Notes
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[1]
Mary Douglas, Comment pensent les institutions suivi de La connaissance de soi et Il n’y a pas de don gratuit, préface de Georges Balandier, Paris, La Découverte, 2004.
-
[2]
Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. Les militaires français et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes savantes, 2013.
-
[3]
Voir Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Éd. du Seuil, 2004 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (eds.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008.
-
[4]
Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Éd. du Seuil, 2016.
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[5]
Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.
-
[6]
Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la Patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, Paris, La Découverte, 1996.
-
[7]
Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », in Pierre Birnbaum (ed.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994 ; Christophe Prochasson, « État de droit et ordre militaire : les officiers dans les grands procès de l’affaire Dreyfus », in Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Val (eds.), Militaires en République, 1870-1962, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
-
[8]
Pour compléter l’article d’Emmanuel Saint-Fuscien, on se reportera avec profit à son ouvrage détaillant au plus près les raisons de l’expérience : À vos ordres ? Autorité et obéissance dans l’armée française, Paris, Éd. de l’EHESS, 2011.
-
[9]
Voir Frédéric Worms, La philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009.
-
[10]
Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, 1916-1917, Paris, La Table ronde, 1947, p. 25.
-
[11]
Voir Jaurès et la défense nationale : Cahier Jaurès, 3, 1993 ; Lire L’Armée nouvelle : Cahiers Jaurès, 207-208, 2013.
1 « Comment pensent les institutions » s’interrogeait l’anthropologue Mary Douglas dans un livre qui fit date [1]. S’opposant tout à la fois à la tradition individualiste qui réduit l’histoire de la pensée à celle de lignées d’auteurs et aux analyses holistes de représentations saisies comme un tout compact s’imposant comme un bloc aux acteurs sociaux, Douglas accordait aux institutions des attributs intellectuels.
2 Les auteurs de ce numéro se sont engagés dans la même voie. Peut-être ont-ils même entrepris leur recherche avec une once de provocation tant l’histoire militaire et l’histoire intellectuelle ont peu de liens entre elles. Une vision trop courte, toute empreinte d’un vague antimilitarisme « à la française » – car il en va différemment dans le monde académique anglo-américain –, ne peut concevoir que la force des armes et la brutalité guerrière puissent entretenir la moindre relation avec le monde des idées. Or c’est tout le contraire qui est décrit ici.
3 Dans les pages qui précèdent, nous sommes en effet bien éloignés d’une histoire-bataille à laquelle on a longtemps limité, à tort, toute histoire militaire, souvent abandonnée aux hommes de la profession eux-mêmes. Parmi ces derniers, beaucoup en ont certes un goût prononcé et semblent les plus à même d’en maîtriser le lexique et les concepts. Pourtant, de grands spécialistes d’histoire militaire ne se sont pas tenus à ses dimensions techniques, aussi importantes soient-elles. Il n’est que de citer les noms des regrettés Raoul Girardet ou William Serman, voire ceux de plus jeunes, tels Jean-François Chanet ou Odile Roynette, qui collabore à ce dossier, pour comprendre comment peuvent se mettre en place des approches sociales et politiques du « fait militaire ».
4 Mil neuf cent en propose pour sa part, presque naturellement, par « manie » serais-je tenté d’écrire, ou, plus sûrement, par « programme », une histoire intellectuelle, entendue non pas comme l’histoire de grands auteurs qui ont contribué à nourrir une pensée militaire, bel et bien vivante, mais davantage comme une histoire des schèmes mentaux et des représentations de tous ordres qui confèrent à l’institution ce qu’on pourrait désigner comme une « pensée » propre à un collectif.
5 Tout est matière à pensée. Tout est bon à penser. Dans le si élégant article qui clôt ce dossier, Frédéric Verger rappelle que Proust, l’un de nos écrivains les plus réflexifs, se piquait d’histoire militaire pour laquelle il affichait une fascination qu’on pourrait d’ailleurs rapprocher d’une autre érudition : celle du monde des salons. Il est vrai que les deux domaines de prédilection de Proust ont plus de parenté entre eux qu’on ne pourrait le penser de prime abord. Sous des formes polies, certes, ne sont-ce pas des guerres qui se livrent dans le confort tapissé des appartements parisiens de la Belle Époque ? S’y déploient de la tactique et de la stratégie, s’y exprime une violence terrible qui, même feutrée, n’en fait pas moins quelques victimes qui disparaissent. Aussi Verger a-t-il bien raison de noter que la guerre – la Grande, celle de 14 – n’est pas un décor qui enserre tout à coup le récit de La recherche. Ce n’est pas un événement historique circonstanciel qui surgit et pèse sur l’action des personnages. La guerre est au contraire l’un des grands thèmes de l’œuvre de Proust sur laquelle l’écrivain a des vérités profondes à formuler.
6 En parfaite contradiction donc avec ce présupposé qui ferait de la « pensée militaire » une espèce d’oxymore, une longue histoire intellectuelle enchaîne entre elles des idées et des philosophies de la guerre, des représentations de ceux qui la font, des cadres juridiques, des techniques qui la rendent possible. Des grands historiens et philosophes de l’Antiquité en passant par Clausewitz jusqu’aux militaires contemporains, se dégage un impressionnant corpus de textes de tous ordres sur lesquels les études rassemblées dans cette livraison de Mil neuf cent se sont fixées.
7 Quand en février 1916 éclate la « bataille de Verdun », les certitudes d’avant-guerre émanant du haut encadrement militaire avaient déjà été sérieusement ébranlées. La guerre telle qu’on l’imaginait avant qu’elle ne fût déclenchée n’avait pas grand-chose à voir avec les formes qu’elle avait prises dès la fin de l’année 1914. Les conceptions très en vue de la guerre offensive (« à outrance », disait-on avec la dernière énergie) du commandant de Grandmaison avaient été balayées et enterrées dans les tranchées. La guerre de position, comme le montre Richard Fogarty, l’avait emporté sur une guerre de mouvement, théorisée au sein de l’armée principalement à partir de l’expérience coloniale.
8 Cette dernière n’a pas seulement fourni des cadres tactiques à une pensée militaire pour laquelle la « guerre de tranchée » était exclue de son horizon d’attente parce que tout simplement hors de son champ d’expérience : le terme est d’ailleurs absent du lexique d’avant-guerre. Le passage par les colonies a nourri une représentation des races qui leur prête des propriétés physiques et psychologiques mobilisables par temps de guerre : résistance à la fatigue ou aux épreuves climatiques, courage, sens de la discipline. Cette science coloniale, forgée à partir des plus anciens préjugés mêlés à une situation coloniale où la guerre affleure sans cesse, gouverna l’usage que l’on fit de la « force noire » mais aussi, sur la base d’un différencialisme ethnologique aux fondements raciologiques, des troupes ordinaires.
9 Les différents théâtres d’opérations des conflits qui avaient frappé le début du siècle, aussi observés fussent-ils par le belligérant en puissance qu’était le haut commandement français, n’avaient pas démenti le système de représentations qu’il s’était constitué à la lumière tout à la fois de l’histoire militaire et des guerres asymétriques dont l’empire était régulièrement déchiré. En Orient, la défaite de la Russie « occidentale » face au Japon « oriental », renversant pourtant tous les savoirs militaires en place, n’occasionna guère de révisions notables. Les observateurs ne virent que ce qu’ils étaient disposés à percevoir, comme le montra naguère Olivier Cosson dans un livre important [2] : belle leçon d’histoire que confirment ici d’autres auteurs. Ce n’est d’ailleurs que très progressivement que ces doctrines d’avant-guerre, déjà obsolètes en 1914, furent repoussées au profit de nouvelles nées de l’expérience guerrière qui démentait chaque jour un imaginaire de la guerre élaboré en temps de paix.
10 Les nouveaux regards portés aujourd’hui sur la Grande Guerre, qui nous l’expliquent souvent sous un autre jour, s’appuient beaucoup sur un révisionnisme chronologique extrêmement efficace. Les historiens ont fait voler en éclat la chronologie d’une guerre qu’on désignait souvent par deux simples dates : 14-18. Non sans quelque raison, il est vrai. Il n’en demeure pas moins vrai que d’un strict point de vue factuel, la date aval ne convient pas. La guerre se poursuivit bien au-delà du 11 novembre 1918, césure qui ne concerne (grossièrement) que le front occidental. Ailleurs, entre les Russes et les Polonais, entre les Grecs et les Turcs, les hostilités se poursuivirent, pour les premiers jusqu’en mars 1921, pour les seconds jusqu’en en octobre 1922, qui durent de surcroît subir un dramatique échange de populations freinant davantage encore le retour à un véritable état de paix. Plus généralement, les processus de « sorties de guerre » sont désormais compris par les historiens comme de progressives et parfois lentes déprises de la guerre et non comme le retour immédiat à la paix [3].
11 Les années en amont du conflit lui ont moins été connectées. Le risque de téléologie est certain : orienter les années d’avant-guerre vers l’embrasement de l’été 1914 reviendrait à conférer à l’histoire une fatalité que les historiens sont toujours conviés à lui ôter. L’histoire est toujours grosse de possibles inaboutis, certains pires, d’autres meilleurs que l’advenu [4]. Les premières années du siècle avaient frôlé la guerre à plusieurs reprises. Il aurait pu en être de même en ces premiers jours d’août 14 [5].
12 Plusieurs travaux n’en ont pas moins tenté d’éclairer l’après par l’avant, la guerre qui commence par la « Belle Époque » qui finit. L’histoire intellectuelle est sans doute celle qui s’est le plus employée à ne pas tenir l’entrée en guerre comme une date butoir [6]. On continua à penser, à écrire, à lire et même à peindre, à composer ou à danser quand la mitraille fauchait les jeunesses européennes. Les plus sévères jugèrent même tôt que cette continuité ne fut rien d’autre qu’obscène et que si l’on pensa pendant les années de guerre, l’on pensa mal. Dès les années 1920, on ne fut pas tendre avec les intellectuels de guerre, accusés de trahison et parfois même de crimes moraux.
13 L’angle adopté par les études qui précèdent est sensiblement différent. Elles trouvent leur cohérence dans une problématique commune à la fois très simple et d’une importance capitale à qui trouve aux sciences sociales une utilité sociale : que fait l’expérience aux savoirs et aux valeurs constitués ? Ou, pour se rapprocher des termes de Mary Douglas, en quoi la confrontation avec les réalités de la guerre modifia la pensée d’une institution comme l’armée ? C’est à ces questions que se sont efforcés de répondre les auteurs rassemblés par Olivier Cosson pour lesquels celui-ci a habilement retenu une séquence d’une bonne dizaine d’années : 1906-1916.
14 Si, en bonne orthodoxie républicaine, l’armée se doit d’être une « grande muette », privée de droit de vote et de ce qui l’accompagne de façon inéluctable, le droit d’exprimer publiquement ses opinions, elle n’en fut pas moins une « grande penseuse ». Elle a ses philosophes, ses techniciens et même ses romanciers. La nouvelle donne républicaine de la fin du xix e siècle lui a offert un nouveau cadre de pensée. La démocratie n’avait jamais été son environnement le plus familier et l’on put même croire que si la « discipline » était la force principale des armées, alors le nouveau régime en affaiblirait la vitalité. Au sein même de l’armée, il y eut sur ces questions de vifs débats, dont l’affaire Dreyfus fut comme l’acmé : « l’arche sainte » de la nation, déjà fragilisée, s’y fractura [7].
15 Discipline, ordre, autorité, ces valeurs cardinales de la vertu militaire percutèrent le nouvel ordre des choses où les droits de l’homme, la liberté et l’égalité étaient promus au premier rang. Encore convient-il de souligner que la société française des années mil neuf cent, tout aussi républicaine fût-elle, n’en entretenait pas moins avec l’Autorité des relations qui heurtent notre sensibilité démocratique contemporaine. L’armée y occupait toute sa place. Le service militaire (deux années encore après la réforme de 1905) passait pour une période de l’existence qui donna naissance à un folklore ambivalent fait tout à la fois de résistance à la discipline et de consentement à un ordre grâce auquel les jeunes hommes entraient vraiment dans l’âge de la virilité.
16 Certes, le heurt entre une société républicaine, adossée aux valeurs démocratiques, et une société militaire soudée par des valeurs d’ordre, fut particulièrement dramatique au moment de l’Affaire, épisode qui contribua à déprécier durablement une institution militaire ayant juché ses valeurs et son esprit de caste au-dessus du sens de la Justice. Injustes et incompétents, tels apparurent les juges militaires qui furent impliqués tout au long du moment dreyfusard. S’ensuivit un vent de réformes réglementaires qui républicanisa sensiblement le régime militaire, au moins en temps de paix : le Code de justice militaire intégra les « circonstances atténuantes » et établit le sursis.
17 La guerre rebattit les cartes, mais de façon moins unilatérale que l’on pourrait le supposer. Dans une première phase, on suspendit les mesures visant à l’adoucissement des mœurs, comme si la guerre conduisait à mettre la République entre parenthèses. On en conserva la forme institutionnelle, on en adapta certains aspects face au déluge de violence qui saigna la nation au cours des terribles premiers mois du conflit. La justice militaire se fit de nouveau implacable, arbitraire et injuste par incompétences et précipitations, comme elle l’avait été en temps de paix, au moment de l’Affaire.
18 La réforme de 1916, qu’analyse Emmanuel Saint-Fuscien, n’en est donc que plus surprenante. Alors même que la bataille de Verdun faisait rage et soumettait la discipline militaire traditionnelle aux tensions les plus vives, mal anticipées par les théoriciens du temps de paix, une loi d’avril décida de son assouplissement. Ce n’est que par l’analyse des condamnations et de leurs conséquences pratiques sous le feu que l’on peut comprendre ce si curieux retournement : retour au sursis et aux circonstances atténuantes qu’avait effacés l’entrée en guerre. Porté par le même mouvement, le nombre de condamnations à mort diminua (200 exécutions dans les cinq premiers mois de la guerre, 57 durant la période sensible des mois de mai à septembre 1917) [8].
19 Le « moment Verdun » – si l’on accepte l’emprunt à l’histoire intellectuelle de l’une de ses formules [9] – est donc à considérer non seulement parce que la quasi-totalité des troupes françaises, y compris coloniales (ce sont des tirailleurs sénégalais qui reprirent le fort de Douaumont), y combattirent mais aussi parce que cette bataille-mémoire imposa une révision à certains acquis d’une pensée militaire qui avait fini par se rallier à la guerre de tranchée après avoir fait de « l’offensive à outrance » l’alpha et l’omega de la victoire. Ce tournant intellectuel, on le mesure, par exemple, à une conception nouvelle du champ de bataille, amenant à renoncer aux conceptions qui avaient fini par l’emporter durant les premiers mois de la guerre, au rebours même des conceptions d’avant-guerre.
20 L’année de Verdun fut aussi celle durant laquelle l’armée commença à payer chèrement sa désinvolture en matière de recrutement. La mobilisation générale des premiers mois du conflit avait conduit à ne plus épargner les plus fragiles : avant la fin de l’année 1914, on rappela plus de 40 % des réformés et exemptés. En 1916, encore, la loi Dalbiez infligea une visite médicale à tous les soldats des services auxiliaires ainsi qu’aux réformés au point que, selon Paul Morand, Marcel Proust s’attendait à être convoqué :
Si c’est de jour, ce qui est vraisemblable, il ne pourra se rendre à la visite, puisqu’il dort ; il craint donc d’être porté déserteur. Il demande à Lucien Daudet si son frère Léon pourrait lui obtenir, par faveur spéciale, une visite médicale à minuit [10].
22 Dans cette seconde partie de l’histoire de la guerre, le haut commandement dut ainsi faire face à des problèmes sanitaires majeurs (tuberculose ou maladies vénériennes), appelant de nouveaux comportements.
23 Derrière l’ensemble de ces évolutions qui ponctuent l’histoire de l’armée française en guerre au regard de ses dogmes antérieurs gît un substrat politique qui n’est pas le composant le moins anodin de la pensée militaire de ce moment républicain. Odile Roynette et Anne Rasmussen, chacune dans leur domaine d’études, en proposent une analyse très éclairante. Le sous-texte politique de la « grande muette » mérite évidemment qu’on s’y attarde.
24 La première montre l’échec de la révision de la conception du « soldat-machine » qu’appelaient pourtant tout à la fois l’installation de la République comme « régime définitif de la France » depuis la fin du xix e siècle et la pragmatique guerrière née du déclenchement des hostilités en août 14. De la première, on pouvait légitimement attendre la remise en cause d’une approche strictement verticale de l’obéissance allant à l’encontre d’une philosophie politique émancipatrice, telle que l’incarnaient les idéaux démocratiques. De la seconde, adossée au constat quasi technique de l’autonomisation croissante du combattant sur le champ de bataille, souvent isolé de ses chefs, résultait la nécessité d’un consentement et d’une confiance sur lesquels désormais reposait la « force des armées », bien plus encore que sur l’antique discipline devenue moins praticable dans certaines circonstances guerrières, notamment celles qui caractérisaient la bataille de Verdun. Sous la pluie des bombes, le soldat devait lui-même inventer sa guerre.
25 Dès la fin du xix e siècle, des officiers tout à la fois républicains et modernisateurs – à l’image de ceux qui entouraient Jaurès [11] – s’étaient employés à défendre une libéralisation de l’institution militaire pour des raisons qui leur semblaient relever et des lois de la guerre moderne « qui venait » et d’évolutions qui transformaient en profondeur les sociétés européennes où le niveau d’instruction et de compétences ne cessaient pas de s’accroître. Les expériences coloniales furent aussi des encouragements à moderniser l’armée selon ces tendances, comme l’atteste l’exemple de Gallieni, conscient de la nécessité qu’il y avait à substituer une « culture de la confiance » à une « culture de l’obéissance passive » (Odile Roynette).
26 Cette pensée novatrice resta minoritaire au sein d’une armée qui ne concevait la discipline que sur les assises d’une autorité imposée et non consentie. Le climat si particulier des années 1910, moment critique des valeurs démocratiques qui avaient dominé les premières années du siècle, étouffa ces tentatives de réforme. Mais si les premiers mois de la guerre furent marqués par le maintien de la ligne traditionnelle, on a vu que l’année 1916 l’affecta d’une inflexion.
27 Ce qui peut être observé dans les rangs de la justice militaire l’est aussi en matière de gestion du « capital humain », notion-clé dans une pensée militaire française où s’affrontaient les tenants de l’économie des forces à ceux de la « guerre à coup d’hommes », selon la formule de Chateaubriand reprise par Foch (Anne Rasmussen). La guerre s’éternisant, les premiers finirent par l’emporter sur les seconds au nom même d’une République qui exigeait de ses citoyens le sacrifice suprême du don de soi à la condition qu’en retour la puissance publique lui assure protection et soin en cas de dommages corporels. L’attention aux blessés devint dès lors une préoccupation débouchant sur la mise en place de dispositions nouvelles que l’avant-guerre n’avait pas été en mesure d’anticiper.
28 Au terme de son étude, Frédéric Verger cite avec bonheur cette brève méditation de Proust, confiné dans l’étroit carré de son lit de malade et pourtant sagace observateur du conflit :
Un général est comme un écrivain qui veut faire une certaine pièce, un certain livre, et que le livre lui-même, avec les ressources inattendues qu’il révèle ici, l’impasse qu’il présente là, fait dévier extrêmement du plan préconçu.
30 À Mary Douglas qui s’interroge sur la façon dont les institutions pensent, il faut répondre sans délai. Pour l’institution militaire : selon les aspérités du terrain.
Notes
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[1]
Mary Douglas, Comment pensent les institutions suivi de La connaissance de soi et Il n’y a pas de don gratuit, préface de Georges Balandier, Paris, La Découverte, 2004.
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[2]
Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. Les militaires français et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes savantes, 2013.
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[3]
Voir Bruno Cabanes, La victoire endeuillée. La sortie de guerre des soldats français (1918-1920), Paris, Éd. du Seuil, 2004 ; Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (eds.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après 1918, Paris, Tallandier, 2008.
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[4]
Quentin Deluermoz, Pierre Singaravélou, Pour une histoire des possibles. Analyses contrefactuelles et futurs non advenus, Paris, Éd. du Seuil, 2016.
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[5]
Christopher Clark, Les somnambules. Été 1914 : comment l’Europe a marché vers la guerre, Paris, Flammarion, 2013.
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[6]
Christophe Prochasson, Anne Rasmussen, Au nom de la Patrie. Les intellectuels et la Première Guerre mondiale, 1910-1919, Paris, La Découverte, 1996.
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[7]
Jérôme Hélie, « L’arche sainte fracturée », in Pierre Birnbaum (ed.), La France de l’affaire Dreyfus, Paris, Gallimard, 1994 ; Christophe Prochasson, « État de droit et ordre militaire : les officiers dans les grands procès de l’affaire Dreyfus », in Olivier Forcade, Éric Duhamel, Philippe Val (eds.), Militaires en République, 1870-1962, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
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[8]
Pour compléter l’article d’Emmanuel Saint-Fuscien, on se reportera avec profit à son ouvrage détaillant au plus près les raisons de l’expérience : À vos ordres ? Autorité et obéissance dans l’armée française, Paris, Éd. de l’EHESS, 2011.
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[9]
Voir Frédéric Worms, La philosophie en France au XXe siècle. Moments, Paris, Gallimard, 2009.
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[10]
Paul Morand, Journal d’un attaché d’ambassade, 1916-1917, Paris, La Table ronde, 1947, p. 25.
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[11]
Voir Jaurès et la défense nationale : Cahier Jaurès, 3, 1993 ; Lire L’Armée nouvelle : Cahiers Jaurès, 207-208, 2013.