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Article de revue

Intellectuels catholiques ?

Réflexions sur une éclipse

Pages 109 à 124

Notes

  • [1]
    Daniel Lindenberg, Marc-Olivier Padis, « La fin des intellectuels ? Entretien avec Jacques Julliard et Michel Winock », Esprit, mai 2000, p. 106-107.
  • [2]
    Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, p. 14 sq.
  • [3]
    D. Lindeberg, M.-O. Padis, « La fin des intellectuels ? », art. cit., p. 113.
  • [4]
    Étienne Fouilloux, « “Intellectuels catholiques” ? Réflexions sur une naissance différée », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 53, 1997, p. 13-24.
  • [5]
    Charles Mercier, « Universitaire et catholique : Ozanam un modèle fondateur ? », Revue d’histoire de l’Église de France, 100, janvier-juin 2014, p. 49-64.
  • [6]
    Les actes de cette rencontre ont été publiés sous forme de dossier : « Aujourd’hui les intellectuels catholiques ? », Revue de l’Institut catholique de Paris, 38, avril-juin 1991, p. 83-129.
  • [7]
    Jacques Julliard, « Naissance et mort de l’intellectuel catholique », Mil neuf cent, 13, 1995, p. 5-13.
  • [8]
    Henri Tincq, « Le silence des intellectuels catholiques », le Monde, 15 mars 1996 ; en réaction : Olivier Boulnois, Rémi Brague, « Pourquoi nous ne sommes pas des “intellectuels catholiques” », le Monde, 9 avril 1996, Françoise Praderie, « Découragement », ibid., et Philippe Capelle, « Méfiance ! », ibid. ; Jean-Robert Armogathe, « Présence des intellectuels catholiques », le Figaro, 24 avril 1996 ; Jean-Claude Eslin, « Le prétendu silence des intellectuels », la Croix, 11 avril 1996 ; Henri Madelin, « Intellectuels catholiques, catholiques intellectuels », la Croix, 30 avril 1996.
  • [9]
    Jean-Louis Schlegel, « Intellectuels catholiques : silences contraints, silences voulus », Esprit, mai 2000, p. 86-105.
  • [10]
    Denis Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », Revue d’histoire ecclésiastique, 95, juillet-septembre 2000, p. 289-304.
  • [11]
    Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française. Le Centre catholique des intellectuels français (1941-1976), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
  • [12]
    Charles Mercier, René Rémond et Nanterre, les enfantements de 68. Contribution à l’histoire d’une université et d’un universitaire iconiques, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016.
  • [13]
    Voir, entre autres, Charles Mercier, « Engagement et connaissance historique selon René Rémond », Histoire@politique, 29, mai-août 2016, sur : histoire-politique.fr
  • [14]
    H. Tincq, « Le silence des intellectuels catholiques », art. cit.
  • [15]
    Sur la reconnaissance comme élément constitutif du statut d’intellectuel, voir les analyses de Rémy Rieffel, La tribu des clercs, Paris, Calmann-Lévy–CNRS éditions, 1993.
  • [16]
    Voir O. Boulnois, R. Brague, « Pourquoi nous ne sommes pas des “intellectuels catholiques” », art. cit.
  • [17]
    Ferdinand Brunetière, « De quelques intellectuels », Revue des deux mondes, 15 mars 1898, cité par E. Fouilloux, « “Intellectuels catholiques” ? », art. cit., p. 15.
  • [18]
    Étienne Fouilloux, Au cœur du vingtième siècle religieux, Paris, Les Éd. ouvrières, 1993, p. 10.
  • [19]
    Ibid., p. 10-11.
  • [20]
    Étienne Fouilloux, « Converti ? », Nunc, 6, novembre 2004, p. 63.
  • [21]
    Étienne Fouilloux, « Chemins intellectuels et spirituels (1960-2015) », in Id., Michel Fourcade, Religion, culture et histoire. Lignes de vie et de recherche, Paris, CLD éditions, 2015, p. 51.
  • [22]
    Ibid., p. 126.
  • [23]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 260.
  • [24]
    « La semaine des intellectuels catholiques : une formule périmée ? », le Monde, 25 avril 1975.
  • [25]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 133-145.
  • [26]
    Ch. Mercier, René Rémond et Nanterre…, op. cit., p. 58-59.
  • [27]
    Le dominicain et polytechnicien Philippe Roqueplo écrit à ce sujet à Étienne Fouilloux en octobre 1973 : « Je trouve tragique l’immobilisme et la neutralité du CCIF. Je viens encore de les constater à propos du Chili. C’est lamentable ! » (Lettre de P. Roqueplo à E. Fouilloux, 2 octobre 1973, arch. E. Fouilloux.)
  • [28]
    René Rémond, Aimé Savard, Aimé Savard interroge René Rémond. Vivre notre histoire, Paris, le Centurion, 1976, p. 171.
  • [29]
    Voir notamment Jacques Julliard, Daniel Lindenberg, « L’histoire des intellectuels catholiques. Interview de René Rémond », Mil neuf cent, 13, 1995, p. 19.
  • [30]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 292.
  • [31]
    Danièle Hervieu-Léger, « Les intellectuels catholiques dans le contexte culturel. Quelques propositions d’interprétation », Revue de l’Institut catholique de Paris, 38, avril 1991, p. 103.
  • [32]
    Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 2002, p. 243.
  • [33]
    Ibidem.
  • [34]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 292.
  • [35]
    Gabriel Le Bras, « Pour un examen détaillé et pour une explication historique de l’état du catholicisme dans les diverses régions de France », Revue d’histoire de l’Église de France, XVII, 77, 1931, p. 425-449.
  • [36]
    Gabriel Le Bras, « Sociologie religieuse et science des religions », Archives de sociologie des religions, 1, 1956, p. 3-17.
  • [37]
    Goldie Rosemary, « La participation des laïcs aux travaux du concile Vatican II », Revue des sciences religieuses, 62, 1988. p. 54-73.
  • [38]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 261-262.
  • [39]
    Lettre du cardinal Villot, secrétaire d’État, à René Rémond, 24 novembre 1975, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 quater, 3.
  • [40]
    Conclusion de René Rémond au terme de la Semaine des intellectuels catholiques, mars 1972, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 ter, 6.
  • [41]
    Sur les formes de remise au pas des intellectuels catholiques « dissidents », voir J.-L. Schlegel, « Intellectuels catholiques », art. cité, p. 92.
  • [42]
    Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien 1950-1955, Paris, Éd. du Cerf, 2000.
  • [43]
    L’objectif du mouvement fondé en 1941 par le père Lebret était de « confronter la doctrine sociale de l’Église aux sciences humaines pour tenter d’élaborer une “économie humaine” qui réponde à la fois aux exigences de la modernité économique et à celles de l’éthique chrétienne » (Danièle Hervieu-Léger, « Henri Desroche, 1914-1994 », in Id., Régine Azria (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2010). Sur ce mouvement, voir Denis Pelletier, Économie et humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde (1941-1966), Paris, Éd. du Cerf, 1996.
  • [44]
    André Mary, « Henri Desroche(s) (1914-1944). Matériaux pour une bioscopie », Archives de sciences sociales des religions, sur : assr.revues.org/26997
  • [45]
    Yvon Tranvouez, « L’institution au cœur : Émile Poulat », Archives de sciences sociales des religions, sur : assr.revues.org/27179
  • [46]
    Émile Poulat, « Aux origines du “Groupe de Sociologie des Religions” et de ses Archives », Archives de sciences sociales des religions, 136, 2006, p. 25-37.
  • [47]
    J. Julliard, « Naissance et mort de l’intellectuel catholique », art. cit., p. 12.
  • [48]
    F. Praderie, « Découragement », art. cit.
  • [49]
    R. Rémond, A. Savard, Vivre notre histoire, op. cit., p. 74.
  • [50]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 298.
  • [51]
    René Rémond, « 1965-1975 : une décennie décevante », la Revue des deux mondes, mai 1996, p. 94.
  • [52]
    Danièle Hervieu-Léger, « De l’utopie à la tradition. Retour sur une trajectoire de recherche », in Yves Lambert, Guy Michelat, Albert Piette (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 22.
  • [53]
    Comme signalé plus haut, Fouilloux travaille sur l’histoire du mouvement œcuménique. Langlois, rédige quant à lui, au moment de son bref passage au CCIF, une thèse de troisième cycle sur le diocèse de Vannes au xix e siècle. Quant à Monneron, il est engagé dans une thèse sur la revue intellectuelle des jésuites, Études, entre les deux guerres.
  • [54]
    Monneron, après une discussion avec Rémond, acceptera finalement de rester.
  • [55]
    J. Julliard, D. Lindenberg, « L’histoire des intellectuels catholiques », art. cit., p. 19.
  • [56]
    Danièle Hervieu-Léger, De la mission à la protestation. L’évolution des étudiants chrétiens (1965-1970), Paris, Éd. du Cerf, 1973, p. 107 sq. ; René Rémond, « L’évolution du comportement des prêtres en matière politique » in CERDIC, Politique et foi, Strasbourg, Cerdic-publications, 1972, p. 97.
  • [57]
    Lettre d’Étienne Fouilloux à René Rémond, 13 juillet 1973, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 8.
  • [58]
    Lettre de Jean-Louis Monneron à René Rémond, 20 mai 1971, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 5.
  • [59]
    Lettre d’Étienne Fouilloux à René Rémond, 21 juin 1971, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 6.
  • [60]
    Voir D. Hervieu-Léger, « Les intellectuels catholiques… », art. cit., p. 107.
  • [61]
    Voir sur cet aspect P. Ory, J.-F. Sirinelli, Les intellectuels en France, op. cit., p. 243.

1 Écrire sur les intellectuels catholiques est une tâche redoutable, d’une part parce que le sujet a fait l’objet d’études nombreuses et qu’il semble difficile d’ajouter quelque chose au chapitre, d’autre part, parce qu’en matière d’histoire intellectuelle, on a vite l’impression de se retrouver dans un labyrinthe de causalités déployant leurs effets sur des temporalités disjointes. Le mot d’« intellectuel » lui-même est piégé. En contexte français, il a été forgé au moment de l’affaire Dreyfus pour désigner les hommes « d’esprit » (écrivains, universitaires, journalistes, etc.) qui, à partir du champ du savoir ou de la création, investissaient celui du débat public en prenant la défense du capitaine, mais la « chose » précédait le « mot » : Voltaire, par exemple, entrait déjà dans la catégorie quand bien même elle n’avait pas encore été formulée [1]. Au-delà de ce sens strict, le terme « intellectuel » est aussi employé de manière extensive pour désigner tous ceux qui ont une profession en lien avec la réflexion et l’écriture. Pour les uns, le concept d’intellectuel s’applique principalement aux universitaires (parce que, contrairement aux écrivains et aux journalistes, ils doivent, pour entrer en intelligentsia, effectuer un déplacement en s’adressant non plus à leurs pairs mais à l’opinion publique [2]), alors que pour les autres, toute personne ayant un métier l’amenant à manier du symbolique (architecte, couturier, etc.) peut prétendre au qualificatif pour peu qu’il soit engagé dans le débat public [3].

2 On retrouve les mêmes oscillations dans l’emploi de l’expression « intellectuel catholique » qui, comme l’a montré Étienne Fouilloux, a eu du mal à entrer dans le champ catholique, du fait même que la plupart des écrivains et des universitaires catholiques étaient, au moment de l’affaire Dreyfus, dans le camp opposé à celui des « intellectuels ». Quand bien même il y a eu, dans le champ catholique, un vrai dynamisme de l’activité intellectuelle (pétitions, manifestes, créations de revue, etc.) dans les premières années du xx e siècle et plus encore dans les années 1920, l’acclimatation du mot a pris du temps et ce n’est que le 12 décembre 1945 qu’a été fondée, en France, une structure se réclamant de la double identité « catholique » et « intellectuelle » : le Centre catholique des intellectuels français (CCIF) [4]. Cette acculturation tardive, conjuguée à la plasticité du concept d’intellectuel, fait que l’on peut donner des sens très différents à l’expression « intellectuel catholique ». Pour contourner cette difficulté, nous caractériserons ici l’intellectuel catholique d’une manière inductive, en partant de la figure de Frédéric Ozanam (1813-1853).

3 Ce Lyonnais intègre la sphère universitaire et culturelle à une époque, le début des années 1830, où le catholicisme est devenue une option convictionnelle parmi d’autres, mais bénéficie d’une forme de prestige dû notamment au rayonnement de Chateaubriand ou de Victor Hugo, alors catholique. Professeur de littérature comparée à la Sorbonne, Ozanam cherche à être à la fois « universitaire » et « catholique » et à créer des synergies entre ses deux appartenances [5]. Dans l’Université publique, il porte une pensée cherchant à réhabiliter le christianisme. Dans l’Église catholique, il se fait le promoteur de la liberté et de la démocratie politique et sociale en montrant leur conformité aux préceptes évangéliques et à l’histoire de l’Église. D’un côté, son catholicisme inspire ses recherches comme principe de motivation et clé de compréhension, de l’autre ses recherches sont ordonnées à une forme d’apologie de la foi chrétienne, mais aussi à une réforme interne de l’Église catholique dans un sens libéral et social. Il investit par ailleurs le champ politique et médiatique, en prenant position sur les enjeux de son temps, notamment pendant la révolution de 1848, sur la fermeture des ateliers nationaux ou la misère urbaine. La position d’Ozanam représente une sorte de « modèle fondateur », non pas qu’elle ait directement inspiré ses successeurs, mais parce que ceux-ci, évoluant dans une configuration comparable, ont suivi le même itinéraire. Elle correspond à une veine qui traverse l’histoire du catholicisme français et que nous identifierons ici au concept d’« intellectuel catholique ».

4 Nous désignerons donc par ces mots les universitaires de confession catholique, assumant publiquement des liens entre leur activité professionnelle et leur foi en cherchant : 1) à développer une présence chrétienne dans le champ de la pensée, 2) à aider l’Église catholique à s’adapter à la modernité politique et culturelle, 3) à prendre position sur les enjeux de leur temps en essayant de disjoindre catholicisme et conservatisme.

5 Ce que nous voudrions essayer de comprendre, ce sont les raisons pour lesquelles ce modèle d’intellectuel catholique, qui s’est épanoui à la Libération, connaît une éclipse depuis les années soixante-dix. C’est peu dire que, ce faisant, nous marchons sur des sentiers déjà bien empruntés : la question de l’effacement des intellectuels catholiques en tant que force collective pesant dans le débat public a fait l’objet dans les années quatre-vingt-dix de nombreux écrits produits par les acteurs ou les témoins de ce processus. Au début de la décennie, un colloque, Aujourd’hui les intellectuels catholiques ?, organisé par l’Institut catholique de Paris et Confrontations (le club de réflexion qui a pris la suite du CCIF), s’interrogeait sur les raisons d’un affaiblissement et sur les conditions d’un renouveau [6]. En 1995, Jacques Julliard publiait dans Mil neuf cent un article au titre évocateur : « Naissance et mort de l’intellectuel catholique » [7]. L’année suivante, une série d’articles parus dans le Monde, le Figaro et la Croix[8] s’accordaient, par-delà leurs divergences, pour constater la quasi-disparition de la figure de l’intellectuel catholique du paysage culturel français. Jean-Louis Schlegel reprit en 2000 le dossier dans la revue Esprit, dans le cadre d’un numéro thématique sur les intellectuels [9]. Ces écrits ont été magistralement analysés par Denis Pelletier [10]. La disparition en 1976 de la structure qui avait pour ambition de fédérer les intellectuels catholiques, le CCIF, a, quant à elle, fait l’objet de la thèse d’histoire de Claire Toupin-Guyot [11].

6 Il s’agira ici, modestement, de reformuler, sur ce sujet qui continue à susciter de l’intérêt, une synthèse en intégrant aux pistes interprétatives déjà présentes dans le champ historiographique quelques éléments glanés dans le cadre de nos recherches sur René Rémond [12] (qui vit le CCIF « expirer entre ses mains » en 1976, alors qu’il le présidait), d’une part, et quelques réflexions issues d’enquêtes sur le rapport entre engagement chrétien et sciences humaines et sociales, d’autre part [13].

Les symptômes d’une crise

7 En lisant les prises de parole du milieu des années quatre-vingt-dix concernant le déclin des intellectuels catholiques, notamment l’article d’Henri Tincq dans le Monde sur leur silence [14], on a le sentiment que ceux-ci semblent souffrir d’une triple crise de reconnaissance, qui mine leur possibilité même d’exister [15]. Déficit de reconnaissance dans le monde culturel tout d’abord, dans lequel une pensée assumant l’expérience croyante chrétienne ne semble plus avoir sa place ; déficit de reconnaissance au sein d’un monde catholique privilégiant l’expérience et le sensible ; déficit de reconnaissance enfin par ceux-là même qui pourraient se constituer en intellectuels catholiques : si l’on s’en tient aux universitaires de confession catholique, on pourrait dire à gros traits qu’il y a, d’un côté, ceux qui récusent le terme d’intellectuels et, de l’autre, ceux qui récusent le terme catholique.

8 Olivier Boulnois et Rémi Brague, de par leur réponse aux propos d’Henri Tincq, « Pourquoi nous ne sommes pas des “intellectuels catholiques” », s’inscrivent dans la première catégorie [16]. Ils récusent le positionnement de l’« intellectuel » à partir d’arguments qui réactivent ceux de Ferdinand Brunetière au début du xx e siècle : les intellectuels sont ceux qui « déraisonnent avec autorité sur des choses de leur incompétence [17] ». Aux pétitions et à la présence dans les médias pour causer des sujets du moment, les deux philosophes, investis dans la revue Communio, disent préférer le travail en profondeur à travers leurs cours et leurs livres. Leur catholicisme, plus qu’une identité à faire valoir sur la scène culturelle et médiatique, constitue un moteur pour chercher la vérité.

9 On trouve les tenants de la deuxième position plutôt en histoire et en sociologie. À part quelques exceptions, les universitaires de ces disciplines s’efforcent de constituer le catholicisme comme un objet de recherche et non comme un élément de leur identité de chercheur : non pas « sociologue ou historien catholique », mais « sociologue ou historien du catholicisme ». C’est notamment la position de la « coupure méthodologique entre le chercheur et le phénomène religieux qu’il étudie », défendue par Étienne Fouilloux en 1993 [18]. Ce dernier assume sa décision de ne pas prendre parti dans les débats ecclésiaux (alors même même qu’il travaille sur leurs soubassements historiques) et s’interdit d’explorer les évolutions les plus récentes du champ religieux [19].

10 Cette attitude de recul par rapport à la vie de l’Église catholique est, chez cet historien, le fruit d’un processus qui se joue vingt années plus tôt : « C’est au début des années 1970 qu’intervint une crise dont l’issue consista en une dissociation du métier d’historien du christianisme contemporain d’avec des convictions personnelles désormais d’ordre privé [20]. » Né en 1941 dans une famille détachée de toute adhésion religieuse, baptisé dans l’Église catholique en 1962 [21], Fouilloux s’était d’abord en effet défini comme historien catholique. Engagé en 1965 dans une thèse sur les pionniers catholiques du mouvement œcuménique, il souhaitait « mettre au service du mouvement œcuménique en pleine euphorie [ses] jeunes compétences universitaires [22] ». Il fut par ailleurs un membre actif du CCIF, entre 1968 et 1973, assurant notamment la rédaction en chef de la revue Recherches et débats.

11 De même que le refus de l’identification comme intellectuel catholique, les autres symptômes de la crise repérés au milieu des années quatre-vingt-dix apparaissent dans la première moitié des années soixante-dix. C’est à ce moment-là que la crédibilité et le rayonnement des intellectuels catholiques dans le champ culturel et religieux semblent décliner. En témoignent les difficultés de la Semaine des intellectuels catholiques, organisée chaque année par le CCIF depuis 1948. Alors que, dans les années cinquante et soixante, elle attire un public nombreux (entre 4 000 et 9 000 personnes venant majoritairement du réseau paroissial parisien) ainsi que des intellectuels prestigieux appartenant à l’ensemble du spectre idéologique français, un tarissement s’observe à partir de 1969 [23]. La dernière édition, qui a lieu en 1975, se déroule face à une assistance clairsemée et suscite des commentaires négatifs de la presse, notamment du journal le Monde, qui parle d’une « formule périmée » :

12

La dernière soirée de la Semaine des intellectuels catholiques a déçu. […] En guise de “table-ronde”, on a entendu d’aimables propos à bâtons rompus. […] À juger par la raréfaction du public ainsi que par les critiques entendues dans la salle, la formule laisse à désirer[24].

13 Pour ce qui concerne l’engagement dans les débats politiques et sociaux, c’est également l’atonie. Si le CCIF avait pris position sur des questions d’actualité dans les années cinquante (décolonisation du Maroc, liberté religieuse en Chine [25]), il reste totalement silencieux sur les événements de 68 [26] et sur toutes les convulsions du début de la décennie, notamment le coup d’État au Chili en 1973 [27]. Enfin, concernant la présence dans le champ de la pensée contemporaine, la situation semble tout aussi critique, comme le confesse René Rémond lui-même au milieu des années soixante-dix : « En beaucoup de domaines, la réflexion a fortement progressé dans les dernières années, mais les chrétiens en sont pratiquement absents [28]. »

Pistes interprétatives

14 Pour s’y retrouver dans le labyrinthe des causalités expliquant la situation, on prendra comme fil d’Ariane l’examen des soubassements qui avaient permis, selon Fouilloux, l’épanouissement des intellectuels catholiques à la Libération.

15 Le premier facteur facilitant était, selon lui, l’ouverture du champ de la pensée aux catholiques. Dans un contexte international, économique et social marqué par les crises dramatiques, le principe d’une pensée qui puisse être nourrie par un engagement militant (et nourrir cet engagement militant en retour) semblait légitime. À la Libération, marxisme et catholicisme bénéficient de cette situation et sont, comme cela a été maintes fois souligné, des adversaires-partenaires [29].

16 Comme relevé par Denis Pelletier, plusieurs acteurs et témoins de cette crise des intellectuels catholiques (Danièle Hervieu-Léger, Jean-Claude Eslin, Jean-Louis Schlegel) mettent en avant le changement de la configuration du champ intellectuel comme facteur explicatif du déclin [30]. Mais, ce qui semble en jeu, au-delà des changements de paradigme, le structuralisme supplantant le marxisme comme « pensée impériale [31] », c’est la légitimité d’une position engagée dans le champ scientifique. Peut-être en raison des désillusions d’un certain nombre de compagnons de route du Parti communiste (Budapest, 1956 ; Prague, 1968), les déterminations convictionnelles de ceux qui proposent une explication du monde sont soumises à la critique et au soupçon à la fois de la part des « anciens dogmatiques désabusés [32] » et de la part de la « génération 68 ». Les déconvenues militantes n’auraient pas seulement sapé la possibilité d’une pensée explicitement enracinée dans un univers de sens, elles auraient aussi vacciné un certain nombre d’intellectuels contre toute incursion dans les débats publics : « Se jugeant mystifié par un ou plusieurs engagements antérieurs, l’intellectuel se refuserait à toute nouvelle mobilisation, fût-ce sur un terrain mineur et relatif [33]. »

17 Parallèlement, le modèle de la recherche fondamentale en sciences dures devient prédominant dans le monde universitaire. Les stratégies de développement des laboratoires de recherches en sciences humaines et sociales reposent sur une mise à distance des enjeux autres que scientifiques et sur la spécialisation des chercheurs sur des parcelles clairement délimitées du champ des savoirs. L’heure est à la séparation entre la sphère savante et la sphère publique et les « systèmes globaux d’explication du monde » sont décrédibilisés [34]: cela induit des changements de positionnement chez certains intellectuels catholiques. La trajectoire de Gabriel Le Bras (1891-1970) l’illustre. Ce professeur d’histoire du droit canonique à la Sorbonne, catholique discret mais engagé, avait posé, en 1931, dans la Revue d’histoire de l’Église de France[35], les jalons d’une sociologie catholique, consistant à décrire et expliquer l’état du catholicisme français. La visée était à la fois scientifique et pastorale et reposait sur la collaboration entre hommes d’Église et savants. En 1956, dans l’article inaugural qu’il écrit dans la nouvelle revue Archives de sociologie des religions, fondée sous l’égide du CNRS, il coupe explicitement les ponts avec les recherches à finalité pastorale, affirme l’autonomie scientifique de la sociologie des religions qui doit être indépendante des usages qui peuvent en être faits par les prêtres ou les pouvoirs publics [36]. En s’inscrivant dans une approche durkheimienne du religieux, il cherche à nouer des liens avec le reste du monde sociologique et à légitimer le champ de la sociologie « des religions » (et non plus « religieuse ») dans un paysage de la recherche en pleine expansion.

18 Selon Étienne Fouilloux, le deuxième pilier sur lequel le mouvement des intellectuels catholiques s’était appuyé était l’ouverture d’un espace d’autonomie au sein de l’Église catholique. Alors que la matrice intransigeante en vigueur sous Pie IX et Pie X compliquait la perspective de l’existence d’un réseau d’intellectuels catholiques ayant une liberté de parole vis-à-vis de la hiérarchie ecclésiastique, et cherchant à réconcilier l’Église et la modernité, la situation s’était « débloquée » avec la condamnation de l’Action française en 1926 et plus encore après la Libération. La hiérarchie épiscopale française, en partie discréditée par son attitude sous l’Occupation, laisse une certaine autonomie aux laïcs. Les évêques français, et Rome, acceptent certains principes du libéralisme politique. Après l’élection de Jean XXIII (1958), et plus encore après l’ouverture du Concile Vatican II, l’espace laissé au déploiement des intellectuels catholiques français semble à son maximum. Les travaux des théologiens français, Congar, Chenu, de Lubac, trouvent une forme de consécration. Les intellectuels laïcs, notamment ceux de l’Union catholique des scientifiques français, produisent des contributions écrites qui ont une réelle importance dans la rédaction de la constitution pastorale Gaudium et Spes[37]. La crise des années soixante-dix est-elle liée à un retournement de conjoncture ?

19 La réponse est complexe. D’un côté, la hiérarchie catholique, les évêques français et même le pape soutiennent le Centre catholique des intellectuels français quand il se retrouve en difficulté [38]. En 1975, Paul VI fait un don de 100 000 francs au CCIF en pleine tourmente financière. Le cardinal Villot, qui gère l’affaire, écrit à Rémond que le geste témoigne de « l’intérêt profond [du pape] pour la pastorale de l’intelligence » et que Paul VI souhaite ardemment que « cette aide exceptionnelle ranime l’espérance de l’équipe animatrice et lui permette de pouvoir poursuivre son travail d’Église avec le souci d’être en même temps très ouverte aux problèmes de notre temps et très fidèle au Magistère [39] ». Même si ces derniers mots soulignent un souhait de loyauté des intellectuels catholiques à la doctrine, on ne peut pas parler d’une réduction au silence ou même d’un refus d’autonomie. Le CCIF a organisé peu de temps auparavant une semaine sur la « Maîtrise de la vie » au cours de laquelle ses dirigeants ont assumé des conclusions divergentes de celles d’Humanae vitae[40], sans que cela ne suscite de rappel à l’ordre ou de mise à l’écart comme cela avait pu être le cas par le passé. Si reprise en main des intellectuels catholiques par la hiérarchie il y a, c’est plutôt sous le pontificat de Jean-Paul II qu’elle s’opère, donc après leur crise [41]. L’attitude de la hiérarchie catholique ne serait donc pas la cause.

20 Il ne faut pas, cependant, négliger les effets différés de la « crise progressiste » de la fin des années quarante et du début des années cinquante, marquée par la condamnation de toute collaboration avec les communistes et la fin de l’expérience des prêtres ouvriers [42]. Cet épisode a sans doute détourné de l’intelligentsia catholique une partie de ceux qui auraient eu vocation à en faire partie. On peut formuler cette hypothèse à partir des itinéraires d’Henri Desroche (1914-1994) et d’Émile Poulat (1920-2014). Le premier, docteur en théologie, impliqué dans l’aventure d’Économie et humanisme [43], est condamné par le Saint-Office pour son livre Signification du marxisme et quitte l’ordre dominicain début 1951 [44]. Le second, théologien et prêtre-salarié appartenant à la mission de Paris, refuse en 1954 de se soumettre aux injonctions de Rome concernant l’arrêt des prêtres ouvriers et se marie l’année suivante [45]. Desroche et Poulat sont, en 1954, les cofondateurs du Groupe sociologie des religions, qui cherche à mettre à distance l’engagement et la recherche et veut « contribuer à sortir toute militance – catholique, laïque ou autre – de ses étroitesses et de son bornage [46] ». Cette séparation entre l’appartenance ancienne ou présente et l’activité scientifique permet de promouvoir une « sociologie des religions pour la science » et non plus une « sociologie religieuse pour l’action ». On peut faire un rapprochement entre cette trajectoire et celle des compagnons de route du Parti communiste évoquée ci-dessus. La désillusion militante produit la prise de distance et la valorisation de la démarche du scientifique par rapport à celle de l’intellectuel. L’épisode de la création du Groupe de sociologie des religions n’a concerné, au milieu des années cinquante, qu’un groupuscule, mais la rupture épistémologique s’est révélée féconde et a influencé, à partir des années soixante-dix, l’ensemble des recherches en sciences humaines et sociales du religieux.

21 Au-delà des effets différés des crises passées, si l’espace permettant à des intellectuels de se déployer au sein de l’Église catholique est menacé dans les années soixante-dix, c’est peut-être aussi en raison d’un sentiment d’inutilité. Jacques Julliard émet l’hypothèse que la réussite des objectifs des intellectuels catholiques avec Vatican II explique leur dépérissement : « Peut-être est-ce là le début de la fin de cette histoire. Si […] les intellectuels catholiques sont nés de la discordance qui existait entre l’Église et la démocratie, la fin de cette discordance signifie peut-être justement la fin de ces intellectuels en tant que tels [47]. » Il faut ajouter que, après la période d’ouverture de la première partie des années soixante, la doctrine catholique semble redevenir hermétique aux propositions de ceux qui sont engagés dans la recherche intellectuelle, notamment pour ce qui concerne la sphère de la morale familiale et sexuelle. Cela provoque, pour reprendre les mots de Françoise Praderie, le « découragement » :

22

Nombre de laïcs exerçant des professions intellectuelles ou scientifiques ou politiques, et qui ont suivi des itinéraires semblables au mien, n’ont plus envie de se battre pour faire que l’Église cesse de tenir des discours d’autorité et commence enfin à regarder autour d’elle, avec les meilleurs outils de la réflexion et de la recherche, avant qu’il ne soit trop tard[48].

23 À la perte d’emprise sur la hiérarchie s’ajoute une perte d’influence sur les clercs et les « fidèles ». René Rémond et d’autres ont souligné le regain d’anti-intellectualisme qui saisit les chrétiens dans l’après-68. Il y a d’un côté ceux qui voient la culture comme un pouvoir dont il faut se distancier pour être plus proche des pauvres, de l’autre ceux qui, renouant avec une longue tradition spirituelle, craignent l’orgueil de l’esprit et pensent que le cœur de l’expérience croyante se situe ailleurs, dans la prière et les dévotions notamment [49]. Comme l’écrit Denis Pelletier, la crise des années soixante-dix est « d’abord marquée par la perte d’emprise des intellectuels sur le mouvement catholique [50] ».

24 Le dernier soubassement ayant permis l’épanouissement d’une intelligentsia catholique aux lendemains de la Seconde Guerre mondiale était, selon Fouilloux, l’existence d’un vivier d’étudiants et de jeunes universitaires de confession catholique, formés par l’Action catholique, évoluant dans un contexte culturel où le catholicisme, de par, notamment, le rayonnement des écrivains et des théologiens des années trente, bénéficiait d’une forme de reconnaissance. Comme l’écrit René Rémond, sa génération, « arrivée à l’âge d’homme au lendemain de la guerre, recueille leur héritage et est grâce à eux affranchie du respect humain [51] ». Le contexte était donc favorable à la « production » d’intellectuels catholiques : masse critique de lettrés catholiques, formation à l’engagement par le biais de l’Action catholique et relatif prestige de l’identité catholique permettaient de susciter des vocations.

25 Au début des années soixante-dix, ce contexte apparaît changé. S’il y a toujours un vivier d’étudiants ou de jeunes universitaires de confession catholique, le catholicisme a perdu de sa crédibilité dans le champ social, notamment après Humanae vitae (1968). Parmi les thésards, un certain nombre ne franchissent pas l’étape de l’engagement intellectuel catholique. Si certains osent ce pas, ils font marche arrière assez rapidement ou manifestent des volontés de se désengager.

26 Danièle Hervieu-Léger, née en 1947, fait partie du premier groupe. Fréquentant l’aumônerie catholique de Sciences Po pendant ses études, elle choisit, au moment où elle s’engage dans une thèse en sociologie des religions, d’établir une frontière étanche entre sa recherche et son catholicisme. Il y a là, parmi d’autres raisons, une stratégie d’adaptation d’une jeune chercheuse « en quête de légitimité académique » : « Pour prendre légitimement la religion comme objet de son investigation, le sociologue devait en permanence donner des gages du fait qu’il n’accordait aucune consistance propre à la vision religieuse du monde contre laquelle, précisément, l’interprétation sociologique devait se construire [52]. »

27 Dans la deuxième catégorie, on peut citer Claude Langlois (né en 1937), Étienne Fouilloux (né en 1941) et Jean-Louis Monneron (né en 1929), qui participent, parallèlement à la rédaction de leur thèse [53], à l’équipe dirigeante du CCIF avant de chercher à en démissionner, le premier dès 1970, les deux autres en 1973 [54]. René Rémond, qui présidait le centre à cette époque, a vu dans ces départs un des effets du transfert de la militance catholique de la sphère intellectuelle vers le champ politique. Interrogé en 1995 par Jacques Julliard et Daniel Lindenberg sur les raisons du dépérissement du CCIF, il répondait :

28

Probablement parce que ceux qui, en d’autres temps y seraient venus – et même certains qui y avaient un temps participé et s’en sont éloignés – ont reporté sur l’action politique, en particulier sur le Parti socialiste, une partie de leurs attentes et de leurs énergies. Phénomène singulier de projection d’espérance quasiment religieuse sur une formation politique avec l’espoir d’une transformation radicale de la société : le mot d’ordre “changer la vie” est de ce point de vue très significatif[55].

29 L’explication corrobore les travaux de Danièle Hervieu-Léger et de René Rémond lui-même, sur le transfert des espérances du religieux au politique au cours de la décennie 1970 [56]. Rémond appuie sans doute aussi son analyse sur la lettre de Fouilloux, qui lui annonce en même temps sa démission du CCIF et son engagement au Parti socialiste. Toutefois, chez Fouilloux, l’engagement socialiste ne semble jamais avoir été mis sur le même plan que l’engagement religieux comme le laisse à penser cette phrase : « Depuis quelques mois, [ma femme] et moi avons adhéré au PS (sans illusions !) [57]. »

30 La lecture de la correspondance reçue par Rémond permet d’avancer d’autres pistes explicatives pour expliquer l’absence de relève générationnelle au CCIF. Il est intéressant de constater à quel point les motifs d’ordre professionnel sont mis en avant dans ce corpus épistolaire. Monneron demande à passer la main pour se consacrer à sa thèse de troisième cycle [58]. Deux années plus tôt, Fouilloux refusait la charge de secrétaire général parce qu’il avait pour ambition de devenir maître-assistant à Nanterre [59]. À la lecture de ces passages, on pourrait formuler l’hypothèse que l’échec de la relève générationnelle s’explique en partie par un durcissement des conditions de la carrière universitaire. Avec la raréfaction des postes, il devient nécessaire de s’investir pleinement à l’Université, ce qui freine les engagements annexes. Le bénévolat intense, tel qu’il est pratiqué au CCIF, devient impossible : désormais la production et la diffusion d’une pensée catholique ne pourraient se faire que par des « professionnels », à l’Institut catholique de Paris ou au Centre Sèvres. Aux côtés des motifs professionnels, les raisons familiales sont aussi récurrentes. Fouilloux mentionne ainsi l’importance de « l’harmonie conjugale » dans son choix de quitter le CCIF. La mise en avant dans ces courriers du travail et de la famille peut manifester une crise du militantisme, liée à un changement de valeurs. L’institution, discréditée par 68 [60], ne justifie plus qu’on lui sacrifie son temps et sa vie. D’où un repli sur des objectifs plus personnels : la réussite professionnelle ou familiale. La sphère privée devient la plus importante [61].

Conclusion

31 L’éclipse des intellectuels catholiques apparaît liée à des causes multiples. La séparation entre les activités de recherche et d’enseignement, d’une part, et les convictions catholiques, d’autre part, obéit à la fois à des enjeux épistémologiques (gagner en rigueur scientifique) et stratégiques (adaptation à la configuration du champ intellectuel). La prise de distance par rapport au débat public trouve des justifications déontologiques (un expert n’est légitime que dans son champ de compétence), mais aussi professionnelles (spécialisation accrue des universitaires). La question du rapport à l’Église catholique et à la croyance est également déterminante : le processus de sécularisation n’a pas épargné l’enseignement supérieur.

32 Depuis le constat de décès établi dans les années quatre-vingt-dix, peu d’éléments nouveaux permettraient d’accréditer l’hypothèse d’une résurrection des intellectuels catholiques. Pourtant, remise dans l’histoire longue, cette figure semble apparaître et disparaître au gré de l’évolution des configurations sociales, ecclésiales et intellectuelles. Au xix e siècle, après la période romantique, l’époque « positiviste » avait été marquée par une crise de l’intellectuel catholique tel que nous avons essayé de le définir. Avec la libéralisation de l’enseignement supérieur (1875), le triomphe d’une forme de scientisme et l’intransigeance romaine, la pensée catholique avait eu tendance à se cantonner dans les murs des instituts catholiques, sur un mode défensif, avant de connaître un vif regain, au tournant du siècle, à partir de la sphère littéraire. On ne peut donc pas exclure que l’effacement, observé depuis le milieu des années soixante-dix, ne soit pas définitif.


Date de mise en ligne : 26/12/2016

https://doi.org/10.3917/mnc.034.0109

Notes

  • [1]
    Daniel Lindenberg, Marc-Olivier Padis, « La fin des intellectuels ? Entretien avec Jacques Julliard et Michel Winock », Esprit, mai 2000, p. 106-107.
  • [2]
    Gérard Noiriel, Dire la vérité au pouvoir. Les intellectuels en question, Marseille, Agone, 2010, p. 14 sq.
  • [3]
    D. Lindeberg, M.-O. Padis, « La fin des intellectuels ? », art. cit., p. 113.
  • [4]
    Étienne Fouilloux, « “Intellectuels catholiques” ? Réflexions sur une naissance différée », Vingtième siècle. Revue d’histoire, 53, 1997, p. 13-24.
  • [5]
    Charles Mercier, « Universitaire et catholique : Ozanam un modèle fondateur ? », Revue d’histoire de l’Église de France, 100, janvier-juin 2014, p. 49-64.
  • [6]
    Les actes de cette rencontre ont été publiés sous forme de dossier : « Aujourd’hui les intellectuels catholiques ? », Revue de l’Institut catholique de Paris, 38, avril-juin 1991, p. 83-129.
  • [7]
    Jacques Julliard, « Naissance et mort de l’intellectuel catholique », Mil neuf cent, 13, 1995, p. 5-13.
  • [8]
    Henri Tincq, « Le silence des intellectuels catholiques », le Monde, 15 mars 1996 ; en réaction : Olivier Boulnois, Rémi Brague, « Pourquoi nous ne sommes pas des “intellectuels catholiques” », le Monde, 9 avril 1996, Françoise Praderie, « Découragement », ibid., et Philippe Capelle, « Méfiance ! », ibid. ; Jean-Robert Armogathe, « Présence des intellectuels catholiques », le Figaro, 24 avril 1996 ; Jean-Claude Eslin, « Le prétendu silence des intellectuels », la Croix, 11 avril 1996 ; Henri Madelin, « Intellectuels catholiques, catholiques intellectuels », la Croix, 30 avril 1996.
  • [9]
    Jean-Louis Schlegel, « Intellectuels catholiques : silences contraints, silences voulus », Esprit, mai 2000, p. 86-105.
  • [10]
    Denis Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », Revue d’histoire ecclésiastique, 95, juillet-septembre 2000, p. 289-304.
  • [11]
    Claire Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française. Le Centre catholique des intellectuels français (1941-1976), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002.
  • [12]
    Charles Mercier, René Rémond et Nanterre, les enfantements de 68. Contribution à l’histoire d’une université et d’un universitaire iconiques, Lormont, Le Bord de l’eau, 2016.
  • [13]
    Voir, entre autres, Charles Mercier, « Engagement et connaissance historique selon René Rémond », Histoire@politique, 29, mai-août 2016, sur : histoire-politique.fr
  • [14]
    H. Tincq, « Le silence des intellectuels catholiques », art. cit.
  • [15]
    Sur la reconnaissance comme élément constitutif du statut d’intellectuel, voir les analyses de Rémy Rieffel, La tribu des clercs, Paris, Calmann-Lévy–CNRS éditions, 1993.
  • [16]
    Voir O. Boulnois, R. Brague, « Pourquoi nous ne sommes pas des “intellectuels catholiques” », art. cit.
  • [17]
    Ferdinand Brunetière, « De quelques intellectuels », Revue des deux mondes, 15 mars 1898, cité par E. Fouilloux, « “Intellectuels catholiques” ? », art. cit., p. 15.
  • [18]
    Étienne Fouilloux, Au cœur du vingtième siècle religieux, Paris, Les Éd. ouvrières, 1993, p. 10.
  • [19]
    Ibid., p. 10-11.
  • [20]
    Étienne Fouilloux, « Converti ? », Nunc, 6, novembre 2004, p. 63.
  • [21]
    Étienne Fouilloux, « Chemins intellectuels et spirituels (1960-2015) », in Id., Michel Fourcade, Religion, culture et histoire. Lignes de vie et de recherche, Paris, CLD éditions, 2015, p. 51.
  • [22]
    Ibid., p. 126.
  • [23]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 260.
  • [24]
    « La semaine des intellectuels catholiques : une formule périmée ? », le Monde, 25 avril 1975.
  • [25]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 133-145.
  • [26]
    Ch. Mercier, René Rémond et Nanterre…, op. cit., p. 58-59.
  • [27]
    Le dominicain et polytechnicien Philippe Roqueplo écrit à ce sujet à Étienne Fouilloux en octobre 1973 : « Je trouve tragique l’immobilisme et la neutralité du CCIF. Je viens encore de les constater à propos du Chili. C’est lamentable ! » (Lettre de P. Roqueplo à E. Fouilloux, 2 octobre 1973, arch. E. Fouilloux.)
  • [28]
    René Rémond, Aimé Savard, Aimé Savard interroge René Rémond. Vivre notre histoire, Paris, le Centurion, 1976, p. 171.
  • [29]
    Voir notamment Jacques Julliard, Daniel Lindenberg, « L’histoire des intellectuels catholiques. Interview de René Rémond », Mil neuf cent, 13, 1995, p. 19.
  • [30]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 292.
  • [31]
    Danièle Hervieu-Léger, « Les intellectuels catholiques dans le contexte culturel. Quelques propositions d’interprétation », Revue de l’Institut catholique de Paris, 38, avril 1991, p. 103.
  • [32]
    Pascal Ory, Jean-François Sirinelli, Les intellectuels en France. De l’affaire Dreyfus à nos jours, Paris, Armand Colin, 2002, p. 243.
  • [33]
    Ibidem.
  • [34]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 292.
  • [35]
    Gabriel Le Bras, « Pour un examen détaillé et pour une explication historique de l’état du catholicisme dans les diverses régions de France », Revue d’histoire de l’Église de France, XVII, 77, 1931, p. 425-449.
  • [36]
    Gabriel Le Bras, « Sociologie religieuse et science des religions », Archives de sociologie des religions, 1, 1956, p. 3-17.
  • [37]
    Goldie Rosemary, « La participation des laïcs aux travaux du concile Vatican II », Revue des sciences religieuses, 62, 1988. p. 54-73.
  • [38]
    C. Toupin-Guyot, Les intellectuels catholiques dans la société française, op. cit., p. 261-262.
  • [39]
    Lettre du cardinal Villot, secrétaire d’État, à René Rémond, 24 novembre 1975, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 quater, 3.
  • [40]
    Conclusion de René Rémond au terme de la Semaine des intellectuels catholiques, mars 1972, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 ter, 6.
  • [41]
    Sur les formes de remise au pas des intellectuels catholiques « dissidents », voir J.-L. Schlegel, « Intellectuels catholiques », art. cité, p. 92.
  • [42]
    Yvon Tranvouez, Catholiques et communistes. La crise du progressisme chrétien 1950-1955, Paris, Éd. du Cerf, 2000.
  • [43]
    L’objectif du mouvement fondé en 1941 par le père Lebret était de « confronter la doctrine sociale de l’Église aux sciences humaines pour tenter d’élaborer une “économie humaine” qui réponde à la fois aux exigences de la modernité économique et à celles de l’éthique chrétienne » (Danièle Hervieu-Léger, « Henri Desroche, 1914-1994 », in Id., Régine Azria (dir.), Dictionnaire des faits religieux, Paris, Presses universitaires de France, 2010). Sur ce mouvement, voir Denis Pelletier, Économie et humanisme. De l’utopie communautaire au combat pour le tiers-monde (1941-1966), Paris, Éd. du Cerf, 1996.
  • [44]
    André Mary, « Henri Desroche(s) (1914-1944). Matériaux pour une bioscopie », Archives de sciences sociales des religions, sur : assr.revues.org/26997
  • [45]
    Yvon Tranvouez, « L’institution au cœur : Émile Poulat », Archives de sciences sociales des religions, sur : assr.revues.org/27179
  • [46]
    Émile Poulat, « Aux origines du “Groupe de Sociologie des Religions” et de ses Archives », Archives de sciences sociales des religions, 136, 2006, p. 25-37.
  • [47]
    J. Julliard, « Naissance et mort de l’intellectuel catholique », art. cit., p. 12.
  • [48]
    F. Praderie, « Découragement », art. cit.
  • [49]
    R. Rémond, A. Savard, Vivre notre histoire, op. cit., p. 74.
  • [50]
    D. Pelletier, « Le “silence” des intellectuels catholiques français », art. cit., p. 298.
  • [51]
    René Rémond, « 1965-1975 : une décennie décevante », la Revue des deux mondes, mai 1996, p. 94.
  • [52]
    Danièle Hervieu-Léger, « De l’utopie à la tradition. Retour sur une trajectoire de recherche », in Yves Lambert, Guy Michelat, Albert Piette (dir.), Le religieux des sociologues. Trajectoires personnelles et débats scientifiques, Paris, L’Harmattan, 1997, p. 22.
  • [53]
    Comme signalé plus haut, Fouilloux travaille sur l’histoire du mouvement œcuménique. Langlois, rédige quant à lui, au moment de son bref passage au CCIF, une thèse de troisième cycle sur le diocèse de Vannes au xix e siècle. Quant à Monneron, il est engagé dans une thèse sur la revue intellectuelle des jésuites, Études, entre les deux guerres.
  • [54]
    Monneron, après une discussion avec Rémond, acceptera finalement de rester.
  • [55]
    J. Julliard, D. Lindenberg, « L’histoire des intellectuels catholiques », art. cit., p. 19.
  • [56]
    Danièle Hervieu-Léger, De la mission à la protestation. L’évolution des étudiants chrétiens (1965-1970), Paris, Éd. du Cerf, 1973, p. 107 sq. ; René Rémond, « L’évolution du comportement des prêtres en matière politique » in CERDIC, Politique et foi, Strasbourg, Cerdic-publications, 1972, p. 97.
  • [57]
    Lettre d’Étienne Fouilloux à René Rémond, 13 juillet 1973, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 8.
  • [58]
    Lettre de Jean-Louis Monneron à René Rémond, 20 mai 1971, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 5.
  • [59]
    Lettre d’Étienne Fouilloux à René Rémond, 21 juin 1971, BnF, Manuscrits, NAF 28390, 58 bis, 6.
  • [60]
    Voir D. Hervieu-Léger, « Les intellectuels catholiques… », art. cit., p. 107.
  • [61]
    Voir sur cet aspect P. Ory, J.-F. Sirinelli, Les intellectuels en France, op. cit., p. 243.

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