Notes
-
[1]
Fredrik Barth, Ethnic Groups and Boundaries : the Social Organization of Culture Difference (Bergen-Oslo : G. Allen and Unwin, 1970).
-
[2]
Bernard Heyberger, Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux : parcours individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée, xvie-xxe siècle, Paris, Les Indes savantes, 2009.
-
[3]
Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers. The Sephardic Diaspora, Livorno and Cross-Cultural Trade in the Early Modern Period (New Haven-London : Yale University Press, 2009).
-
[4]
Marie-Cécile Thoral, « Naissance d’une classe sociale : les fonctionnaires de bureau, du Consulat à la Monarchie de Juillet. Le cas de l’Isère », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 32, 2006, p. 93-110.
-
[5]
Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, Ministère des Affaires étrangères, 1997.
-
[6]
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
-
[7]
Mathieu Jestin, « Le consulat de France à Salonique 1781-1912 », thèse de doctorat en préparation à l’Université Paris 1 sous la direction de Robert Frank ; Alexandre Massé, « La “domination morale” : les consuls de France dans l’Orient grec : images, ingérences, colonisation (1815-1856) », thèse de doctorat sous la direction de Rémy Pech et Pascal Payen soutenue à l’Université de Toulouse 2, 2012.
-
[8]
Julia A. Clancy-Smith, “The Maghrib and the Mediterranean World in the Nineteenth Century : Illicit Exchanges, Migrants and Social Marginals”, in Michel Le Gall, Kenneth Perkins, eds., The Maghrib in Question : Essays in History and Historiography (Austin : University of Texas Press, 1997), p. 222-249.
-
[9]
Anthony Santilli, « Les Italiens d’Égypte et le cosmopolitisme alexandrin au xixe siècle. Un problème historiographique », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, à paraître.
-
[10]
Bénédicte Zimmerman, « Histoire comparée, histoire croisée », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, I. Concepts et débats, Paris, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2010, p. 174.
-
[11]
Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/1, p. 7-36.
-
[12]
Julia A. Clancy-Smith, Mediterraneans. North Africa and Europe in an Age of Expansion, c. 1800-1900 (Berkeley : University of California Press, 2011). L’auteur remercie Maud Harivel (Berne) de la correction linguistique de son texte.
-
[13]
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres, op. cit. (cf. note 6).
-
[14]
Pour le domaine commercial, voir Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers, op. cit. (cf. note 3) ; pour les relations extérieures, voir Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen und grenzüberschreitende Patronage zwischen der französischen Krone und den geistlichen Kurfürsten, 1648-1679, Köln, Böhlau Verlag, 2014 (sous presse).
-
[15]
Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’Autre. Consuls français au Magreb (1700-1840), Genève, Librairie Droz, 2002, p. 348.
-
[16]
Voir à ce propos Christian Windler, « Diplomatie als Erfahrung fremder politischer Kulturen : Gesandte von Monarchen in den eidgenössischen Orten (16. und 17. Jahrhundert) », Geschichte und Gesellschaft. Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft, vol. 32, 2006, p. 5-44 ; Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen, op. cit. (cf. note 14).
-
[17]
Jean-Claude Waquet, « La lettre diplomatique. Vérité de la négociation et négociation de la vérité dans quatre écrits de Machiavel, du Tasse et de Panfilo Persico », in Jean Boutier, Sandro Landi, Olivier Rouchon (dir.), Politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (xive-xviiie siècle), Rennes, PUR, 2009, p. 43-55.
-
[18]
Voir la synthèse des projets dans Wolfgang Reinhard, Paul V. Borghese (1605-1621). Mikropolitische Papstgeschichte, Stuttgart, Anton Hiersemann, 2009.
-
[19]
Corina Bastian, Verhandeln in Briefen. Frauen in der höfischen Diplomatie des frühen 18. Jahrhunderts, Köln, Böhlau Verlag, 2013 ; Eva K. Dade, Madame de Pompadour. Die Mätresse und die Diplomatie, Köln, Böhlau Verlag, 2010 ; Corina Bastian, Eva K. Dade, Eva Ott, « Weibliche Diplomatie ? Frauen als außenpolitische Akteurinnen im 18. Jahrhundert », in Corina Bastian, Eva K. Dade, Hillard von Thiessen, Christian Windler (dir.), Das Geschlecht der Diplomatie. Geschlechterrollen in den Außenbeziehungen vom Spätmittelalter bis zur Gegenwart, Köln, Böhlau Verlag, 2014, p. 103-114.
-
[20]
Concept fort heureux, que l’on pourrait mettre à profit de façon encore plus conséquente. Voir Lucien Bély, La société des princes, xvie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1999.
-
[21]
Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’Autre, op. cit., p. 40, 46-68 (cf. note 15).
-
[22]
Hillard von Thiessen, « Diplomatie vom type ancien : Überlegungen zu einem Idealtypus des frühneuzeitlichen Gesandtschaftswesens », in Hillard von Thiessen, Christian Windler (dir.), Akteure der Außenbeziehungen. Netzwerke und Interkulturalität im historischen Wandel, Köln, Böhlau Verlag, 2010, p. 471-503 ; Hillard von Thiessen, Diplomatie und Patronage. Die spanisch-römischen Beziehungen 1605-1621 in akteurszentrierter Perspektive, Epfendorf, Bibliotheca Academica Verlag, 2010.
-
[23]
Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen, op. cit. (cf. note 14).
-
[24]
Nadir Weber, « Zusammengesetzte Diplomatie. Das Fürstentum Neuchâtel und die Außenbeziehungen der Könige von Preussen (1707-1806) », thèse sous la direction de Christian Windler, Université de Berne, 2013.
-
[25]
Pour des perspectives comparées, voir les études réunies dans Jean-François Chanet, Christian Windler (dir.), Les ressources des faibles. Neutralités, sauvegardes, accommodements en temps de guerre (XVIe-XVIIIe siècle), Rennes, PUR, 2009 ; Christian Windler, « Außenbeziehungen vor Ort. Zwischen “großer Strategie” und Privileg », Historische Zeitschrift, vol. 281, 2005, p. 593-619.
-
[26]
Nadir Weber, « Zusammengesetzte Diplomatie », op. cit. (cf. note 24).
-
[27]
Barbara Stollberg-Rilinger, « Zeremoniell als politisches Verfahren. Rangordnung und Rangstreit als Strukturmerkmale des frühneuzeitlichen Reichstags », in Johannes Kunisch (dir.), Neue Studien zur frühneuzeitlichen Reichsgeschichte, Berlin, Duncker & Humblot, 1997, p. 91-132 ; Barbara Stollberg-Rilinger, « Symbolische Kommunikation in der Vormoderne. Begriffe-Thesen-Forschungsperspektiven », Zeitschrift für Historische Forschung, vol. 31, 2004, p. 489-527.
-
[28]
Barbara Stollberg-Rilinger, Des Kaisers alte Kleider. Verfassungsgeschichte und Symbolsprache des Alten Reiches, München, Beck, 2008, p. 152-154.
-
[29]
André Krischer, Reichsstädte in der Fürstengesellschaft. Politischer Zeichengebrauch in der Frühen Neuzeit, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 25-26.
-
[30]
Matthias Köhler, Strategie und Symbolik. Verhandeln auf dem Kongress von Nimwegen, Köln, Böhlau Verlag, 2011, p. 298-428.
Fabrice Jesné, Université de Nantes – CRHIA : Le consul, subalterne de la machine diplomatique ou intermédiaire par excellence ?
1Pour son étude consacrée à la diplomatie comme « expérience de l’Autre », Christian Windler a choisi le cadre de la Régence « barbaresque » de Tunis. Ce travail repose en grande partie sur l’analyse des activités de Jacques-Philippe Devoize, « consul général et chargé d’affaires » de France à Tunis. La Régence de Tunis étant formellement vassale de l’Empire ottoman mais dans les faits pratiquement indépendante, les activités des consuls de France ne se limitaient pas, comme ailleurs, à l’administration de la communauté française locale et à l’encouragement du commerce national ; elles comprenaient plusieurs des prérogatives normalement dévolues aux ambassadeurs, notamment les négociations avec le palais du Bardo, siège du gouvernement princier de Tunis. Le parti pris de Christian Windler, qui fait à notre avis le caractère novateur et fructueux de son étude, est d’avoir voulu faire en quelque sorte une histoire totale des consuls, c’est-à-dire de ne pas se limiter à leur qualité de quasi-ambassadeurs négociateurs des principaux traités de paix entre le royaume de France et la Régence de Tunis.
2Christian Windler s’est inspiré des travaux de l’anthropologue Fredrik Barth, eux-mêmes influencés par l’école interactionniste américaine [1] : il s’agissait de se concentrer avant tout sur les relations entre les acteurs des phénomènes historiques étudiés, considérés comme plus pertinents que les discours produits par eux, ces discours relevant en effet de « macrosystèmes » exerçant certes une forte influence sur le social, mais ne suffisant pas à l’expliquer entièrement, et conduisant au contraire l’observateur extérieur à s’exagérer l’efficacité prescriptive de ces systèmes, lesquels insistent en l’occurrence sur l’irréductible altérité des deux « civilisations » en présence, la chrétienne et la musulmane. D’après Ch. Windler, et dans la lignée notamment des travaux de Bernard Lepetit sur les « formes de l’expérience », il convient au contraire d’examiner les situations au cours desquelles des individus, censés appartenir à des groupes antagonistes, interagissent. La pratique des relations avec l’Autre est certes fortement conditionnée par les macrosystèmes auxquels se réfèrent les différents acteurs, mais elle influe en retour sur ces macrosystèmes, et surtout elle leur échappe en partie.
3Dès lors, la diplomatie n’est pas envisagée comme un pur rapport de force dans le cadre de négociations formalisées, Ch. Windler s’intéressant plutôt aux échanges symboliques. Comme le suggèrent le titre et le sous-titre de l’ouvrage, l’étude d’une catégorie particulière de diplomates, les « consuls généraux et chargés d’affaires » de France à Tunis, permet ici de caractériser de multiples formes d’interculturalité entre l’Europe occidentale et le Maghreb. Une telle thématique semble avoir été, depuis le début des années 2000, bien explorée – que l’on songe par exemple, pour rester dans l’espace méditerranéen, à l’ouvrage de Bernard Heyberger et Chantal Verdeil sur les « hommes de l’entre-deux » [2]. Cependant, ce sont de préférence les marchands qui ont été considérés comme les figures de l’intermédiation par excellence, même si des enquêtes comme celles menées par Francesca Trivellato sur les réseaux du commerce séfarade [3] montrent bien que consuls et marchands sont inséparables, la France faisant d’ailleurs, comme le rappelle Ch. Windler, exception dans sa volonté d’interdire précocement à ses consuls de s’adonner au commerce. Rares sont cependant depuis les travaux qui ont privilégié l’observatoire consulaire pour examiner les phénomènes de circulations transculturelles.
4Ce qui fait pourtant le prix, pour l’historien, de la figure consulaire, c’est précisément la variété de ses relations, l’ampleur de son carnet d’adresses dirait-on aujourd’hui. On rappellera que le consul est à l’origine le chef d’une communauté de marchands européens en pays d’islam ; comme tel, il fait fonction de notaire, de juge de paix et d’officier de police. À mesure que l’institution se développe et se répand, le consul est chargé de faciliter le commerce national, de contrôler les mobilités des nationaux, et parfois de mener des négociations d’ampleur diplomatique. Il a donc pour interlocuteurs ses propres autorités de tutelle, ses administrés, les autorités et acteurs locaux, notamment les marchands, ainsi que ses homologues représentant d’autres États européens. À Tunis, l’étude de Ch. Windler nous conduit ainsi au Bardo, mais également dans les bureaux versaillais et parisiens de la Marine, des Affaires extérieures et autres institutions du même type, dans les maisons de commerce de Tunis et de Marseille, dans les rues des différents quartiers de Tunis et de son prolongement résidentiel de La Marsa, et jusqu’à Voiron (Isère), le « pays » du consul Devoize. L’ouvrage relève donc de l’histoire du Maghreb, de la diplomatie, mais aussi de l’administration et de celle du monde des notables au premier xixe siècle. Le caractère biographique et micro-historique de la méthode est dès lors commandé par le souci d’observer les interactions entre les consuls et leurs interlocuteurs à Tunis, en France et ailleurs. En 2002, Ch. Windler observait que la mécanique administrative française était finalement peu connue (ce qui ne semble plus aujourd’hui être le cas, si l’on pense par exemple aux travaux dans le cadre du projet anr mosare (Mobilisation des savoirs pour la réforme) ; de façon piquante, le petit monde des fonctionnaires de l’Isère au premier xixe siècle fait lui-même l’objet d’un article [4]). Dans le cas de la diplomatie comprise dans son sens le plus large, il déplorait que son étude n’ait souvent qu’une dimension prosopographique privilégiant d’ailleurs généralement les ambassadeurs, excepté le travail d’Anne Mézin sur les consuls [5]. Le choix de l’approche micro-historique et biographique devait au contraire permettre d’examiner une hypothèse généralement admise, celle de la mise en place, à partir de la fin de l’Ancien Régime, d’une rationalité bureaucratique. De façon convaincante, Ch. Windler parvient à reconstituer très finement les réseaux subalternes de l’administration tournée vers les affaires du dehors, et montre que la rationalisation est loin de constituer un processus linéaire, les règlements étant encore une fois très souvent contredits et reconditionnés par la pratique.
5On saluera le fait que Ch. Windler ait choisi précisément d’étudier la diplomatie française dans son passage de l’Ancien Régime à une historicité ultérieure qui n’est pas nécessairement celle de l’État rationnel wébérien, prenant le parti d’achever en 1840 une étude amorcée au début du xviiie siècle. La frontière académique entre époques moderne et contemporaine reste en effet en France très rigide, ce qui conduit bien souvent le premier xixe siècle à une certaine marginalité, tout particulièrement en ce qui concerne l’histoire de la diplomatie, qui après 1815 ne semble renaître, aux yeux des spécialistes, qu’avec Napoléon III. À travers le cas français, Ch. Windler analyse également le passage d’une Res publica christiana reposant sur les hiérarchies princières à un système des relations internationales associant des États souverains et égaux en droit. Si la première s’accommode du pluralisme juridique de l’Ancien Régime, le second exclut toutefois désormais les acteurs ne disposant pas des attributs complets de la souveraineté étatique, par exemple la Régence de Tunis, dont Ch. Windler dépeint la subordination progressive : à Tunis, les consuls européens, d’abord bénéficiaires d’une protection accordée unilatéralement par le prince musulman, adoptent – à l’exception notable de Devoize – une posture de plus en plus arrogante annonçant la mise en sujétion coloniale. Dans son étude récente sur les mamelouks des beys de Tunis, M’hamed Oualdi conteste cependant le caractère déséquilibré de la relation franco-tunisienne au xixe siècle précolonial, observant que les beys savent jouer des rivalités entre puissances extérieures, qu’elles soient européennes ou ottomane [6]. Plus généralement, la thèse de la mise en place « d’un système diplomatique basé sur l’égalité des États » doit certainement être nuancée : la colonisation, notamment, crée des entités qui ne correspondent pas entièrement au modèle étatique européen, ainsi l’État libre du Congo, les territoires administrés par les compagnies à charte ou encore les dominions. Ces projections des États européens sont néanmoins impliquées dans les relations internationales, de même que les entités relevant d’autres cultures et systèmes diplomatiques, généralement perçus par l’historiographie du xixe siècle uniquement à travers leur progressive sujétion au modèle européen. Or l’un des apports fondamentaux du travail de Ch. Windler est certainement de proposer des clés d’interprétation de la diplomatie de « l’Autre », et surtout avec l’Autre.
6Lorsque parut La diplomatie comme expérience de l’Autre, l’étude de la figure consulaire avait amorcé son renouvellement, qui depuis s’est poursuivi notamment dans deux directions : d’une part, celle des études dédiées à un individu ou à un poste, cherchant, à l’instar de Ch. Windler, à en caractériser les relations de façon serrée ; d’autre part, celle qui consiste à reconstituer les réseaux ou services consulaires, c’est-à-dire à caractériser la naissance, à l’échelle d’un État, d’une administration consulaire, de sa mécanique et de ses déploiements spatiaux et temporels. Cette deuxième option aura tendance à s’appuyer de préférence sur les règlements et sur les correspondances consulaires, un choix critiqué par Ch. Windler, pour qui de telles sources sont certes utiles et même fondamentales, mais peuvent, si elles sont utilisées seules, conduire l’historien à faire fausse route. L’étude de l’activité des consuls français à Tunis montre en effet que les règlements ne peuvent être appliqués à la lettre, et qu’ils prévoient d’ailleurs une certaine marge de manœuvre, l’usage faisant bien souvent la norme. Quant à la correspondance consulaire, elle ne reflète que la relation entre le consul et ses supérieurs directs ; les lettres échangées par un consul avec le bureau voisin de celui auquel il est lié réglementairement peuvent rendre un tout autre son de cloche, sans même parler de celles qui ont pour destinataires des parents ou des partenaires commerciaux.
7Pour contribuer au débat, on fera ici quelques observations. Tout d’abord, la reconstitution des différents services consulaires est, à l’heure actuelle, loin d’être achevée ; l’appareil français lui-même continue d’être exploré avec bonheur, comme le montrent plusieurs thèses récemment soutenues ou en cours d’achèvement : citons entre autres celles d’Alexandre Massé ou de Mathieu Jestin pour le monde grec [7]. De tels travaux reposent sur l’analyse de correspondances consulaires représentant des volumes archivistiques considérables, recelant d’ailleurs souvent des pièces émanant d’acteurs extérieurs au binôme consul/ministre, et dès lors susceptibles de répondre aux exigences méthodologiques de croisement des sources formulées à juste titre par Ch. Windler. On observera, en outre, que la minutie de l’enquête sur les consuls français à Tunis et la pluralité des sources envisagées pour la mener n’avaient permis à l’auteur de n’effectuer que des sondages parmi les actes de la chancellerie consulaire conservés à Nantes (archives rapatriées de Tunisie) ; les fonds recueillant la correspondance politique et commerciale des consuls constituent donc toujours une mine d’informations dont de nombreuses veines restent peu explorées. En dehors du cas français, les autres services consulaires, qui produisaient souvent bien moins de papier, sont inégalement connus. Ceux de puissances telles que le Royaume-Uni ou l’Espagne ont fait l’objet d’enquêtes étendues et précises, de même que les services de certains États de rang moindre, ainsi la Suède.
8Au-delà d’un éventuel objectif de reconstitution de l’ensemble des services consulaires, qui aurait l’avantage de permettre des recoupements et des croisements utiles tant aux historiens de la mécanique diplomatique qu’à ceux des sociétés où les consuls se trouvaient en poste, se pose cependant la question du choix des sources pour une histoire sociale de la diplomatie. Ch. Windler a choisi, avec la Régence de Tunis, un observatoire idéal de l’« expérience de l’autre » : c’est en effet une frontière, c’est-à-dire, selon une méthode d’abord expérimentée par Fredrik Barth, un espace où s’exprime de façon privilégiée la variabilité des identités. C’est en outre une entité géopolitique relativement restreinte, proportionnée du moins à une recherche de quelques années. En outre, le fonds Devoize conservé aux Archives nationales est, pour le propos envisagé, d’une richesse exceptionnelle. Il comprend en effet la correspondance privée du consul général, qui permet elle-même de mesurer les silences et les biais de la correspondance officielle, donnant à voir, en plus de l’officier en représentation, un notable un peu tunisois et un peu dauphinois dont les intérêts se défendent aussi à Paris, Versailles, Marseille ou Voiron. Par ailleurs, Ch. Windler a cherché à faire une « histoire à parts égales » avant la lettre, bien que ses sources soient essentiellement européennes, car, comme le note l’auteur, les chroniqueurs maghrébins rechignaient à documenter les relations avec les chrétiens, illégitimes en droit islamique, de sorte que les seuls fonds d’archives émanant de « l’Autre » tunisien ayant été mobilisés pour cette étude sont les papiers de Mariano Sfinca, grand notable de la Régence impliqué notamment dans le négoce international. La consultation, entre autres, des sources émanant de la Congrégation de Propaganda Fide et de correspondances consulaires britanniques permet le croisement indispensable à la reconstitution polyédrique proposée. On notera également que le mémoire d’habilitation à l’origine du livre comprenait un important volet espagnol qui ne put être édité.
9Reste la question suivante : que faire, dès lors qu’on ne dispose pas de l’équivalent d’une correspondance Devoize, clé de voûte, semble-t-il, de l’édifice qui nous occupe ? Est-ce à dire que l’activité de consuls n’ayant pas laissé de documentation comparable, et pour lesquels peu de sources locales ont subsisté, doit être abandonnée par l’historien, ou du moins ne peut faire l’objet que de reconstitutions factuelles, à la façon des travaux d’érudits dont Ch. Windler expose les limites dans l’introduction de son ouvrage ? À l’inverse, on peut certainement pousser encore plus loin la critique formulée par l’auteur relativement aux limites d’une enquête sur l’interculturalité se bornant à examiner des sources étatiques : concentrée sur la figure du consul, envisagée certes dans tous les aspects de sa vie sociale, cette enquête est-elle représentative d’une interculturalité dont d’autres travaux soulignent qu’elle ne se limite pas aux élites ? Dans un travail antérieur à celui de Ch. Windler, Julia Clancy-Smith prenait en considération les humbles [8], qui de fait sont assez peu présents dans l’étude qui nous occupe, même si la savoureuse description de la maison consulaire ne manque pas de faire sa place à la domesticité. Ce serait finalement appliquer à l’histoire méditerranéenne la préoccupation, qui est depuis longtemps celle des études coloniales, de « faire parler les subalternes » ; un tel projet est d’ailleurs déjà envisagé pour l’Égypte du xixe siècle [9].
10En dernier lieu, on peut s’interroger sur la représentativité des succès remportés, en termes de carrière et de fortune matérielle et symbolique, par le consul général Devoize, dont l’expérience de l’interculturalité aurait été, selon Ch. Windler, utilement employée dans des intrigues d’antichambre en France. Sans doute une comparaison serrée de son parcours avec ceux de notables ancrés dans les bureaux parisiens ou le terroir dauphinois aurait été plus probante, mais elle aurait certainement dépassé de beaucoup le cadre d’une étude déjà extrêmement dense. Reste que c’est principalement autour du cas Devoize que Ch. Windler conclut à la création du corps consulaire, non pas évidemment en tant que tel mais en tant qu’institution groupée autour d’un ethos, par les consuls eux-mêmes, ce qu’on peut de même mettre en doute faute d’une approche plus globale du corps consulaire. On l’a dit, Ch. Windler oppose les vertus de la biographie aux insuffisances de la prosopographie, montrant par la suite avec brio combien l’approche micro-historique permet, de fait, d’imbriquer les perspectives et de reconstituer une vision polyédrique de l’agent étudié. Mais on ne peut s’empêcher de penser que pour en tirer également des leçons sur la genèse de l’État contemporain, en particulier dans sa dimension diplomatique, l’approche prosopographique pourrait se révéler utilement complémentaire.
11La mise en relation du type d’enquête préconisé par Ch. Windler avec une approche envisageant les services consulaires à une échelle plus vaste que celle d’un poste est aussi suggérée, dix ans après la parution de La diplomatie comme expérience de l’Autre, par l’intérêt actuel des sciences humaines pour les perspectives globales, intérêt évidemment illustré par la ligne éditoriale de la présente revue. On ne pense pas ici sacrifier à un effet de mode en remarquant que la Méditerranée, d’ailleurs considérée par Ch. Windler comme un « troisième espace » susceptible de remettre en cause la pertinence du binôme Orient/Occident, se prête à une observation réticulée des postes consulaires rendant elle-même possible une enquête à nouveaux frais sur les échanges méditerranéens de tous ordres. Une telle approche ne peut être que collective, en raison de l’ampleur de la documentation à mobiliser mais aussi de sa variété, notamment linguistique. La collation des sources est justement l’une des toutes premières tâches qu’un tel type d’enquête pourrait se proposer : appliquer et systématiser la méthode préconisée par Ch. Windler suppose d’une part de mettre au jour des fonds comparables aux papiers Devoize, mais aussi de repérer, dans des séries aussi normées que celles de la correspondance consulaire, les pièces atypiques qui ne manquent pas d’être présentes et permettent de reconstituer les multiples facettes de l’activité consulaire, et au-delà, celles des sociétés qui accueillent des Européens, pour la connaissance desquelles les sources consulaires restent souvent fondamentales. Ainsi le traitement systématique des correspondances consulaires pourrait-il permettre in fine de croiser ces dernières avec les données mobilisées par les historiographies des régions extra-européennes concernées. Pour ce qui est de l’histoire de la diplomatie proprement dite, on peut certainement considérer le travail de Ch. Windler comme un vade-mecum, dans la mesure où il a su mettre en lumière des aspects de l’activité publique et privée des agents auparavant ignorés. Or l’activité noble de ces agents, la négociation internationale, ne peut se comprendre sans la connaissance d’autres dimensions plus humbles ou du moins plus discrètes puisqu’elles apparaissent peu dans la correspondance officielle.
Isabelle Dasque, Université Paris-Sorbonne : Penser l’histoire de la diplomatie, à l’aune des relations franco-maghrébines entre 1700-1840
12Avec une posture historiographique forte qui ramène l’histoire diplomatique à l’histoire des interactions et des face-à-face, Christian Windler se livre à une étude de la pratique quotidienne des échanges franco-maghrébins entre 1700 et 1840, par l’intermédiaire des consuls nommés dans les Échelles de Barbarie et de leurs interlocuteurs. Il entend assumer deux ruptures épistémologiques : l’une par rapport à une histoire de la diplomatie et des relations internationales tournée vers l’analyse de la mise en place d’un système de relations interétatiques construit à partir de l’Europe et où les négociations politiques tiennent une place importante, et l’autre, par rapport aux acteurs, identifiés ici aux intermédiaires jugés subalternes, à savoir les consuls, plus délaissés par l’historiographie. Empruntant les outils conceptuels et méthodologiques aux sciences sociales – anthropologie et sociologie –, il se place d’un double point de vue, micro-analytique, centré sur le milieu consulaire des Échelles de Barbarie, principalement Tunis, avec la figure de Devoize, consul général à Tunis de 1791 à 1819 et macro-analytique qui fait une part aux mutations du contexte, sur une période couvrant l’Ancien Régime, la Révolution, l’Empire et enfin la Monarchie constitutionnelle, et dans lequel se déploient les relations entre la France et les Régences.
13L’auteur cherche à expliquer comment une diplomatie interculturelle se constituait de part et d’autre de la Méditerranée avec ses catégories de perception et d’appréciation, ses pratiques et ses normes spécifiques. Si les macrosystèmes juridiques semblaient incompatibles, ils n’étaient cependant pas un obstacle, localement, aux échanges diplomatiques et commerciaux, grâce à un droit commun aux deux parties, à la fois contractuel et coutumier et à l’usage. La perception de la diversité culturelle et le risque de malentendus avaient conduit à la recherche pragmatique d’une sécurité juridique par des négociations et par le respect réciproque de normes, en marge de celles encadrant les relations entre les cours européennes et en dépit de la différence entre les droits européens et maghrébins. Avant l’introduction d’un droit public européen au Maghreb, les relations entre la France et les Régences étaient bel et bien marquées par la pratique de normes communes propices à la compréhension et à la confiance réciproques, et non déterminées par le seul équilibre des forces militaires. La longue durée permet à l’auteur de voir comment les bouleversements politiques européens, notamment ceux dérivés de la Révolution et de l’Empire, influèrent sur cette diplomatie, au niveau des discours et des pratiques. La volonté des révolutionnaires de réorganiser la société et les relations internationales selon des valeurs universelles remit en cause la prise en considération de l’altérité et ébranla le consensus tacite sur lequel reposaient les rapports entre Français et Maghrébins. Après 1815, cette évolution finit par placer les Échelles dans une situation d’infériorité et de dépendance par rapport à l’Europe.
14Le mérite principal de cet ouvrage est d’étudier les relations entre la France et les Régences, dans un contexte marqué par une double altérité, politique et juridique d’une part, culturelle de l’autre, et dans un système international en transformation.
15Placées sous la suzeraineté nominale du Sultan, les Régences du Maghreb ont acquis depuis la fin du xvie siècle, une assez grande autonomie par rapport à la Porte, ce qui leur permettait de se soustraire aux capitulations. Cette situation amena les puissances européennes à s’entendre avec les représentants locaux du pouvoir ottoman, beys ou deys, et à signer des traités avec eux. Mais ces textes n’avaient qu’une valeur relative. En effet l’organisation segmentaire de la société des Échelles et l’existence de pouvoirs semi-indépendants (beyliks, pachaliks, aghas) réduisaient la capacité des beys à en imposer le respect et les obligeaient à négocier l’allégeance des autorités subalternes. À la fin du xviiie siècle, les définitions de la souveraineté territoriale et du pouvoir de l’autorité étatique sur les personnes différèrent de plus en plus nettement en France et au Maghreb, ce qui eut des répercussions notables sur les relations bilatérales. À cette époque se forgea en Europe la représentation d’un Maghreb caractérisé par la faiblesse de ses gouvernements et par sa dépendance par rapport à la Porte. Faute d’exercer la plénitude des droits de souveraineté, les Régences se virent refuser le bénéfice des avantages du droit public européen, leur intégration au système diplomatique, et le principe de la réciprocité de la représentation à laquelle elles aspiraient. Mais avant d’en arriver à cette mise sous tutelle, les relations franco-maghrébines avaient été caractérisées par l’existence d’une culture diplomatique, fondée sur la recherche du compromis et sur la production de normes partagées.
16Sur le terrain, c’étaient en effet les consuls qui élaboraient les pratiques de cette diplomatie interculturelle, en dépit des imaginaires largement répandus sous l’Ancien Régime, hantés par le thème de la Barbarie sauvage, de ses corsaires redoutables et ennemis des chrétiens.
17Le consul avait une double position : il représentait avec le rang diplomatique de chargé d’affaires, un État dont la souveraineté s’étendait à tous les ressortissants français et justifiait les droits de police et de juridiction consulaire ; en tant que consul de la nation française, il était le chef d’une communauté de négociants chrétiens, placée sous la domination et la protection d’un prince musulman. Il pouvait en résulter une ambiguïté dans l’interprétation faite par les pouvoirs locaux, de certains gestes, usages ou prérogatives : l’usage de la voiture, en principe réservé aux Musulmans, ou la juridiction consulaire pouvaient être interprétés par les beys comme des privilèges personnels ou corporatifs et par le consul comme des marques du droit de souveraineté exercé par lui.
18Malgré leur appartenance à un corps public, au service de l’État qu’ils représentaient, les consuls avaient tout intérêt à s’intégrer dans les structures du pouvoir grâce à des relations personnelles, et dans les réseaux d’échanges entre les différentes communautés musulmanes, juives et chrétiennes qui coexistaient dans les Échelles du Maghreb. Pris dans des rapports d’altérité, ils étaient les plus à même d’identifier les diversités, d’interpréter les signes de l’autre, de s’adapter à des contextes variables auxquels ils tentaient de donner des significations conformes à leurs instructions et de jouer des espaces interstitiels des univers normatifs pour négocier les accords. D’après Ch. Windler, ces derniers étaient partiels mais durables et susceptibles d’établir un climat de confiance. Or, comme il le montre, la Révolution française a profondément altéré la perception de cette diversité en transposant au champ des relations internationales un rationalisme universaliste qui ne pouvait plus admettre l’hétérogénéité des droits européens et maghrébins qui existait jusque-là. Sous l’Ancien Régime, la diplomatie était sensiblement plus respectueuse du droit propre de ses interlocuteurs et plus encline à la recherche du compromis et du consensus tacite, autour de normes communes, tandis que prévalurent par la suite les critères du droit des gens européen imposés de façon unilatérale. D’abord tiraillés entre ces deux logiques contradictoires, les consuls finirent par adopter les principes révolutionnaires et rejeter les normes qui régissaient les rapports entre Européens et Maghrébins. Le livre nous invite à comprendre l’étiolement de toute une culture diplomatique, caractérisée par des pratiques et des normes communément acceptées.
19Le positionnement historiographique et les choix méthodologiques adoptés par l’auteur se prêtent, à notre avis, à trois pistes de réflexion sur l’histoire des diplomaties.
La construction d’une diplomatie nationale à partir de la périphérie ?
20Se démarquant de toute approche institutionnelle et étatique, l’auteur décrit, à travers l’étude des consuls au Maghreb, la façon dont peut se construire une diplomatie nationale, à partir de la périphérie et en marge du système international. Celle-ci participe pourtant bien elle-même de la construction de l’État, en France comme dans les Régences, et du perfectionnement de son appareil administratif. Aussi peut-on véritablement faire l’impasse d’une étude plus globale des intérêts, des objectifs stratégiques poursuivis et des moyens juridiques, institutionnels et matériels, mis en œuvre par les gouvernements ? L’histoire du corps consulaire et de son rôle dans les relations franco-maghrébines est essentiellement écrite à partir des expériences et des pratiques de ses acteurs aux Échelles. Censés initialement défendre les intérêts essentiellement commerciaux de la nation française, les consuls profitent de la mainmise de la Monarchie sur l’institution consulaire (cf. l’Ordonnance de Marine de 1781), pour se présenter comme les membres d’un Corps d’État chargés de la représentation diplomatique, tout en conservant jalousement le monopole de la médiation, non seulement face à leurs supérieurs hiérarchiques parisiens mais aussi à leurs interlocuteurs maghrébins, grâce à des pratiques distinctes et grâce à une conception patrimoniale de leur fonction. La légitimation des consuls puise ses sources dans les mutations du contexte français : le statut de fonctionnaire public acquis à la faveur des réformes des années 1776-1781, ou encore la nationalisation de la nation française à Tunis, à partir de la Révolution française.
21L’auteur insiste sur l’autonomie des consuls par rapport aux instructions venues de Versailles ou de Paris, mise à profit pour établir les bases d’une compréhension et confiance réciproques dans un contexte de forte altérité. À Tunis, le consul devait en effet trouver un compromis entre le strict respect des traités et les aménagements rendus nécessaires par l’organisation segmentée et plurielle de la régence, dans laquelle l’autorité des beys dépendait de leur capacité à négocier l’allégeance des pouvoirs subalternes. L’autonomie des consuls par rapport à Paris est à rapprocher de celle de tout émissaire à l’étranger, pris en tenaille entre les instructions venues des bureaux et les réalités concrètes de son pays de résidence, ce qui lui laisse toujours une certaine marge d’interprétation. Nonobstant, l’impulsion viendrait davantage de la périphérie, du fait de la lenteur des communications, de la perception des structures du pouvoir et des normes de l’Autre. Cette approche n’interdit pas de s’interroger sur les rapports entre les consuls et les décideurs parisiens, bureaux et commis, indépendamment des pratiques clientélistes qui s’y greffent, et entre ceux-ci et d’autres acteurs diplomatiques impliqués dans les relations entre la France et les Régences, et en tout premier lieu la Sublime Porte. La construction d’une diplomatie nationale en partie à la périphérie permettrait, quant à elle, de comprendre finalement la résistance qu’opposent les diplomaties aux changements de régime et leur capacité à surmonter les ruptures plus aisément que les autres administrations. L’on peut en effet être frappé par la continuité du personnel consulaire, par-delà la rupture révolutionnaire et les changements politiques. Les gouvernements font prévaloir la défense des intérêts extérieurs sur des considérations plus partisanes de politique intérieure. Rappelé à la suite de dénonciations faisant état de ses liens avec des émigrés et des consuls de puissances ennemies de la République et d’une inspection des Échelles du Maghreb par le Comité de salut public, Devoize est renvoyé à Tunis par le Directoire : ses excellents rapports avec les dirigeants de Tunis profitent à la France qui a besoin de la neutralité des Régences du Maghreb, de ses sources d’approvisionnements et de crédits pour financer les achats de vivres.
22Enfin, l’approche se veut résolument biographique, même si à côté du personnage de Devoize, l’on croise aussi un grand nombre de consuls, de drogmans et d’autres intermédiaires qui interviennent dans les échanges entre Français et Maghrébins. Mais l’on ne saurait minimiser l’apport de la prosopographie qui permet de comparer les profils sociaux et intellectuels, de dégager l’originalité des trajectoires individuelles par rapport à la norme et de mettre en relation de façon plus large les réseaux, horizontaux et verticaux, de parentés et de clientèles. La configuration de ce milieu consulaire ayant servi sur le rivage méridional de la Méditerranée, marqué par une tradition endogamique très forte, des liens de parenté étroits et des descendances nombreuses donnent à ce groupe une identité singulière qui a marqué durablement la structure sociale du département des Affaires étrangères, au xixe siècle et au début du xxe siècle.
La priorité donnée à une histoire diplomatique interculturelle
23La nouvelle histoire diplomatique dont le livre se fait le chantre considère avant tout la diplomatie comme un « ensemble de pratiques et d’expériences observables dans des zones de contact entre des entités politiques régies par des normes partiellement divergentes » (p. 11). Tout en participant à la construction des identités, la diplomatie vise à l’élaboration d’un espace de compréhension réciproque et d’interaction, à travers lequel sont produites des normes. Par les objets dont il s’entourait, le consul et chargé d’affaires à Tunis, Devoize ne signifiait pas seulement sa position d’intermédiaire entre le Maghreb et la France mais il participait lui-même à la construction d’altérités, par exemple par les présents, souvent représentatifs, qu’il destinait à ses amis et protecteurs français ou à ses interlocuteurs tunisiens. Emblématique de cette histoire de la diplomatie comme expérience interculturelle, l’étude du don permet de voir comment les consuls s’intégraient dans des réseaux de relations et de pouvoir, affirmaient leur position d’intermédiaires dans des sociétés ne distinguant pas la sphère publique de la sphère privée, créaient des liens et des obligations mutuelles. Si les présents étaient destinés à faciliter les contacts, ils n’en étaient pas moins l’objet d’interprétations divergentes : identifiés à des tributs par les Maghrébins, ils étaient reconvertis en dons par les consuls français. Par leur composition, ils prirent une signification agonistique, propre à étaler la supériorité technologique française tandis que les présents du bey devinrent l’objet d’une dépréciation systématique à la fin du xviiie siècle. De même l’étude de l’évolution du cérémonial qui entoure les relations franco-maghrébines suffit à décrire le déséquilibre qui s’instaure à partir de la fin du xviiie siècle aux dépens des Régences. Le baisemain est interprété comme un geste de soumission au bey, intolérable à qui se présentait comme représentant d’un souverain de rang égal. Mais les consuls surent adapter ce cérémonial de façon à ménager à la fois le bey et à respecter leur propre système de valeurs. L’abolition des tributs, présents et dons par le traité d’août 1830 et le refus par le consul français du baisemain en 1836 contribuent à la négation du droit de l’autre et à la mise sous tutelle symbolique des Régences. Ainsi, l’historien est-il invité à étudier à loisir le poids et la circulation des représentations culturelles de l’autre dans les prises de décision, les conditions de production de normes communes, les face-à-face, les usages sociaux de l’altérité.
24Mais aussi passionnante soit-elle, cette conception de l’histoire diplomatique relègue au second plan le contenu des négociations et des traités qui structurent les relations entre États, pour leur préférer l’analyse des pratiques culturelles qui accompagnent les différents niveaux de l’interaction. Elle éclipse les préoccupations économiques, militaires et stratégiques et sous-évalue les intérêts souvent égoïstes des États. La diplomatie ne peut-elle être qu’une expérience de l’Autre ? Suffirait-elle à surmonter les tensions et éviter les conflits qui mettent face-à-face les États, prompts à raisonner en termes d’intérêts et de puissance ? Par ailleurs, on peut se demander si cette approche est appropriée à des contextes socioculturels plus homogènes, où l’altérité est moins forte. Dans un monde en voie de globalisation, où les États sont soumis aux mêmes normes du droit international, où les pratiques culturelles sont de plus en plus uniformisées, où les sociétés sont de plus en plus connectées, et où la perception de l’Autre s’est épuisée, peut-on adopter une même conception de la diplomatie et de son étude ? En revanche, cette démarche serait sans doute plus adéquate à l’étude des relations mettant en jeu des acteurs non-étatiques et participant au système international, producteurs de leurs propres normes, ou encore des États ayant un système de références radicalement opposé (États totalitaires par exemple).
La diplomatie, comme objet d’histoire globale/connectée
25La nouvelle histoire diplomatique promue par Ch. Windler se prête tout particulièrement aux perspectives de l’histoire connectée et croisée, appliquée au champ des relations internationales. Forte de son interdisciplinarité, elle est à la recherche des connexions et des interactions, à différentes échelles spatio-temporelles, dépassant les « oppositions entre micro et macro et entre courte et longue durée pour mettre au point leurs imbrications » [10] ; elle se concentre sur les espaces (les résidences de campagne à La Marsa, par exemple) et sur les acteurs d’un entre-deux (consuls, drogmans, médecins, mamelouks, dignitaires beylicaux) ; elle fait valoir les transactions, les aménagements et les réinterprétations qui s’opèrent en fonction des univers mentaux et de référence des parties en présence. Évitant tout eurocentrisme, elle conclut à l’existence d’un espace juridique commun en Méditerranée au xviiie siècle, doté de principes et les pratiques propres (par exemple, sur la neutralité ou le droit maritime) qui seront parfois intégrés dans le droit des gens européen. Cette histoire diplomatique met en parallèle, en les replaçant dans leur contexte, les conceptions européennes et maghrébines concernant notamment la souveraineté, les frontières et les limites territoriales d’un État, le statut des personnes. Elle montre bien comment un savoir diplomatique s’est constitué, au croisement de traditions normatives divergentes. Toute approche croisée nécessite toutefois une étude symétrique des deux parties de l’interaction [11], ce qui s’ajoute aux exigences méthodologiques d’une telle approche de l’histoire diplomatique.
26Mais le livre démontre comment au tournant du xixe siècle les conditions de l’interaction sont bouleversées au profit de rapports de domination. L’établissement des juridictions mixtes au xixe siècle mit fin par exemple à des pratiques de consultation et de médiation, auxquelles participaient les consuls, des négociants, tout en préservant la juridiction beylicale. La diplomatie fit sienne la mission civilisatrice et la promotion de valeurs universelles, léguées par la Révolution : les consuls condamnèrent des pratiques certes controversées mais qui avaient été tolérées par l’usage et la coutume internationale, comme la course et l’esclavage des Chrétiens, définitivement interdits par les Congrès de Vienne et d’Aix-la-Chapelle. Aussi, à partir du moment où l’action politique et militaire des puissances européennes conduit à la mise sous tutelle de l’Afrique du Nord et au rejet de ce pluralisme juridique au profit d’un droit public européen, quelle est la fécondité de cette démarche pour étudier les échanges entre la France et les Régences de Tunis et de Tripoli ? La mise en place d’un système dominé par les Puissances européennes, qui exclut les Régences à partir de 1815, ne risque-t-elle pas d’obliger les historiens de la diplomatie au xixe siècle à renoncer au décentrement pour renouer avec la tentation d’une approche eurocentrée ?
Christian Windler, Institut d’histoire de l’Université de Berne : Réponse
27Revenir à un livre plus de dix ans après sa publication n’est pas une tâche facile pour son auteur. L’auteur de ces lignes est donc d’autant plus reconnaissant à Isabelle Dasque et Fabrice Jesné d’avoir d’une façon aussi perspicace et généreuse rendu compte du contenu de son livre. La réponse qui suit et qui lui a été demandée par la rédaction de la revue Monde(s) pourrait presque être considérée comme superflue, tellement ses deux lecteurs ont bien compris ses intentions et pointé ce qu’il reconnaît lui-même comme des limites, qu’il s’agisse de partis pris conscients dès l’élaboration du livre ou de limitations dont il s’est rendu compte par la suite.
28Ainsi, alors que la consultation de la correspondance du consulat de Tunis conservée dans les dépôts parisiens a été faite de façon exhaustive pour l’ensemble de la période 1700-1840, le fait de n’avoir effectué que des sondages dans la documentation abondante de la chancellerie consulaire conservée à Nantes, mentionné par Fabrice Jesné, répondait à l’époque à des contraintes pratiques. Le choix semblait légitime dans la mesure où l’intérêt de l’auteur était orienté en premier lieu vers le versant diplomatique de l’activité des consuls à Tunis en tant que chargés d’affaires auprès de la cour du Bardo. L’omission de la documentation nantaise est compensée, en partie seulement, par la consultation des archives familiales d’un des consuls à Tunis, Jacques-Philippe Devoize. Il resterait beaucoup à dire sur la dimension proprement consulaire des activités de ce consul et de celles de ses collègues entre 1700 et 1840 ; les archives de la chancellerie, particulièrement riches dans le cas de Tunis, pourraient offrir une base documentaire solide. La consultation de ces fonds aurait sans doute permis de prendre davantage en considération les rapports des consuls avec des migrants méditerranéens au statut social très varié et aux identités nationales souvent plurielles, brillamment étudiés depuis par Julia A. Clancy-Smith [12]. De même, pour le personnel consulaire européen, une approche prosopographique dépassant les possibilités d’un chercheur individuel devrait venir compléter l’approche biographique centrée sur un consul exceptionnellement bien documenté grâce à ses archives familiales.
29Quant aux structures de domination et aux pratiques politiques de la cour de Tunis, malgré le mérite d’auteurs comme Mohammed Hédi Cherif, Lucette Valensi ou Jocelyne Dakhlia, l’auteur manquait encore des lumières apportées en 2011 par la thèse de M’hamed Oualdi sur les mamelouks des beys de Tunis [13]. Le système de la cour beylicale et son fonctionnement ne pouvaient qu’être entrevus à travers les recherches existantes à l’époque et les sources consulaires ; le profil socioculturel des interlocuteurs tunisiens des consuls restait trop souvent dans l’ombre.
30La diplomatie comme expérience de l’Autre a été pour son auteur autant un point de départ qu’un point d’aboutissement. Alors qu’au moment où il commença ses recherches, un jeune habilitant ne pouvait en vouloir à des collègues et amis qui lui déconseillaient d’entrer dans une sous-discipline à l’apparence sans avenir, l’histoire de la diplomatie et des relations extérieures, profondément renouvelée dans ses problématiques et ses méthodes, peut aujourd’hui prétendre à une place de choix dans la recherche historique. Les efforts de l’auteur de contribuer à la constitution d’une nouvelle histoire diplomatique ont donc profité d’une conjoncture historiographique féconde qui, au-delà d’un simple « retour » à l’étude des faits politiques, a créé les conditions d’un vrai renouveau. À un moment où l’histoire connectée et croisée occupe le devant de la scène, l’étude des espaces et des acteurs intermédiaires, l’analyse de leurs perceptions et de leurs pratiques d’interaction, deviennent des défis incontournables pour la recherche historique ; l’histoire diplomatique y a un rôle clé à jouer, comme l’ont aussi, par exemple, l’histoire des missions religieuses ou l’histoire du commerce. Ne serait-ce que pour des raisons pratiques – l’abondance de la documentation conservée –, ces domaines de la recherche historique offrent plus que d’autres la possibilité d’approcher les connexions dans la perspective des acteurs. Les problématiques sont, en partie, les mêmes : ainsi, comme dans le cas du commerce des sépharades de Livourne étudié par Francesca Trivellato [14], la pluralité des systèmes normatifs en interaction lors des contacts diplomatiques suscite la question de savoir comment la confiance pouvait s’établir entre les acteurs, qu’ils soient en communication directe ou distante. Selon le constat de l’auteur dans La diplomatie comme expérience de l’Autre, la confiance dépendait moins des normes communes entre les acteurs que de l’impression donnée par les interlocuteurs pour que leur conduite fût conforme à ce qu’on identifiait comme les normes de leur propre groupe [15].
31L’histoire de la diplomatie devient ainsi histoire « de pratiques et d’expériences observables dans des zones de contact entre des entités politiques régies par des normes partiellement divergentes » (p. 11). Pourtant, contrairement à ce que semble suggérer Isabelle Dasque, le choix de l’auteur d’étudier des altérités plutôt nettes ne signifie pas que la validité de l’approche soit limitée à ce type de situations. Selon des modalités spécifiques à chaque époque, les relations intereuropéennes, marquées par les différences de culture politique, suscitent des questions similaires ; ainsi, pour l’Ancien Régime, on peut se demander comment les agents diplomatiques des princes interagissaient dans des corporations territoriales autonomes ou dans des républiques [16]. Les zones de contact peuvent aussi se situer entre des agents diplomatiques partageant un langage commun, d’une part, et, de l’autre, leurs supérieurs ou le public de leurs pays d’origine, s’engageant ainsi un jeu de négociation double, tel que Jean-Claude Waquet l’a souligné [17]. Enfin, que ce soit dans des entités comme l’Union européenne ou dans un monde en voie de globalisation, les processus d’uniformisation provoquent eux-mêmes l’essor de nouveaux particularismes, transformant et déplaçant ainsi les limites culturelles, plutôt que leur disparation.
32Les projets que l’auteur a dirigés après la publication de La diplomatie comme expérience de l’Autre l’ont ramené en Europe. Bien que les circonstances professionnelles y aient eu leur part, il s’agissait aussi de démontrer que les choix adoptés dans le contexte méditerranéen et maghrébin étaient également valables sur les terrains où se mouvait traditionnellement l’histoire diplomatique et que ses tenants tendaient à considérer comme leur domaine proprement dit. Cela concernait notamment les choix auxquels fait allusion Isabelle Dasque au début de son compte rendu : le parti pris pour une histoire diplomatique ramenée à une histoire des pratiques de l’interaction, d’une part, et, d’autre part, la rupture avec une histoire de la diplomatie et des relations internationales réduites à l’histoire d’un système de relations interétatiques – aux dépens de l’attention qu’auraient méritée les acteurs, mais aussi au mépris des résultats obtenus par la recherche sur les pratiques politiques au sein des monarchies et des corporations territoriales de l’Ancien Régime. Il s’agissait donc de contribuer à la réintégration de l’histoire de la diplomatie et des relations extérieures dans les main-streams d’une histoire sociale et culturelle des faits politiques des xviie et xviiie siècles. Cette aspiration s’est nourrie du constat d’un décalage existant entre, d’une part, la recherche sur les structures de domination et les pratiques politiques internes, qui depuis les années 1980 avaient abouti à un renouvellement en profondeur des perspectives sur les monarchies dites « absolues » et, d’autre part, la recherche sur l’histoire des relations extérieures aux xviie et xviiie siècles.
33Dans le sillon de la recherche sur les structures de domination internes, l’étude des réseaux de relations personnelles dépassant les limites territoriales offre la possibilité de remettre en question les visions étatistes des relations extérieures à l’époque moderne. Cette approche avait été adoptée par l’auteur dans La diplomatie comme expérience de l’Autre à travers la biographie d’un consul. Grâce à une nomination à Fribourg-en-Brisgau, il a eu ensuite la chance d’entrer en contact avec un groupe de jeunes modernistes autour de Wolfgang Reinhard. À partir des années 1970, ce dernier avait introduit l’analyse des réseaux (Verflechtung selon la terminologie employée) dans la recherche allemande en histoire moderne ; plus tard, à Fribourg, il dirigeait, un ensemble de projets consacrés à la « micropolitique » romaine sous le pontificat de Paul V [18], qui visaient, notamment, à mettre en lumière les articulations entre les stratégies relationnelles des acteurs – ce que Reinhard appelait la « micropolitique » – et la « macropolitique ».
34La rencontre à Fribourg avec le groupe de Reinhard a confirmé l’auteur dans la conviction qu’il était nécessaire de prêter une attention particulière aux acteurs n’ayant pas de charge formelle dans un ministère ou secrétariat d’État ou dans les postes proprement diplomatiques à l’extérieur. Dans les sociétés de cour d’Ancien Régime, ces acteurs pouvaient être des hommes, mais aussi des femmes, comme le montrent les thèses réalisées dans le cadre d’un projet sur la « diplomatie féminine » codirigé par Hillard von Thiessen et l’auteur. Dans ces travaux, l’approche gender ne se limite pas à mettre en lumière le rôle, déjà plus ou moins connu, de femmes influentes comme Madame de Maintenon, la princesse des Ursins, Elisabetta Farnese et Madame de Pompadour, mais s’avère être un instrument utile pour mieux saisir les pratiques spécifiques d’une « diplomatie de cour » [19].
35Le rôle des réseaux de relations personnelles en tant qu’élément structurant les relations extérieures de la « société des princes » [20] impliquait la prépondérance de normes irréductibles à celles d’un État. Comme l’auteur l’a souligné dans La diplomatie comme expérience de l’Autre pour les consuls français, vers la fin de l’Ancien Régime, les normes du « service public » définies dans l’Ordonnance de Marine de 1781 commençaient à s’imposer, selon la situation, à l’intérieur des rapports intégralement sociaux de la société de cour. Si la monarchie entendait ainsi limiter les consuls à leur rôle de serviteur du roi et de l’État, dans la pratique du service, le consul général Jacques-Philippe Devoize continuait, au-delà de la Révolution, à exercer une autorité personnelle de père de famille sur la maison consulaire, emportant à son départ les papiers de service de « son » consulat, qu’il alla déposer dans ses archives familiales [21]. Plusieurs études récentes ont permis de mieux définir cette diversité des rôles sociaux des agents diplomatiques.
36À partir de son étude sur les relations entre les cours de Madrid et de Rome, Hillard von Thiessen a défini la pluralité des rôles et la concurrence normative entre le service du prince et les avantages attendus par la famille et la clientèle comme des traits caractéristiques du type idéal (Idealtyp dans le sens de Max Weber) de la « diplomatie de type ancien », lié à la société de cour et reposant sur les structures et valeurs de la société d’ordres et la prépondérance de la noblesse, qu’il oppose à l’idée d’un « système westphalien » qui se serait développé à partir du milieu du xviie siècle [22]. Comme l’auteur de cet article l’avait pressenti dans La diplomatie comme expérience de l’Autre, les transformations politiques, sociales et culturelles culminant dans les révolutions atlantiques apparaissent ainsi comme la véritable Sattelzeit aussi bien entre deux types de diplomatie qu’entre deux types de société. Ainsi, les controverses sur le rang des princes et de leurs représentants montrent que les relations extérieures restaient structurées, bien au-delà de 1648, selon des hiérarchies correspondant aux hiérarchies internes des sociétés d’Ancien Régime. Si le congrès de Westphalie constituait un premier pas vers l’adoption d’un nouveau concept de souveraineté, ce furent seulement les révolutions de la fin du xviiie siècle et le Congrès de Vienne qui finirent par imposer ce concept dans un système d’États souverains interagissant entre eux, en principe, sur un pied d’égalité. Ce nouvel ordre international né des transformations internes à l’Europe et fondé sur la priorité du droit naturel (européen) remit en cause le système diplomatique pluraliste qui s’était développé dans le bassin méditerranéen. S’il est vrai que, comme M’hamed Oualdi l’a souligné, les beys de Tunis gardaient une certaine marge de manœuvre grâce à leur capacité de manipuler les rivalités entre les puissances européennes au xixe siècle colonial, il est tout aussi vrai qu’ils exerçaient cet avantage dans le contexte de rapports de force de plus en plus déséquilibrés.
37Si les agents diplomatiques des xviie et xviiie siècles assumaient différents rôles sociaux et que le choix du service du prince ne s’imposait pas systématiquement face aux obligations dues à la famille et à la clientèle, cette pluralité de rôles n’était pas nécessairement une limitation au service du prince. Les thèses de Tilman Haug et Nadir Weber, préparées sous la direction de l’auteur dans le cadre d’un projet collectif sur la pratique diplomatique entre 1648 et la Révolution française, et actuellement en cours de publication, précisent le jeu des interactions entre les différents rôles sociaux des agents diplomatiques des xviie et xviiie siècles. L’étude de Tilman Haug sur les relations de la cour de France avec les princes électeurs ecclésiastiques dans la seconde moitié du xviie siècle met en lumière l’évolution parallèle des réseaux clientélaires extérieurs et intérieurs, avec la création d’obligations plus directes des envoyés et d’autres clients envers les secrétaires d’État et le roi. Là encore, l’usage de relations clientélaires permit un renforcement de l’autorité royale sans remettre directement en question le caractère personnel des rapports de domination. En même temps, la concurrence entre les maisons de Habsbourg et de Bourbon affaiblissait pourtant les obligations des clients à l’égard de leur patron impérial ou royal, introduisant une logique de marché, en principe étrangère à un lien clientélaire. Par la nomination d’agents d’un rang mineur comme représentants diplomatiques au Saint-Empire, le roi de France et ses secrétaires d’État jouaient sur l’ambiguïté du statut du roi – à la fois souverain étranger et participant à l’Empire en vertu des titres acquis en Alsace en 1648. Haug montre, par ailleurs, comment les relations personnelles et les normes de la société d’ordres qui les sous-tendaient conditionnaient les processus décisionnels en matière de politique extérieure, d’une part, et de l’autre, comment la portée des pratiques d’interaction propres aux réseaux de relations personnelles fut limitée par les discours sur le bien commun, témoignant ainsi de l’évolution des relations extérieures vers de véritables relations interétatiques, réglées par la référence aux principes d’ordre négociés aux congrès de paix, en premier lieu celui de Westphalie. Les ambivalences d’un cadre normatif pluriel soulèvent la question de savoir comment les acteurs pouvaient susciter la confiance dans leurs dispositions futures, nécessaire pour le maintien ou la consolidation des relations [23].
38Si, dès le xviie siècle, les relations extérieures commençaient par certains aspects à se constituer en relations interétatiques, au xviiie siècle, la politique extérieure de la monarchie prussienne, lorsqu’elle concernait la principauté de Neuchâtel (qui devint partie de la monarchie prussienne en 1707), objet de la thèse de Nadir Weber, continua à être caractérisée par le fonctionnement parallèle des relations extérieures de la cour du roi et de relations extérieures qui relevaient d’acteurs locaux ou d’une participation personnelle de Neuchâtelois en tant qu’envoyés à la diplomatie du roi de Prusse. Ces agents recrutés à Neuchâtel servaient en même temps le roi de Prusse, leur petite patrie et leur famille. Il en résulte l’image d’une « diplomatie composée », reflet de la structure composée de la monarchie prussienne. Dans ce contexte, en raison des ressources limitées de la monarchie, les pratiques informelles des acteurs locaux non seulement ouvraient à ces derniers des possibilités de prise d’influence, mais encore servaient la monarchie, lorsqu’il s’agissait de renforcer l’emprise du roi sur le territoire. Là encore, les transformations profondes de l’espace politique à l’époque révolutionnaire supposaient la fin d’un système qui avait permis l’intégration, à peu de frais, d’un territoire périphérique [24].
39Si la garantie de la neutralité lors du passage de Neuchâtel sous la domination prussienne se situait dans la continuité de pratiques de neutralisation permettant, comme « ressource des faibles », d’amoindrir les retombées négatives des politiques de leur prince [25], Weber montre que, dans le cas de Neuchâtel, le rôle des acteurs locaux allait au-delà, mettant en lumière le jeu complexe des interactions entre les politiques extérieures de la monarchie et des politiques internes impliquant des acteurs aux positions très différentes. Si les orientations de politique extérieure étaient un objet des tractations entre la cour et les corporations privilégiées, les acteurs subalternes y participaient aussi directement par le biais du service princier [26].
40Marquant une rupture avec une histoire des relations extérieures réduite à l’histoire d’un système de relations interétatiques, ces travaux ramènent, en même temps, l’histoire diplomatique à une histoire des pratiques de l’interaction. Dans La diplomatie comme expérience de l’Autre, à la suite d’approches interactionnistes, l’auteur plaidait pour une étude des interactions sociales dans lesquelles les normes étaient créées et actualisées. Il soulignait l’intérêt que présentait dans cette optique l’étude des usages du cérémonial ou celle des pratiques du tribut et du don et mettait en lumière la préoccupation des acteurs d’éviter que le geste d’un moment se convertît en un usage auquel ils devaient ensuite toujours se soumettre. Si la polysémie des pratiques impliquait le risque de malentendus, elle admettait aussi des interprétations divergentes de la part de ceux qui participaient aux interactions, leur permettant ainsi de garder la face et d’entretenir des relations acceptables pour toutes les parties en présence.
41Ces perspectives sur la production et l’effectuation des normes dans la pratique des interactions étaient inspirées par la lecture de textes d’Erving Goffman et Fredrik Barth et des travaux d’historiens italiens et français se rattachant à la « microstoria ». Si, par certains aspects, elles rejoignaient l’approche de la « communication symbolique » (symbolische Kommunikation), que Barbara Stollberg-Rilinger commença à élaborer à partir des années 1990, l’auteur ignorait encore cette approche au moment de la préparation de La diplomatie comme expérience de l’Autre. Comme l’a montré Stollberg-Rilinger dans le contexte du Saint-Empire, le rôle de gestes ayant une haute valeur symbolique comme le cérémonial ne consistait pas seulement à représenter l’ordre des relations, mais à le produire in actu, dans la communication entre les personnes en présence [27]. L’approche de la « communication symbolique » s’avère particulièrement fertile là où différents systèmes normatifs se trouvent en concurrence : c’est non seulement le cas de contextes où entrent en rapport des personnes et des groupes de cultures très différentes, mais aussi des relations extérieures dans l’Europe des xviie et xviiie siècles. Si l’importance des cérémoniaux n’a jamais été plus grande que dans l’Europe des xviie et xviiie siècles [28], cela tenait au fait que le concept de souveraineté s’y trouvait en concurrence avec les hiérarchies de la société d’ordres ; le statut des acteurs y pouvait être défini aussi bien selon le rang auquel ils prétendaient dans une société d’ordres que selon le concept de souveraineté introduit par le droit des gens [29].
42L’histoire culturelle et sociale des relations extérieures relègue-t-elle nécessairement « au second plan le contenu des négociations et des traités qui structurent les relations entre États », comme Isabelle Dasque le remarque à l’égard de La diplomatie comme expérience de l’Autre ? Il est vrai que dans ce livre, l’auteur s’est surtout intéressé aux pratiques sociales et culturelles des consuls et moins aux contenus des négociations. Si la synthèse entre l’étude des aspects symboliques et instrumentaux d’une négociation constitue un défi majeur, il n’est pas impossible cependant de le relever, comme l’a démontré Matthias Köhler dans sa thèse sur le congrès de Nimègue préparée sous la direction de Barbara Stollberg-Rilinger. Selon Köhler, d’un côté, des pratiques comprises en général sous leur aspect symbolique – notamment des gestes de politesse ou d’impolitesse – déterminaient non seulement le rang des acteurs, mais servaient aussi à transmettre des messages sur le contenu même des négociations, signalant par exemple aux interlocuteurs les possibles alternatives aux enjeux évoquées dans les entretiens. D’un autre côté, l’argumentation, en général plutôt perçue dans ses aspects instrumentaux, ne se référait pas uniquement aux motifs et options explicitement évoqués, mais contribuait, à son tour, à la reproduction symbolique du statut et des rôles des négociateurs. Ainsi, si les négociateurs, en parlant de paix, pouvaient réellement avoir la volonté de terminer la guerre, ils visaient tout autant à transmettre l’image propre à tout prince chrétien que la paix leur tenait à cœur [30].
Notes
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[1]
Fredrik Barth, Ethnic Groups and Boundaries : the Social Organization of Culture Difference (Bergen-Oslo : G. Allen and Unwin, 1970).
-
[2]
Bernard Heyberger, Chantal Verdeil (dir.), Hommes de l’entre-deux : parcours individuels et portraits de groupes sur la frontière de la Méditerranée, xvie-xxe siècle, Paris, Les Indes savantes, 2009.
-
[3]
Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers. The Sephardic Diaspora, Livorno and Cross-Cultural Trade in the Early Modern Period (New Haven-London : Yale University Press, 2009).
-
[4]
Marie-Cécile Thoral, « Naissance d’une classe sociale : les fonctionnaires de bureau, du Consulat à la Monarchie de Juillet. Le cas de l’Isère », Revue d’histoire du xixe siècle, vol. 32, 2006, p. 93-110.
-
[5]
Anne Mézin, Les consuls de France au siècle des Lumières (1715-1792), Paris, Ministère des Affaires étrangères, 1997.
-
[6]
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres. Les mamelouks des beys de Tunis du xviie siècle aux années 1880, Paris, Publications de la Sorbonne, 2011.
-
[7]
Mathieu Jestin, « Le consulat de France à Salonique 1781-1912 », thèse de doctorat en préparation à l’Université Paris 1 sous la direction de Robert Frank ; Alexandre Massé, « La “domination morale” : les consuls de France dans l’Orient grec : images, ingérences, colonisation (1815-1856) », thèse de doctorat sous la direction de Rémy Pech et Pascal Payen soutenue à l’Université de Toulouse 2, 2012.
-
[8]
Julia A. Clancy-Smith, “The Maghrib and the Mediterranean World in the Nineteenth Century : Illicit Exchanges, Migrants and Social Marginals”, in Michel Le Gall, Kenneth Perkins, eds., The Maghrib in Question : Essays in History and Historiography (Austin : University of Texas Press, 1997), p. 222-249.
-
[9]
Anthony Santilli, « Les Italiens d’Égypte et le cosmopolitisme alexandrin au xixe siècle. Un problème historiographique », Mélanges de l’École française de Rome. Italie et Méditerranée, à paraître.
-
[10]
Bénédicte Zimmerman, « Histoire comparée, histoire croisée », in Christian Delacroix, François Dosse, Patrick Garcia, Nicolas Offenstadt (dir.), Historiographies, I. Concepts et débats, Paris, Gallimard, coll. Folio Histoire, 2010, p. 174.
-
[11]
Michael Werner, Bénédicte Zimmermann, « Penser l’histoire croisée : entre empirie et réflexivité », Annales. Histoire, Sciences Sociales, 2003/1, p. 7-36.
-
[12]
Julia A. Clancy-Smith, Mediterraneans. North Africa and Europe in an Age of Expansion, c. 1800-1900 (Berkeley : University of California Press, 2011). L’auteur remercie Maud Harivel (Berne) de la correction linguistique de son texte.
-
[13]
M’hamed Oualdi, Esclaves et maîtres, op. cit. (cf. note 6).
-
[14]
Pour le domaine commercial, voir Francesca Trivellato, The Familiarity of Strangers, op. cit. (cf. note 3) ; pour les relations extérieures, voir Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen und grenzüberschreitende Patronage zwischen der französischen Krone und den geistlichen Kurfürsten, 1648-1679, Köln, Böhlau Verlag, 2014 (sous presse).
-
[15]
Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’Autre. Consuls français au Magreb (1700-1840), Genève, Librairie Droz, 2002, p. 348.
-
[16]
Voir à ce propos Christian Windler, « Diplomatie als Erfahrung fremder politischer Kulturen : Gesandte von Monarchen in den eidgenössischen Orten (16. und 17. Jahrhundert) », Geschichte und Gesellschaft. Zeitschrift für Historische Sozialwissenschaft, vol. 32, 2006, p. 5-44 ; Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen, op. cit. (cf. note 14).
-
[17]
Jean-Claude Waquet, « La lettre diplomatique. Vérité de la négociation et négociation de la vérité dans quatre écrits de Machiavel, du Tasse et de Panfilo Persico », in Jean Boutier, Sandro Landi, Olivier Rouchon (dir.), Politique par correspondance. Les usages politiques de la lettre en Italie (xive-xviiie siècle), Rennes, PUR, 2009, p. 43-55.
-
[18]
Voir la synthèse des projets dans Wolfgang Reinhard, Paul V. Borghese (1605-1621). Mikropolitische Papstgeschichte, Stuttgart, Anton Hiersemann, 2009.
-
[19]
Corina Bastian, Verhandeln in Briefen. Frauen in der höfischen Diplomatie des frühen 18. Jahrhunderts, Köln, Böhlau Verlag, 2013 ; Eva K. Dade, Madame de Pompadour. Die Mätresse und die Diplomatie, Köln, Böhlau Verlag, 2010 ; Corina Bastian, Eva K. Dade, Eva Ott, « Weibliche Diplomatie ? Frauen als außenpolitische Akteurinnen im 18. Jahrhundert », in Corina Bastian, Eva K. Dade, Hillard von Thiessen, Christian Windler (dir.), Das Geschlecht der Diplomatie. Geschlechterrollen in den Außenbeziehungen vom Spätmittelalter bis zur Gegenwart, Köln, Böhlau Verlag, 2014, p. 103-114.
-
[20]
Concept fort heureux, que l’on pourrait mettre à profit de façon encore plus conséquente. Voir Lucien Bély, La société des princes, xvie-xviiie siècle, Paris, Fayard, 1999.
-
[21]
Christian Windler, La diplomatie comme expérience de l’Autre, op. cit., p. 40, 46-68 (cf. note 15).
-
[22]
Hillard von Thiessen, « Diplomatie vom type ancien : Überlegungen zu einem Idealtypus des frühneuzeitlichen Gesandtschaftswesens », in Hillard von Thiessen, Christian Windler (dir.), Akteure der Außenbeziehungen. Netzwerke und Interkulturalität im historischen Wandel, Köln, Böhlau Verlag, 2010, p. 471-503 ; Hillard von Thiessen, Diplomatie und Patronage. Die spanisch-römischen Beziehungen 1605-1621 in akteurszentrierter Perspektive, Epfendorf, Bibliotheca Academica Verlag, 2010.
-
[23]
Tilman Haug, Asymmetrische Außenbeziehungen, op. cit. (cf. note 14).
-
[24]
Nadir Weber, « Zusammengesetzte Diplomatie. Das Fürstentum Neuchâtel und die Außenbeziehungen der Könige von Preussen (1707-1806) », thèse sous la direction de Christian Windler, Université de Berne, 2013.
-
[25]
Pour des perspectives comparées, voir les études réunies dans Jean-François Chanet, Christian Windler (dir.), Les ressources des faibles. Neutralités, sauvegardes, accommodements en temps de guerre (XVIe-XVIIIe siècle), Rennes, PUR, 2009 ; Christian Windler, « Außenbeziehungen vor Ort. Zwischen “großer Strategie” und Privileg », Historische Zeitschrift, vol. 281, 2005, p. 593-619.
-
[26]
Nadir Weber, « Zusammengesetzte Diplomatie », op. cit. (cf. note 24).
-
[27]
Barbara Stollberg-Rilinger, « Zeremoniell als politisches Verfahren. Rangordnung und Rangstreit als Strukturmerkmale des frühneuzeitlichen Reichstags », in Johannes Kunisch (dir.), Neue Studien zur frühneuzeitlichen Reichsgeschichte, Berlin, Duncker & Humblot, 1997, p. 91-132 ; Barbara Stollberg-Rilinger, « Symbolische Kommunikation in der Vormoderne. Begriffe-Thesen-Forschungsperspektiven », Zeitschrift für Historische Forschung, vol. 31, 2004, p. 489-527.
-
[28]
Barbara Stollberg-Rilinger, Des Kaisers alte Kleider. Verfassungsgeschichte und Symbolsprache des Alten Reiches, München, Beck, 2008, p. 152-154.
-
[29]
André Krischer, Reichsstädte in der Fürstengesellschaft. Politischer Zeichengebrauch in der Frühen Neuzeit, Darmstadt, Wissenschaftliche Buchgesellschaft, 2006, p. 25-26.
-
[30]
Matthias Köhler, Strategie und Symbolik. Verhandeln auf dem Kongress von Nimwegen, Köln, Böhlau Verlag, 2011, p. 298-428.