Notes
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[1]
Voir précisément à ce sujet l’ambitieux et impressionnant livre collectif dirigé par Jay Winter : La Première Guerre mondiale, vol. 1 : Combats ; vol. 2 : États ; vol. 3 : Sociétés, Paris, Fayard, 2013-2014.
-
[2]
Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale (1871-1931). La France conquise par son Empire, Paris, Éditions Autrement, décembre 2002, p. 117.
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[3]
Lieutenant-Colonel Charles Mangin, La force noire, Paris, Hachette, 1910.
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[4]
Marc Michel, Les Africains et La Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
-
[5]
Mireille Le Van Ho, Des Vietnamiens dans la Grande Guerre. 50 000 recrues dans les usines françaises, Paris, Vendémiaire, 2014.
-
[6]
Reiner Pommerin, “South Africa in World War I. The Buildup of the Union Defence Force and World War I”, colloque « Des Balkans au monde. Entrer en guerre (1914-1918). Échelle globale, échelles locales », Paris UNESCO, 13-15 novembre 2014 (cette contribution ne fait pas partie de ce présent numéro).
-
[7]
Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 119.
-
[8]
Santanu Das, L’Inde dans la Grande Guerre. Les cipayes sur le front de l’Ouest, traduit de l’anglais par Guy Debord et Annie Perez, Paris, Gallimard-Ministère de la Défense-DMPA, 2014.
-
[9]
René Girault, Peuples et nations d’Europe au xixe siècle, Paris, Hachette, coll. Carré Histoire, 1996.
- [10]
-
[11]
Alexandre Avakian, « La presse franco-britannique et la violence de masse contre les Arméniens dans l’Empire ottoman (1915-1918) », mémoire de maîtrise, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005. Voir aussi : Robert Frank, « Émotions mondiales, internationales et transnationales (1822-1932) », Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, 2012, p. 47-70.
-
[12]
Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; Gérard Noiriel, La tyrannie du national : le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991.
-
[13]
Olivier Compagnon, L’adieu à l’Europe. L’Amérique latine et la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2013.
-
[14]
Alya Aglan, Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre-monde, 2 vol., Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2015.
1Cent ans après la Grande Guerre, il est temps de décentrer les regards, d’esquisser enfin une histoire globale du conflit [1]. Tel a été l’objectif du colloque intitulé « Des Balkans au monde. Entrer en guerre (1914-1918). Échelle globale, échelles locales » qui s’est tenu au siège de l’UNESCO du 13 au 15 novembre 2014. Soutenue par la Mission du Centenaire 14-18 (qu’elle en soit ici remerciée), cette rencontre internationale d’historiens était organisée par le Comité international des Sciences historiques, qui a pu fournir ses ressources en historiens venus du monde entier, et par l’UMR SIRICE. Il en résultera bientôt un ouvrage collectif qui mettra l’accent sur les différentes « entrées en guerre » et la progressive mondialisation du conflit.
2Mais la richesse de ce colloque et sa problématique tout à fait conforme à celle de la revue Monde(s) nous ont incités à opérer une sélection de sept articles pour nourrir la présente livraison autour du thème : « 1914-1918 hors d’Europe ». À cet ensemble a été ajouté un débat sur un livre, La Turquie dans la Grande Guerre 1914-1918. De l’Empire ottoman à la République de Turquie, avec la réponse de son auteur, Odile Moreau. Il s’agit donc de s’éloigner des focales habituelles, de sortir d’Europe et des tranchées de France – sauf pour évoquer les nombreux extra-Européens qui les ont connues –, de faire le tour du monde, du Canada aux Balkans, du Proche-Orient à l’Inde, à la Chine, au Japon, et de l’Australie à l’Argentine.
3Ce voyage planétaire a l’avantage d’évaluer l’onde de choc sur les cinq continents et de mesurer la mondialité de cette Grande Guerre. Ces textes font comprendre de quoi celle-ci est à la fois reflet et facteur et donc en quoi il convient de préciser nos approches d’historiens dans trois domaines : l’histoire globale de ce conflit est à bien des égards une histoire coloniale, car, à l’époque, la perception des rapports entre les continents s’effectue essentiellement à travers le prisme des empires dits coloniaux ; l’histoire transnationale de cette guerre est paradoxalement une histoire transnationale des nations, plus précisément une histoire transnationale de certaines constructions nationales, de processus d’identification à une nation, phénomènes à laquelle cette guerre donne une dimension mondiale ; l’histoire culturelle doit être mobilisée aussi, car les contemporains, surtout s’ils sont hors d’Europe, ont pris très vite conscience des enjeux civilisationnels du cataclysme : la brutalisation, essentiellement européenne, a changé le regard du monde sur le monde, c’est-à-dire sur la place de l’Europe dans le monde, en interrogeant la notion de civilisation et sur la légitimité de la « mission civilisatrice » des Européens à travers les continents.
La perspective mondiale : le prisme colonial
4Sans doute, l’entrée en guerre des États-Unis en 1917 qui contribue fortement à la mondialisation du conflit, n’est pas un fait colonial. Ni celle du Brésil et d’autres États d’Amérique latine quelques semaines ou quelques mois plus tard. Néanmoins, dès 1914, le conflit est mondial, et pas seulement européen, tant le poids des Empires britannique et français lui donne cette dimension incontestablement planétaire, et ce, pendant toute sa durée. Par ailleurs, pour nombre d’Européens et de non Européens, le monde en guerre est lui-même vu alors sous un prisme colonial.
5Soulignons que l’utilisation des troupes coloniales s’effectue dans des proportions encore jamais atteintes. Le cas de l’empire français est connu : 175 000 Algériens, 40 000 Marocains, 80 000 Tunisiens, 180 000 combattants d’AOF (Afrique-Occidentale française) et d’AEF (Afrique-Équatoriale française), 41 000 Malgaches, 49 000 Indochinois, soit un total de 565 000 coloniaux dont 97 100 tués ou disparus, à comparer avec huit millions de soldats mobilisés en métropole et 1 400 000 tués [2]. Sur la participation de l’Afrique subsaharienne, des ouvrages examinant les mythes et réalités de la « force noire », une formule inventée avant la guerre par le lieutenant-colonel Mangin [3], ont examiné en détail l’impact de la guerre et de l’engagement des Africains sur le continent. Inspirées par le travail de Marc Michel [4], diverses actions (colloques, expositions) ont mis en lumière l’engagement des troupes coloniales, de l’Afrique en passant par Madagascar et le Vietnam [5]. Un nouvel imaginaire colonial se construit, modifiant à la fois le regard des colonisateurs sur ces troupes qui viennent à la rescousse et celui des colonisés qui découvrent la métropole à travers la vie des tranchées. La propagande, comme l’atteste l’affiche ici représentée, tente de construire ce nouveau « nous » face à l’ennemi, un « nous » de l’époque qui paraît aujourd’hui caricaturalement paternaliste.
6Les contributions de la présente édition de Monde(s) traitent de l’autre Empire, le plus grand, celui sur lequel « le soleil ne se couche jamais », et qui fait que le monde d’alors était à bien des égards britannique. La mobilisation de cet Empire est impressionnante, en particulier celle des dominions : 650 000 Canadiens dont 425 000 sur le front occidental ; 416 000 Australiens et un peu plus de 130 000 Néo-Zélandais (dont respectivement 330 000 et 90 000 en France et en Belgique) ; 200 000 Sud-Africains, essentiellement engagés contre l’Afrique du Sud-Ouest allemande, ceux qui étaient envoyés en France étant principalement des Blancs du fait de la ségrégation raciale : apprendre l’usage des armes à feu à un nombre élevé de Noirs comportait trop de risques pour le pouvoir blanc. Pourtant, en août 1914, le South African Native National Congress (SANNC), créé en 1912, ancêtre de l’ANC, assure le gouvernement de la loyauté de la population noire. Significative est la réponse du ministre de la Défense :
« La guerre actuelle est un conflit qui trouve son origine au sein des populations blanches d’Europe. Le gouvernement tient à empêcher l’engagement de ses citoyens indigènes et de couleur dans une guerre contre des Blancs [6]. »
8Le nombre de morts dans les dominions est important : 61 000 Canadiens, 60 000 Australiens, 18 150 Néo-Zélandais, 12 452 Sud-Africains (dont 8 325 Blancs, 3 136 Noirs et 893 hommes de couleur ou Indiens). Certes, ces dominions n’ont officiellement pas le choix et entrent en guerre automatiquement avec le Royaume-Uni et en même temps que lui. Mais le consentement est là. En 1914, on compte près de 40 000 volontaires au Canada, le mouvement étant nettement plus fort chez les anglophones que chez les francophones. Geoff Keelan insiste dans son article sur les différentes batailles où la contribution canadienne a été décisive, bien signalée par l’historiographie anglophone : c’est le cas en particulier de la bataille de Vimy en avril 1917, où a été construit entre 1925 et 1932 un imposant monument commémoratif. Un poème du soldat canadien John McCrae, In Flanders, composé en 1915, contribue à rendre populaire dans tout le monde britannique les Poppies, les coquelicots, ces fleurs couleur de sang :
“In Flanders fields the poppies blow/Between the crosses, row on row,/That mark our place; and in the sky/The larks, still bravely singing, fly/Scarce heard amid the guns below./We are the Dead. Short days ago/We lived, felt dawn, saw sunset glow/Loved, and were loved, and now we lie/In Flanders fields”.
10Pour les Australiens et les Néo-Zélandais, Joan Beaumont montre la force du sentiment d’allégeance à l’Empire. Nombreux sont les volontaires : 14 000 en Nouvelle-Zélande dès la première semaine, plus de 52 000 en Australie en quatre mois. Leur double patriotisme – leur patrie, mais aussi la « mère patrie » dont ils sont originaires –, le goût de l’aventure, la volonté d’en découdre avec le « Boche », la générosité de la solde, la perspective de retrouvailles familiales en Grande-Bretagne, voilà un grand nombre de motivations qui expliquent le succès de l’appel aux armes. Très intéressante est la description nuancée que donne Joan Beaumont de « l’ambiance de 1914 » et qui rejoint les analyses de Jean-Jacques Becker pour la France, de Gerd Krumeich pour l’Allemagne et d’Adrian Gregory pour le Royaume-Uni : il ne faut pas surinterpréter les quelques scènes d’enthousiasme ; non, cette fièvre, si elle a existé, fut brève ; le patriotisme n’a pas tardé à prendre un visage grave, celui d’une résolution tranquille, fondée sur la volonté de faire son devoir. Les batailles où Australiens et Néo-Zélandais sont engagés marquent la mémoire de ces pays : l’attaque – intéressée – des colonies allemandes du Pacifique, et surtout le glorieux désastre de Gallipoli, le 25 avril 1915. Après cette date, l’engagement des volontaires procède plutôt, rappelle Joan Beaumont, du « mystère de la “seconde acceptation” » selon l’expression de Stéphane Audoin-Rouzeau et d’Annette Becker [7], de la volonté de rebond après la défaite, afin que cette guerre juste soit assurée de la victoire finale.
11L’Empire britannique, ce ne sont pas seulement les dominions. Les colonies sont mises à contribution, l’Inde surtout. La masse des Indiens engagés dans le conflit est impressionnante : 1 400 000, dont 50 000 perdent la vie, qui ont principalement servi en Mésopotamie sur le front ottoman. Près de 140 000 sont venus en France et en Belgique : 90 000 combattants et 50 000 travailleurs. Les premières troupes indiennes, la division Lahore, arrivent à Marseille dès le 26 septembre 1914. L’Indian Expeditionary Force A fait partie du corps expéditionnaire britannique (BEF) et combat sur le front occidental jusqu’en octobre 1915. Les lourdes pertes subies ainsi que la difficile adaptation au climat incitent le commandement à transférer la plus grande partie de ces forces en Égypte et au Proche-Orient. Il reste un corps de cavalerie qui participe aux batailles de la Somme en 1916 et de Cambrai en octobre 1918. Au total, fait peu connu, 9 000 Indiens sont morts en France, dont 4 742 à la bataille de Neuve-Chapelle en mars 1915 et plus de 3 000 en une seule journée, six mois plus tard, à la bataille de Lavantie, le 25 septembre. Un hommage leur est rendu en 1927 avec l’inauguration du mémorial de Neuve-Chapelle, au cours de laquelle le maréchal Foch prononce ces paroles :
« Rentrez chez vous dans le lointain pays d’Orient baigné de soleil, et faites savoir au monde entier comment vos compatriotes ont trempé de leur sang la terre froide du nord de la France et des Flandres comment, avec un courage exemplaire, ils l’ont délivrée en luttant au corps à corps avec un ennemi redoutable ; faites également savoir à l’Inde tout entière que nous veillerons sur leur tombe avec la même dévotion que méritent nos morts [8]. »
13Nul doute que l’expérience de cette guerre a renforcé en Inde le mouvement de contestation de la domination coloniale. L’écho des débats qui ont lieu dans le subcontinent parvient aux oreilles du jeune étudiant indien à Oxford : Kavalam M. Panikkar, futur historien, journaliste et diplomate. L’article de Rita Paolini analyse les différentes prises de conscience de ce jeune homme de vingt ans, sur lequel nous reviendrons.
14La Grande Guerre est une guerre coloniale aussi pour une puissance non européenne : le Japon, qui entend agrandir le domaine impérial qu’il a créé après ses victoires contre la Chine en 1895 et la Russie en 1905. Le cas japonais est particulier. Si les puissances coloniales européennes ont utilisé leurs empires, ont fait peser leur poids dans le conflit, ont eu l’ambition de les agrandir après la victoire – et les vainqueurs ne se sont pas privés de le faire aux dépens de l’Allemagne et de l’Empire ottoman en 1919-1920 –, leur entrée dans le conflit ne résulte pas de ce besoin d’expansion. Les buts de guerre coloniaux ne sont définis qu’une fois les hostilités déclarées. Non que les rivalités impérialistes entre Européens n’aient pas existé au début du xxe siècle, mais leur question est résolue après l’accord conclu à l’issue de la seconde crise marocaine opposant la France et l’Allemagne en 1911. L’origine du cataclysme européen de 1914 est balkanique et non plus coloniale. Le Japon au contraire, allié de la Grande-Bretagne depuis 1902 et nouveau venu dans la course aux colonies, déclare la guerre à l’Allemagne, avec l’objectif délibérément colonial d’arracher les Îles Marianne, Marshall et Caroline au Reich, ce que les Britanniques l’invitent à faire, et de substituer l’influence nippone à l’influence allemande dans la province chinoise du Shandong, en particulier dans le port de Qingdao (Tsing Tao selon l’ancienne transcription). L’article de Shinji Asada met en perspective les différents enjeux du siège japonais de cette ville. Celle-ci est mieux connue aujourd’hui pour sa bière, qui symbolise à la fois la première mondialisation impériale – celle de la Belle Époque, avec la création par les Allemands de la brasserie en 1903 –, et la mondialisation actuelle avec le succès planétaire de cette marque. En 1914, l’enjeu est évidemment tout autre : le siège de Qingdao, qui dure du 31 octobre au 7 novembre, constitue à la fois la principale bataille de l’Empire du Soleil Levant et un jalon essentiel dans la stratégie d’expansion japonaise en Chine. L’originalité de la contribution de Shinji Asada est de décrire l’implication des Chinois dans ce siège – la façon dont ils sont utilisés, ainsi que leur vie quotidienne –, de développer le point de vue de ces « coloniaux » face aux Allemands et aux Japonais, face aux anciens et aux nouveaux dominateurs.
Les constructions nationales
15La Grande Guerre a été une grande fabrique d’identités nationales et, paradoxalement, il est possible de faire une histoire transnationale de ces phénomènes nationaux. Une histoire transnationale qui marche sur ses deux jambes : « l’approche historienne » transnationale, démarche de l’historien qui, dépassant le cadre national, compare plusieurs exemples à travers les frontières ; « l’objet historique » lui-même que les circulations d’idées et de pratiques à travers les mers et les territoires transforme au point d’altérer ses caractères d’origine, y compris son caractère national s’il en avait un. En somme, les processus de nationalisation opérés par le premier conflit mondial peuvent donner lieu à des comparaisons, en même temps qu’il est important d’étudier la façon dont ils se sont influencés les uns les autres. Il convient aussi d’établir des distinctions, comme celle que René Girault a proposée entre nationalismes d’existence et nationalismes de puissance [9]. Dans le premier cas, les nationalistes se battent pour que leur nation devienne ou redevienne un État, ou pour qu’elle accède au moins à un degré supplémentaire d’autonomie politique dans l’empire multinational ou colonial où elle est située. Le second cas concerne des États-nations constitués où les nationalistes exacerbent le sentiment national pour revendiquer en politique intérieure un exécutif plus fort, voire autoritaire contre tous les « diviseurs » de la nation, et revendiquent pour celle-ci plus d’influence, voire plus de territoires à l’extérieur des frontières : ces projets extérieurs peuvent contribuer à compléter la « nationalisation » de la société et de l’État-nation.
16En 1914, le nationalisme japonais, on l’a vu, est essentiellement « de puissance ». Celui des grandes puissances européennes belligérantes aussi, mais elles sont soucieuses en outre de leur sécurité, donc de leur « existence ». Cet engrenage de peurs existentielles a joué un rôle fondamental dans le processus menant à la conflagration dans les semaines suivant l’attentat de Sarajevo, au moins autant que les rêves de puissance. La situation est plus claire pour les nations qui, en Europe, sont soumises à un ensemble impérial : la guerre a constitué, pas nécessairement de façon immédiate d’ailleurs, parfois seulement dans le « dernier quart d’heure » de 1918, une occasion pour faire triompher leur « nationalisme d’existence », en accédant à une existence étatique renouvelée ou créée par le démembrement des empires, empires centraux et Russie. Dans l’autre camp, le Royaume-Uni n’échappe pas à ce phénomène avec la révolte irlandaise. Ainsi la Grande Guerre clôt victorieusement ce long cycle du mouvement des nationalités en Europe qui, avec ses succès et ses échecs, a parcouru tout le xixe siècle. Mais elle ouvre une ère nouvelle, celle du renforcement spectaculaire des nationalismes d’existence extra-européens. Elle constitue une transition entre le siècle des constructions nationales en Europe et le siècle de la mondialisation de ce phénomène.
17Précisément, presque toutes les contributions montrent comment la Grande Guerre a accéléré les phénomènes d’identification nationale hors d’Europe. Dans les dominions, ces nationalismes d’existence ne partent pas de rien puisque le régime d’autonomie interne, le self-government, existe déjà. Au Canada, ce sont les anglophones qui proclament que le Canada « est né sur les champs de bataille en Europe et plus particulièrement sur la crête de Vimy en 1917 » (Geoff Keelan). Les Québécois sont plutôt réticents à cette idée canadienne. Ils préfèrent voir la naissance de leur identité propre dans la bataille de Courcelette en septembre 1916, au cours de laquelle s’est distingué le 22e bataillon, seul bataillon francophone de l’armée canadienne, ou dans leur refus de la conscription décidée par Ottawa en 1917. La guerre de 1914-1918 fonde certes le Canada contemporain, mais il est constitué par deux identités et deux peuples. La situation est plus simple pour les Australiens et les Néo-Zélandais, même s’ils connaissent des débats passionnés autour de la conscription, les premiers la refusant, les seconds l’acceptant. L’acte de naissance de leurs nations respectives s’écrit autour de la mémoire de la défaite du 25 avril 1915 à Gallipoli. Les idées d’Ernest Renan, développées dans sa célèbre conférence prononcée le 11 mars 1882 à la Sorbonne intitulée « Qu’est-ce qu’une nation ? », trouvent ici leur confirmation : le vouloir vivre ensemble ne se nourrit pas seulement des souvenirs de gloire, mais aussi de la mémoire de « la souffrance en commun » : « En fait de souvenirs nationaux, les deuils valent mieux que les triomphes, car ils imposent des devoirs, ils commandent l’effort en commun [10]. »
18En tout cas, grâce à la Grande Guerre, les dominions déjà autonomes gagnent leurs galons pour l’indépendance qui sera acquise entre 1926 et 1931 (de la conférence impériale au Statut de Westminster), ce qui justifie la notion de Commonwealth.
19L’article de Julio Djenderedjian montre aussi comment l’Argentine, indépendante depuis longtemps, continue de se construire en jouant de la neutralité précisément pour marquer son identité face aux États-Unis, face aussi au Brésil qui choisit l’autre solution, celle de l’entrée en guerre en 1917.
20Pour les constructions nationales encore balbutiantes, le premier conflit mondial est un moment essentiel. L’on sait comment la Déclaration Balfour de 1917 renforce le développement du projet sioniste. À cet égard l’article de Yaron Harel est original, car il montre l’intéressante exportation de cette idée nationale en direction de l’Empire ottoman pendant la guerre, par les exilés juifs de Palestine, récemment venus d’Europe centrale (Ashkénazes), auprès des juifs de Damas, Sépharades, dont la présence en Syrie est très ancienne. Toutes sortes de moyens sont utilisés, y compris linguistiques : les premiers se mettent à apprendre l’hébreu aux seconds. Il convient de poser la question de la représentativité du sionisme dans la communauté juive : s’il s’est développé du fait de la Grande Guerre, comment mesurer sa progression ? On pourrait se garder de surestimer ce phénomène en arguant du fait que les juifs qui ont combattu dans les rangs des armées européennes (et américaines) ont précisément interprété leur engagement comme une preuve de leur intégration dans les sociétés où ils vivent. La réflexion sur la confrontation entre soldats juifs des deux côtés d’une frontière nationale a indéniablement nourri l’idée sioniste, mais les anciens combattants juifs ont tiré une grande fierté de leur expérience patriotique dans « leurs » pays d’Europe et n’ont pas adhéré au mouvement. Les jeunes gens qui partent en Palestine dans les années 1920 n’ont pour la plupart pas vécu la guerre. Or, aux yeux de Yaron Harel, la guerre de 1914-1918 est la matrice de la naissance de l’État d’Israël de 1948 plus que la Seconde Guerre mondiale. N’y a-t-il pas là risque de glissement vers un raisonnement téléologique ? En effet, sans la Seconde Guerre mondiale, la Shoah et le début de la Guerre froide, la naissance d’Israël était-elle une évidence ? Rien n’est moins sûr mais cette analyse enrichit incontestablement le débat. Plus complexe encore, mais non moins stimulante, serait la question de la naissance de l’identité arabe moderne au cours de cette Grande Guerre et au moment de la décomposition de l’Empire ottoman en parallèle à la construction d’une nouvelle identité turque.
21Quant au nationalisme indien d’existence, il se manifeste à partir de deux courants, l’un modéré, l’autre extrémiste. À ce titre, l’exemple de Panikkar est très révélateur. Rita Paolini analyse son ambivalence face aux deux positions : il met en doute l’idée que la Grande-Bretagne veuille bien récompenser l’effort de guerre des Indiens et donner suite d’elle-même aux exigences des modérés. Mais en même temps, il souhaite tenir compte de l’action des États princiers qui lui semblent bien refléter la diversité du pays. Il a aussi, à partir d’Oxford, une vision transnationale des nationalismes et des irrédentismes dont il analyse le renforcement grâce à la guerre qui attire l’attention sur la question des nationalités, ainsi que leurs contradictions, comme celle entre Italia Irredenta et Serbia Irredenta. Certes il fait une erreur d’analyse, car l’irrédentisme italien d’avant-guerre n’affronte pas le nationalisme serbe, mais plutôt, après-guerre, la nouvelle identité yougoslave qui inclut des territoires croates ou slovènes visés par l’Italie. Néanmoins, l’important est sa comparaison entre nationalisme indien et nationalismes en Europe, avec toute la série de prises de conscience qui en découlent pour lui.
22Cette vision transnationale des nations se voit aussi à la Dotation Carnegie dont les idées et les actions sont décrites par Nadine Akhund-Lange et Stéphane Tison. Ses dirigeants « soutiennent ouvertement le processus de construction de la nation » tout en dénonçant le nationalisme de puissance. La guerre de 1914-1918 se termine bien par le triomphe des nations sur les empires, du moins sur les empires territoriaux européens et l’Empire ottoman – mais non sur les empires coloniaux. Ce triomphe, qui est incarné par la nouvelle Société des Nations, se veut aussi la victoire des démocraties.
Brutalisation et civilisation
23Pourtant les nations, même démocratiques, ont été brutales. Les non Européens ont été confrontés à la brutalisation sur le front européen et balkanique. Les Canadiens, Australiens, Néo-Zélandais, Indiens, en font l’expérience.
24Sur les différents fronts ottomans que le livre d’Odile Moreau a l’avantage de décrire dans leur grande extension géographique, des Dardanelles au Golfe persique et du Caucase au Sinaï, la brutalisation est à l’ordre du jour. Le génocide arménien de 1915-1916 en est le plus tragique exemple, génocide perpétré par les Turcs, mais pour lequel la « coresponsabilité » allemande est posée, aujourd’hui, et aussi à l’époque en France et en Grande-Bretagne : l’indignation s’exprime immédiatement et fortement dans la presse de ces pays. Le « Boche » n’est évidemment pas oublié, car il s’agit d’insister sur l’idée que l’Allemagne, alliée de la Turquie, est complice et responsable du crime, que les empires centraux sont du côté de la barbarie et que la guerre pour les Français et les Britanniques est bien une guerre pour le droit et la civilisation [11].
25Il y a également les exemples de « purification ethnique » : le terme est certes anachronique mais ce procédé cruel est utilisé. Le triomphe des nations sur les empires peut se muer en ce que Dzovinar Kévonian appelle, empruntant la formule à Gérard Noiriel, la « tyrannie du national », celle qui chasse les populations minoritaires ou considérées comme allogènes [12]. Ces phénomènes sont également évoqués dans l’ouvrage d’Odile Moreau. Lorsqu’un empire multinational se « nationalise » comme l’Empire ottoman en guerre, il crée la catégorie de l’ennemi de l’intérieur contre lequel la brutalisation est le fait de l’État, de l’autorité centrale, et non de l’ennemi. Nombreux sont en réalité les déplacements qui consistent à éloigner de la frontière des populations jugées susceptibles de trahir. Ainsi les déplacements sont tout d’abord un avatar du conflit avant – dans certains cas – d’en devenir une conséquence. Ils sont aussi parfois la justification de l’irrédentisme qui prétend réunir un même peuple sur un même territoire quitte à envahir ce dernier. Les atrocités commises contre ces populations sont, d’une part, légitimées par la crainte de la trahison car elles sont une manière d’infliger à des civils une défaite que l’on ne peut infliger à l’ennemi, et d’autre part, elles viennent chez les victimes confirmer la nécessité de se libérer de l’oppresseur.
26La question des « responsabilités de guerre » vue hors d’Europe est aussi extrêmement pertinente. Dans le monde, où certes l’influence culturelle britannique et française est dominante, les empires centraux ont perdu très tôt la guerre de l’image hors des pays belligérants, comme le montrent les contributions de Julio Djenderedjian et de Nadine Akhund-Lange et Stéphane Tison. Vus hors d’Europe, les péchés originels de 1914 sont de leur côté : l’Autriche qui déclare la guerre à la Serbie, l’Allemagne qui déclare la guerre à la Russie ainsi qu’à la France et qui viole la neutralité de la Belgique. Le péché de 1917 est aussi dénoncé : la guerre sous-marine à outrance mondialise la conscience de la faute allemande et précipite l’entrée en guerre des États-Unis et du Brésil, qui suit l’exemple de son ancienne métropole, le Portugal, engagé dans le conflit depuis 1916. Cette année 1917 étend également à l’échelle de la planète les risques pris dès lors par le commerce international qui devient l’otage des puissances en conflit. À cet égard la situation de l’Argentine est intéressante puisque sa neutralité la met à la merci des deux camps. Les attaques allemandes contre certains de ses navires marchands provoquent non seulement de l’émotion mais leur répétition pourrait remettre en cause la neutralité qui est critiquée par un courant d’opinion nationaliste de plus en plus puissant. Les enjeux économiques viennent contrebalancer cette tendance dans une société jusque-là entièrement tournée vers l’Europe et méfiante vis-à-vis des États-Unis. Ces derniers sont jugés dominateurs et cette nouvelle perception nécessite une redéfinition de l’idée nationale en direction de l’Espagne, son ancienne métropole, dont la neutralité devient un nouveau modèle.
27En définitive c’est toute la civilisation européenne qui est remise en question, pas seulement celle représentée par les empires centraux. Dans les colonies apparaît une perception de « l’homme blanc » comme capable de barbarie organisée à grande échelle contre ses propres congénères. L’Amérique latine, à bien des égards, fait son « adieu à l’Europe », pour reprendre la belle expression d’Olivier Compagnon [13], tant les sociétés de cette région du monde sont choquées par la barbarie guerrière dont est capable cette civilisation jusqu’alors admirée et copiée. Julio Djenderedjian confirme largement ce changement de paradigme en Argentine, même si ce pays regarde encore vers l’Espagne qui se tient précisément hors de la guerre. Hors d’Europe, la déseuropéanisation du monde commence-t-elle donc dans les imaginaires ?
Une guerre-monde ?
28Il peut se révéler utile ici d’opérer une comparaison avec la Seconde Guerre mondiale, récemment présentée comme une « guerre-monde [14] ».
29Comme pour la Seconde Guerre mondiale, il convient de déconstruire la datation traditionnelle du conflit pour pouvoir prendre en compte sa dimension mondiale. La remise en question de la chronologie (1914-1918 ou 1939-1945) offre la possibilité de continuer à décentrer le regard sur ces deux guerres, de sortir de la vision eurocentriste ou, pour la Grande Guerre, de la perception franco-anglo-germano-austrocentriste. De même qu’il convient de faire commencer le second conflit en 1937, voire en 1931 pour inclure l’Asie, de même il faut avoir à l’esprit qu’en Europe, Balkans compris, les dates de début et de fin du premier conflit ne coïncident pas. Les entrées en guerre sont décalées et l’issue est différée soit en raison du règlement plus tardif de la paix, ou de la poursuite des combats : 1915-1918 pour l’Italie, 1912-1918 pour la Bulgarie et la Roumanie avec pour cette dernière la rupture de 1916 ; une véritable guerre de Dix ans (1912-1922) pour la Grèce et la Turquie. Si l’on regarde maintenant à l’échelle planétaire, il est évident que les bornes 1914-1918 ne conviennent pas non plus, en particulier pour l’Amérique. Cette différenciation longtemps éclipsée par l’armistice de novembre 1918 se retrouve également dans le bilan de la guerre. Là où les Alliés ne voient et ne thématisent que la victoire, les autres ressentent l’amertume de la défaite, sans parler des victoires à la Pyrrhus vécues par certains. Le démantèlement des deux grandes entités multinationales et notamment de l’Empire ottoman entraîne des conséquences qui vont bien au-delà de l’Europe et l’on pourrait en dire autant de l’impact de la Révolution russe dont l’idéologie a vocation à transcender les frontières nationales. De même, les déplacements et échanges de populations qui affectent l’Asie mineure et le Moyen-Orient sont-ils des éléments générés par le conflit européen mais dont les répercussions le dépassent.
30La perception de la Grande Guerre selon la dichotomie vainqueurs-vaincus introduit une variable d’analyse qui se révèle pertinente, non seulement sur le plan bien connu du redécoupage géopolitique de l’Europe, mais aussi au niveau colonial et auprès des dirigeants des nationalités émergentes. Les anciens repères et modèles définis par l’Europe n’exercent plus le monopole de l’attraction : ils sont soit concurrencés par d’autres jugés plus autochtones, soit remplacés par des constructions identitaires empruntées à un héritage « national » fait de références historiques et religieuses comme en Inde, ou même bibliques pour le sionisme.
31La Première Guerre mondiale est-elle pour autant une « guerre-monde » ? Elle est moins mondiale que la Seconde, car de plus vastes parties de la planète sont épargnées. Par ailleurs, si la guerre d’Europe et les guerres d’Orient sur les fronts ottomans sont assez connectées pendant la Grande Guerre, la guerre en Asie orientale est complètement déconnectée, ce qui n’est pas le cas avec le conflit suivant, où les États-Unis font le trait d’union à partir de 1941 entre guerre européenne et guerre asiatique, entre les batailles de l’Atlantique et du Pacifique. Les deux guerres mondiales sont totales, mais « le monde en soi » ainsi créé s’étend à un bien plus grand nombre de régions pendant le second conflit, Asie et Océanie comprises. De plus, le prisme colonial est plus fort pendant la Grande Guerre, un prisme qui fait écran aux perceptions du monde et maintient l’Europe au centre, bien plus que lors de la Seconde Guerre mondiale où les métropoles sont coupées des colonies, Grande-Bretagne mise à part.
32Finalement, un regard sur la Grande Guerre décentré par rapport à l’Europe permet de mieux voir sa place centrale, encore centrale. La déseuropéanisation du globe terrestre est encore trop balbutiante pour ne pas voir dans ce conflit, certes planétaire, autre chose que la guerre d’une Europe-monde.
Notes
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[1]
Voir précisément à ce sujet l’ambitieux et impressionnant livre collectif dirigé par Jay Winter : La Première Guerre mondiale, vol. 1 : Combats ; vol. 2 : États ; vol. 3 : Sociétés, Paris, Fayard, 2013-2014.
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[2]
Pascal Blanchard, Sandrine Lemaire (dir.), Culture coloniale (1871-1931). La France conquise par son Empire, Paris, Éditions Autrement, décembre 2002, p. 117.
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[3]
Lieutenant-Colonel Charles Mangin, La force noire, Paris, Hachette, 1910.
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[4]
Marc Michel, Les Africains et La Grande Guerre. L’appel à l’Afrique (1914-1918), Paris, Karthala, 2003.
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[5]
Mireille Le Van Ho, Des Vietnamiens dans la Grande Guerre. 50 000 recrues dans les usines françaises, Paris, Vendémiaire, 2014.
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[6]
Reiner Pommerin, “South Africa in World War I. The Buildup of the Union Defence Force and World War I”, colloque « Des Balkans au monde. Entrer en guerre (1914-1918). Échelle globale, échelles locales », Paris UNESCO, 13-15 novembre 2014 (cette contribution ne fait pas partie de ce présent numéro).
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[7]
Stéphane Audoin-Rouzeau, Annette Becker, 14-18, retrouver la guerre, Paris, Gallimard, 2000, p. 119.
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[8]
Santanu Das, L’Inde dans la Grande Guerre. Les cipayes sur le front de l’Ouest, traduit de l’anglais par Guy Debord et Annie Perez, Paris, Gallimard-Ministère de la Défense-DMPA, 2014.
-
[9]
René Girault, Peuples et nations d’Europe au xixe siècle, Paris, Hachette, coll. Carré Histoire, 1996.
- [10]
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[11]
Alexandre Avakian, « La presse franco-britannique et la violence de masse contre les Arméniens dans l’Empire ottoman (1915-1918) », mémoire de maîtrise, université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2005. Voir aussi : Robert Frank, « Émotions mondiales, internationales et transnationales (1822-1932) », Monde(s). Histoire, espaces, relations, n° 1, 2012, p. 47-70.
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[12]
Dzovinar Kévonian, Réfugiés et diplomatie humanitaire : les acteurs européens et la scène proche-orientale pendant l’entre-deux-guerres, Paris, Publications de la Sorbonne, 2004 ; Gérard Noiriel, La tyrannie du national : le droit d’asile en Europe (1793-1993), Paris, Calmann-Lévy, 1991.
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[13]
Olivier Compagnon, L’adieu à l’Europe. L’Amérique latine et la Grande Guerre, Paris, Fayard, 2013.
-
[14]
Alya Aglan, Robert Frank (dir.), 1937-1947. La guerre-monde, 2 vol., Paris, Gallimard, Folio Histoire, 2015.