Monde(s) 2019/2 N° 16

Couverture de MOND1_192

Article de revue

La guerre franco-prussienne et la Commune de Paris, 1870-1871, événements médiatiques « globaux » du XIXe siècle

Pages 159 à 181

Notes

  • [1]
    Daniel Dayan, Elihu Katz, Media Events: The Live Broadcasting of History (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1992). Voir la discussion proposée dans Andreas Hepp, Nick Couldry, “Introduction: Media Events in Globalized Media Cultures”, in Nick Couldry, Andreas Hepp, Friedrich Krotz, eds., Media Events in a Global Age (Abingdon: Routledge, 2010), p. 1-20.
  • [2]
    Orlando Figes, Crimea. The Last Crusade (London: Allen Lane-Penguins Books, 2010) ; Don Doyle, The Cause of All Nations. An International History of the American Civil War (New York: Basic Books, 2017) ; David T. Gleeson, Simon Lewis, eds., The Civil War as Global Conflict : Transnational Meanings of the American Civil War (Columbia: University of South Carolina Press, 2014).
  • [3]
    Même si l’ouverture vers de nouveaux espaces est sensible : Alexandre Dupont, « “Ayudemos a Francia” : les volontaires espagnols dans la guerre franco-allemande de 1870-1871 », Mélanges de la Casa de Velázquez, 2015/1, p. 199-219. Pour la Commune, les deux textes de référence restent : Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, PUF, 2009 ; Robert Tombs, Paris, Bivouac des révolutions, Paris, Libertalia, 2014. Un bon aperçu des pistes en cours : Marc César, Laure Godineau, Xavier Verdejo, « Regards sur la Commune de 1871 en France. Nouvelles approches et perspectives », Colloque international, Narbonne, 24-26 mars 2011.
  • [4]
    Quentin Deluermoz, Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 2019, ouvrage tiré de l’HDR soutenue en 2018 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « Ordres et désordres au XIXe siècle (France, Europe, empires) : une histoire sociale et culturelle », et un mémoire original intitulé « Commune(s), 1870-1871 » ; Quentin Deluermoz, “The Worlds of the Paris Commune (1871)”, in David Motadel, ed., The Global History of Revolutions (Cambridge: Cambridge University Press, 2019).
  • [5]
    Pour la France : Pierre Laborie, « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1988/1, p. 101-117 ; Brigitte Gaïti, « L’opinion publique dans l’histoire politique : impasses et bifurcations », Le Mouvement social, 2007/4, p. 95-104.
  • [6]
    Philippe Minard, Caroline Douki, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/5, p. 7-21 ; Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier, eds., The Palgrave Dictionary of Transnational History (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2009). Un exemple de ces difficultés, et des réponses possibles, pour l’échelle européenne dans Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l'époque contemporaine ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2010/5, p. 1207-1221.
  • [7]
    Dominique Kalifa, La culture de masse en France, t. 1 : 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001 ; Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 2 : de 1815 à 1870, Paris, PUF, 1969.
  • [8]
    Stéphane Lebecq (dir.), Histoire des îles britanniques, Paris, PUF, 2007.
  • [9]
    Michael Emery, Edwin Emery, The Press and America: An Interpretive History of the Mass Media (Englewood Cliffs, NJ: Prentice Hall, 1992, 7th ed.) ; Frank L. Mott, American Journalism, A History-1690-1960 (New York: MacMillan, 1962, 3rd ed.).
  • [10]
    Sur ces contrastes européens, Christophe Charle, La dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXe siècle, Paris, PUF, 2015 ; à l’échelle mondiale, Jürgen Osterhammel, The Transformation of the World: A Global History of the Nineteenth Century (Princeton: Princeton University Press, 2014), p. 29.
  • [11]
    Donald Read, The Power of News: the History of Reuters, 1849-1939 (Oxford: Oxford University Press, 1992) ; Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne, 1863-1914, Paris, Aubier, 1983.
  • [12]
    Centre des archives diplomatiques, La Courneuve (désormais CAD), correspondance politique (CP), Angleterre, courrier du 3 août 1870.
  • [13]
    Martti Koskiennemi, The Gentle Civilizer of Nations: The Rise and Fall of International Law 1870-1960, (Cambridge: University Press, 2004).
  • [14]
    CAD, CP, Brésil, Argentine, Japon (par exemple la circulaire du 6 septembre 1870 arrive le 15 octobre 1870 à Buenos Aires).
  • [15]
    Pour la Grande-Bretagne, Stefanie Markovits, The Crimean War in the British Imagination (Cambridge: Cambridge University Press, 2009).
  • [16]
    Caroline Chapman, Russell of the Times: War Despatches and Diaries (London: Bell &​ Hyman, 1984).
  • [17]
    Reuters Archives, Londres, George Douglas William’s Letters. Lettre du 7 novembre 1870, de Tours (où se trouve la délégation du gouvernement de la Défense nationale chargée de relancer l’effort de guerre). Je remercie John Entwistle, qui dirige l’équipe des archives Reuters, de m’avoir fait connaître ces lettres.
  • [18]
    Ibid., lettre du 10 janvier 1870.
  • [19]
    The Times, 5 septembre 1870.
  • [20]
    Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire social, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [21]
    CAD, CP, Uruguay.
  • [22]
    Une mise au point pour la Grande-Bretagne : Katie Watt, “Contemporary British Perceptions of the Paris Commune”, Cambridge, Historical tripos part II dissertation, 1999 ; pour l’Allemagne : Alexander Abusch, « Le retentissement de la Commune de Paris en Allemagne », Europe. Revue mensuelle, n° 64-65, avril-mai 1951, p. 167-174.
  • [23]
    Sur la circulation de l’information dans les villes indiennes : Chris Bayly, Recovering Liberties: Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire (Cambridge: Cambridge University Press, 2012). Les décomptes ont été obtenus à partir d’une recherche internet à partir du portail Proquest [https://www.dbu.univ-paris3.fr/fr/documents/301-tutoriel/5697-tutoriel-proquest] (consulté en mars 2019).
  • [24]
    Gordon M. Winder, “London’s Global Reach? Reuters News and Network 1865, 1881, and 1914”, Journal of World History (2010/2), p. 271-296.
  • [25]
    Soit des informations allant des agences vers le centre londonien, puis de ce centre aux agences.
  • [26]
    Simon Potter, News and the British World: The Emergence of an Imperial Press System (Oxford: Clarendon Press, 2003).
  • [27]
    Le travail de collecte des données et leur traitement sont en cours.
  • [28]
    La différence du total des mots entre nos données et celle de Gordon Winder laisse entendre que les modes de comptages n’ont pas été les mêmes, mais que les masses sont comparables.
  • [29]
    Notamment dans les dépêches Reuters, le Times, les journaux américains ou encore la presse mexicaine (par exemple l’édition du 10 avril et du 12 juin 1871 du Siglo XIX).
  • [30]
    Cité in Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre: Americans and the Paris Commune (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1998), p. 66.
  • [31]
    Par exemple dans les dépêches Reuters.
  • [32]
    Que nous suivons de nouveau ici : Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre, op. cit., p. 61-117 (cf. note 30).
  • [33]
    Samuel Bernstein, “The Impact of the Paris Commune in the United States”, The Massachusetts Review (1971/1), p. 435-446 ; Samuel Bernstein, “The American Press Views the Commune”, in Id., Essays in Political and Intellectual History (New York: Paine-Whitman Publishers, 1955), p. 169-183.
  • [34]
    New York World, “18 mai 1871”, in Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre, op. cit., p. 103 (cf. note 30).
  • [35]
    Michel Cordillot, Utopistes et exilés du Nouveau monde : des Français aux États-Unis, de 1848 à la Commune, Paris, Éditions Vendémiaire, 2013.
  • [36]
    Dan Berindei, “The Nineteenth Century”, in Dinu C. Giurescu, Stephen A. Fischer-Galați, eds., Romania: A Historic Perspective (New York: Columbia University Press, 1998), p. 222-227.
  • [37]
    Steven Soward, 25 Lectures on Modern Balkans History [http://staff.lib.msu.edu/sowards/balkan/] (consulté en mars 2019) ; Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
  • [38]
    Sur ce qui suit : Georges Haupt « La Roumanie », International Review of Social History (1972/1), p. 477- 489.
  • [39]
    CAD, CP, Bucarest, 24 mars 1871.
  • [40]
    Marcelo Segall, « En Amérique Latine. Développement du mouvement ouvrier et proscription », International Review of Social History (1972/1), p. 325-369.
  • [41]
    Cristian Gazmuri, El « 1848 » chileno: Igualitarios, reformistas, radicales, masones y bomberos, Santiago, Universitaria, 1999 [http://www.memoriachilena.gob.cl/archivos2/pdfs/MC0009044.pdf] (consulté en avril 2019) ; Sergio Grez Toso, « Les mouvements d'ouvriers et d'artisans en milieu urbain au Chili au XIXe siècle : 1818-1890 », thèse d’histoire, sous la direction d’Yves Lequin, soutenue à l’EHESS en 1990 ; Carlos Forment, Democracy in Latin America, 1760-1900 (Chicago: University of Chicago Press, 2003).
  • [42]
    Carlos Forment, id.
  • [43]
    El Voto del Pueblo (Guadalajara), June 29, 1862, in James Sanders, “The Vanguard of the Atlantic world, Contesting Modernity in Nineteenth-Century Latin America”, American Research Review (2011/2), p. 104-127, sp. p. 112.
  • [44]
    Certains ont été consultés en ligne, d’autres l’ont été à la bibliothèque de l’Ibero-Amerikanisches Institut (IAI, Berlin).
  • [45]
    2 mai 1871, lettre parisienne du 19 mars 1871, El Siglo XIX.
  • [46]
    10 août 1871, El Siglo XIX.
  • [47]
    18 août 1871, El Siglo XIX.
  • [48]
    20 août 1871, El Siglo XIX.
  • [49]
    James Sanders, “The Vanguard of the Atlantic World”, op. cit. (cf. note 43).
  • [50]
    Sur l’événement et la manière dont il bouleverse les grilles d’intelligibilité disponible : Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 5-20.
  • [51]
    Non qu’il n’ait pas d’écho plus direct dans les colonies, comme en Algérie, mais le périmètre de l’audience médiatique en tant que tel est celui-là (sur l’Algérie, nous nous permettons de renvoyer à Quentin Deluermoz, Commune(s), 1870-1871, op. cit. (cf. note 4).
  • [52]
    Nous suivons ici Clément Thibaut, « Idées et pratiques révolutionnaires », in Pierre Singaravélou, Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017, p. 123-136.

1Les événements médiatiques dits globaux font partie de notre paysage mental. Il n’y a qu’à songer pour s’en rendre compte aux échos des attentats du 11 septembre 2001, à la couverture des « printemps arabes » de 2010-2011 ou, de manière plus régulière, à la diffusion des Jeux olympiques d’hiver comme d’été. Ils ont fini par donner lieu à une notion de sciences sociales, objet de plusieurs mises au point par les spécialistes des médias. Les « événements médiatiques globaux », selon ces derniers, seraient liés à l’avènement de la télévision puis des réseaux sociaux contemporains. Ils s’articuleraient autour d’un scénario commun, se caractériseraient par une provisoire omniprésence auprès de l’audience concernée, par leur performativité, articulée autour de « centres » de référence, et par la sensation d’une expérience partagée. La notion fait encore l’objet de discussions sur une éventuelle continuité d’expériences, sur les enjeux géopolitiques ou sur la capacité d’intégration de ces événements [1]. Elle est par ailleurs utilisée de manière plus courante, sans que l’on sache alors ce qui est entendu exactement par « événement », ou par « global ».

2Le risque est donc grand de projeter une notion fragile et en apparence si contemporaine sur des périodes antérieures comme le xixe siècle. Mobiliser des questions du présent pour interroger le passé fait pourtant partie des gestes de l’historien, même si la démarche doit être effectuée avec précaution. Le détour par l’histoire permet d’enrichir les définitions implicites de la notion du présent, tandis qu’à l’inverse son usage peut aider à faire voir des aspects qui échappent initialement aux attentions. Par exemple, rappeler que le xixe siècle, où se combinent en Europe notamment globalisation et affirmation de l’État-nation, connaît une révolution dans les moyens de transport et de communication. L’installation dans le dernier tiers du siècle du télégraphe électrique et la pose des premiers câbles sous-marins assurent, par exemple, une mise en connexion inédite des espaces : les conditions d’un événement médiatique, disons transcontinental, sont réunies. Les réceptions de la guerre interimpériale de Crimée (1856) ou plus encore de la guerre de Sécession américaine (1861-1865) sont ainsi connues [2]. Mais cet usage peut aussi aider à forcer le regard pour des historiographies plus réticentes aux approches transnationales, pour de bonnes comme de mauvaises raisons, comme l’histoire de France.

3Ici, la guerre franco-prussienne et le « moment Commune » de l’année 1870-1871, sur lequel nous insisterons davantage, constituent des cas d’étude presque paradigmatiques. Un peu oubliée malgré son importance, la guerre franco-prussienne demeure en effet considérée sous un jour essentiellement nord-européen. Bien que restée sensible, dans une perspective assez diffusionniste, à la question des « échos », l’historiographie de la Commune de Paris s’est quant à elle surtout recentrée ces dernières décennies sur la capitale française, afin de mieux saisir la force de l’expérience communale [3]. Pourtant celui ou celle qui parcourt la presse internationale du temps ne manquera pas d’être surpris par l’abondance d’articles qui lui sont consacrés, dans les pays européens bien sûr, mais aussi aux États-Unis, en Amérique latine, en Australie et jusqu’en Inde. Aussi faut-il combler le vide qui sépare la situation historiographique de ce constat. Ces événements ne sont-ils pas aussi des événements médiatiques globaux ?

4Précisons d’emblée qu’il ne s’agit pas de peser leur portée en tant que telle, objet d’un autre travail [4], mais de s’intéresser plus spécifiquement à leur fabrique médiatique transnationale. Même circonscrits, les écueils d’une telle interrogation restent nombreux. La presse, au centre de cet article, n’est pas un objet d’étude facile. Les travaux concernant les réceptions médiatiques, au sein d’un même pays, ont donné lieu à d’abondants débats, toujours ouverts [5]. Or la difficulté est redoublée dans le cas des approches dites transnationales ou globales qui impliquent de considérer des espaces locaux, nationaux ou régionaux animés par des rythmes, des groupes et des problématiques différents, surtout si l’on veut aborder les appropriations et les usages qui sont faits localement [6]. Enfin se pose le problème, c’est l’intérêt de la notion invoquée, de la cohérence, de l’autonomie et des effets des circulations d’informations et de discours que l’on peut dégager à cette plus grande échelle. Le risque est grand, face à ces difficultés, de se contenter de juxtaposer des citations issues de différentes régions, d’en déduire une « audience » mondiale bien illusoire et de proposer des conclusions assez pauvres. Un autre enjeu de cet article consiste ainsi à proposer quelques pistes pour mener une telle enquête. Cela suppose un certain nombre de décisions. D’abord, même si le propos est centré autour de la Commune de Paris, bien partir de la guerre franco-prussienne qui ouvre la dynamique dans laquelle s’insèrent les diverses expériences communales françaises et coloniales, particulièrement en tout cas pour la réception médiatique internationale. Ensuite, considérer ensemble, dans leurs croisements et leurs dissonances, le processus de l’événement lui-même et ceux, multiples et décalés, de ses réceptions. Enfin, accepter qu’il ne soit pas possible de se saisir de l’ensemble des réceptions médiatiques de la Commune. Il convient donc d’opérer des choix dans les espaces et les sources étudiées : sont ici mobilisées une étude des télégrammes de l’agence de presse Reuters, une revue de presse de différents pays et une synthèse de travaux existants, complétée par des sondages ponctuels. Tout ne pourra pas être abordé, mais il s’agit ici d’appréhender cette dimension avec une certaine fermeté pour pouvoir débuter une analyse sur la consistance de cette résonance médiatique globale et les réinterprétations que cela suppose.

Les conditions de « l’actualité » en 1870 : le télégraphe, le reporter et la guerre

5Que les événements de l’année 1870-1871 suscitent une forte attention médiatique n’est pas une surprise : se succèdent en moins d’un an une guerre interétatique (commencée en juillet 1870), l’avènement d’une nouvelle république (le 4 septembre, en France), d’un Empire (le 18 janvier 1871, en Allemagne) et une révolution à caractère sociale sur le sol européen, dont chacun comprend qu’ils auront des conséquences géopolitiques majeures. Mais cela ne saurait suffire. Ils interviennent en quelque sorte au bon moment en termes médiatiques. Les modalités de circulations de l’information connaissent une profonde transformation depuis les années 1850, à différents niveaux. En France, avec la hausse de l’alphabétisation et l’amélioration des moyens techniques, le nombre de titres et de tirages explose. Le symbole en est Le Petit Journal, fondé en 1863 par Polydore Millaud, dont le tirage quotidien passe de 38 000 exemplaires à sa fondation, à 469 000 en 1869 [7]. La presse reste marquée par une grande diversité d’opinions et d’écriture, mais elle touche un public élargi. Le développement médiatique est plus net et plus précoce en Grande-Bretagne : dès les années 1830, un hebdomadaire comme le Penny Magazine touche un peu moins d’un million de lecteurs et sous l’ère victorienne, on recense environ 2 500 titres différents, de Londres ou de province, populaires ou engagés, quotidiens ou hebdomadaires illustrés [8]. Moins marquée en raison de la taille du pays, la situation est proche aux États-Unis. Les journaux ont connu un essor spectaculaire pendant la guerre de Sécession et le nombre de titres (quotidiens et magazines) est passé de 2 526 en 1850 à 5 800 en 1870 [9]. Le télégraphe, le chemin de fer et l’amélioration des postes permettent à certains titres comme le New York Tribune de devenir des organes nationaux. Cette expansion reste cependant géographiquement située : dans l’espace germanique, la presse demeure confinée à un lectorat plus bourgeois et à une audience régionale, tandis qu’en Italie le plus grand journal, Il Secolo, tire à 30 000 exemplaires en 1871. Plus loin, en Chine, la majorité des journaux sont créés par des étrangers [10]. Les situations sont variées, mais la tendance ascendante de la presse est manifeste.

6S’ajoutent surtout des dynamiques transnationales inédites que l’on voit à l’œuvre dès le début des combats. Ainsi en est-il des agences de presse [11]. Havas est créée en France 1831, suivie en 1851 de l’agence allemande Wolff et de la britannique Reuters. Ces organisations au pouvoir croissant finissent par signer des contrats de partage d’information qui aboutissent en janvier 1870 à un véritable découpage du monde en aires de diffusion des nouvelles. Leur importance se ressent dans le conflit franco-prussien, par exemple, à travers le traitement égal de l’information. Le 3 août 1870, l’agence Reuters envoie une lettre au consul français à Londres lui signifiant qu’elle « reçoit avec retard la dépêche de Paris » ; or « c’est l’impression produite par la première dépêche qui influence le public et la presse ». L’administration prussienne, elle, est plus réactive et, poursuit le représentant de l’agence, « pour éviter le reproche d’une partialité que je m’impose de devoir éviter, il m’importe de recevoir la version française [des événements militaires] plus rapidement [12] ». Le consul réagit immédiatement auprès du ministre : « Votre excellence n’ignore pas la publicité immense que cela donnerait à toutes ces communications. » Les bulletins officiels de la guerre sont alors envoyés directement du quartier général de l’armée française à l’agence britannique. La guerre de 1870 est une guerre de l’information, un enjeu d’autant plus important en cette période de redéfinition des critères de « civilisation » et « d’humanité » dans le droit international [13]. Il faut indiquer où se trouve la barbarie.

7L’amélioration des moyens de communication – bateaux à vapeur et lignes télégraphiques – est un autre facteur. Le chantier le plus important de ce point de vue est bien la pose des câbles sous-marins et notamment du câble transatlantique achevé en 1866 : alors que pendant la guerre de Sécession, les informations mettaient dix jours pour arriver en Europe (par bateau), elles passent désormais d’un continent à l’autre en quelques heures, avant d’être dupliquées sur les lignes télégraphiques intérieures. Ce réseau s’ajoute à d’autres, plus anciens, tel celui du Times dont les articles sont de longue date traduits à grande échelle, selon des circuits plus lents. De véritables routes de l’information s’organisent à la fin des années 1860. Les défaites françaises sont connues en quelques heures à Madrid, Saint-Pétersbourg ou New York. Mais la vitesse d’accès varie selon les régions : l’information met seize jours à arriver au Brésil, plus d’un mois en Argentine, entre un et deux mois au Japon [14]. La guerre et les événements politiques ne sont pas connus au même moment et cette diversité des rythmes est une donnée importante. Mais la connaissance des événements touche bien, selon de multiples déclinaisons, des espaces transcontinentaux.

8Reste à souligner le rôle des « correspondants » sur place, payés par les différents organes de presse. Le reportage de guerre paraît s’être cristallisé pendant la guerre de Crimée, entre 1854 et 1856, qui fit du siège de Sébastopol une « grande histoire » des années 1850 [15]. Sa pratique s’est systématisée et professionnalisée pendant la guerre de Sécession, les grands journaux américains ayant beaucoup investi pour proposer des nouvelles sûres et fraîches. Aussi des journalistes aguerris sont-ils disponibles au moment de la guerre franco-allemande. Tel est le cas du célèbre William Howard Russel, journaliste irlandais du Times qui a déjà couvert les vingt-deux mois de la guerre de Crimée, la révolte des Cipayes de 1857, la guerre de Sécession américaine, la guerre austro-prussienne de 1866 [16]. On trouve aussi sur le sol français le jeune correspondant de Reuters, George D. Williams, dont les lettres d’amours envoyées depuis la France à sa fiancée sont conservées aux archives du groupe Reuters. Entre deux élans enflammés, elles témoignent des conditions sur place. Il écrit le 7 novembre 1857 : « J’ai peu de temps et de disponibilités pour écrire les longues lettres que les gens attendent de moi. Ils veulent que je leur parle de la guerre et de ce que je pense et de prendre parti [17]. » Elles montrent aussi la concurrence entre grands titres pour obtenir les nouvelles les plus fraîches. « J’ai hâte ma chère, de faire du meilleur journalisme qu’à Reuters » raconte ainsi Williams lorsqu’il apprend que la Pall Mall Gazette, « un journal de haute classe », lui demande un spécimen de ses lettres pour faire un article [18]. Une certaine émulation s’observe entre journalistes et entre organes de presse.

9Outre l’intérêt des publics pour cette « actualité » d’un type nouveau, un dernier élément intervient : les imaginaires sociaux de portée internationale qui agissent comme une chambre d’écho et une grille de significations. Bornons-nous au cas de la France. Après 1789, 1830 et 1848, puis leurs résonances ou rejets à grande échelle, le pays apparaît comme le siège des révolutions par excellence. Le Times s’en amuse à l’annonce de la République : « L’histoire, après tout, se répète. Il se trouve que même la France, cette exception à toutes les règles, a ses orbites et ses cycles [19]. » Les feuilletages se combinent : la France est aussi vue comme une puissance industrielle et impériale ainsi qu’une terre de haute et ancienne culture, tant sur le plan intellectuel qu’artistique. Paris occupe ici une place non négligeable puisque la capitale des révolutions est aussi la « capitale du xixe siècle », selon la formule de Walter Benjamin. Elle illustre une certaine modernité politique et culturelle, tout juste incarnée dans les parcs, artères et grands magasins construits sous l’égide du préfet Haussmann. Cristallisant des tendances plus anciennes (tel le Paris Nouvelle Jérusalem des temps médiévaux), le « mythe de Paris » s’est fixé dans les années 1830 du romantisme européen et touche une audience qui dépasse les frontières françaises et européennes. Sa face lumineuse (Paris, capitale de la culture et de l’intelligence) comme sa face sombre (Paris, ville des bas-fonds) constituent des thèmes repris ou imités de la Russie aux États latino-américains [20]. Aussi des événements qui touchent ce pays et cette ville ne peuvent-ils laisser indifférents. Le bombardement de Paris, début janvier 1871, par la vive désapprobation qu’il suscite, en témoigne. Le consul français en Uruguay s’en fait écho le 1er mars :

10

« Les sympathies de tous nous resteront au milieu de notre ruine, parce que Paris ne cessera d’être le centre intellectuel où tous les étrangers voudront toujours faire un pèlerinage pour rendre hommage à cette capitale du monde civilisé [21]. »

11Non sans parti pris, il reprend le discours stéréotypé du moment.

Mesurer la résonance des événements

12Si les conditions sont réunies, comment, à présent, évaluer cette présence médiatique ? Bien des indices témoignent d’une audience européenne, atlantique voire globale des conflits de l’année 1871. Des travaux ont montré la réception britannique, allemande, ou états-unienne [22]. Des traces de réception peuvent être repérées en Chine ou en Inde, par le relais des journaux européens : le Times of India, qui informe les élites britanniques indiennes, ne compte pas moins de 100 articles traitant de « Paris » ou de la « Commune » pour la période couvrant mars à juillet 1871. Il s’agit en général de dépêches ou d’articles de journaux anglais, mais ceux-ci peuvent circuler ensuite parmi l’élite indienne, en anglais et ensuite dans une version traduite (mais nous n'avons pu vérifier ce dernier point [23]). La résonance des événements est vaste. Mais procéder ainsi ne suffit pas : le risque est grand de s’en tenir à une collection impressionniste d’indices dont le chercheur peut ensuite exagérer la portée.

13Une mesure plus précise peut être proposée en s’inspirant du travail de l’historien Gordon Winder. Ce dernier a suggéré d’évaluer la dimension globale de la ville de Londres à partir des télégrammes Reuters. L’idée peut être reprise, en la modifiant pour les besoins de la présente enquête [24]. La méthode consiste à relever tous les télégrammes envoyés par l’agence britannique pendant une semaine après un événement, à compter le nombre de mots qui lui est consacré et à comparer ce dernier avec celui des autres occurrences (selon un classement du type : informations politique, commerciale, militaire, diplomatique). De cette manière la présence discursive de l’événement par rapport à l’ensemble des informations circulant au même moment sur le réseau peut être documentée [25]. Or, celui de Reuters comprend la Grande-Bretagne, les États-Unis, le Canada, l’Afrique du Sud, l’Inde, l’Australie, une partie de l’Amérique latine et de l’Asie du Sud-Est. L’aire ne recouvre certes pas l’ensemble de l’information disponible et la masse de données envoyées depuis Londres atteint différemment ces espaces selon le mode d’accès (navire ou télégraphe) ou le type de contrats signés avec l’agence [26]. Mais la mesure reste pertinente : Reuters est la moins impliquée des trois agences dans le conflit, couvre la zone la plus vaste et ces informations suivent ensuite des circuits parallèles, en particulier sur les réseaux concurrents : ces télégrammes constituent un lieu d’observation satisfaisant de la circulation globale d’une information. Deux dates ont été retenues, le bombardement de Paris début janvier (2 au 8 janvier 1871) ; et le soulèvement du 18 mars qui mène à la Commune (18 mars-24 mars 1871). La première se justifie car le bombardement apparaissait dans les archives diplomatiques comme un moment d’émotion internationale d’une particulière intensité, et parce que la concentration temporelle et spatiale facilite la comparaison avec l’événement du 18 mars. Les résultats sont synthétisés dans les deux cartes suivantes.

Carte 1. La semaine du bombardement de Paris sur le réseau Reuters

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Carte 1. La semaine du bombardement de Paris sur le réseau Reuters

Carte 2. La semaine du soulèvement du 18 mars sur le réseau Reuters

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Carte 2. La semaine du soulèvement du 18 mars sur le réseau Reuters

14Ces documents montrent l’importance particulière prise par les événements de l’année 1870-1871 et leur distribution médiatique. Lors du bombardement de Paris, la guerre franco-prussienne occupe 46 % de l’information, un chiffre déjà élevé, puisqu’il s’agit de la part de cette actualité sur l’ensemble de l’information en circulation sur le réseau. Paris proprement dit – le bombardement et les épisodes politiques du début d’année 1871 – représente 2 % du total. Les proportions sont bouleversées avec le 18 mars : la France occupe cette fois 75 % de l’ensemble, loin devant l’Allemagne, puis les États-Unis. Et l’insurrection qui mène à la Commune de Paris représente à elle seule 64 % du total des informations, à un moment où les autres thèmes d’importance - le couronnement de l’Empereur Guillaume II, le traité de paix - ne manquent pas.

15Sans doute aurait-il fallu retenir d’autres dates pour pouvoir parler plus complètement de la « guerre de 1870 » (le 2 septembre, le 4 septembre [27]). Mais ces données montrent déjà combien la guerre franco-prussienne est largement médiatisée à grande échelle et comment la Commune, qui prend place dans la dynamique enclenchée avec le « lent glissement » (Jacques Rougerie) de l’année 1870 se singularise en la matière. Si ses effets sur la structuration territoriale et la puissance impériale française semblent moindres dans l’immédiat que les effets du conflit international, sa visibilité médiatique est remarquable. La structuration de l’information du réseau Reuters contribue sans doute à la surreprésentation parisienne (elle se focalise largement sur les capitales européennes). Mais les chiffres sont trop importants pour que la conclusion ne s’impose pas : entre mars et mai 1871, Paris est le centre du monde médiatique. Tout en restant conscient des limites du mode de comptage, la comparaison avec les données de Gordon Winder conforte ce caractère exceptionnel [28]. La semaine de l’assassinat de Lincoln en 1865, une semaine « normale » puisque la nouvelle n’atteint Londres qu’après cette période, les nouvelles venues d’Europe continentale représentent 56 % du total, celles de Paris 14 %. Dans celle qui suit l’assassinat du tsar Alexandre II en 1881, les quinze principales villes européennes constituent 62 % du total, et les informations provenant de Saint-Pétersbourg 37,7 %. L’information est moins fiable après l’assassinat de l’archiduc François Ferdinand en 1914, d’autant que les journaux puisent à d’autres sources. Certes, les manières de comparer doivent être interrogées ; on peut néanmoins soutenir que la Commune de Paris est l’un des événements les plus médiatisés au monde au xixe siècle.

16Tout aussi remarquable est la rapidité de cette attention médiatique, manifeste dès les premières heures du 18 mars 1871 (grâce au télégraphe). Qu’une révolution ait lieu dans la capitale des révolutions du xixe siècle suffit. La Commune de Paris se distingue ainsi du conflit franco-prussien, mais aussi des autres révolutions de province. Ni Marseille, ni Lyon, ni même la Commune d’Alger ou l’insurrection kabyle ne sont oubliées [29]. Mais ces mentions sont noyées dans la masse des mots consacrés à l’événement parisien. Paris fait écran. Penchons-nous sur son cas.

Des « impressions incomplètes d’observateurs » : trames narratives et brouillages factuels

17Que sait-on de ce qui se passe ? Très vite, journalistes et lecteurs constatent avec dépit que couverture médiatique ne signifie pas connaissance fiable des faits. Il « n’est pas possible de savoir avec certitude ce qui se passe à Paris », avoue le New York World en mai.

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« L’histoire de ce formidable conflit vient [à nous] dans les accents télégraphiques qui sont courts, concis, fragmentaires et sans qualité, réfléchissant jour par jour et heure par heure les impressions […] nécessairement incomplètes d’observateurs qui sont suffisamment proches du terrible drame pour être ébranlés par sa terreur, sans l’être assez pour analyser son action [30]. »

19La nature de l’information dépend en effet des conditions de la collecte. Le style télégraphique impose une manière d’écrire particulière, plus concise, centrée sur la recherche du « scoop » et des faits « remarquables », qu’attendent désormais les lecteurs.

20Cela est particulièrement sensible pour la presse américaine – au point que cette formule s’appelle l’American Way. Mais le phénomène concerne aussi en 1870-1871 la rédaction des dépêches télégraphiques de journaux de facture plus classiques, en français, anglais, espagnol ou allemand, qui s’insèrent dans des colonnes spécifiques. Les conditions rencontrées sur le terrain n’aident pas non plus, que ce soit pendant le conflit franco-prussien ou la Commune : les lignes télégraphiques sont coupées, sauf par intermittence, et les déplacements sont empêchés. Des journalistes, qu’ils travaillent pour des journaux français ou étrangers, tous pompeusement appelés « notre correspondant sur place », se trouvent dans la ville, souvent à proximité du quartier des ambassades. Mais la majorité observe les faits depuis Versailles ; et lorsqu’ils s’efforcent de rester distanciés, ils sont influencés par les nouvelles officielles ou par la virulence de la presse française. Quand ils proposent à l’inverse à des intervalles plus larges des articles de fond, reporters et éditorialistes se concentrent sur la signification historique ou sur les conséquences de l’événement davantage que sur ce que pourrait être le projet politique ou idéologique des communards. La Commune reste vue de loin. Aussi l’information en circulation sur le réseau et dans les journaux est-elle avant tout événementielle donc brute et fragmentée. Dans les premiers temps de l’insurrection les lecteurs connaissent les principaux protagonistes de cette histoire, individuels (Courbet, Cluseret, Assi, Varlin, etc.), ou collectifs (la Garde nationale, la Commune, les comités de vigilance) ainsi que leurs hauts faits (la proclamation de la Commune, le calme dans les rues, les attaques d’églises, le Comité de salut public). De même ils ont connaissance de la plupart des dépêches et déclarations, celles d’Adolphe Thiers, de l’État-major, comme de la Commune, dont certaines affiches sont traduites au moins en anglais, allemand ou espagnol et circulent à grande échelle [31]. Mais l’interprétation, elle, sous des formes aussi différentes qu’une réflexion argumentée ou un jugement hâtif, reste marquée du fait de cette distance par les stéréotypes évoqués sur la France, Paris ou la Révolution. La guerre, la République et les Communes sont l’objet d’un gigantesque tissu discursif, produit heure par heure, mais brouillé.

D’autres guerres, d’autres communes ? Réceptions nationales et régionales

21Cependant si cet événement rencontre une telle audience, c’est qu’en même temps que circulent ces trames narratives, la révolte parisienne fait l’objet de réappropriations régionale, nationale ou locale. Cette information à la fois précise et quasi abstraite qui concerne une guerre, la révolution, la France, trouve en effet écho dans de nombreux débats nationaux ou locaux. En certains endroits, pour un faisceau de raisons toujours spécifiques, elle révèle des lignes de discussions latentes, les déplace, finissant parfois par devenir une actualité domestique. Trois études de cas, centrées ici sur les débats politiques vont nous permettre d’apprécier le phénomène. Nous avons exclu pour les besoins de la démonstration les pays nord-européens et retenus d’une part des espaces centraux de la circulation médiatique de l’information, et d’autre part des espaces en apparence plus marginaux mais qui révèlent la richesse des appropriations possibles : les États-Unis, la Roumanie et le Mexique. Ce choix peut surprendre, mais compte tenu de l’ampleur des terrains possibles, une réduction est nécessaire : il correspond ici à la disponibilité de travaux existants ou à la richesse des documentations disponibles. De plus, il a le mérite de se sensibiliser à la variété des situations et des points de vue possibles. L’étude de ces cas aidera alors à sortir d’un modèle diffusionniste trop facilement adopté.

La Reconstruction contre la guerre civile : les États-Unis

22Comme nous l’avons suggéré, les événements de 1870-1871 et surtout la Commune sont devenus aux États-Unis un véritable événement national, le premier de cette ampleur selon Philipp Katz [32]. « Aucun thème économique ou politique aux États-Unis à l’exception de la corruption gouvernementale », concluait déjà l’historien Samuel Bernstein en 1971, « n’a reçu plus de gros titres dans la presse américaine des années 1870 que la Commune de Paris [33] ». Avant qu’elle s’achève, la Commune de Paris apparaît sous forme de gravures dans les plus grands hebdomadaires illustrés du temps, tels Frank Leslie’s Illustrated Newspaper, Every Saturday. Mais l’événement est aussi plus immédiatement un enjeu de débat politique dans les États-Unis de la Reconstruction : la “Civil War in Parisˮ pouvait difficilement échapper à la comparaison avec la ”US Civil Warˮ. Aussi la Commune se coule-t-elle dans les fractures du débat politique américain. Elles se partagent, pour reprendre l’analyse de Philipp Katz, entre sympathisants ou membres du Parti républicain et ceux du Parti démocrate, ainsi qu’entre Nord et Sud.

23Les débats commencent dès la guerre franco-prussienne. En juillet-aout 1870, les soutiens de la France regroupent les ex-confédérés (Napoléon III avait soutenu le Sud), les nombreux Irish Americans, et les Démocrates en réaction au militarisme prussien. Le Parti républicain et une majorité de citoyens du Nord sont favorables à la Prusse. La proclamation de la République le 4 septembre 1870 modifie ces partages. Le président Ulysses S. Grant, qui y voit le signe d’un développement de la République dans le monde, est l’un des premiers à reconnaître le gouvernement français. Certains Républicains opposés à l’Empire de Napoléon III commencent alors à soutenir la France. Cependant la convergence avec les positions des Démocrates ne va toujours pas de soi. Une autre partie de ces Républicains restent opposés à la jeune République française. Beaucoup parmi les élites nordistes préfèrent désormais le système des Best Men et se méfient de l’idée d’un gouvernement populaire comme du principe de l’autonomie locale.

24L’irruption de la Commune bouleverse encore les clivages. Le rejet des Républicains du Nord se confirme : que ce soit chez les conservateurs ou les radicaux, la Commune démontre à leurs yeux que la France n’est décidément pas capable d’avoir un gouvernement républicain. Pire : le gouvernement populaire de Paris menace de souiller les germes de la belle idée américaine de République :

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« Pour des années, note amèrement le New York Times le 4 avril, les crimes de la démocratie socialiste de Paris vont peser sur la liberté, et les demandes légitimes du peuple être confondues avec les idées et crimes sauvages des communistes français ».

26Les « horreurs » de la Commune sont également utilisées contre les adversaires démocrates ou sudistes : ils sont associés dans leur volonté de rejeter un État central qu’ils présentent comme légitime.

27Les Démocrates adoptent bien sûr un regard différent. La Commune reste chez eux une figure de la force illégitime, mais pour déconsidérer la Reconstruction. Le Démocrate du Nord Manton Marble, journaliste et propriétaire du New York World, la mobilise, par exemple, en insistant sur la tyrannie communarde pour dénoncer l’usage excessif d’un pouvoir centralisateur et partisan [34]. Parallèlement, Marble se sert aussi des événements parisiens pour souligner l’échec des sécessionnistes sudistes : tous deux auraient sali cette même belle idée selon laquelle les États ont des droits. La critique contre la Commune demeure constante chez les Démocrates du Sud, mais leur visée est cette fois encore décalée : même par opposition, l’événement français reste l’occasion de suggérer la valeur d’une révolte collective face à un pouvoir centralisateur et oppresseur.

28Certes, tous les journaux ne se livrent pas à de telles comparaisons, mais la Commune est l’occasion, pendant quelques semaines, d’une intense discussion sur la nature de la situation politique américaine. Dans un tel contexte, les soutiens sont minoritaires. Les quelques membres des sections américaines de l’Association internationale des travailleurs (AIT) prennent bien la défense de la Commune [35]. La fameuse féministe radicale Victoria Woodhull célèbre dans l’événement parisien la « République universelle ». Wendell Philipps, grande figure du mouvement abolitionniste, voit dans l’expérience de la Commune une extension des principes du républicanisme américain et un combat pour le droit à l’autogouvernement local. La question ouvrière n’est en revanche pas nettement posée (il faudra attendre la défense de Karl Marx après la fin mai 1871). Surtout les soutiens restent minces. La Commune se trouve ainsi réappropriée par les conflits partisans selon des lignes qui peuvent paraître aujourd’hui déroutantes. Elles montrent pourtant la manière dont la sécession parisienne est venue révéler et alimenter les débats latents d’une Amérique à peine sortie de la guerre civile : partagés entre centralisme et fédéralisme, souveraineté populaire et délégation de pouvoir, mouvement des travailleurs et capitalisme industriel.

Paris pour la liberté des peuples : l’exemple roumain

29Déplaçons-nous à présent en Roumanie. L’univers des Balkans du xixe siècle est tout autre. La Roumanie est un pays peu industrialisé et urbanisé : Bucarest atteint à peine 150 000 habitants et la paysannerie, tout juste libérée du servage, représente 4/5e de la population [36]. Les tirages de la presse sont limités et les informations d’Europe sont tirées des journaux anglais, français ou allemands : bien que les événements français soient plus proches en termes de distance géographique, leurs échos arrivent assourdis et ne concernent qu’une minorité d’individus issue de la petite bourgeoisie urbaine.

30L’intérêt de cette lecture n’en est pas moins vif. Ces élites éclairées sont en effet depuis longtemps imprégnées de culture française et beaucoup en parlent la langue. L’influence des révolutions du xixe siècle a également été forte. Les idéaux libéraux des années 1820, développés en Pologne ou dans la péninsule italienne pendant l’occupation napoléonienne ont eu ici un réel écho. Plus encore, le printemps des peuples de 1848 a joué un rôle décisif. Après l’insurrection, une constitution très libérale a été rédigée. Un sentiment national s’est développé parmi ces élites, dans sa version du temps, c’est-à-dire soucieux de reconnaissance des peuples et d’autodétermination [37]. L’élan révolutionnaire a été vite réprimé par les troupes turques et russes, mais ces idéaux et cette mémoire sont restés.

31Ils prennent d’ailleurs dans cette région une tonalité particulière. Celle-ci a été longtemps partagée entre trois zones d’influence, ottomane, hongroise, russe. Malgré la mise au pas de 1848, son autonomie (non l’indépendance) a été acquise lors de la guerre de Crimée. Puis l’unification sous le nom de Roumanie est réalisée, en 1857. La Roumanie est alors une monarchie constitutionnelle placée sous la loi ottomane et surveillée par l’Europe. Élu en 1859, le prince Alexandre Cuza est renversé par un coup d’État militaire en 1866, puis remplacé par Charles de Hohenzollern, cousin du roi de Prusse, sous le nom de Carol Ier. Une nouvelle constitution est instaurée et le gouvernement en place devient plus conservateur. S’ensuit une période d’instabilité politique encore sensible en 1870.

32Avec la domination impériale ottomane résiduelle, un roi d’ascendance prussienne, la mémoire de 1848 et l’intérêt pour la France, on comprend que la guerre, la République puis la Commune aient eu un impact. Dès le début des hostilités s’est déployé un vaste mouvement francophile dans les principales villes, dont les autorités impériales françaises se sont d’abord méfiées, en raison de leur caractère jugé subversif [38]. Près de 900 Roumains se sont engagés dans le conflit « pour la cause de la liberté ». Plus encore, la proclamation de la République a avivé un mouvement réunissant temporairement des groupes très divers : séparatistes moldaves plutôt conservateurs, partisans de Cuza, libéraux, radicaux (comme Constantin Alexandru Rossetti et son journal Românul), républicains et quelques rares socialistes. Tous sont unis dans leur opposition au Roi, identifié à la Prusse. Les tensions régionales s’accentuent à l’ombre des événements français : en mars une grande manifestation anti-allemande attaque l’ambassade d’Allemagne à l’occasion de l’anniversaire de Guillaume Ier et le ministère doit démissionner [39].

33Le déclenchement de la Commune après le 18 mars 1871 reste lu à travers ce prisme, d’une manière d’autant plus soutenue qu’est vite connue la présence symbolique de Roumains dans les rangs de la Garde nationale parisienne (ce sont souvent des étudiants restés sur place). Chez ces libéraux et radicaux roumains, la Commune apparaît en quelque sorte comme une promesse libérale, au sens du premier xixe siècle : force de la souveraineté nationale, reconnaissance des libertés publiques, promesse d’émancipation. Elle est lue comme une république communale issue d’un sursaut populaire contre l’envahisseur et la tyrannie. « À Paris, dit un de ces journaux, se décide le sort du monde libéral et par conséquent les Roumains doivent être intéressés par ces événements. » La Commune justifie ainsi le principe de la lutte contre le pouvoir en place et contre la tutelle ottomane. La dimension socialisante ou sociale est très peu perçue dans ce pays où les ouvriers sont peu nombreux et où les radicaux restent marqués par la version nationalitaire de 1848. Ce caractère commence à être connu mi-avril. Il est alors brandi par les conservateurs qui mettent en garde contre le danger « communiste ». L’agitation républicaine atteint néanmoins son maximum à ce moment, avant de s’essouffler. Puis le mouvement se brise lors des élections municipales de Bucarest, favorables aux conservateurs. Un lien est vite établi entre l’adhésion des libéraux à la Commune et cette victoire conservatrice : finalement, à la mi-mai, le débat des mois précédents est devenu impossible. La Commune comme promesse de libération des peuples, une idée que l’on trouve dans d’autres journaux à travers le monde au début de l’événement, est devenue inaudible, et pour longtemps.

La Commune, révolution du « Vieux Monde » : le regard mexicain

34Aborder le Mexique peut paraître incongru : le pays comme la région sont le plus souvent étudiés après la Commune, pour suivre l’établissement des sections de l’AIT [40]. Les événements français sont pourtant largement suivis par la presse. Cette lecture rétrospective tend en effet à négliger l’intense vie démocratique et associative qui anime dans les années 1840-1870 des pays comme le Chili, la Colombie ou justement le Mexique [41]. Dynamique dès le début du siècle, le mouvement associatif repart après la constitution de Ayutla (1857), qui instaure le suffrage universel masculin, et surtout après les Reform Wars en 1860. Il accompagne le développement de clubs politiques et de journaux. Ce mouvement se nourrit également pour la majorité de la population d’un fort courant de catholicisme civique. Et dans les années 1860-1870 les sociétés mutuelles et les associations de défense des droits ouvriers se développent, sur des bases parfois très égalitaires [42]. Ces modes de politisations, hors de l’État central, recoupent mal les oppositions politiques entre conservateurs et libéraux (plus présentes dans les villes), termes qui, en outre, correspondent mal aux significations européennes du temps, tous deux pouvant se reconnaître dans une forme de républicanisme. Ainsi dans cette région essentiellement rurale, partagée entre économie de subsistance et agriculture d’exportation, ponctuée de quelques centres industriels, une vie démocratique particulièrement riche et dynamique s’est-elle développée. Comme l’explique un journal de Guadalajara en 1862 pendant la guerre contre la France : le Mexique « représente les intérêts du nouveau monde, terre de démocratie, combattant les intérêts du Vieux Monde, terre de tyrannie et de dégradation humaine [43] ». L’attention au « modèle européen » reste forte parmi les élites, mais s’est développée depuis les années 1840 cette idée que la « vraie république », la république moderne, a trouvé son terreau de ce côté de l’Atlantique.

35Dans ces conditions, les événements de l’année 1870-1871 ne pouvaient manquer là non plus de susciter l’intérêt. Les événements français se révèlent très présents dans les journaux que nous avons consultés (La Voz del Pueblo, La Brujula, La Voz del Mexico, El Monitor Republican, El Federalista, El Socialista, El Siglo diez y Nueve[44]). L’écho peut être factuel ou plus développé comme dans l’un des principaux organes de presse du pays, le libéral El Siglo Diez y Nueve (El Siglo XIX). Il consacre chaque semaine ses cinq premières colonnes aux « lettres parisiennes » d’un correspondant sur place. Là aussi les principales dépêches et déclarations sont traduites en espagnol, comme la fameuse affiche de la Commune du 19 avril 1871, rendue disponible le 29 mai. Pour contrer une distance à la fois géographique et médiatique, les journaux multiplient les modes d’accès : la ligne télégraphique de Veracruz, les bateaux français ou anglais (via La Havane ou La Nouvelle-Orléans), ou encore la presse du Sud des États-Unis qui a reçu les nouvelles par télégraphe. Dans une même édition, la fraîcheur des informations varie ainsi de quelques jours à plus d’un mois : le Siglo XIX du 10 juin 1871 relate les nouvelles de la reconquête sanglante de Paris entre le 23 et le 28 mai, tandis que dans la livraison du 11 juin, le correspondant sur place décrit longuement la situation au 11 mai, en analysant à ce moment les arguments des deux parties. La situation française n’est pas vécue au même rythme selon les endroits.

36Comment les événements sont-ils perçus ? Suivons El Siglo XIX dont nous avons pu consulter la série complète : l’annonce de la République française en septembre 1870 est reçue positivement. Mais l’irruption de la Commune suscite l’interrogation, particulièrement de la part du correspondant parisien. Elle incarnerait selon lui le passage d’un extrême à l’autre, de la tyrannie de Napoléon III au désordre le plus complet. « Pauvre France, écrit-il le 19 mars 1871, il ne te manquait que la guerre civile, il ne te manquait que le drapeau rouge à la tête de l’Hôtel de ville, et que le drapeau noir sur le palais de Louis XIV [45]. » L’auteur développe peu à peu son argument principal, répété plusieurs fois : face à une chambre qui menace de ramener la monarchie en France, le mouvement de Paris a au moins aidé à maintenir les institutions républicaines. Le défaut de la Commune est d’être gouvernée par une « junte révolutionnaire » – expression évidemment lourde de sens – décidée à mener des « réformes socialistes » jugées « folles ». La sécession parisienne est donc allée trop loin alors que son programme initial, les franchises municipales, était légitime. Le thème du caractère excessif de la Commune est répandu. On le trouve sans surprise dans le conservateur et catholique La Voz del Mexico, mais aussi dans le radical El Federalista qui fait sienne les fameuses critiques adressées par Mazzini, alors traduites et diffusées par les journaux espagnols [46] : la circulation des lectures suit, on le voit, des « centres » multiples.

37Dans ce vaste bruissement, la lecture des positions plus conciliantes, telle celle du tout nouveau El Socialista, est particulièrement intéressante. Édité par des artisans qualifiés, il illustre le dynamisme des mouvements ouvriers mexicains. À lire ses premiers numéros, les Communards ont soutenu des idées républicaines et sociales justes (« abattre le clergé, la noblesse napoléonienne, annihiler le propriétaire »). Mais là encore, « ils sont allés beaucoup plus loin que ce à quoi on s’attendait [47] ». La violence est particulièrement visée. « Mexico ne comporte pas les mêmes éléments de destruction que la France, précise un autre article. Ici nos coutumes, même au milieu du retard dans lequel on nous dit, nos coutumes sont meilleures [48]. » Une idée similaire avait été proposée dans El Siglo XIX. Autrement dit, pour les plus enclins à la bienveillance, la Commune peut proposer des pistes politiques intéressantes comme le républicanisme communal ou l’association ouvrière, mais elle échoue dans leur réalisation. Prisonnière d’une France et d’une Europe écrasées par des années de soumission monarchique et de développement industriel, sa tentative manque de maturité, comme le montre la violence des deux camps. S’exprime ici la lecture du républicanisme latino-américain telle qu’analysée par l’historien James Sanders [49]. Selon lui les républicains mexicains du temps se pensent à l’avant-garde d’une certaine modernité politique. Plus précisément, ils opposent une modernité politique latino-américaine, fondée sur l’idée d’égalité, d’humanité et de liberté, à une modernité européenne fondée sur le développement économique et le renforcement de l’État-nation – mais dont le coût est le monopole des grandes industries, le racisme et le déni de démocratie. En ce sens la France est du côté du passé, tandis que la modernité politique et les « vrais républicains » sont de ce côté de l’Océan. Cette lecture républicaine mexicaine, qui donne accès à une tout autre définition de la « modernité » et de la « République », suggère la diversité possible des regards au moment de l’événement. Émergent ainsi des fabriques transnationales de la « Commune ». Par la suite, après la fin sanglante de l’insurrection parisienne, ces dernières vont se faire aussi écho entre elles, selon d’autres partages, générant un ensemble encore plus riche et complexe. Arrêtons-nous là cependant.

L’« année terrible » et la globalisation culturelle et politique des années 1860-1880

38La question se pose depuis le début de l’enquête : cette médiatisation transnationale et globale a-t-elle une incidence sur les événements parisiens ? Assez peu : du fait de la brièveté de l’épisode, et malgré leurs appels à l’universel, les communards n’en ont que partiellement conscience. Cette dimension en revanche joue un rôle important après les faits et explique pour partie le vaste impact qu’a vite eu la Commune [50]. Il est possible à présent de revenir sur les interrogations initiales de cet article.

39À quel type d’événement, et à quel type de globalité avons-nous affaire ? Le constat de cette discordance des rythmes importe, dans le cas présent et pour l’interprétation des phénomènes médiatiques transnationaux en général. Durant la guerre franco-prussienne, la corrélation entre les faits militaires et la médiatisation paraît forte, du fait de l’intermédiaire des États, et dans la mesure où cette médiatisation fait partie des enjeux du conflit. Cela explique notamment les luttes pour le contrôle de l’information et l’effort d’autonomie de certains organes de presse. Avec la Commune s’observe une dissociation entre l’événement parisien, malgré ses appels au « regard du monde », et sa couverture. Cela procède du filtre versaillais ainsi que des logiques professionnelles, régionales et culturelles qui animent cette attention. Aussi la Commune fait-elle événement en deux temps au moins : en soi, par la résurgence révolutionnaire et la transformation des rapports sociaux et politiques à Paris, et, de manière décalée, par cette audience médiatique exceptionnelle qui se met rapidement en place.

40Sa portée globale, elle, est bien sûr circonscrite : le continent africain, d’immenses portions du continent asiatique ou encore de nombreuses zones rurales européennes n’ont pas connaissance de l’événement. L’histoire dite globale cependant ne vise pas la planète entière, mais cherche à appréhender des phénomènes de portée transcontinentale. Ici, le jeu de résonances et d’appropriations concerne selon un arc d’intensité variable l’espace européen au sens large, l’Empire ottoman, l’espace atlantique (surtout le continent américain), ainsi que, par le relais impérial, la Méditerranée, certains espaces asiatiques (l’Inde, les ports de la côte orientale chinoise) ou pacifique [51] (Australie).

41Par ailleurs, le « global » dont il est question ici ne désigne pas un état stable mais des chaînes d’interdépendances asymétriques. Ce jeu de résonances et de dissonances indique ainsi en premier lieu le poids politique et symbolique de la France, deuxième puissance impériale du temps. Il montre aussi un espace partagé de circulation des informations et des perceptions, sous la forme d’un intertexte qui traverse non sans modifications les barrières linguistiques. Sa texture, fractale et hétérogène, mériterait une analyse plus poussée (il ne s’agit pas d’une « opinion publique internationale »). Mais on peut d’ores et déjà considérer le « moment Commune » comme un temps particulier de mise en connexion d’espaces et de groupes divers qui s’ignorent parfois les uns les autres tout en se trouvant ainsi reliés : en ce sens il est un des moments du processus de globalisation des années 1850-1870. Enfin, force est de constater que ces appropriations extra-nationales, et même extra-européennes sont actrices du phénomène et donnent de l’ampleur à la Commune, qui se voit ainsi chargée d’autant de sens et d’enjeux symboliques nouveaux [52]. Cette ouverture fournit alors des indices pour mieux comprendre le décalage qui a longtemps troublé les historiens entre l’événement lui-même, relativement bref et intensément réprimé, et sa remarquable réception symbolique et politique. Cette caractéristique apparaît d’ailleurs plus nettement encore après quelques années lorsque se précisent les appropriations anti- et pro-communardes (notamment marxiste et anarchiste) et que se poursuivent une myriade d’appréciations tantôt convergentes, tantôt concurrentes, tout aussi difficile à saisir. Cette histoire s’avère en tout cas immédiatement – et non sans disjonction – tout à la fois française, européenne, impériale et globale.

42Bien des questions restent ouvertes (comme l’existence d’imaginaires partiellement partagés sur la longue distance). Mais l’idée était ici de se saisir de cette dimension médiatique transnationale et ses possibles effets interprétatifs. De manière incidente, la présente analyse suggère en outre que la fabrique des « événements médiatiques globaux » actuels ne naît pas après 1945 et qu’elle s’appuie sur des mémoires pliées, des imaginaires partiellement partagés et des conflits d’appropriations d’une bien plus grande profondeur historique.


Mots-clés éditeurs : Commune de Paris, journaux, histoire globale, histoire transnationale, Guerre franco-prussienne

Mise en ligne 15/11/2019

https://doi.org/10.3917/mond1.192.0159

Notes

  • [1]
    Daniel Dayan, Elihu Katz, Media Events: The Live Broadcasting of History (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1992). Voir la discussion proposée dans Andreas Hepp, Nick Couldry, “Introduction: Media Events in Globalized Media Cultures”, in Nick Couldry, Andreas Hepp, Friedrich Krotz, eds., Media Events in a Global Age (Abingdon: Routledge, 2010), p. 1-20.
  • [2]
    Orlando Figes, Crimea. The Last Crusade (London: Allen Lane-Penguins Books, 2010) ; Don Doyle, The Cause of All Nations. An International History of the American Civil War (New York: Basic Books, 2017) ; David T. Gleeson, Simon Lewis, eds., The Civil War as Global Conflict : Transnational Meanings of the American Civil War (Columbia: University of South Carolina Press, 2014).
  • [3]
    Même si l’ouverture vers de nouveaux espaces est sensible : Alexandre Dupont, « “Ayudemos a Francia” : les volontaires espagnols dans la guerre franco-allemande de 1870-1871 », Mélanges de la Casa de Velázquez, 2015/1, p. 199-219. Pour la Commune, les deux textes de référence restent : Jacques Rougerie, La Commune de 1871, Paris, PUF, 2009 ; Robert Tombs, Paris, Bivouac des révolutions, Paris, Libertalia, 2014. Un bon aperçu des pistes en cours : Marc César, Laure Godineau, Xavier Verdejo, « Regards sur la Commune de 1871 en France. Nouvelles approches et perspectives », Colloque international, Narbonne, 24-26 mars 2011.
  • [4]
    Quentin Deluermoz, Commune(s) 1870-1871. Une traversée des mondes au XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 2019, ouvrage tiré de l’HDR soutenue en 2018 à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne : « Ordres et désordres au XIXe siècle (France, Europe, empires) : une histoire sociale et culturelle », et un mémoire original intitulé « Commune(s), 1870-1871 » ; Quentin Deluermoz, “The Worlds of the Paris Commune (1871)”, in David Motadel, ed., The Global History of Revolutions (Cambridge: Cambridge University Press, 2019).
  • [5]
    Pour la France : Pierre Laborie, « De l’opinion publique à l’imaginaire social », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 1988/1, p. 101-117 ; Brigitte Gaïti, « L’opinion publique dans l’histoire politique : impasses et bifurcations », Le Mouvement social, 2007/4, p. 95-104.
  • [6]
    Philippe Minard, Caroline Douki, « Histoire globale, histoires connectées : un changement d’échelle historiographique ? », Revue d’histoire moderne et contemporaine, 2007/5, p. 7-21 ; Akira Iriye, Pierre-Yves Saunier, eds., The Palgrave Dictionary of Transnational History (Basingstoke: Palgrave Macmillan, 2009). Un exemple de ces difficultés, et des réponses possibles, pour l’échelle européenne dans Christophe Charle, « Peut-on écrire une histoire de la culture européenne à l'époque contemporaine ? », Annales. Histoire, Sciences sociales, 2010/5, p. 1207-1221.
  • [7]
    Dominique Kalifa, La culture de masse en France, t. 1 : 1860-1930, Paris, La Découverte, 2001 ; Claude Bellanger, Jacques Godechot, Pierre Guiral, Fernand Terrou (dir.), Histoire générale de la presse française, t. 2 : de 1815 à 1870, Paris, PUF, 1969.
  • [8]
    Stéphane Lebecq (dir.), Histoire des îles britanniques, Paris, PUF, 2007.
  • [9]
    Michael Emery, Edwin Emery, The Press and America: An Interpretive History of the Mass Media (Englewood Cliffs, NJ: Prentice Hall, 1992, 7th ed.) ; Frank L. Mott, American Journalism, A History-1690-1960 (New York: MacMillan, 1962, 3rd ed.).
  • [10]
    Sur ces contrastes européens, Christophe Charle, La dérégulation culturelle. Essai d’histoire des cultures en Europe au XIXe siècle, Paris, PUF, 2015 ; à l’échelle mondiale, Jürgen Osterhammel, The Transformation of the World: A Global History of the Nineteenth Century (Princeton: Princeton University Press, 2014), p. 29.
  • [11]
    Donald Read, The Power of News: the History of Reuters, 1849-1939 (Oxford: Oxford University Press, 1992) ; Michael B. Palmer, Des petits journaux aux grandes agences. Naissance du journalisme moderne, 1863-1914, Paris, Aubier, 1983.
  • [12]
    Centre des archives diplomatiques, La Courneuve (désormais CAD), correspondance politique (CP), Angleterre, courrier du 3 août 1870.
  • [13]
    Martti Koskiennemi, The Gentle Civilizer of Nations: The Rise and Fall of International Law 1870-1960, (Cambridge: University Press, 2004).
  • [14]
    CAD, CP, Brésil, Argentine, Japon (par exemple la circulaire du 6 septembre 1870 arrive le 15 octobre 1870 à Buenos Aires).
  • [15]
    Pour la Grande-Bretagne, Stefanie Markovits, The Crimean War in the British Imagination (Cambridge: Cambridge University Press, 2009).
  • [16]
    Caroline Chapman, Russell of the Times: War Despatches and Diaries (London: Bell &​ Hyman, 1984).
  • [17]
    Reuters Archives, Londres, George Douglas William’s Letters. Lettre du 7 novembre 1870, de Tours (où se trouve la délégation du gouvernement de la Défense nationale chargée de relancer l’effort de guerre). Je remercie John Entwistle, qui dirige l’équipe des archives Reuters, de m’avoir fait connaître ces lettres.
  • [18]
    Ibid., lettre du 10 janvier 1870.
  • [19]
    The Times, 5 septembre 1870.
  • [20]
    Dominique Kalifa, Les bas-fonds. Histoire d’un imaginaire social, Paris, Le Seuil, 2013.
  • [21]
    CAD, CP, Uruguay.
  • [22]
    Une mise au point pour la Grande-Bretagne : Katie Watt, “Contemporary British Perceptions of the Paris Commune”, Cambridge, Historical tripos part II dissertation, 1999 ; pour l’Allemagne : Alexander Abusch, « Le retentissement de la Commune de Paris en Allemagne », Europe. Revue mensuelle, n° 64-65, avril-mai 1951, p. 167-174.
  • [23]
    Sur la circulation de l’information dans les villes indiennes : Chris Bayly, Recovering Liberties: Indian Thought in the Age of Liberalism and Empire (Cambridge: Cambridge University Press, 2012). Les décomptes ont été obtenus à partir d’une recherche internet à partir du portail Proquest [https://www.dbu.univ-paris3.fr/fr/documents/301-tutoriel/5697-tutoriel-proquest] (consulté en mars 2019).
  • [24]
    Gordon M. Winder, “London’s Global Reach? Reuters News and Network 1865, 1881, and 1914”, Journal of World History (2010/2), p. 271-296.
  • [25]
    Soit des informations allant des agences vers le centre londonien, puis de ce centre aux agences.
  • [26]
    Simon Potter, News and the British World: The Emergence of an Imperial Press System (Oxford: Clarendon Press, 2003).
  • [27]
    Le travail de collecte des données et leur traitement sont en cours.
  • [28]
    La différence du total des mots entre nos données et celle de Gordon Winder laisse entendre que les modes de comptages n’ont pas été les mêmes, mais que les masses sont comparables.
  • [29]
    Notamment dans les dépêches Reuters, le Times, les journaux américains ou encore la presse mexicaine (par exemple l’édition du 10 avril et du 12 juin 1871 du Siglo XIX).
  • [30]
    Cité in Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre: Americans and the Paris Commune (Cambridge, Mass.: Harvard University Press, 1998), p. 66.
  • [31]
    Par exemple dans les dépêches Reuters.
  • [32]
    Que nous suivons de nouveau ici : Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre, op. cit., p. 61-117 (cf. note 30).
  • [33]
    Samuel Bernstein, “The Impact of the Paris Commune in the United States”, The Massachusetts Review (1971/1), p. 435-446 ; Samuel Bernstein, “The American Press Views the Commune”, in Id., Essays in Political and Intellectual History (New York: Paine-Whitman Publishers, 1955), p. 169-183.
  • [34]
    New York World, “18 mai 1871”, in Philipp Katz, From Appomattox to Montmartre, op. cit., p. 103 (cf. note 30).
  • [35]
    Michel Cordillot, Utopistes et exilés du Nouveau monde : des Français aux États-Unis, de 1848 à la Commune, Paris, Éditions Vendémiaire, 2013.
  • [36]
    Dan Berindei, “The Nineteenth Century”, in Dinu C. Giurescu, Stephen A. Fischer-Galați, eds., Romania: A Historic Perspective (New York: Columbia University Press, 1998), p. 222-227.
  • [37]
    Steven Soward, 25 Lectures on Modern Balkans History [http://staff.lib.msu.edu/sowards/balkan/] (consulté en mars 2019) ; Anne-Marie Thiesse, La création des identités nationales : Europe, XVIIIe-XIXe siècle, Paris, Le Seuil, 1999.
  • [38]
    Sur ce qui suit : Georges Haupt « La Roumanie », International Review of Social History (1972/1), p. 477- 489.
  • [39]
    CAD, CP, Bucarest, 24 mars 1871.
  • [40]
    Marcelo Segall, « En Amérique Latine. Développement du mouvement ouvrier et proscription », International Review of Social History (1972/1), p. 325-369.
  • [41]
    Cristian Gazmuri, El « 1848 » chileno: Igualitarios, reformistas, radicales, masones y bomberos, Santiago, Universitaria, 1999 [http://www.memoriachilena.gob.cl/archivos2/pdfs/MC0009044.pdf] (consulté en avril 2019) ; Sergio Grez Toso, « Les mouvements d'ouvriers et d'artisans en milieu urbain au Chili au XIXe siècle : 1818-1890 », thèse d’histoire, sous la direction d’Yves Lequin, soutenue à l’EHESS en 1990 ; Carlos Forment, Democracy in Latin America, 1760-1900 (Chicago: University of Chicago Press, 2003).
  • [42]
    Carlos Forment, id.
  • [43]
    El Voto del Pueblo (Guadalajara), June 29, 1862, in James Sanders, “The Vanguard of the Atlantic world, Contesting Modernity in Nineteenth-Century Latin America”, American Research Review (2011/2), p. 104-127, sp. p. 112.
  • [44]
    Certains ont été consultés en ligne, d’autres l’ont été à la bibliothèque de l’Ibero-Amerikanisches Institut (IAI, Berlin).
  • [45]
    2 mai 1871, lettre parisienne du 19 mars 1871, El Siglo XIX.
  • [46]
    10 août 1871, El Siglo XIX.
  • [47]
    18 août 1871, El Siglo XIX.
  • [48]
    20 août 1871, El Siglo XIX.
  • [49]
    James Sanders, “The Vanguard of the Atlantic World”, op. cit. (cf. note 43).
  • [50]
    Sur l’événement et la manière dont il bouleverse les grilles d’intelligibilité disponible : Alban Bensa, Éric Fassin, « Les sciences sociales face à l’événement », Terrain, n° 38, 2002, p. 5-20.
  • [51]
    Non qu’il n’ait pas d’écho plus direct dans les colonies, comme en Algérie, mais le périmètre de l’audience médiatique en tant que tel est celui-là (sur l’Algérie, nous nous permettons de renvoyer à Quentin Deluermoz, Commune(s), 1870-1871, op. cit. (cf. note 4).
  • [52]
    Nous suivons ici Clément Thibaut, « Idées et pratiques révolutionnaires », in Pierre Singaravélou, Sylvain Venayre (dir.), Histoire du monde au XIXe siècle, Paris, Fayard, 2017, p. 123-136.
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