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Article de revue

La République et l’Église

Guerre impossible, paix improbable

Pages 17 à 35

Notes

  • [1]
    Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 9.
  • [2]
    Raymond Aron publie en 1948 Le grand schisme sur la division entre l’Est et l’Ouest et ses conséquences sur les relations internationales. Dans ce livre consacré à la Guerre froide, qu’il qualifie aussi de « paix belliqueuse », le premier chapitre est intitulé « Paix impossible, guerre improbable ».
  • [3]
    Le camp républicain connaissait des divisions que les débats sur la loi de 1905 vont mettre en évidence. Du côté catholique, la Séparation a pu paraître pour certains – tel Brunetière ou le juriste Saleilles (voir Patrice Rolland, « Un “cardinal vert” Raymond Saleilles », Revue française d’histoire des idées politiques, 28, 2008, p. 273-305) – comme le gage d’une liberté nouvelle, l’Église échappant à la tutelle d’un État dominateur. Ce courant fut minoritaire et en opposition avec la hiérarchie catholique – on se souvient que le Syllabus de Pie IX avait qualifié la Séparation de « funeste » en 1864. Il n’était pourtant pas négligeable et avait connu des défenseurs éminents, comme Lamennais, Montalembert ou Dupanloup qui, dans l’Avenir en 1830, en appelaient à « l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre du spirituel ».
  • [4]
    Philippe Portier, « L’Église catholique face au modèle français de laïcité », Archives de sciences sociales des religions, 129, janvier-mars 2005, p. 177 ; Émile Poulat, « Du principe de catholicité au principe de laïcité », Philosophie politique, 4, novembre 1993, p. 73-87.
  • [5]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 14.
  • [6]
    Ibid., p. 105.
  • [7]
    Ibid., p. 133-134.
  • [8]
    Comme le rappelle en 1906, le pape Pie X dans Vehementer nos : « Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et de le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles ; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »
  • [9]
    Ph. Portier, op. cit., p. 177.
  • [10]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 128.
  • [11]
    Le Monde (supplément Idées), 4 juin 2016, p. 4.
  • [12]
    Étienne Fouilloux, « Conclusion », in Bruno Duriez et al. (dir.), Les catholiques dans la République (1905-2005), Paris, Éd. de l’Atelier, 2005, p. 314.
  • [13]
    Philippe Boutry, « La gauche et la religion », in Jean-Jacques Becker, Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, I, L’héritage du xix e siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 338.
  • [14]
    Denis Pelletier, « 1905-2005. Un siècle d’engagements catholiques », in B. Duriez et al. (dir.), Les catholiques dans la République, op. cit., p. 19-50.
  • [15]
    Ibid., p. 339.
  • [16]
    Pie X dans Vehementer nos critique justement cette disjonction : « Cette thèse [celle qui préside à la Séparation] bouleverse également l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde, ordre qui exige une harmonieuse concorde entre les deux sociétés. Ces deux sociétés, la société religieuse et la société civile, ont en effet, les mêmes sujets, quoique chacune d’elles exerce dans sa sphère propre son autorité sur eux. […] Or, qu’entre l’État et l’Église l’accord vienne à disparaître, et de ces matières communes pulluleront facilement les germes de différends qui deviendront très aigus des deux côtés. »
  • [17]
    Jérôme Grévy, Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi. Un siècle de guerre de religion en France, Paris, Armand Colin, 2005, p. 208.
  • [18]
    Ibid., p. 217.
  • [19]
    Pour un exemple : Jean Sévilla, Quand les catholiques étaient hors la loi, Paris, Perrin, 2005.
  • [20]
    J. Grévy, Le cléricalisme ?, op. cit., p. 213-214.
  • [21]
    Jean-Paul Willaime, « État, éthique et religion », Carnets internationaux de sociologie, LXXXVIII, janvier-juin 1990, p. 189-213.
  • [22]
    Conseil permanent de le Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Paris, Bayard-Éd. du Cerf-Mame, 2016, p. 15, 30. Ce texte valut aux évêques un satisfecit de Libération quelques jours plus tard : Grégoire Biseau, « Messieurs les évêques, la République vous remercie », Libération, 14 octobre 2016.
  • [23]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 38.
  • [24]
    On pourra renvoyer au dossier consacré à cette question dans le Monde du 7 mai 2016 : La laïcité, fracture de la gauche.
  • [25]
    Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015.
  • [26]
    Farhad Khosrokhavar, « Le fondamentalisme laïque fragilise la France », le Monde, 9 septembre 2016. Il en appelait d’ailleurs à une laïcité « sereine et paisible » (encore des épithètes) en observant que la « laïcité triomphante » de 1905 était beaucoup plus tolérante que le laïcisme actuel.
  • [27]
    Conseil permanent de le Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, op. cit., p. 63.
  • [28]
    E. Fouilloux, « Conclusion », loc. cit., p. 317.
  • [29]
    Ibid., p. 318.
  • [30]
    On pourrait évoquer aussi le discours autour du thème de la « christianophobie », particulièrement florissant dans les milieux les plus radicaux, ou celui, plus partagé, du « deux poids, deux mesures » fondé sur l’idée que les politiques (entendus de gauche) seraient bienveillants à l’égard des musulmans en France et ailleurs alors que les chrétiens seraient, ici, « persécutés » (avec le retour à l’imaginaire de 1905) ou tout du moins peu écoutés et, en Orient, abandonnés.
  • [31]
    Le Monde, 14 octobre 2016. Parallèlement, le cardinal André Vingt-Trois suscitait la controverse le 27 juillet 2016 dans son homélie, après l’attentat de Saint-Étienne-du Rouvray, en dénonçant « le silence des élites devant la déviance des mœurs » et « la légalisation de ces déviances ».

1 La République française n’en a jamais fini avec la religion et n’en finira jamais. Depuis la loi du 9 décembre 1905, on supposerait que l’État et la religion, strictement séparés, relevant de deux ordres distincts, s’ignoreraient mutuellement. Pourtant, c’est bien en France que la question religieuse se révèle souvent encore la plus controversée. Le paradoxe n’est qu’apparent.

2 Parce que la laïcité, spécificité toute française, est l’un des fondements de la République et participe de son essence même, le rapport à la religion est condamné à demeurer un perpétuel objet de débats. Ils sont d’autant plus lourds et difficiles qu’ils renvoient toujours à la nature de notre modèle politique, social, culturel. C’est ce qui explique la virulence, la part d’irrationnel, parfois l’hystérie qui les caractérisent. Chaque fois que nous parlons de la place de la religion dans la société française, c’est la République qu’il est question de refonder ou de faire disparaître. Rien de moins.

3 C’est l’évidence lorsqu’on observe comment, depuis plus d’un quart de siècle, notre société essaie de comprendre la présence désormais durable et visible de l’islam en son sein et de s’organiser en conséquence. Foulard, voile intégral et désormais burkini suscitent des polémiques sans fin, qui mêlent passion et raison, cynisme et bonne volonté, tentation du rejet et désir d’intégrer. À travers la question prosaïque de l’interdiction d’une tenue vestimentaire, qui n’est que cela et beaucoup plus aussi, nous avons le sentiment de jouer notre propre survie. Dans ce champ de bataille politique et intellectuel sur fond de terrorisme et de montée des extrêmes, les diverses parties – en dehors des intégristes religieux – brandissent la même bannière : la République, modèle social et politique idéal qui doit permettre aux individus les plus divers de vivre ensemble dans l’harmonie. Mais ce mot ne résonne pas pour tous à l’unisson. Riche de sens et d’ambiguïtés, la République est « multiple et s’avance masquée [1] » et sa définition même demeure une perpétuelle question. La laïcité n’est pas moins sujette à toutes les interprétations, voire à toutes les manipulations. Elle est juridiquement établie depuis 1905 ; elle est devenue un principe constitutionnel en 1946. Pourtant la tentation est souvent grande de remobiliser ce concept ambivalent à des fins politiques conjoncturelles.

4 Nous ne nous arrêterons pas sur la question si urticante de l’islam en France. Il sera plutôt proposé de revenir ici sur le rapport entre la République et la religion en se penchant sur la relation avec l’Église catholique. Après un apaisement réel, notamment depuis les derniers grands affrontements autour de l’école en 1984 et 1994, cette relation a connu un épisode éruptif en 2013 avec le débat sur le mariage des personnes de même sexe. Il a pu sembler qu’une nouvelle rupture s’opérait alors avec le monde catholique, à rebours d’une tendance de long terme. Cet événement nous semble cependant devoir retenir l’attention moins en raison du retournement qu’il signifierait dans la relation entre l’Église et la République que par les évolutions du modèle républicain et du monde catholique dont il témoigne. Ces mouvements respectifs qui laissent paraître de grandes fragilités conduisent à l’émergence de nouveaux points de frottement, plus que d’affrontement, entre Église et République.

5 Pour mieux cerner cette nouvelle donne, il faut revenir sur ce que fut le projet républicain de 1905 – sa réalité historique, sa signification philosophique, sa dimension mythologique – non par goût pour la rétrospection, mais parce que le regard que nous portons sur ce projet continue à animer nos actions. La loi de 1905 est un texte lumineux, mais aussi un objet de mémoires, de mobilisations, un objet parfois obscur. Et la laïcité qu’elle fonde en droit demeure aujourd’hui encore un enjeu.

6 L’affaiblissement du projet républicain, un siècle plus tard, rend plus difficile la formulation des réponses à apporter à la question religieuse en France. Cette crise est la conséquence directe de l’évolution de nos mœurs, de notre rapport au politique. Elle est aussi une crise de la gauche qui porta historiquement le projet républicain. Le rapport ambigu que celle-ci entretient à la religion participe fortement de la confusion ambiante.

7 Si l’Église n’entend plus remettre en cause la République et appelle même les politiques à la refonder, de nouveaux motifs de tensions émergent aujourd’hui, sans que l’on puisse supposer qu’ils disparaissent à moyen terme. C’est ce qui nous laisse penser, pour détourner la célèbre formule de Raymond Aron [2] que si, entre la République et l’Église, la guerre est impossible, la paix est improbable.

Le projet républicain de 1905. Réalité et mythologie

Un texte libéral dans un contexte brutal

8 Texte juridique d’une grande clarté, la loi de 1905 traduit un projet philosophique républicain. Mais née dans un contexte historique mouvementé voire brutal, elle est parallèlement devenue un mythe, qui mobilise encore les forces en présence, avec toute la part d’ambiguïté qui peut s’attacher à un tel objet fantasmatique.

9 Sur le fond, nul doute. Il s’agit d’une loi d’inspiration libérale qui permet à chacun d’exercer sa liberté de conscience et de pratiquer sa religion, l’État républicain se portant garant du respect de cette liberté et se tenant, en principe, à l’écart des questions religieuses. Sans revenir sur les débats qui ont précédé l’adoption de cette loi, on peut rappeler que la ligne incarnée par Aristide Briand, rapporteur du texte à la Chambre, mais aussi par Clemenceau, l’a emporté sur la tendance anticléricale, dont Combes est la figure la plus marquante. La conclusion du rapport parlementaire de Briand témoigne du but qu’il s’était assigné et qu’il atteint : il s’agissait pour lui d’une œuvre non pas « de passion, de représailles, de haine, mais de raison, de justice et de prudence combinées ». Texte fondateur d’une liberté publique essentielle, la loi de 1905 constitue l’un des piliers de l’État de droit en France.

10 Les conditions historiques dans lesquelles ce texte fut adopté, sa réception par les milieux catholiques et son application par l’État républicain ont pourtant conduit à obscurcir son image. Loi d’apaisement pour les uns, elle est apparue sur le moment aux yeux de bon nombre de catholiques comme un instrument de guerre, après deux décennies marquées par des conflits.

11 De fortes tensions étaient apparues avec les lois Ferry sur l’école, en 1881-1882, et les premières expulsions des congrégations religieuses, prémices de la Séparation. S’ouvre ensuite une courte période d’apaisement, somme toute relatif, avec le toast d’Alger en 1890 à l’occasion duquel le cardinal Lavigerie en appelle à l’adhésion des catholiques au régime républicain, puis l’encyclique Rerum novarum de 1893 par Léon XIII. La question des relations entre la République et l’Église se pose à nouveau de manière aiguë. La loi de 1901 sur les associations voulue par Waldeck-Rousseau soumet à une autorisation législative les congrégations dénoncées pour leur affairisme et leurs menées anti-républicaines. Mais c’est surtout son application brutale par Combes à partir de 1902 qui entraîne une tension paroxystique entre l’État républicain et l’Église. Même si chacun de ces deux camps a connu alors nuances et divisions [3], on peut considérer qu’en 1905, d’un côté, les républicains opèrent un semblant d’unité autour de l’idée de Séparation et que, de l’autre, l’Église, emportant avec elle la cohorte des fidèles, refuse ce processus avec une grande intransigeance, comme l’illustre la condamnation immédiate par le pape Pie X dans l’encyclique Vehementes nos (février 1906) d’une « loi qui, en brisant violemment les liens séculaires par lesquels votre nation était unie au siège apostolique, crée à l’Église catholique, en France, une situation indigne d’elle et lamentable à jamais » et le pontife d’ajouter : « Qu’il faille séparer l’État de l’Église, c’est une thèse absolument fausse, une très pernicieuse erreur. » Rares sont les catholiques qui voient dans la loi de 1905 un acte libérateur et le moyen d’échapper à l’emprise de l’État gallican.

12 Si l’on se dégage un instant du contexte historique dans lequel a été adopté ce texte, on peut considérer, en substance, que l’objectif de la loi de 1905, traduisant ainsi l’essence du projet républicain, était de procéder à une déconnexion de l’ordre public et de l’ordre religieux. La religion devait constituer, dans la République, une affaire privée qui pouvait certainement faire l’objet de manifestations dans l’espace public mais ne devait en aucun cas interférer avec la conduite des affaires de l’État. La Séparation était d’évidence juridique, mais aussi philosophique et symbolique. L’enjeu n’était pas mince et le processus ne pouvait se dérouler sans heurts puisqu’il s’agissait de rompre avec deux points d’ancrage profonds dans la culture politique française : le gallicanisme qui, d’une certaine manière, entendait soumettre l’Église à l’État (jusqu’en 1905 Combes en était l’un des tenants de cette conception avant de se rallier à la Séparation) ; le rôle de l’Église dominant dans l’organisation de la société et influent dans la sphère publique.

13 On trouvait d’un côté une Église encore puissante, entendant jouer un rôle politique, direct ou non, parlant à une communauté de fidèles encore très nombreux ; de l’autre une République enfin établie institutionnellement, forte d’un projet philosophique émancipateur. L’une et l’autre offraient deux modèles idéologiques, concurrents et si proches dans leur visée qu’ils ne pouvaient coexister qu’à la faveur d’un régime d’indifférence mutuel, non agressif et fondamentalement asymétrique.

14 De ce point de vue, 1905 est tout autant une rupture que la conclusion d’un processus engagé dès 1789 avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen. En proclamant les droits de l’individu, entité de base de la société, libéré des corps intermédiaires, au premier rang desquels figurait l’Église, la Révolution française engage un processus de sécularisation dont 1905 constitue le point d’orgue. Pour reprendre l’expression d’Émile Poulat, le principe de catholicité s’efface alors au profit de celui de modernité ou de laïcité [4].

Deux modèles idéologiques en concurrence

15 République et Église sont bien deux modèles idéologiques au sens où ils proposent une organisation globale de la société qui trouve sens dans un récit, offre une perspective, repose sur un ordre présenté comme légitime, promeut des valeurs communes transmises par l’éducation, le tout en permettant de penser ensemble l’un et le multiple, la communauté et les individus, l’universel et le singulier. Plus profondément encore, pour reprendre les termes de Nicolet [5] concernant la République, l’un et l’autre proposent « une certaine présence au monde ». Quels en sont les ressorts communs ?

16 Ces deux modèles entendent construire cette présence au monde sur un principe de transcendance. C’est l’évidence pour l’Église. Pour la République, la question est plus complexe : Dieu écarté, quel principe supérieur peut être mis en action ? Après la tentative peu convaincante du culte de l’Être suprême sous la Révolution, la République organise pendant tout le xix e siècle, comme l’observe, là encore, Nicolet [6], un point de rencontre entre deux plans ressentis comme différents : le sacré et l’histoire. La République française apparaît comme une réalité religieuse ou mystique, traduisant dans l’histoire la marche de la Raison et du progrès. Héritière de la Révolution, fille aînée de la Raison, porte-parole de l’humanité, répondant aux desseins tracés par un Condorcet, la République française a une vocation universelle qui l’oblige dans son ensemble tout autant que chacun de ses citoyens.

17 République et Église se fondent sur un récit, historique et national dans un cas, biblique dans l’autre, qui met au centre des enjeux la question de la tradition et de la mémoire. La République n’est pas une abstraction philosophique et l’on sait à quel point l’histoire fut au cœur du projet républicain au tournant du siècle, avec Lavisse et ses épigones. Ce récit est avant tout national et tout est mis en œuvre intellectuellement pour montrer la continuité historique entre l’Ancien régime et la République, celle-ci apparaissant comme l’aboutissement d’un processus séculaire. La République puise sa nécessité dans l’histoire de France.

18 Cette histoire a un sens, c’est-à-dire une direction et une signification. La République travaille à la construction d’une cité harmonieuse fondée sur la Raison. La perspective eschatologique, pour reprendre un terme religieux, n’est pas celle d’un paradis terrestre où finalement tout s’accomplirait. La République est un idéal, un horizon, comme une asymptote vers laquelle on tend sans jamais pouvoir l’atteindre. Car ce serait alors aboutir à la communauté parfaite, organisée selon la seule raison délivrée des passions et des contingences, hors de l’histoire, hors du temps, hors des hommes. Dès lors, la République contient « tout le possible » et constitue « un devenir permanent [7] ».

19 Sur un plan plus concret, la République et l’Église entendent régler l’organisation de la société. Les principes d’organisation sont différents : d’un côté la République est égalitaire ; de l’autre, l’Église entend, au xix e siècle, maintenir un ordre social établi et les hiérarchies qui le fondent [8]. Mais pour les deux, l’organisation sociale repose sur un ordre accepté par tous, considéré comme légitime parce que rationnel et démocratique ou divin, et incarné par une autorité politique ou ecclésiastique. Mais la pérennité de cet ordre ne peut découler que d’une relation de pouvoir ou d’autorité. Elle suppose que les individus – citoyens ou fidèles – soient vertueux. Il est question ici d’une morale, républicaine ou chrétienne, commune et intériorisée, mais dont le respect est aussi assuré au sein de la communauté par la voie du droit ou du contrôle social. La République privilégie, de ce point de vue, la norme rationnelle, applicable à tous, issue de la délibération de représentants élus. En cela, elle rompt avec le principe bien établi jusqu’alors selon lequel, pour reprendre les termes de Philippe Portier, l’Église fondait les normes éthico-juridiques de la société [9]. Si elle n’établissait pas elle-même les lois, elle en certifiait en quelque sorte la conformité aux vertus et principes chrétiens.

20 La République repose sur l’idée qu’existe un socle de valeurs – parmi lesquelles la laïcité – qu’elle a pour fonction non seulement de défendre, mais plus encore de promouvoir, grâce à l’école en particulier. Ces valeurs républicaines s’inscrivent dans un projet émancipateur et fédérateur : émancipateur, au sens où il entend permettre à chaque individu d’échapper aux pesanteurs de son milieu, d’envisager un avenir qui lui serait propre en ayant la possibilité de s’extirper de son ancrage social ; fédérateur, dans la mesure où ce projet commun suppose le sentiment de participer à une communauté de citoyens dont le principal ciment est la nation, entité collective politique et non ethnique.

21 Dès lors, la question de l’éducation des individus est cruciale. Il s’agit de former des citoyens qui, dès le plus jeune âge, auront intégré ces valeurs. Or, l’Église avait assuré depuis des siècles ce rôle éducatif avec la volonté de former des individus mais aussi de fonder en chacun les valeurs religieuses. Dès lors, l’école ne pouvait que se trouver au cœur de conflits récurrents et souvent virulents. Le projet de Jules Ferry était d’une grande clarté. Dans sa lettre aux instituteurs, il écrit, le 17 novembre 1883, que « l’instruction religieuse appartient aux familles et à l’Église, l’instruction morale à l’École ». Les lois Ferry constituent, dans les faits, le premier acte de la séparation entre l’Église et l’État, et certainement le plus important. Pour suivre Claude Nicolet : « L’instruction publique, le savoir, qui englobe une morale, est […] à la fois la condition et le but de la République [10]. »

22 Mais il n’est pas uniquement question d’instruction. La République est aussi un rapport idéal aux mœurs et c’est un point essentiel dans le contexte actuel. Pour être, elle suppose que les individus soient vertueux ; pour exister, elle impose qu’ils le deviennent. Cette vertu toute romaine – austère, peu portée sur l’hédonisme – est montrée en exemple, enseignée par l’école afin que chaque futur citoyen puisse se construire sur son fondement. Pour cette raison, la République n’est pas indifférente au comportement de chacun. Elle n’est pas un espace de liberté totale, débridée, et ne souffre pas les comportements qui, par exemple, sembleraient remettre en cause ses fondements idéologiques – l’égalité, la liberté, la laïcité. Elle peut donc être intrusive et tenter, si ce n’est de dicter leur attitude aux individus, en tout cas de prohiber certains agissements au nom du « vivre-ensemble » pour reprendre une expression désormais commune. Derrière se profile un modèle de citoyen qui renvoie à l’idée d’unité du corps social – voire d’unicité – qui pose fondamentalement la question du pluralisme. La République rêve d’individus délivrés de leurs appartenances particulières, libérés des communautés singulières. Anne-Laure Zwilling le notait récemment : « L’idéologie sous-jacente de notre mythe républicain, c’est que l’on ne peut être fort que si l’on est semblable [11]. »

23 Le citoyen ainsi constitué ne saurait demeurer passif, individualiste replié sur son quant-à-soi. Idéalement, la République suppose que chacun investisse l’espace public pour participer à la détermination du destin commun. Plus encore, elle mise sur l’héroïsme des citoyens, comme l’Église peut miser sur leur sainteté. Il leur appartient de défendre la République et ses lois. À leur tour, ils se font promoteurs des valeurs républicaines auprès de leurs enfants, de leurs proches, des autres citoyens.

24 Face à ce modèle idéologique, cohérent, dynamique, dont les fondations institutionnelles sont désormais solides au tournant du siècle, et qui entend étendre son empire, l’Église catholique a cherché à se constituer en contre-modèle. Étienne Fouilloux note que « la défense de l’Église et de la foi menacées par la politique de laïcisation gouvernementale a suscité, dans les années 1880 en milieu catholique, une esquisse de contre-pouvoir fort d’un modèle de société opposé, dans de nombreux domaines, au modèle républicain [12] ». L’apaisement né du ralliement des catholiques à la République au début des années 1890 fut de courte durée. L’affaire Dreyfus vit l’Église et la majeure partie des catholiques se ranger dans le camp anti-dreyfusard.

25 Quand s’ouvre le xix e siècle, le statu quo paraît impossible. Sur le plan des principes, la société est tiraillée par la concurrence de ces deux modèles idéologiques. Sur le plan politique, les positions des deux camps sont exacerbées. La gauche républicaine demeure sans doute divisée sur la question. Comme l’observe Philippe Boutry [13], cohabitent des courants libéraux, spiritualistes ou nettement antireligieux, comme le montreront les débats de 1905. Il ne faut d’ailleurs pas sous-estimer la manière dont le catholicisme a pu imprégner la République, notamment, comme le note Denis Pelletier, dans l’idée d’un État social [14]. Même un Jaurès, fervent partisan de la Séparation, forme le vœu d’une conciliation entre le christianisme et la Révolution, les Évangiles et les droits de l’homme [15]. Mais la tendance irréligieuse, anticléricale voire antichrétienne prend le dessus. Parallèlement, malgré le ralliement à la République au début des années 1890, le rapport de bon nombre de catholiques et de l’Église à l’égard du régime demeure ambigu dans le meilleur des cas, souvent hostile.

26 Dans une société française en voie de sécularisation, la loi de 1905 n’a d’autre but que d’organiser cette disjonction des deux modèles [16] en les plaçant sur un plan différent. Désormais la religion – et l’Église par conséquent – n’a plus vocation à intervenir dans la chose publique, au sens politique du terme. Elle relève de la sphère privée ce qui ne signifie pas qu’elle ne puisse trouver une expression dans l’espace public, c’est-à-dire ouvert à tous. Parallèlement, l’État se contente – ce qui n’est pas mince – d’assurer la liberté du culte sans plus interférer dans les questions cléricales. Cette loi de liberté entend organiser une relation minimale entre ces deux modèles qui ne va pas jusqu’à la complète indifférence, et qui est fondamentalement asymétrique. La République surplombe l’ensemble de la société sans concurrent. En mettant fin à la compétition de deux modèles, la loi de 1905 est un texte de paix sociale.

La lente construction d’un équilibre

27 Pourtant au-delà de son contenu juridique et de son présupposé philosophique, la loi de Séparation va très vite être nimbée d’une dimension symbolique qui est loin d’être univoque. Comme le rappelle Jérôme Grévy qui a étudié la « mémoire ambiguë » de la loi de 1905, celle-ci n’apparaît pas pour ces auteurs comme dénuée de défauts. Loin d’être l’objet sacré qu’elle est devenue aujourd’hui, elle est perçue comme imparfaite et amendable [17]. C’est d’ailleurs ce qui va arriver dans les années qui suivent son adoption avec des aménagements par voie législative ou réglementaire [18]. Mais cette loi va en même temps aussitôt se constituer en mythe et devenir un objet de mobilisation. Dans le prolongement des deux modèles en compétition, ce sont deux mémoires concurrentes qui sont à l’œuvre et refaçonnent à leur manière la loi de 1905.

28 Dans certains milieux catholiques, la mémoire de la loi de 1905 n’est pas glorieuse. La violence anticléricale qui caractérise son application dans les mois qui suivent son adoption, avec les inventaires menés sans ménagement, nourrit une martyrologie qui touche encore une certaine frange du catholicisme [19]. Elle évoque une Église victime des persécutions républicaines, persécutions dont la mémoire aurait été effacée à dessein, la loi de 1905 étant présentée comme « une œuvre de combat contre le catholicisme et son influence en France ». Les actes de résistance aux inventaires vont nourrir une mémoire, par le biais de brochures, de chansons, de cartes postales, d’objets de dévotion – avec par exemple des croix faites du bois des portes d’églises enfoncées [20].

29 Parallèlement, la loi de 1905 apparaît aux yeux de nombreux Républicains comme un acte fondateur et sacré, un totem qu’on ne saurait même envisager de toucher sous peine d’abattre les colonnes du temple. La lutte contre la calotte, contre les « corbeaux » fait encore partie de l’imaginaire politique, à gauche pour l’essentiel. Même si cette rhétorique a perdu de sa vigueur, il n’est guère besoin d’insister pour qu’elle ressurgisse lorsque l’Église se laisse aller à quelques incursions dans le domaine politique. Il faudra plusieurs décennies, et deux guerres mondiales, pour que la Séparation de 1905 soit acceptée et que cette relation d’indifférence relative trouve son point d’équilibre.

30 La Grande Guerre avec l’Union sacrée constitue la première étape de ce processus. Le culte de Jeanne d’Arc, héroïne patriotique désormais fêtée par la Nation et sainte catholique canonisée en 1920, devient le symbole de ce rapprochement. La condamnation par Rome de l’Action française en 1926 conduit aussi à marginaliser la frange la plus hostile à la République au sein des milieux catholiques.

31 Les spasmes furent cependant nombreux : en 1924 avec la volonté du Cartel des gauches et d’Herriot de relancer la politique anticléricale, en 1948-1951 avec les lois Marie-Barangé, ou plus proches de nous, avec les manifestions de 1984 ou en 1994 avec l’abrogation de la loi Falloux qui mobilisent les tenants de l’école libre puis de l’école laïque. La Seconde Guerre mondiale voit les catholiques divisés. Alors que pour une grande partie de la hiérarchie cléricale le régime de Vichy apparaît un moyen de revenir sur le principe de laïcité, nombreux sont aussi les catholiques qui s’engagent dans la Résistance. Cette expérience joue un rôle essentiel dans le rapprochement entre ceux qui croyaient au ciel et ceux qui n’y croyaient pas. La création du Mouvement républicain populaire (MRP) à la fin de la guerre constitue une tentative de formation d’un parti catholique qui montre la volonté d’agir au sein de la République dans le respect de la laïcité. Mais, par son échec final, elle illustre aussi ce non-sens qui consisterait, en France, à organiser la vie politique autour de la question confessionnelle et la tendance inexorable qui conduit à maintenir le religieux hors de la sphère politique, à l’exception de quelques incursions ponctuelles.

32 Après 1945, la République se montre plus souple sur la question religieuse, dans un mouvement que Jean-Paul Willaime qualifie de « laïcisation de la laïcité [21] ». Le combisme n’est plus de mise pas plus que le Syllabus. Parallèlement l’Église, moins crispée sur le sujet, accepte finalement cette séparation, surtout après Vatican II. Revenir sur la loi de 1905 ou reconquérir l’espace public n’est plus à l’ordre du jour. L’idée d’un État catholique n’a plus lieu d’être, l’Église étant très concentrée aussi sur ses enjeux internes. Une forme d’équilibre a donc été trouvée sur l’essentiel. Pourtant de nouvelles lignes de front se sont ouvertes depuis quelques années principalement autour de questions que l’on qualifie aujourd’hui de sociétales et qui touchent à la bioéthique et à la famille. Elles ne constituent sans doute pas une vraie menace sur ce modus vivendi. Mais elles mettent en évidence des fragilités nouvelles liées à l’évolution de notre société, à l’ébranlement que connaît le modèle républicain et à la perte d’audience de l’Église dans une société largement déchristianisée alors que des minorités actives occupent le devant de la scène.

Des fragilités nouvelles et durables

La République en crise

33 La République est mal en point. C’est un constat assez communément partagé. Le modèle idéologique qu’elle propose, qui va au-delà d’un simple processus de représentation et de délibération démocratique, est frappé de plein fouet par une évolution sociale qui le prend à contre-pied. L’individualisme que l’on qualifie de démocratique, de postmoderne, est indifférent à toute transcendance. Les individus sont la mesure d’eux-mêmes et l’idée qu’un principe supérieur puisse fonder le contrat social est aujourd’hui bien peu mobilisatrice, faute d’ailleurs de projection dans l’avenir. Cette évolution est à rebours du projet républicain qui vise à constituer l’unité à partir de la multiplicité. L’intérêt général, la chose publique, la nation ne sont plus en mesure de fédérer et l’émancipation promise par la République n’est pas au rendez-vous. Le service militaire, l’école ne jouent plus leur rôle d’intégration et toute une frange de la population reste à l’écart. La République que l’on peut voir comme une immense machine à donner de la cohérence à la communauté se heurte justement à une société qui en manque cruellement, parce que diverse, confrontée à l’éclatement des normes de références, frappée par l’individualisme. Fragmentation de l’espace social et incapacité du modèle républicain à y faire face conduisent les individus à se réfugier dans des ensembles cohérents plus restreints, plus proches, moins abstraits – les communautés, horresco referens –, fondés sur une identité sélective, religieuse, ethnique, sexuelle, etc.

34 Il est frappant de constater que l’Église elle-même déplore cette évolution et estime, pour cette raison, nécessaire en octobre 2016 de s’exprimer avant les élections présidentielles prévues pour l’année suivante :

35

Aujourd’hui, la situation de notre pays nous conduit à parler de nouveau. Plus que jamais, nous sentons que le vivre ensemble est fragilisé, fracturé, attaqué. Ce qui fonde la vie en société est remis en cause. Les notions traditionnelles et fondamentales de Nation, Patrie, République sont bousculées et ne représentent plus la même chose pour tous […] Le contrat social, le contrat républicain permettant de vivre ensemble sur le sol du territoire national ne semble donc plus aller de soi. Pourquoi ? Parce que les promesses du contrat ne sont plus tenues. Il a besoin d’être renoué, retissé, réaffirmé. Il a besoin d’être redéfini[22].

36 En réaction à ce phénomène qui heurte, comme souvent, la nostalgie est à l’œuvre. La IIIe République apparaît comme un âge d’or, une apogée, expression la plus complète de la tradition républicaine, comme l’écrit Nicolet [23]. La loi de 1905 est naturellement au cœur de cette machinerie politico-culturelle. La tentation est grande de remobiliser autour de ce mythe, avec la grandiloquence d’usage, et rien de tel alors que de désigner l’ennemi. La République, née de la Révolution française, en a toujours eu besoin. C’est là une nécessité quasi génétique. L’ennemi, selon son degré d’ouverture d’esprit ou les précautions oratoires que l’on prend, ce peut être l’islam qualifié ou non d’obscurantiste, de radical, de salafiste… Mais cet ennemi peut être aussi le catholique militant qui manifeste contre le mariage pour tous.

Une gauche mal à l’aise

37 Les débats actuels montrent combien la gauche se trouve mal à l’aise face à cette question. L’attitude à l’égard de l’islam la déchire. D’un côté, un courant qu’on pourrait qualifier d’universaliste met justement en avant la laïcité et la République pour s’opposer à un islam perçu comme conquérant et remettant en cause des principes fondamentaux comme l’égalité des sexes. De l’autre, on trouve une tendance plus ouverte au pluralisme culturel et religieux, sur fond de repentir postcolonial [24]. Parallèlement la gauche profondément fracturée peut refaire temporairement son unité contre un monde catholique lui-même en évolution. L’ouverture du mariage aux couples homosexuels a été l’occasion d’une confrontation très classique entre une gauche réformatrice, s’affirmant moderne, en phase avec l’évolution des mœurs, en lutte contre les discriminations et un mouvement catholique gardien d’une tradition, entendant préserver un modèle qui devrait constituer le fondement des normes législatives. Les débats autour de la « théorie du genre » sont aussi une parfaite illustration de cette situation.

38 L’ouverture de ces nouveaux fronts est la conséquence de la mise en œuvre d’un projet politique, celui d’une gauche « sociétale » qui conçoit le droit comme devant être en phase avec la société et non comme un frein à ses mouvements, et qui trouve aussi plus facilement son unité sur ces questions que sur celles, économiques et sociales, européennes, qui la divisent profondément.

39 On aurait pourtant tort de considérer que les tensions qui interviendraient entre le politique et l’Église seraient uniquement la conséquence d’une crispation provenant de la gauche. La droite nourrit aussi un rapport complexe à la laïcité quand il s’agit de considérer l’islam. Même si elle est moins suspectée de vouloir restreindre les droits des catholiques, la volonté d’une partie de la droite de limiter la possibilité d’exprimer sa foi dans l’espace public – partagée par une frange de la gauche – peut aussi inquiéter. Par ailleurs, elle a pu également, dans le passé, proposer des réformes contestées par l’Église comme en 1975 avec l’interruption volontaire de grossesse.

40 Parallèlement, la gauche n’entend pas non plus s’engager dans une guerre antichrétienne. Il faut là aussi faire preuve de nuances. On l’a vu au lendemain de l’exécution du père Hamel à Saint-Étienne-du-Rouvray en juillet 2016, lorsque François Hollande a affirmé que « tuer un prêtre c’est profaner la République », adressant un message très clair aux catholiques bouleversés par cet assassinat. La visite que le président de la République a faite au Vatican quelques semaines plus tard, exprimant à cette occasion sa gratitude et sa reconnaissance au pape François a pu paraître comme une volonté d’apaiser des relations qui avaient connu une certaine crispation au début du quinquennat que ce soit en raison du mariage étendu aux couples de même sexe ou du refus par la Vatican d’accréditer un ambassadeur envoyé par la France qui ne faisait pas mystère de son homosexualité.

41 Plus structurellement, les tensions naissent aussi de l’ouverture de nouveaux champs d’interférence entre le politique et le religieux, qui s’imposent aux acteurs, qu’ils soient de droite ou de gauche.

Des raisons plus structurelles. L’intervention de l’État dans l’intime

42 Alors que la question scolaire ne suscite plus vraiment de tensions, l’État est appelé à intervenir, notamment par la loi, dans des domaines sur lesquelles les religions s’estiment également légitimes à se prononcer : la bioéthique ou la famille. Avec les progrès scientifiques, des questions comme la manipulation du vivant, la procréation assistée, la fin de vie, doivent être appréhendées par les pouvoirs publics alors que les responsables religieux ne peuvent rester à l’écart de débats qui touchent à la conception même de l’être humain et de sa dignité. Cela les amène à intervenir dans le champ du politique, avec les risques afférents de confrontation.

43 C’est là une tendance lourde sur laquelle il faut insister. L’État, le législateur, bref la République, doivent se prononcer sur des sujets qui relèvent de l’intimité des personnes au moment où la science, l’évolution des conditions d’existence comme l’allongement de l’espérance de vie, multiplient ce que le philosophe Karl Jaspers appelait des situations limites, ces moments où l’individu est confronté à l’essentiel et fait le choix ou non de se tourner vers la transcendance. Le droit essaie de saisir ces situations pour les réguler au mieux et offrir un cadre d’action, dans un équilibre complexe et instable entre les choix individuels et les nécessités de la vie en société. On voit bien que ces champs sont ceux dans lesquels les religions ont vocation à intervenir elles aussi. Le fait que les représentants des différentes confessions soient auditionnés par les parlementaires lorsque les lois bioéthiques sont révisées en témoigne, alors même que cela pourrait paraître incongru dans un régime de Séparation des Églises et de l’État.

La laïcité, un mot-valise

44 Au milieu de tout cela, la laïcité qui devrait constituer un cadre incontestable pour gérer ces tensions n’a jamais été aussi discutée. C’est un point de faiblesse. Laïcité ouverte, fermée, de combat… le mot ne se suffit plus à lui-même. Récemment Jean Baubérot identifiait sept formes de laïcité en s’interrogeant sur l’existence même d’un modèle français [25]. La difficulté naît de l’importance que revêt la laïcité dans notre ordre juridique et notre imaginaire et le contenu qu’on entend donner à ce principe. Elle est devenue un mythe bancal, comme un mot-valise dans lequel chacun vient déposer sa conception du rapport à la religion.

45 Même si c’est naturellement l’islam qui est visé principalement par ce que Farhad Khosrokhavar qualifiait, il y a peu, de « laïcisme frénétique » ou de « fondamentalisme laïque [26] », les catholiques ne voient pas d’un bon œil cette conception plus combative de la laïcité. Le 19 mai 2016, dans un entretien donné à la Croix, le pape François affirmait ainsi, en termes choisis mais qui furent relevés : « Un État doit être laïque. Les États confessionnels finissent mal. Cela va contre l’Histoire. Je crois qu’une laïcité accompagnée d’une solide loi garantissant la liberté religieuse offre un cadre pour aller de l’avant. » Mais il poursuivait :

46

Chacun doit avoir la liberté d’extérioriser sa propre foi. Si une femme musulmane veut porter le voile, elle doit pouvoir le faire. De même, si un catholique veut porter une croix. On doit pouvoir professer sa foi non pas à côté mais au sein de la culture. La petite critique que j’adresserais à la France à cet égard est d’exagérer la laïcité. Cela provient d’une manière de considérer les religions comme une sous-culture et non comme une culture à part entière. Je crains que cette approche, qui se comprend par l’héritage des Lumières, ne demeure encore. La France devrait faire un pas en avant à ce sujet pour accepter que l’ouverture à la transcendance soit un droit pour tous.

47 Si l’essentiel du débat porte sur les manifestations publiques de la foi musulmane, les catholiques se sentent concernés. D’un côté, la question de l’islam en France conduit une partie de la droite ou de l’extrême-droite à réaffirmer l’identité chrétienne de la France ce qui ravit une partie des catholiques. De l’autre, les restrictions qu’on envisage d’apporter à l’expression des convictions religieuses dans l’espace public suscitent des interrogations voire des inquiétudes. Dans le texte publié par le conseil permanent de la Conférence des évêques de France en octobre 2016, la ligne est claire :

48

La laïcité de l’État est un cadre juridique qui doit permettre à tous, croyants de toutes les religions et non-croyants, de vivre ensemble. Elle ne doit pas dépasser son objectif en voulant faire de la laïcité un projet de société, qui envisagerait une sorte de neutralisation religieuse de cette société, en expulsant le religieux de la sphère publique vers le seul domaine privé où il devrait rester caché[27].

Une Église affaiblie et divisée

49 Les catholiques ne sont pas prêts d’accepter de devoir raser les murs et ce, d’autant moins qu’il s’agit d’une communauté traversée par une crise profonde, devant gérer en son sein des tendances divergentes.

50 Cette crise présente de multiples aspects : baisse des vocations ; évolution des mœurs avec la question de la place des femmes dans le clergé, l’ouverture aux divorcés, aux homosexuels, etc. ; difficultés à gérer les affaires de pédophilie ; rapport ambigu à la transparence ; réforme de la gouvernance et des relations centre-périphérie ; mondialisation avec la montée en puissance des Églises non européennes, etc. L’Église française occupe elle-même une position beaucoup moins centrale que celle qu’elle connaissait en 1905 au moment de la Séparation. Le monde catholique subit un double mouvement : il connaît une rétractation très forte sur lui-même et il est loin de constituer un bloc homogène. La pratique catholique est aujourd’hui très faible. Si le nombre de Français se déclarant catholiques se situe selon les enquêtes récentes entre 55 et 60 %, moins de 5 % vont régulièrement à la messe. Cet affaiblissement du catholicisme en France est sans commune mesure avec le rôle que l’Église entend encore jouer dans le débat public. Étienne Fouilloux, qui évoque les « divisions congénitales du mouvement catholique en France [28] », précise que cette faiblesse ne signifie pas un affaissement du militantisme, et que « c’est dans l’adversité que se forgent les tempéraments et les convictions les mieux trempés [29] ». Le sentiment d’être menacés dans leur identité la plus profonde conduit certains catholiques à se mobiliser et à opter pour une position très critique vis-à-vis de la société qui les entoure et ne les comprendrait plus, ainsi que des politiques qui contribueraient à cette transformation du monde [30]. Des tendances nouvelles, aussi actives que radicales, apparaissent sur le devant de la scène, comme le mouvement de la Manif pour tous, et son corollaire Sens commun affilié au parti Les Républicains. Ils ne vont pas bien sûr jusqu’à proposer de renverser le régime mais certains entretiennent un rapport ambigu à la loi républicaine en prônant la désobéissance des élus qui ne souhaiteraient pas célébrer le mariage de couples homosexuels. On peut y voir une forme de refus de l’ethos républicain.

51 Mais cette tendance particulièrement visible car très active est loin d’être majoritaire. Face à cette focalisation sur la question du mariage ouvert à tous, la hiérarchie catholique essaie de trouver la bonne distance comme le montre la déclaration de Mgr Pontier, président de la Conférence des évêques de France, en octobre 2016, dans un entretien accordé au journal le Monde : « Il faudrait que ceux qui militent dans ce sens ne militent pas que pour cela. S’ils font une fixation sur ce seul point, ils risquent d’obtenir le résultat inverse car ils donnent l’apparence d’une “militance” excessive [31]. »

52 Ne nous y trompons pas, si une nouvelle guerre entre République et Église est impossible, la paix que l’on pouvait espérer en 1905 avec la Loi de Séparation et que plusieurs décennies, ponctuées par deux guerres mondiales, avaient semblé établir est hautement improbable. Une République affaiblie qui n’est plus en mesure d’imposer son modèle, faute d’autorité ; une Église en proie au doute et travaillée par des courants contradictoires ; une question religieuse qui demeure à l’ordre du jour parce que l’islam restera en tout état de cause présent en France et qu’il faudra bien un jour cesser de le considérer comme un corps étranger mais aussi parce que la foi n’est pas prête de s’éteindre dans le cœur des gens en ce xxi e siècle : rien de tout cela ne permet d’espérer cette paix tant désirée. Entre la sphère privée qui relève de la conscience, de l’intime, et la sphère publique qui relève du politique, il existe un espace social où les individus libres doivent vivre ensemble, s’accepter. Le but de la République a toujours été de rendre cet espace harmonieux. Être républicain, c’est ne jamais cesser de le rappeler.

Notes

  • [1]
    Claude Nicolet, L’idée républicaine en France (1789-1924), Paris, Gallimard, 1994, p. 9.
  • [2]
    Raymond Aron publie en 1948 Le grand schisme sur la division entre l’Est et l’Ouest et ses conséquences sur les relations internationales. Dans ce livre consacré à la Guerre froide, qu’il qualifie aussi de « paix belliqueuse », le premier chapitre est intitulé « Paix impossible, guerre improbable ».
  • [3]
    Le camp républicain connaissait des divisions que les débats sur la loi de 1905 vont mettre en évidence. Du côté catholique, la Séparation a pu paraître pour certains – tel Brunetière ou le juriste Saleilles (voir Patrice Rolland, « Un “cardinal vert” Raymond Saleilles », Revue française d’histoire des idées politiques, 28, 2008, p. 273-305) – comme le gage d’une liberté nouvelle, l’Église échappant à la tutelle d’un État dominateur. Ce courant fut minoritaire et en opposition avec la hiérarchie catholique – on se souvient que le Syllabus de Pie IX avait qualifié la Séparation de « funeste » en 1864. Il n’était pourtant pas négligeable et avait connu des défenseurs éminents, comme Lamennais, Montalembert ou Dupanloup qui, dans l’Avenir en 1830, en appelaient à « l’indépendance absolue du clergé dans l’ordre du spirituel ».
  • [4]
    Philippe Portier, « L’Église catholique face au modèle français de laïcité », Archives de sciences sociales des religions, 129, janvier-mars 2005, p. 177 ; Émile Poulat, « Du principe de catholicité au principe de laïcité », Philosophie politique, 4, novembre 1993, p. 73-87.
  • [5]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 14.
  • [6]
    Ibid., p. 105.
  • [7]
    Ibid., p. 133-134.
  • [8]
    Comme le rappelle en 1906, le pape Pie X dans Vehementer nos : « Cette Église est par essence une société inégale, c’est-à-dire une société comprenant deux catégories de personnes : les pasteurs et de le troupeau, ceux qui occupent un rang dans les différents degrés de la hiérarchie et la multitude des fidèles ; et ces catégories sont tellement distinctes entre elles, que, dans le corps pastoral seul, résident le droit et l’autorité nécessaires pour promouvoir et diriger tous les membres vers la fin de la société. Quant à la multitude, elle n’a pas d’autre devoir que celui de se laisser conduire et, troupeau docile, de suivre ses pasteurs. »
  • [9]
    Ph. Portier, op. cit., p. 177.
  • [10]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 128.
  • [11]
    Le Monde (supplément Idées), 4 juin 2016, p. 4.
  • [12]
    Étienne Fouilloux, « Conclusion », in Bruno Duriez et al. (dir.), Les catholiques dans la République (1905-2005), Paris, Éd. de l’Atelier, 2005, p. 314.
  • [13]
    Philippe Boutry, « La gauche et la religion », in Jean-Jacques Becker, Gilles Candar (dir.), Histoire des gauches en France, I, L’héritage du xix e siècle, Paris, La Découverte, 2004, p. 338.
  • [14]
    Denis Pelletier, « 1905-2005. Un siècle d’engagements catholiques », in B. Duriez et al. (dir.), Les catholiques dans la République, op. cit., p. 19-50.
  • [15]
    Ibid., p. 339.
  • [16]
    Pie X dans Vehementer nos critique justement cette disjonction : « Cette thèse [celle qui préside à la Séparation] bouleverse également l’ordre très sagement établi par Dieu dans le monde, ordre qui exige une harmonieuse concorde entre les deux sociétés. Ces deux sociétés, la société religieuse et la société civile, ont en effet, les mêmes sujets, quoique chacune d’elles exerce dans sa sphère propre son autorité sur eux. […] Or, qu’entre l’État et l’Église l’accord vienne à disparaître, et de ces matières communes pulluleront facilement les germes de différends qui deviendront très aigus des deux côtés. »
  • [17]
    Jérôme Grévy, Le cléricalisme ? Voilà l’ennemi. Un siècle de guerre de religion en France, Paris, Armand Colin, 2005, p. 208.
  • [18]
    Ibid., p. 217.
  • [19]
    Pour un exemple : Jean Sévilla, Quand les catholiques étaient hors la loi, Paris, Perrin, 2005.
  • [20]
    J. Grévy, Le cléricalisme ?, op. cit., p. 213-214.
  • [21]
    Jean-Paul Willaime, « État, éthique et religion », Carnets internationaux de sociologie, LXXXVIII, janvier-juin 1990, p. 189-213.
  • [22]
    Conseil permanent de le Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, Paris, Bayard-Éd. du Cerf-Mame, 2016, p. 15, 30. Ce texte valut aux évêques un satisfecit de Libération quelques jours plus tard : Grégoire Biseau, « Messieurs les évêques, la République vous remercie », Libération, 14 octobre 2016.
  • [23]
    C. Nicolet, L’idée républicaine en France, op. cit., p. 38.
  • [24]
    On pourra renvoyer au dossier consacré à cette question dans le Monde du 7 mai 2016 : La laïcité, fracture de la gauche.
  • [25]
    Jean Baubérot, Les 7 laïcités françaises, Paris, Maison des Sciences de l’Homme, 2015.
  • [26]
    Farhad Khosrokhavar, « Le fondamentalisme laïque fragilise la France », le Monde, 9 septembre 2016. Il en appelait d’ailleurs à une laïcité « sereine et paisible » (encore des épithètes) en observant que la « laïcité triomphante » de 1905 était beaucoup plus tolérante que le laïcisme actuel.
  • [27]
    Conseil permanent de le Conférence des évêques de France, Dans un monde qui change, retrouver le sens du politique, op. cit., p. 63.
  • [28]
    E. Fouilloux, « Conclusion », loc. cit., p. 317.
  • [29]
    Ibid., p. 318.
  • [30]
    On pourrait évoquer aussi le discours autour du thème de la « christianophobie », particulièrement florissant dans les milieux les plus radicaux, ou celui, plus partagé, du « deux poids, deux mesures » fondé sur l’idée que les politiques (entendus de gauche) seraient bienveillants à l’égard des musulmans en France et ailleurs alors que les chrétiens seraient, ici, « persécutés » (avec le retour à l’imaginaire de 1905) ou tout du moins peu écoutés et, en Orient, abandonnés.
  • [31]
    Le Monde, 14 octobre 2016. Parallèlement, le cardinal André Vingt-Trois suscitait la controverse le 27 juillet 2016 dans son homélie, après l’attentat de Saint-Étienne-du Rouvray, en dénonçant « le silence des élites devant la déviance des mœurs » et « la légalisation de ces déviances ».
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