Notes
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Jens Reich a publié Rückkehr nach Europa, Berlin, 1990 et Abschied von den Lebenslügen, Die Intelligenz und die Macht, Berlin 1992.
1 Médecin et biologiste, Jens Reich est l’un des membres fondateurs de Neues Forum, le plus important mouvement de citoyens de l’automne 1989 en ex-RDA. Impliqué depuis de nombreuses années dans les initiatives de l’opposition démocratique, pacifiste, écologiste, il représenta Neues Forum à la table-ronde chargée de négocier les réformes avec le parti au pouvoir. Il fut ensuite élu député sous l’étiquette Bündnis 90, l’alliance électorale des mouvements de citoyens. Après la réunification, Bündnis 90 s’associa aux Grünen et Jens Reich fut leur candidat à la présidence de la République. Il revient ici sur son engagement, sur le bilan de la réunification et sur ses prises de position récentes dans les débats de bioéthique [1].
2 Mouvements : Comment avez-vous été conduit à participer au développement de l’opposition démocratique dans l’ex-RDA ?
3 Jens Reich : J’ai longtemps vécu dans une forme d’opposition muette, en tant que chercheur et médecin intéressé par la politique, mais ne prenant aucune position publique. Nous avons vécu une sorte d’émigration intérieure jusqu’à la fin des années soixante. Quand j’étais étudiant, à la fin des années cinquante, chacun vivait à la fois à l’Est et à l’Ouest, nous participions à la vie scientifique et culturelle de Berlin où qu’elle ait lieu : à la Maison de France, au Brecht-Theater à l’Est, au Schiller-Theater à l’Ouest. Et soudain, le 13 août 1961, tout cela est devenu impossible. Le choc a été très dur. Je ne croyais pas qu’un gouvernement pourrait maintenir pendant longtemps une telle division. Et puis cela a duré. Je suis devenu biochimiste, j’avais une famille mais, intellectuellement, nous avons tous été affectés par une longue dépression. Nous étions coupés du monde. Pour nous, les mouvements étudiants de la fin de la décennie avaient lieu sur une autre planète.
4 Dans les années soixante-dix, nous avons mis en place ce que nous appelions le « cercle du vendredi ». C’était une réunion informelle mais régulière, à mi-chemin entre une université clandestine et un club intellectuel. Nous nous rencontrions pour des conférences, des pièces de théâtre, des concerts. Bien sûr, tout était alors immédiatement politique, ne serait-ce que parce qu’une telle activité était illégale. La Stasi nous suivait de près mais nous laissait continuer nos activités, car nous ne prenions aucune position publique. Nous voulions juste créer un milieu un peu plus favorable, en particulier pour les enfants, qui avaient beaucoup de mal à survivre au système scolaire et à tenir le double langage qu’il fallait s’imposer.
5 Au milieu des années soixante-dix, j’ai commencé à changer d’avis et à me convaincre qu’une opposition politique devait se manifester. Plusieurs facteurs ont contribué à ce changement. Mes séjours prolongés en URSS m’ont fait comprendre ce que des décennies de la forme de développement que nous subissions avaient donné. Là, j’ai connu des opposants. Avec l’Afghanistan, nous avons tous été convaincus que le système courait droit à la catastrophe. Le deuxième facteur a été la Pologne, qui nous a appris qu’une opposition silencieuse ne compte pas. Le troisième facteur était que les enfants devenaient grands. Et eux refusaient de vivre la même vie. Ils voulaient quitter le pays. Ma fille aînée a réussi à partir au début des années quatre-vingt. Les plus jeunes aussi voulaient la suivre. Pour nous, cela représentait presque une provocation. Nous pouvions déjà nous imaginer rester seuls dans ce pays, sans que personne puisse jamais venir nous voir, faute de passeport et de visa. Le quatrième facteur a été que du fait de cette attitude des enfants, notre principal argument pour ne rien faire s’effondrait. Jusque-là, nous pouvions entretenir la comparaison avec la génération de mes parents. Lorsque que nous leur demandions comment le nazisme avait été possible, comment ils avaient pu laisser faire, ils répondaient tout simplement qu’ils avaient eu peur, qu’à la moindre opposition, ils auraient été arrêtés et sans doute tués. Or, notre situation était très différente. Le pire qui pouvait nous arriver était un ou deux ans de prison – ou l’expulsion du pays, ce qui était justement ce que les enfants désiraient. Du coup, le prétexte des dangers personnels ne pouvait pas tenir. J’ai donc commencé à prendre des contacts. Un moment m’a particulièrement marqué, un séjour d’un an à Prague au début des années quatre-vingt.
6 M : Quelles furent les principales différences entre l’opposition est-allemande et les mouvements de dissidence en Pologne ou en Tchécoslovaquie ?
7 J. R. : L’opposition est-allemande a beaucoup souffert de l’existence de l’autre Allemagne. Les gens politiquement les plus actifs disparaissaient toujours après quelque temps, expulsés vers l’Ouest. La pression était telle que le risque d’être chassé, plus ou moins volontairement, était permanent. Cela a rendu très difficile la construction d’un mouvement. Une autre différence, par exemple avec la Pologne, est que nos voisins ont d’emblée théorisé le caractère public de leurs actions, disant par exemple qu’une pétition ou un appel sans noms et adresses ne valait rien. Comme tout le monde agissait de cette façon, ouvertement, ils ont réussi à développer une sorte de société civile au sein du système du parti unique. Comme on disait à l’époque, « ils » ne peuvent quand même pas arrêter toute la nation.
8 M : Quelle a été l’influence des mobilisations occidentales, et en particulier du mouvement pacifiste, très fort dans les années quatre-vingt, et dont certaines tendances entendaient explicitement développer des relations avec les dissidents de l’Est ?
9 J. R. : Les seuls contacts personnels qui ont joué un rôle étaient avec l’Est. De l’Ouest, nous recevions la télévision… Parfois, rarement, un numéro du Spiegel ou du Nouvel Observateur. Les contacts avec les pacifistes sont venus très tard, à la fin des années quatre-vingt. De plus, les thèmes agités par la nouvelle gauche avaient un sens très différent à l’Est. Prenez la question des femmes. D’une certaine façon, la RDA était formellement en avance. La bataille n’était plus sur l’égalité juridique mais pour l’égalité réelle, au quotidien. C’était plus difficile et, d’une certaine façon, notre situation de l’époque était plus proche de celle qui existe aujourd’hui dans l’Allemagne unifiée que de celle de la RFA d’alors. La même remarque vaut pour les questions écologiques. Pour nous, la réaction occidentale à Tchernobyl était démesurée, car les problèmes quotidiens de pollution et de dégradation de l’environnement étaient beaucoup plus visibles et plus graves en RDA que dans les pays d’Europe de l’Ouest. À cause de la chimie et de l’utilisation massive du lignite, les rivières étaient littéralement jaunes et l’on ne pouvait tout simplement plus respirer.
10 M : Comment expliquez-vous qu’en dépit de leur rôle majeur en 1989 les mouvements de citoyens issus des cercles oppositionnels aient totalement disparus de la scène politique après la réunification ?
11 J. R. : Ils ont été marginalisés. Durant tout l’automne 1989, le soutien de la population à ce que nous demandions était énorme. Tous ceux qui avaient le courage de dire ce qu’ils pensaient exprimaient les mêmes demandes : retour à un État de droit, application de la constitution, transparence, perestroïka. Tout cela était dans l’air, partout. Après la chute du Mur, en novembre, les choses ont changé très vite. Les gens n’étaient plus intéressés à s’engager dans un mouvement de citoyens, sauf sur des thèmes très particuliers comme la liquidation de la Stasi. La seule mobilisation que nous avons réussie après novembre a été la prise de contrôle du siège de la Stasi. Notre objectif était d’empêcher sa recréation comme nouveau service de sécurité et la disparition de ses archives. Après novembre, le message qui nous a été transmis, en particulier avec l’échec électoral de Bündnis 90, l’organisation qui fédérait ce qui restait des mouvements oppositionnels indépendants, était clair : vous avez fait votre travail, c’est bien, maintenant on peut passer à autre chose. C’est-à-dire à une politique faite à la façon de la République fédérale. Une énorme majorité de la population voulait l’unification immédiate, on peut même dire une reddition sans condition. C’était un mouvement populaire très puissant. Les gens ne voulaient plus d’expériences sociales, plus de réformes, plus de troisième voie. Juste le modèle occidental, et tout de suite. Ce changement très brutal nous a pris totalement par surprise. La raison de notre marginalisation est donc simple : la population nous a retiré son soutien.
12 M : Comment expliquez-vous la différence avec le sort des oppositions tchèque, hongroise ou polonaise ?
13 J. R. : Je ne suis pas sûr que cela soit si différent. Chez nous les choses ont été plus brutales, plus rapides. Mais on a assisté partout au même phénomène : les mouvements oppositionnels ont perdu leurs soutiens et se sont transformés en une palette de mouvements politiques classiques : conservateurs, sociaux-démocrates, Verts, etc. Les partis ont pris le dessus et les mouvements civiques ont disparu. En République tchèque, par exemple, Havel est devenu une figure symbolique présidant une société où il n’a plus d’influence politique, sauf très ponctuellement.
14 M : Peu après l’unification, Bündnis 90, qui recueillait l’héritage de la dissidence à l’Est, a fusionné avec les Grünen. Comment analysez-vous cette expérience ?
15 J. R. : Cela a été une tentative douloureuse. Bündnis 90 a débuté comme un mouvement de citoyens, et non comme un parti. C’était un parti non partidaire qui tentait de se fondre dans la société et dans lequel régnait le sentiment que nous avions eu assez de partis pendant ces dizaines d’années, que cette façon de faire de la politique était discréditée. Ceux qui croyaient à la démocratie des partis sont vite allés rejoindre les anciens partis croupions qui n’existaient auparavant que formellement, en alliance avec les communistes du SED, ou pour en constituer de nouveaux. On a ainsi retrouvé des gens du Neues Forum, le mouvement dissident dont j’étais l’un des principaux animateurs, à la CDU, au SPD, chez les libéraux ou chez les Verts. Même des figures comme Wolfgang Thierse, aujourd’hui président SPD du Bundestag, ou Angela Merkel, aujourd’hui présidente de la CDU, ont commencé par être membres des mouvements de citoyens. Le retour en force de la démocratie des partis a, pour nous, pris la forme suivante. On nous a vite dit : ne rêvez pas, la CDU a mis la main sur la CDU de l’Est, les libéraux du FDP ont pris le parti libéral est-allemand (le LDPD), un parti social-démocrate s’est créé tout seul en RDA mais a vite rejoint le SPD de l’Ouest ; vous, il ne vous reste plus que les Verts, prenez les Verts… C’est ce que nous avons fait. Par défaut d’alternative. Pendant un temps, les personnes venant de Bündnis 90 ont joué un rôle réel dans le parti unifié, mais ils ont ensuite été marginalisés. Simplement parce qu’ils n’étaient plus élus : Bündnis 90/Die Grünen a un poids négligeable dans les Länder de l’Est, où ils n’atteignent que 2-3 % des voix. Si des Verts de l’ex-RDA ont pu être présents dans le dernier Bundestag, c’est uniquement grâce à ceux de l’Ouest. Cette marginalité a renforcé les querelles de personnes et de factions. Le tout est une histoire assez triste.
16 M : Pensez-vous que cette tentative d’unification des deux organisations était vouée à l’échec ?
17 J. R. : Je le crois. Nos modes de socialisation, nos visions de la politique et nos mentalités étaient trop différents. De plus, les questions politiques de l’Est étaient très spécifiques : toute l’économie s’effondrait, des problèmes sociaux massifs explosaient… À l’Ouest, on se préoccupait de questions écologiques qui étaient considérées à l’Est comme un luxe. Par surcroît, le conflit était très vif entre les exigences écologiques et les tentatives pour sauver un minimum d’emplois. Pour tout le monde à l’Est, la question du chômage était la priorité des priorités. Il était difficile de le faire comprendre aux Grünen, et d’arriver à ce qu’ils le prennent en compte. Du coup, les gens votaient pour ceux qui en parlaient. Les différences dans les modes de socialisation ont également beaucoup joué. On y pense rarement, mais cela a représenté un facteur crucial. Les Grünen sont un parti dont toute l’histoire a eu lieu dans le cadre de la République fédérale. Le SPD a des racines dans toute l’Allemagne, la CDU aussi, mais pas les Verts, qui sont un pur produit de l’Ouest. Aussi le choc des mentalités a-t-il été particulièrement vif. Nous avions beaucoup de mal à discuter ensemble. C’était une question d’objectifs politiques, mais aussi de style de vie, de perception du monde. Leur expérience fondatrice était 1968 à Paris, Berkeley ou Harvard Square. Pour nous, 1968, c’était Prague. La différence est énorme.
18 M : Dix ans plus tard, quel bilan tirez-vous de la réunification ? Vous avez plusieurs fois écrit que l’Allemagne de l’Est était condamnée à être le Mezzogiorno de la nouvelle Allemagne. Le pensez-vous toujours ?
19 J. R. : Dans une certaine mesure. Certes, comparés au Mezzogiorno, les Länder de l’Est sont beaucoup plus subventionnés. Pourtant, malgré les différences, la comparaison est pertinente en ce que ces subventions n’ont pas été utilisées de telle sorte qu’elles ne soient plus nécessaires. Le mot magique de ce point de vue est le « Selbsttragender Aufschwung », la croissance auto-entretenue. Or, celle-ci n’existe pas. Les conséquences de cet échec sont massifs. Par exemple en termes d’émigration intérieure : les plus jeunes, les plus dynamiques, les plus flexibles continuent à quitter massivement le territoire de l’ex-RDA pour Cologne, Munich ou l’étranger, comme dans le Sud de l’Italie. Le taux de chômage reste énorme et diminue à peine, alors que l’Allemagne a retrouvé des taux de croissance importants. La force des sentiments xénophobes est un indice de cette situation de domination et d’exclusion. Les gens sont frustrés, pensent que la mondialisation n’est pas pour eux, qu’ils en sont les perdants et en rendent responsables les étrangers. Malheureusement, tout cela est très répandu et constitue un terreau extrêmement favorable pour des formes désastreuses de nationalisme.
20 M : Comment voyez-vous le rôle du PDS dans cette situation ?
21 J. R. : C’est une question intéressante. D’un côté, le PDS est le syndicat des perdants, le refuge de l’ancienne élite. Cela constitue sa base de masse. D’un autre côté, le parti se donne une image gauchiste et écologique à la manière occidentale. Son équipe dirigeante a adopté de nombreux slogans de l’Ouest, qui vont à l’encontre des sentiments de la majorité des électeurs et des adhérents. Les leaders modernisateurs comme André Brie en sont conscients et le disent. Mais imaginons que le PDS ait été interdit en quatre-vingt-dix – cela était tout à fait possible, et était notamment demandé par des membres du Neues Forum. Je crois que la plupart de ses électeurs voteraient aujourd’hui à l’extrême-droite. Le PDS canalise nombre de frustrations politiques et sociales partagées par une grande part de la population sous une forme politique constructive. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle le PDS a survécu, à l’inverse des Verts ou du mouvement des citoyens.
22 M : Croyez-vous que le PDS contribue ainsi à maintenir une « identité RDA » ?
23 J. R. : D’une certaine façon, oui. Personne ne dit : « nous voulons revenir au temps de Honecker ». Mais les militants du PDS essaient de maintenir une tradition pour ceux qui ont soutenu le régime, ou qui ont été socialisés dans le système de la RDA et qui aujourd’hui sont frustrés d’être mis à l’écart. Ils donnent corps à une nostalgie de la RDA, plutôt qu’à l’envie de restaurer sa réalité politique.
24 M : Est-ce qu’une autre réunification était possible ? En 1989, le Neues Forum défendait l’idée d’une nouvelle constitution, d’une double transformation à la fois de la République fédérale et de la RDA…
25 J. R. : Oui, c’est ce que nous pensions. C’était bien sûr illusoire. Il n’y avait aucun moyen politique pour concrétiser cette autre unification, tout simplement parce que la population de l’Est n’en voulait pas. Kohl et les partis de l’Ouest ont évidemment aussi joué un rôle. Pour faire l’unification autrement, il aurait par exemple fallu que le SPD soit très différent. La CDU avait une base sociale naturelle dans l’ex-RDA : je veux parler de ces nouveaux professionnels, avocats, médecins, spécialistes divers, tous ceux qui sont devenus les nouveaux entrepreneurs après 1990. Le SPD aurait dû trouver les moyens de rallier ceux qui étaient en train de perdre, ou du moins qui n’étaient pas les gagnants de la transformation. Il a fait exactement le contraire. Le SPD de l’Est a été créé par des gens issus des Églises protestantes, qui étaient violemment opposés à tout ce qui pouvait avoir de près ou de loin des rapports avec la RDA ou la Russie. Par exemple, ils n’ont jamais accepté l’adhésion des anciens membres du SED, le parti unique est-allemand : ils avaient trop peur que cela leur coûte des voix à l’Ouest. En même temps, ils croyaient que parce qu’ils parlaient un peu du chômage et de l’État-social, les voix des perdants de l’Est leur étaient acquises. C’était un calcul erroné. Ils n’ont pas réussi à percer du côté de la nouvelle élite et ils ont perdu les autres, assurant ainsi la domination du PDS sur les classes populaires.
26 M : Après la réunification, vous avez cessé de vous impliquer directement dans la politique au quotidien, sauf pendant l’échéance symbolique qu’a représentée la campagne présidentielle. En faites-vous une théorie générale, et pensez-vous que le rôle des intellectuels est ailleurs ?
27 J. R. : Oui, en Allemagne de l’Est en tout cas, même si les traditions sont sans doute différentes en France. Ici, un intellectuel n’a aucune chance de devenir une figure politique dans laquelle un grand nombre de gens puisse se reconnaître. Il faut être beaucoup plus pragmatique. Prenez une figure comme Gregor Gysi, qui a incontestablement réussi à devenir un porte-parole bien au-delà du PDS. Gysi est un avocat, il a une formation universitaire, mais il ne joue pas la carte de l’intellectuel. Cela ne veut pas dire qu’il n’est pas extrêmement fin et doué. Mais il doit jouer un autre jeu, plus populiste.
28 M : Vous êtes maintenant redevenu chercheur, directeur d’un centre de génétique médicale. Votre participation au débat public a récemment beaucoup porté sur les questions de bioéthique et de biotechnologie. Comment voyez-vous une politique « verte » dans ce domaine ?
29 J. R. : Le principal reproche que j’adresse aux Grünen est qu’ils ne savent que freiner et qu’ils n’essaient pas de modifier le cours de ces nouveaux développements. Ils entendent ralentir l’émergence des nouvelles biotechnologies plutôt que de leur donner forme. Après tout, il y a des raisons de penser que les sciences et techniques du XXIe siècle vont tourner autour de la biologie et de la manipulation des gènes. Si cela est vrai, on a tout intérêt à influencer le mouvement, à lui donner des directions satisfaisantes, plutôt que d’en rester à un refus abstrait. Les Grünen ont longtemps répété que les technologies génétiques sont comme l’énergie atomique, qu’il faut les refuser en bloc. Cette position est partagée par un grand nombre de leurs électeurs, sur des bases fondamentalistes. Je crois que c’est une erreur. L’enjeu est de savoir comment nous devons influencer et réguler ces changements de technologies. Et là, les réponses doivent être concrètes.
30 M : Y a-t-il des différences de perception entre l’Est et l’Ouest de ce point de vue ?
31 J. R. : La population est-allemande réagit de manière plus proche de celle des autres pays européens. Ils sont moins inquiets des effets de l’industrialisation. Dans les mouvements écologiques des années quatre-vingt en RDA, il n’y avait par exemple aucune interrogation sur la génétique, sauf pour quelques intellectuels comme Christa Wolf. Les besoins étaient autres. On pourrait d’ailleurs dire la même chose de l’énergie nucléaire, et cette différence a contribué aux échecs électoraux des Verts. Bien sûr, il y a d’excellents militants écologistes à l’Est. Paradoxalement, il y a même davantage d’agriculture biologique qu’à l’Ouest, parce que nous avons eu à restructurer tout le secteur et qu’un certain nombre de gens ont tenté de se reconvertir en ce sens. Nos Verts sont moins politisés, plus pragmatiques.
32 M : Comment les biotechnologies génétiques (notamment médicales) pourraient-elles être régulées ? Que pensez-vous de la discussion actuelle sur les recherches utilisant des embryons humains ?
33 J. R. : Il faut revenir à l’idée qu’il est préférable de façonner plutôt que de se contenter de résister. Je ne suis pas favorable à l’utilisation de jeunes embryons, qu’ils soient surnuméraires ou produits pour cela. La culture de cellules ou d’organes est un champ extrêmement fécond et légitime, mais elle ne nécessite pas forcément de cellules embryonnaires. On peut utiliser les cellules souches. On pourrait facilement imaginer que le gouvernement affecte une somme importante à la recherche sur les cellules souches, comme alternative au clonage embryonnaire, afin d’étudier comment ces cellules se différencient, comment elles peuvent éventuellement être reprogrammées pour donner des cellules médicalement utiles. Avec ce type de proposition, le mouvement écologique pourrait avoir une vraie influence. Si vous mettez vingt-cinq millions d’euros sur la table, vous aurez des chercheurs pour s’intéresser à ce genre de questions. Mais si vous vous contentez de dire que ce n’est pas éthique, que le clonage embryonnaire instrumentalise l’humain et transgresse une norme fondamentale, ce qui est vrai, vous ne changerez rien et le clonage – y compris peut être le clonage reproductif – se développera. L’État et la population doivent essayer d’imposer une autre forme de développement.
34 M : Que pensez-vous du développement des tests génétiques, par exemple du diagnostic de risque de maladies comme dans le cas du cancer ? Il y a de fortes craintes que cela débouche sur de nouvelles formes de discrimination dans l’accès aux assurances, et que l’on commence à tester sans trop savoir comment faire de la prévention. Qui doit réguler et quoi ?
35 J. R. : Mon sentiment est que l’État ne peut pas tout et ne doit pas tout, en particulier pour l’information génétique. D’un côté, les gens ont évidemment le droit de savoir s’ils sont porteurs de telle ou telle mutation, y compris de savoir quel est leur génome en général, même si cela n’a aucun intérêt médical. Mais ils ont aussi le droit de ne pas savoir. Le rôle de l’État est de faire en sorte que la façon dont cette information génétique est produite, diffusée et utilisée ne porte pas préjudice à l’individu. Les enjeux sont donc de préserver le caractère privé des données et de contrôler les usages que les assurances ou les employeurs pourraient faire de ces informations. Au-delà, il y a des questions plus difficiles concernant l’utilité médicale, les limites à donner à nos interventions. On connaît le problème depuis longtemps en médecine de la reproduction. Mais il y a des foules de nouveaux enjeux et objets de régulation, comme le diagnostic préimplantatoire ou les tests de prédisposition chez des personnes en bonne santé. Réfléchir aux modalités de régulation de façon réaliste n’est pas simple. On ne peut tout contrôler et tout interdire. De plus, on voit mal comment la génétique échapperait au puissant mouvement de libéralisation qui domine tout aujourd’hui.
36 M : Pour prendre un exemple concret, certains disent qu’il faut inventer un nouveau statut pour les tests génétiques, quelque chose qui s’inspire de la situation que nous avons pour le médicament avec des essais préalables, un contrôle par des agences publiques, des permis de mise sur le marché…
37 J. R. : Oui, il faut réguler, mais c’est plus difficile pour un test que pour un médicament. D’abord parce que l’on ne sait pas vraiment ce qu’il faut en attendre. Avec les médicaments, tout cela a été homogénéisé, réfléchi, ce qu’il faut vérifier et faire avant d’autoriser une mise sur le marché est bien défini. C’est moins évident pour les nouveaux produits de la génétique, même si cela est faisable. Un pur laisser-faire serait une erreur, mais la régulation peut devenir politiquement impossible, parce qu’elle sera refusée par les personnes, les patients en premier lieu. Une des choses à faire est donc d’élargir la conscience des limites de ces pratiques. Il faudrait par exemple faire comprendre à quel point un dépistage de masse des mutations prédisposant au cancer du sein serait douteux et potentiellement préjudiciable, en l’absence d’un traitement préventif adapté disponible. Mais on ne peut pas interdire les tests. L’enjeu est de fournir de l’information, une information ouverte qui suppose par exemple que l’on force les compagnies à divulguer leurs données et que l’on organise leur évaluation critique. En ce sens, je crois qu’une bonne partie de l’information génétique peut être gérée par la population.
38 M : Vous êtes donc convaincu que la société civile peut être suffisamment forte pour contenir les logiques de marché ?
39 J. R. : Savoir ce que la société civile va devenir est le grand défi du siècle à venir. Le problème concerne la génétique, mais il est évidemment bien plus large. Le défi est de trouver comment bâtir une démocratie citoyenne dans le cadre d’une économie mondialisée et libéralisée. Je suis parfois très pessimiste, parfois moins. Si l’on prend la génétique, nous avons eu quelques bonnes surprises ces derniers temps, à commencer par la question des OGM. Il y a cinq ans, tout le monde était très pessimiste. On imaginait tous que Monsanto et les autres compagnies allaient inonder la planète d’OGM plus ou moins utiles et que nous ne pourrions rien faire. Et pourtant, la situation est aujourd’hui tout autre. Il est apparu qu’une population correctement informée était capable de poser des questions, d’imposer des changements, de bloquer un processus engagé à marche forcée, et ce contre quelque chose d’aussi puissant que l’industrie agricole américaine ! Aujourd’hui, tout le monde réclame plus d’explications, plus d’expériences, plus de recherches sur les risques et la sécurité – même les Américains. Bien sûr, avec l’intervention croissante de la population ou des personnes, on peut avoir des choses bizarres. En Allemagne, on a eu par exemple cette association de patients atteints de sclérose en plaques prenant des positions identitaires fondamentalistes, protestant contre la recherche dans ce domaine, avec cette femme en chaise roulante venant expliquer dans les médias que même si on trouvait un médicament contre la sclérose, elle ne le prendrait pas. C’est une forme extrême, mais beaucoup d’autres groupes de personnes, en particulier dans le cas des maladies génétiques, défendent un argument semblable. Ils ont parfaitement le droit de le faire. Ils considèrent que les tests et autres moyens de prévenir ces maladies sont des tentatives pour les éliminer, et constituent donc une violation de leurs droits comme êtres humains. Pour quelqu’un qui travaille sur ces maladies, cela est bizarre, un peu fou – voire, pour certains, inadmissible. Je crois que l’argument est à la fois valide et faux. Valide parce que ces personnes atteintes de graves maladies ou de handicaps moteurs réagissent à partir de leur expérience de la discrimination, dont l’élimination serait la forme extrême. En Allemagne, la question ne peut pas être prise à la légère. Mais sous cette forme, l’argument est incohérent. Ce n’est pas parce qu’on lutte contre la syphilis que l’on veut éliminer les personnes syphilitiques. Mais cette discussion fait partie du paysage, il faut l’accepter. C’est aussi cela, le pari de la société civile et de la démocratie. •
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Jens Reich a publié Rückkehr nach Europa, Berlin, 1990 et Abschied von den Lebenslügen, Die Intelligenz und die Macht, Berlin 1992.