acteur qui vient de s’échapper d’un hôpital psychiatrique, se transforme en serial killer. À la recherche de nouvelles victimes et nouveaux moyens de mise à mort, il psalmodie des tirades haineuses contre tous ces « tas d’ordures » de la société contemporaine.
62 L’étonnante écriture de Jirgl colle à l’obsession de ses personnages. L’utilisation singulière de la ponctuation et des caractères typographiques, l’invention lexicale et les techniques de collage rappellent le style d’Arno Schmidt. Cette écriture contient une interrogation sur les conventions langagières et les significations que les mots transportent, elle retient le lecteur et incite sa collaboration active à la construction du sens, sans pour autant le détourner de la trame narrative. Pour Jirgl, l’écriture et le travail formel, plus que les contenus, sont le signe de la liberté d’un auteur et de son engagement politique. Né en 1953 en RDA, il n’y a jamais été édité. En 1989, quatre romans s’empoussiéraient dans les tiroirs du Aufbau-Verlag. Depuis, il publie régulièrement. Mais Jirgl se considère toujours comme un auteur qui nage à contre-courant. Il méprise les conditions du marché et considère la fétichisation de certaines attentes du public comme une autre forme de censure. Il sait que son écriture n’a rien de complaisant. •
63 Carola Hähnel
Heiner Müller, L’homme qui casse les salaires (traduction J.-L. Besson et J. Jourdheuil), La construction (traduction I. Bonnaud), Tracteur (traduction J.-P. Morel), Éditions théâtrales, 2000, 175 p., 130 FF (19,82 Euros).
64 Ces trois pièces de Heiner Müller, écrites dans les années cinquante/soixante, nous replongent dans les difficiles débuts de la RDA où celle-ci avait à affronter les problèmes dus au « déménagement du moi dans le collectif », comme le dit un personnage de L’émigrante, autre pièce de l’époque. Grâce aux introductions éclairantes des traducteurs, le lecteur est familiarisé avec le contexte et l’enjeu de ces textes. « Pièces de la production », elles contiennent déjà une critique lucide des contradictions spécifiques de la construction du socialisme en RDA, interrogeant aussi bien le mythe de l’antifascisme que les effets du stalinisme. Familier du milieu ouvrier dans lequel il a grandi, Müller nous plonge dans cet univers où les circonstances économiques de l’époque contraignent à réparer un four circulaire sans arrêter sa combustion, exigent des tractoristes qu’ils travaillent sur des champs minés et font apparaître de nombreux conflits sociaux sur les grands chantiers. Tout le monde n’est pas persuadé de travailler pour la meilleure des deux Allemagnes : « Tous mes compliments pour votre rempart de protection. […] Si j’avais su que j’étais en train de construire ma propre prison, j’aurais mis une charge de dynamite dans chaque mur ». On comprend pourquoi la plupart de ces pièces se heurtèrent à des interdictions en RDA. Le réalisme de Müller, palpable jusque dans l’usage de la langue, crée une force subversive qui dépasse la doctrine officielle. Force subversive qui transparaît aujourd’hui encore dans ces textes – car en dehors de la critique des circonstances, ils contiennent un incroyable espoir dans les utopies de l’époque. •
65 Carola Hähnel
Andréa Lauterwein, Splendeurs et misères de Hans Henny Jahnn. Critique et réception d’un écrivain maudit, Préface de René Radrizzani (traducteur de Jahnn en français), L’Harmattan, 2000, 235p., 120 FF (18,29 Euros).
66 Les existences biographique et littéraire de Hans Henny Jahnn (1894-1959) sont comme une longue suite d’exils géographiques, temporels et culturels. C’est à ce phénomène au creux duquel se découvre une œuvre d’une importance majeure dans la littérature allemande du XXe siècle qu’Andréa Lauterwein consacre une étude qui n’a pas d’équivalent dans le paysage critique français. Son livre s’attache moins à l’écriture de ce « Bataille allemand », perpétuellement décalé, qu’aux effets négatifs dont celui-ci a été victime en regard d’un horizon d’attente dans les normes duquel il n’entrait pas. D’un côté, un petit noyau d’admirateurs (Arno Schmidt, Hubert Fichte, Brecht, Döblin, par exemple) dont certains furent très influencés par lui, de l’autre, une critique polymorphe qui l’agonie des pires accusations, de la misogynie fascisante à l’animalité orgiaque. A. Lauterwein souligne combien certains lieux communs (l’écrivain « maudit », « incompris », la rapide équation entre « inofficiel » et génial) sont des ressorts de l’économie générale d’une réception dans laquelle Jahnn figure comme un point de résistance à sa propre reconnaissance.
67 Pourtant, son histoire littéraire commence de façon prometteuse. Sa pièce Pasteur Ephraïm Magnus, retenue par S. Fischer, reçoit le prix Kleist en 1920. Il arrive que, portés par le succès, les auteurs se créent (inconsciemment) un personnage qui réponde aux attentes de leur public, c’est du contraire qu’il s’agit avec Jahnn. Gourou d’une énigmatique communauté religieuse, facteur d’Orgues s’évertuant à se faire haïr de ses pairs, ce personnage à facettes multiplie les licences littéraires qui l’éloignent toujours un peu plus de ce que l’on peut lire. Il y a à voir là le mode spécifique et toujours controversé d’un rapport où se nouent son existence, sa littérature et le monde. Ainsi, si de s’être expatrié lors de la Première Guerre mondiale lui donne le côté sympathique de ceux qui se refusent aussi bien aux héroïsmes qu’aux fatalités de la boucherie, cet anti-Jünger s’assombrit quand on découvre, plus tard, ses tentatives pour se rapprocher du IIIe Reich. Mais après-guerre, il souffre de l’image de « bolchévique » et poursuit des desseins humanistes. Jahnn est un contre-cliché.
68 Et finalement, cette ambiguïté n’est pas atténuée par l’intérêt que lui voue Botho Strauß, dramaturge dont l’image publique a été rayée par ses récentes inclinations nationalistes. En effet, recevant le prix Büchner en 1989, ce dernier a mis en jeu les 60 000 DM qu’il avait reçus à cette occasion pour la promotion de la trilogie majeure de Jahnn, Fleuve sans rives. Jusque dans l’approche de la part la plus contemporaine de ce « phénomène », l’honnêteté intellectuelle d’A. Lauterwein a le mérite de donner envie de rencontrer Jahnn plutôt que de le recevoir, sans que ni Jahnn ni la majorité de ses censeurs nous soient pour autant sympathiques. •
69 Philippe Mesnard
Ute Weinmann, Thomas Bernhard, l’Autriche et la France. Histoire d’une réception littéraire, L’Harmattan, 2000, 320 p., 160 FF (24,39 Euros).
70 « On rencontre autrui, on ne le constitue pas », écrivait Sartre péremptoirement. Toujours est-il que cette rencontre « spontanée » est fortement conditionnée par son contexte, et forcément précédée d’une laborieuse construction narrative que l’on doit pouvoir reconstruire. C’est ce que fait Ute Weinmann dans cette étude sociologique de la réception française, excellemment documentée, de l’œuvre romanesque et théâtrale de Thomas Bernhard, où elle passe en revue toutes les grilles de lectures qui ont contribué, par l’œuvre de l’écrivain autrichien interposée, à la rencontre avec une autre culture.
71 Weinmann part à juste titre du principe que la réception littéraire produit des effets en retour : puisque la réception d’un auteur ne dépend pas seulement de ce qu’il introduit dans le champ littéraire mais également – et peut-être avant tout – de l’horizon d’attente qui le préexiste et l’accompagne, l’accueil extraordinaire qu’a réservé la France à Thomas Bernhard depuis les années quatre-vingt en dit long, et sur la culture émettrice, l’Autriche, et sur la culture réceptrice, la France. Weinmann pratique donc une lecture immanente non pas de l’œuvre de Bernhard mais de sa réception hexagonale, en en faisant une sorte de miroir autrichien tendu à la France. Elle souligne la coïncidence entre la notoriété croissante de l’écrivain autrichien et l’engouement pour la culture viennoise (la « découverte » de la philosophie de Wittgenstein, l’exposition l’Apocalypse joyeuse…), puis le retournement de l’image idyllique de l’Autriche en une représentation négative, voire grotesque, indice d’une évolution croisée de la réception de Thomas Bernhard et de l’image de l’Autriche en France.
72 Autrement dit, la force – comme sans doute la limitation – de ce livre est de postuler la réception française de l’œuvre de Bernhard comme symptomatique des préoccupations inhérentes à la société française. Or, d’une part, il n’est pas sûr que le portrait de la France à travers son horizon d’attente, pour fidèle qu’il puisse être, lui soit réellement spécifique. D’autre part, s’il est indéniable que Bernhard, tout contempteur virulent de l’État autrichien qu’il était, fustigeant des carences parfois béantes de la démocratie préalpine à coups de phrases haletantes, s’inscrit au même titre que Karl Krauss – à savoir malgré lui – dans une tradition littéraire bien autrichienne (il est devenu une référence obligée dès qu’on évoque non seulement la littérature autrichienne mais l’Autriche tout court), Weinmann s’est vu contrainte par sa propre méthodologie de passer outre la singularité irréductible de l’œuvre de l’écrivain et de la considérer comme un phénomène d’interface entre l’Autriche et la France. Or, l’attrait de l’œuvre de Bernhard ne réside-t-il pas précisément dans son caractère imprévisible, capable de stimuler des lectures diverses, tout en restant récalcitrante à toute tentative de décodage ? •
73 Stephen Wright
Europe, Revue littéraire mensuelle, janvier-février 2001, n°861-862, Dossier Celan, 120 FF (18,29 Euros). Jean Bollack, Poésie contre poésie. Celan et la littérature, P.U.F., 2001, 352 p., 220 FF (33,54 Euros).
74 Coordonné par Fernand Cambon, le dernier numéro d’Europe consacré à Paul Celan présente de nombreuses traductions de l’immense corpus de commentaires allemands. Indispensables : les témoignages des amis de Celan, Édith Silbermann et Rudolf Peyer, et la correspondance émouvante avec Erich Einhorn. Intéressants : l’étude de V. Liska sur le refus de l’identité juive, celle de M. Pajevic sur le problème du biographisme, enfin un passage de la monographie de Bachmann par S. Weigel, traitant de la réception difficile de Celan dans l’Allemagne d’après-guerre. On a aimé aussi les essais de Yoko Tawada et de Zafer Senocak, poètes de langue allemande et traducteurs qui se retrouvent dans le paysage de la « langue sans pays » de Celan. Parmi les contributions originales, on retiendra l’analyse de J.-P. Lefebvre du Dialogue dans la montagne, un hommage du poète vénitien Andrea Zanzotto, et deux entretiens, l’un avec Jacques Derrida sur la « langue migrante » du poète, et l’autre avec Bertrand Badiou, l’éditeur passionné de la très attendue correspondance du poète avec sa femme et son fils.
75 L’helléniste Jean Bollack – absent du florilège d’Europe, comme d’ailleurs Martine Broda, autre exégète engagée –, publie en même temps une collection de ses articles dispersés dans différentes revues depuis vingt ans. L’ensemble est une défense aussi enragée que subtile de celui qui fut son ami, un rectificatif érudit des entorses faites dans les départements d’allemand à l’élément irréconciliable de la langue et de la poétologie « résistante » du poète. Bollack s’inscrit en faux contre tout « retour à une positivité », contre les interprétations psychologiques qui ont victimisé Celan, contre les « défenseurs du mystère » du côté des heideggeriens (que Bollack voit un peu partout), qui s’opposent à l’interprétation biographique pour en récuser le sens précis. Celan a écrit « pour affronter la langue délaissée par les morts ». Mais, dans la situation historique où il a vécu, Celan a également écrit « pour préserver la force et la gravité de l’événement, en Allemagne et ailleurs ». La déconstruction par Bollack de l’histoire de la reconnaissance du poète, qui avait un « pendant contradictoire dans une fin de non-recevoir », le montre avec éloquence. •
76 Andréa Lauterwein
Jean-Pierre Lefevbre, Goethe, modes d’emploi, Belin, 2000, 245 p., 129 FF (19,67 Euros).
77 L’année Goethe 1999 a montré qu’à trop vouloir balancer l’encensoir, on étouffe. Le Goethe, modes d’emploi de Jean-Pierre Lefevbre n’est ni un manuel scolaire, ni une hagiographie de plus. Ce n’est pas non plus une approche globale, mais une lecture radicalement irrespectueuse et jouissive du massif goethéen. La démystification du « machin culturel », construction narcissique, impérialiste et, finalement, constipante d’un « nom-icône », précède une réflexion savante sur les œuvres de l’« hypermonsieur » au regard de ses contemporains Hegel et Schiller.
78 L’histoire des mentalités qui a conduit à la Shoah engage à un repérage a posteriori des aspects de la littérature allemande qui résistent au « remploi » idéologique. Paul Celan, lecteur de Goethe, garant d’une certaine poésie après Auschwitz et increvable traqueur des traces mentales ouvrant la voie au nazisme ou le perpétuant, devient l’aune sévère et paradoxale de ce dégagement de l’encombrante « turbulence » de l’écrivain-ministre-scientifique. La biographie du franc-maçon cosmopolite se refuse à une récupération. S’y prêtent en revanche l’énergie vitale de l’œuvre et la figure de l’homme faustien au « psychisme musclé ». Lefevbre relève un phénomène impensé en Allemagne, où écrire contre le monument Goethe « met en quarantaine » : le couple Faust-Mephisto se manifeste comme les deux moitiés d’une psyché judéo-allemande auto-agressive, dont l’une des parties vise à se débarrasser de l’autre. Si la judéisation de Satan est d’ores et déjà banalisée bien avant Goethe, l’iconographie et les mises en scène de Mephisto renforcent les traits shylockiens que procure le texte.
79 La dimension éthique de Goethe, Lefevbre la trouve dans son énergie priapique et sa curiosité sans bornes. D’un côté, le matériau pulvérulent de son œuvre déploie un éventail d’identifications multiples, contradictions qui paradoxalement lient le ciment national. De l’autre, Goethe demeure le modèle rassurant d’une possible canalisation de l’explosion des savoirs. Comme quoi « le Vieux » n’a pas fini de s’opposer aux déboulonnages. Surtout quand la drôlerie favorise les rapprochements : le rut de Faust, « vieillard relifté et gavé de viagra par Méphisto-pfizer » conscient de son « horodateur intérieur », est comparé à la sexualité refoulée de « Clintonus Faustus Empiricus », dont Monica conserve les traces blanchâtres dans sa « chambrette margotique ». •
80 Andréa Lauterwein
Notes
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[1]
Traversée est le seul livre traduit en français aux éditions Alinéa, Aix-en-Provence, en 1987. Sont parus chez Rotbuch, Berlin, les recueils de prose Übergang (Traversée) (1982), Das Judasschaf [Le mouton judas] (1985) et Der wunde Punkt im Alphabet [Le point névralgique de l’alphabet] (1995) ; chez Kiepenheuer & Witsch, Cologne, le recueil de poésie Steinschlag [Chute de pierre] (1993) et une compilation de prose et de poésie intitulé Wimpertier [Animal de cil] (1995) ; enfin un choix de poésie chez Zu Klampen, Hambourg, Hingegend [Par contrée] (1999).
-
[1]
Le mot a plusieurs sens : attentat, affiche ou frappe (sur une machine à écrire).
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[1]
T. Brussig, Le complexe de Klaus, Albin Michel, 1998.