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Article de revue

La Belle Époque de la Grande Guerre

Introduction

Pages 3 à 14

Notes

  • [1]
    Colonel Normand, « Évolution de la doctrine défensive, 1914-1918 », Revue du génie militaire, juin 1921, p. 508.
  • [2]
    Robert A. Doughty, Pyrrhic victory : French strategy and operations in the Great War, Cambridge (Mass.), Belknap Harvard University Press, 2005 ; Elizabeth Greenhalgh, The French army and the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 (voir le compte rendu dans ce numéro).
  • [3]
    Douglas Porch, The march to the Marne : The French army, 1871-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; David B. Ralston, The army of the Republic : The place of the military in the political evolution of France, 1871-1914, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1967.
  • [4]
    Hendrik L. Wesseling, Soldier and warrior : French attitudes toward the army and war on the eve of the First World War, Westport (Conn.)-Londres, Greenwood Press, 2000.
  • [5]
    Voir Eugène Carrias, Histoire de la pensée militaire allemande, Paris, Puf, 1948 ; Hervé Coutau-Bégarie (ed.), L’évolution de la pensée navale, Paris, ISC-Economica et FEDN, 7 t., 1991-2007 ; Martin Motte, Une éducation géostratégique. La pensée navale française de la Jeune École à 1914, Paris, ISC-Economica, 2004.
  • [6]
    Dimitry Queloz, De la manœuvre napoléonienne à l’offensive à outrance. La tactique générale de l’armée française, 1871-1914, Paris, Economica, 2009. Voir également nos propres travaux sur l’anticipation militaire française avant 1914 et les guerres périphériques, notamment Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. Les militaires français et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes savantes, 2013.
  • [7]
    Michel Goya, La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne (1914-1918), Paris, Tallandier, 2004.
  • [8]
    Certains travaux de Sabina Loriga ont jeté les fondements d’une telle entreprise. Voir Sabina Loriga, Le petit x. De la biographie à l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 2010 ; voir aussi François Dosse, Le pari biographique, Paris, La Découverte, 2005.
  • [9]
    Philippe Vial, Olivier Forcade, Éric Duhamel (eds.), Militaires en République 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
  • [10]
    Adoptant un regard technique sur l’armée, on peut citer Henri Ortholan, Jean-Pierre Verney, L’armée française de l’été 1914, Paris, Bernard Giovanangeli-Ministère de la Défense, 2004, et l’intéressante étude menée par Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien, Charleroi (21-23 août 1914), Paris, Tallandier, 2012.
  • [11]
    On pense particulièrement, concernant la France, à Tallandier, Armand Colin ou même Bayard qui ont développé des catalogues et soutenus la recherche sur les questions militaires. Ces éditeurs ont contribué à la diffusion des travaux de spécialistes du conflit formés à partir des acquis et débats historiographiques initiés par l’équipe scientifique de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne). Voir Nicolas Beaupré, Heather Jones, Anne Rasmussen (eds.), Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
  • [12]
    L’œuvre du dessinateur de bandes dessinées Tardi, pour unique qu’elle soit dans sa capacité à figurer le chaos et l’horreur des tranchées, reste aujourd’hui symptomatique de cet antimilitarisme violent qui détermine fortement les représentations de la Grande Guerre. La bande dessinée, par ailleurs, est un art extrêmement riche sur la Guerre de 14-18 au point d’en devenir l’un des thèmes imposés (voir les œuvres de Blain, Gibrat, Larcenet, Marchetti).
  • [13]
    1904-1914, de la guerre pensée à la guerre sur le terrain.Technique, tactique, pratique : Cahiers d’études et de recherche du Musée de l’armée (CERMA), 5, 2004. Une décennie plus tard, une journée d’étude dont les actes viennent d’être publiés adopte un angle proche : voir François Cochet, Jean-Christophe Sauvage (eds.), 1914, la guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015.
  • [14]
    L’essai ancien mais toujours stimulant d’Alain Ehrenberg sur le « dressage » politique des conscrits a depuis longtemps rendu justice à cette perception, comme les travaux d’Odile Roynette qui contribue à ce numéro. Voir Alain Ehrenberg, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983, ainsi que la thèse en cours de Jean-Philippe Miller-Tremblay, L’ordre serré dans les armées française et britannique (1853-1920), Paris, EHESS.
  • [15]
    Les travaux sur les temporalités ou les régimes d’historicité se multiplient, comme en a récemment témoigné un numéro novateur de Vingtième siècle dirigé par Ludivine Bantigny et Quentin Deluermoz, intitulé Historicités du 20e siècle. Coexistence et concurrence des temps (117, 2013). Voir en particulier, concernant plus les soldats que les officiers, Nicolas Beaupré, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre. Hypothèses pour une histoire du rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre », p. 166-181.
  • [16]
    Voir François Hartog, Régimes d’historicités . Présentisme et expérience du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2012, p. 13, cité par N. Beaupré, ibid., p. 168.
  • [17]
    Y a-t-il des tournants historiques ? 1905 et le nationalisme : Mil neuf cent, 19, 2001.
  • [18]
    Sur la remise en question du grand récit national et mémoriel avec lequel les historiens doivent souvent composer, voir Marion Fontaine, Frédéric Monnier, Christophe Prochasson (eds.), Contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, 2013.
  • [19]
    Voir notamment la contribution de Stéphane Audoin-Rouzeau in John Horne (ed.), Vers la guerre totale. Le tournant 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010.
  • [20]
    La moitié des pertes française, au cours des 52 mois de la Grande Guerre, est subie en 17 mois, entre août 1914 et la fin novembre 1915.
  • [21]
    Guide Fournier 1916-1917, à l’usage de MM. les officiers de toutes armes et de tous services, Paris, L. Fournier, 1917 (8e année, 10e édition).
  • [22]
    Jean-Michel Guieu, 1914-1927. Gagner la paix, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Histoire de la France contemporaine », t. V, 2015. Voir aussi dans la collection « A Greater War », Robert Gerwarth, John Horne (eds.), War in peace : Paramilitary violence in Europe after the Great War, Oxford, Oxford University Press, 2013.
  • [23]
    Voir sur ce thème l’article de Richard Fogarty du présent numéro ainsi que Robert Gerwarth, Erez Manela (eds.), Empires at war, 1911-1923, Oxford, Oxford University Press, 2014, ou encore Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (eds.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après-1918, Paris, Tallandier, 2008.
  • [24]
    QGQ (3e Bureau), Télégramme au ministre de la Guerre n° 1788, 7 heures, 23 août 1914, annexe 1044, Les armées françaises dans la Grande Guerre, Paris, Ministère de la Guerre, 1922-1936, t. I, vol. I, 2e partie, p. 213.
  • [25]
    J. Horne (ed.), Vers la guerre totale, op. cit.
English version

1 « Malgré son ardeur offensive, le Français se fit rapidement à l’antipathique guerre de tranchées, quoique chaque jour, après la Marne, on s’attendît à voir l’ennemi décamper [1]. » Cette sobre description d’un moment particulièrement critique de la Grande Guerre, à l’automne 1914, représente à nos yeux un exemple typiquement militaire de mise en histoire de la guerre. Provenant d’une étude militaire du conflit parue dès 1921, son ambiguïté même pose de façon très nette la manière dont une histoire professionnelle (issue de l’arme du génie, en l’occurrence) s’accommode de la « grande histoire » pour en venir rapidement à son sujet. Le vocabulaire, les concepts sous-jacents nous indiquent le chemin à parcourir pour saisir à la fois les hommes, les idées et les structures qui s’entremêlent pour constituer l’histoire de la guerre de 1914-1918. Ainsi, on évoque encore « l’ardeur offensive » dans les années 1920, et avec la « guerre de tranchée », terme quasiment inexistant avant 1914, elle participe d’un même univers intellectuel spécifique, structuré par les notions de « leçons » à tirer de toute expérience, excluant au maximum tout jugement de valeur, surtout sur les morts, marqué enfin par le regard inclusif de l’auteur, le « nous », le « on » lorsqu’est évoquée l’histoire de l’armée française.

2 La question que l’on voudrait poser dans ce dossier est de savoir si une autre histoire est possible, à partir de la précédente. Qu’elle soit technique, sociale, culturelle, l’histoire intellectuelle du militaire peut-elle ne pas être seulement une généalogie des idées, enchâssant les doctrines dominantes et les textes réglementaires les uns dans les autres ? Peut-on envisager une histoire qui soit celle de la pensée et des représentations des militaires, dans toute leur diversité (armes et services) et non seulement une histoire des productions savantes émanant de l’armée ?

3 Le monde universitaire anglo-américain s’est depuis longtemps saisi de ces questions. Pour n’évoquer que la Belle Époque et la Grande Guerre, le cas français a fait l’objet de solides travaux sur le conflit, ceux du général américain Robert Doughty ou, plus récemment, ceux d’Elizabeth Greenhalgh [2]. Sur le temps de paix, on dispose d’études sociopolitiques précieuses, mais assez anciennes, par quelques grands auteurs britanniques ou américains comme Douglas Porch ou David Ralston [3]. Une mention particulière doit être faite ici du travail pionnier de l’historien hollandais Henri Wesseling qui, dans un ouvrage marquant mais resté sans suite véritable, eut dès 1969 l’intuition d’étudier le rapport des Français de la Belle Époque à l’armée et à la guerre. Il dissocia les imaginaires de l’approche concrète du champ de bataille, dressant un portrait original de la France et de son armée qui ne parut en anglais qu’en 2000 [4].

4 Dans notre langue, un rapide survol de la bibliographie fait apparaître les « histoires militaires » officielles et nationales, mais pour ce qui est d’une histoire de la pensée, les bases de données nous guident vers la fameuse Histoire de la pensée militaire allemande d’Eugène Carrias ou encore vers les recherches conduites sous l’égide d’Hervé Coutau-Bégarie mettant en lumière la pensée navale française de la Belle Époque [5]. On trouve même une histoire de la pensée militaire hongroise, mais bien peu de chose sur la France : une approche fine de la doctrine tactique française avant 1914 conduite par Dimitry Queloz [6], un chercheur suisse, ou encore l’ouvrage de Michel Goya qui porte sur « l’invention de la guerre moderne » au cours de la Grande Guerre [7]. À ce constat, ajoutons la mention d’un phénomène massif en France sur le plan éditorial, la biographie militaire, qui pallie (parfois avec bonheur) la faiblesse des autres productions consacrées au militaire dans notre pays [8]. Il serait intéressant de l’étudier.

Pour une histoire intellectuelle du militaire

5 Concernant l’époque privilégiée par Mil neuf cent, la IIIe République avant la Grande Guerre, l’histoire des idées militaires françaises a jusqu’à présent laissé la place, parmi les grandes études historiques, à une histoire sociale et politique de l’armée dont Raoul Girardet, William Serman, puis Jean-Charles Jauffret et Guy Pedroncini sont longtemps restés les maîtres. Ils ont été suivis dans une perspective désormais culturelle ou anthropologique par des historiens comme Jean-François Chanet, Vincent Duclert, Odile Roynette ou encore le général André Bach, pour ne citer que quelques auteurs intéressés par le temps de paix. Certains champs historiques (comme l’histoire des sciences) sont aussi tentés par le dépassement des cloisonnements historiques. En histoire politique, une vaste somme, conduite par de bons connaisseurs de la question mais portant sur la IIIe et la IVe République, est venue, il y a presque vingt ans, offrir un panorama global du sujet [9]. Signalons enfin un certain nombre d’ouvrages d’histoire militaire centrés sur l’événement 1914, qui tentent naturellement de saisir d’un même mouvement temps de paix et temps de guerre [10].

6 On ne saurait achever ce trop rapide tour d’horizon. Un véritable renouveau a en outre été porté dans les années 2000 par certaines maisons d’édition et par toute une génération de chercheurs particulièrement intéressés par la guerre coloniale et la Première Guerre mondiale [11]. Mais les études d’histoire militaire françaises se singularisent globalement, à l’échelle internationale, par leur relative fragilité. Il faut bien sûr évoquer ici le désaveu de l’histoire militaire en France, un objet suspect dès après la Grande Guerre et bientôt désuet, après l’épreuve de 1939-1945, parmi les sciences sociales dénigrant « l’histoire bataille », jusque dans les années 1960-1980 marquées par l’empreinte des conflits de décolonisation et surtout la guerre d’Algérie. Se multiplient ainsi en un siècle des histoires des États, des peuples et des combattants en guerre, mais bien peu d’histoires de l’armée en guerre.

7 Cette singularité française plane ainsi sur le dossier présenté ici, et il n’y a pas là qu’un effet de conjoncture historiographique : l’ostracisme qui frappe les militaires au sein des sciences sociales prend peut-être sa source précisément au cours de la période étudiée par Mil neuf cent. C’est un enjeu important : après l’affaire Dreyfus qui a induit un clivage politique durable entre la République et les militaires, ces derniers ont peut-être davantage encore subi l’opprobre mémoriel et l’exclusion historiographique à la suite d’une condamnation sans appel, dans l’entre-deux-guerres, de leur incurie meurtrière à Charleroi, d’abord, puis à Verdun et sur la Somme. L’idée que les officiers faisaient tuer les Français de manière absurde et en toute connaissance de cause est ainsi omniprésente aujourd’hui encore dans notre espace médiatique et dans le champ mémoriel. Le débat (nourri par des archives nouvelles) s’est pourtant considérablement enrichi depuis vingt ans sur le plan scientifique, portant sur les rapports d’autorité et des hiérarchies sociales à l’arrière et au front. Il a ainsi fallu opérer une première rupture avec un héritage mémoriel très puissant issu du xx e siècle. Il a fallu peu a peu mettre à distance les représentations nées du conflit et notamment celle des « bouchers de la Grande Guerre », stigmatisant d’un bloc et à l’échelle de 52 mois de conflit le haut commandement et les officiers de contact, les exécutions arbitraires et les offensives meurtrières, le massacre des coloniaux et les responsabilités des « marchands de canon [12] ». Malgré l’émotion toujours forte dont sont porteuses ces images, étudier l’armée et les militaires, est-ce encore aujourd’hui un acte politique ? C’est le premier mouvement de fond, historiographique et mémoriel, que ce numéro voudrait interroger, cent ans après les événements.

Une temporalité spécifique

8 Le monde des militaires professionnels, officiers principalement, est au cœur de ce numéro. Ce dernier ambitionne d’interroger l’univers militaire, ses identités multiples, de cerner les débats qui l’agitent, d’éclairer les enjeux qui sont les siens. Cette volonté entre en résonance avec un ouvrage pionnier et sans doute clé pour la question. Ce travail collectif, passé à peu près inaperçu dans le monde universitaire, résultait d’un colloque anniversaire organisé au Musée de l’armée en 2004. Il s’intitulait simplement 1904-1914, de la guerre pensée à la guerre sur le terrain. Technique, tactique, pratique[13]. Malgré l’angle choisi pour traiter de la question, assez technique, on trouve d’abord dans ce travail réunissant militaires et universitaires une tentative originale (peut-être inédite) et réussie de saisir la question de l’anticipation avant 1914. La structuration même du questionnement porte une forte et typique empreinte militaire. « La guerre pensée », « la guerre sur le terrain » : comparons. Si cette enquête sur la préparation effective des militaires à la guerre future a eu relativement peu d’écho, elle traduit néanmoins en histoire un mode de pensée qui est peut-être premier chez les officiers et donc évident pour les organisateurs du colloque : la préparation est inséparable de l’action.

9 La pensée, la conscience et les valeurs militaires du temps de paix sont en effet porteuses d’une projection dans le temps de guerre, constante et fondamentale, qui place l’horizon du combat au cœur de l’existence des acteurs du temps de paix. Il ne s’agit pas de supposer une suractivité permanente dans les casernes des années 1900, surtout sur le plan intellectuel. En revanche, qu’y fait-on si ce n’est s’entraîner, c’est-à-dire répéter inlassablement ce que l’on fera à la guerre ? On peut concevoir que cet entraînement des troupes, ce dressage, soit routinier, inadapté, voire violent, mais non le juger absurde a priori[14]. On peut penser aussi qu’ils aient leur pendant intellectuel, reliant préparation dans les casernes et anticipation à l’échelle de l’armée, et enfin considérer que l’entrée en guerre, pour les officiers, ne soit pas un basculement dans l’inconnu.

10 Il faut insister : cela ne signifie nullement que ce basculement ait été « bien » ou « mal » préparé. Pour qui sait y voir, l’armée elle-même garde la trace des négligences ou des erreurs profondes qui émaillent l’histoire de l’anticipation militaire. Mais une déclaration de guerre reste d’abord pour un officier un moment attendu et longuement préparé qui doit rester conforme à un certain rituel quelle que soit l’évolution des circonstances [15].

11 Le régime d’historicité désigne la manière dont une société ou un groupe humain construit, à un moment donné de l’histoire, conjointement son rapport au passé, au présent et à l’avenir, et dont ces trois temporalités s’articulent les unes avec les autres [16]. Reinhart Koselleck nous a fourni des concepts pour saisir cet agencement mobile entre circonstances présentes et évolutives (champ d’expérience) et projection permanente non dans « ce qui sera », concernant les militaires, mais dans « ce qu’on fera », le jour J, « sur le terrain » (horizon d’attente). C’est cette projection et cette réalisation (au-delà du basculement) qui inspirent et donneront sens à l’angle choisi pour ce numéro : le questionnement de la pertinence d’une séquence 1906-1916.

Une périodisation concurrente

12 Pour l’armée, 1906 marque la fin de la première crise marocaine et l’épilogue de l’affaire Dreyfus. Mais c’est surtout l’entrée dans l’ère du service militaire de deux ans, véritablement universel, voté l’année précédente contre la volonté d’une écrasante majorité des cadres militaires, plus isolés que jamais politiquement. Au même moment, l’armée, que la République pense avoir soumise, fait face aux puissantes répercussions du principal conflit de l’avant-guerre de 1914, la guerre russo-japonaise (1904-1905). La guerre de Mandchourie sanctionne la défaite de l’allié russe, mais surtout donne à voir la première expérience de guerre symétrique depuis des décennies. Jusqu’aux années dix et au-delà, chaque armée occidentale en tire les leçons : l’image du champ de bataille est profondément brouillée. En France, c’est la naissance de « l’offensive à outrance », la reconstruction d’un horizon guerrier victorieux mis à mal, fondé sur l’audace et l’emploi téméraire des masses. C’est aussi, comme on va le voir dans ce numéro, l’initiation de processus lourds de réformes et la naissance de nouvelles façons de penser la condition militaire, la guerre, le combat. Le dossier passera donc à nouveau au crible la borne de 1905 – ce « tournant » déjà interrogé en 2001 par une livraison de Mil neuf cent[17] – mettant par ailleurs en chantier la définition d’un avant-guerre englobant une autre date clé du point de vue des représentations en Europe, 1911.

13 On en vient ainsi au second postulat majeur qui a été déterminant pour les auteurs de ce numéro. On aurait pu en effet cantonner l’enquête sur l’anticipation et la pensée militaire à un classique avant-guerre, ancré dans le xix e siècle et fermant boutique le 27 juin 1914 au soir, la veille du jour fatidique où « l’étincelle » mit le feu à la « poudrière » des Balkans… Par irrévérence pour le roman national [18], pour rendre compte aussi de la quasi-instantanéité de la mobilisation et du surgissement de la violence extrême [19], pourquoi ne pas effleurer l’entrée en guerre ou même Charleroi (21 au 23 août 1914) ? Le carnage ne marque-t-il pas l’aboutissement pathétique des anticipations militaires françaises ? Le constat pourrait même être étendu au domaine sanitaire et à la supposée impréparation dont témoigne la dénonciation du « Charleroi sanitaire ». Si l’on pense que les soldats d’alors en avaient encore pour quelque temps avec les anticipations d’avant-guerre, alors poussons jusqu’à la Marne, quinze jours plus tard, la grande victoire de Joffre. Ou jusqu’à la Champagne, à Noël ? Ces combats annoncent toutefois et préfigurent parfaitement les engagements particulièrement meurtriers qui s’enchaînent jusqu’à Verdun, à l’hiver 1916, au point de singulariser cette phase de la guerre par son exceptionnelle mortalité militaire [20]. À ce stade, on a mis le doigt dans l’engrenage, il n’est plus temps de revenir en arrière, même si on est historien.

14 Une telle démarche de décloisonnement de la Grande Guerre pose de considérables problèmes de sources, que n’ont pas manqué d’affronter les auteurs qui ont contribué à ce dossier. Dans le champ des productions intellectuelles de l’armée, surtout, l’entrée en guerre entraîne l’arrêt de parution de nombreux périodiques et la raréfaction temporaire des publications. Dès 1914, l’entrée massive des officiers de tous âges dans les rangs de l’armée (et les pertes tout aussi massives) prive le domaine de nombre de ses auteurs. Les comptes rendus, les « retours d’expérience » se multiplient enfin, singularisant telle arme ou tel service par une première « lecture à chaud » des événements. L’historien doit donc trouver de nouvelles sources, s’adapter à un régime d’historicité peut-être nouveau, jongler avec les « éditions augmentées » comme celle du célèbre guide Fournier, qui paraît en 1917 nanti de l’avertissement suivant :

15

Les éditions précédentes du Guide Fournier contenaient exclusivement les renseignements nécessaires aux Officiers en temps de paix.
En raison des circonstances actuelles, l’éditeur a pensé faire œuvre utile en ajoutant à la fin de cette nouvelle édition les diverses dispositions qui peuvent intéresser les Officiers et qui sont relatives à l’État [sic] de guerre[21].

16 Voici un exemple parmi des milliers d’autres de « composition » avec des temps nouveaux, qui mériterait une étude à elle seule. Face à une inertie bien réelle des sociétés, malgré la terrible « expérience du feu » enfin advenue, l’historien ne peut cantonner son étude de l’avant-guerre à une borne simple, fût-elle évidente, et laisser à l’expertise de l’historien de la Grande Guerre « la suite » de son travail. Et il en est de même des spécialistes militaires de la Grande Guerre, qui sont tentés de faire de leur champ un « tout » se suffisant à lui-même tant il est complexe et semble cohérent, ne serait-ce que du point de vue archivistique.

17 On conçoit que le franchissement allègre de la borne de 1914, celle de l’entrée dans l’expérience de la Grande Guerre, puisse être iconoclaste. Ou encore que le danger téléologique puisse peser sur un tel raisonnement. L’année 1914 est le pivot de l’un des basculements les mieux établis de l’histoire de l’Europe contemporaine. C’est une cale pour définir le sujet des étudiants, un « verrou », diraient les militaires, de notre histoire nationale.

18 Mais on peut aussi considérer que sa remise en cause est une tentation dans l’air du temps, en constatant par exemple que le tome consacré à la Grande Guerre dans la fameuse collection de manuels du Seuil (connue de tout bon étudiant en histoire) « Histoire de la France contemporaine » a esquissé un premier pas en ce sens concernant 1918, en préférant à la période 1914-1918 celle de 1914-1927 [22]. D’autres auteurs, d’autres aires culturelles ou d’autres objets (les génocides, par exemple) s’affranchissent aujourd’hui du cadre temporel rigide de 1914-1918 pour mieux saisir leur objet.

19 Outre qu’il est inadapté à l’ensemble de l’Europe (Balkans, Turquie, Irlande, Espagne), voire aux Empires [23], ce repère apparaît peu conforme à l’expérience vécue et reconstruite de la plupart des militaires. Pour eux, l’entrée en guerre ouvre une nouvelle « campagne » parmi d’autres, passées ou à venir. Le sujet exige d’envisager une profession pour laquelle l’entrée en guerre en général et celle de 1914, en particulier, ne constituent pas une rupture au sens commun.

20 Le basculement dans la Grande Guerre des militaires français apparaît en effet marqué par une détermination à persévérer dans l’action en dépit des événements et surtout des pertes. On ne saurait être vaincu une nouvelle fois. Ainsi, le 23 août 1914, en pleine déroute aux frontières, Joffre rassure Paris sur le bon déroulement de son plan, qu’il assimile à une mise en place préparatoire à l’action, tout reposant dès lors pour lui sur les acteurs et leur capacité à jouer leur rôle. Il conclut ainsi son exposé de la situation générale au ministre de la Guerre :

21

Dans l’ensemble la manœuvre stratégique est […] terminée.
Elle a eu pour objet et pour résultat de mettre le gros de nos forces au point qui pouvait être pour l’ennemi le plus sensible et de nous assurer en ce point la supériorité numérique. La parole est maintenant aux exécutants, qui ont à tirer parti de cette supériorité.
La question est donc une question de valeur, valeur de commandement et valeur de troupe, et surtout une question de persévérance dans l’exécution[24].

22 Seront donc valorisés les chefs les plus offensifs, les autres seront avertis, tancés ou immédiatement limogés. Les nouvelles du désastre en Lorraine et du reflux dans le nord sont mises sur le compte de « défaillances individuelles ». Conformément aux prévisions internes à l’armée d’avant-guerre, les pertes sont très lourdes et, par surcroît, techniquement insondables. Mais leur accumulation ne doit en rien remettre en cause la victoire, qui dépend de la conduite générale des opérations. 1914 et 1915 restent profondément déterminés sur le plan des représentations par les années d’avant-guerre. C’est pour partie ce qu’a montré il y a quelques années le colloque de l’Historial de la Grande Guerre sur ces deux années cruciales [25]. Il y a dans la persévérance militaire malgré les désastres initiaux plus que de l’improvisation, plus qu’un dénuement intellectuel face à la guerre moderne ou qu’un aveuglement face aux pertes immenses subies par l’armée française. L’endurance même des troupes dont la discipline ne flanche pas dessine une situation exceptionnelle, qui contraste avec 1870 et surtout avec 1940, qui virent s’effondrer édifices militaires et politiques sous le coup d’une première série de défaites dramatiques.

23 À la suite de longs mois marqués par la découverte et l’allongement d’une guerre totalement inconnue des soldats (c’est la guerre hallucinante de Barbusse, Goncourt 1916), mais préparée et conduite par les professionnels selon des représentations qui évoluent très lentement, le conflit entre, du point de vue français, avec le déclenchement de la bataille de Verdun en février 1916, dans une phase décisive sur le plan des sensibilités politiques, aussi bien que sur le plan militaire ou social. La société et les soldats s’approprient alors le conflit et redistribuent les rôles, mettant peu à peu en œuvre le passage d’un conflit issu de l’avant-guerre et conduit « à coup d’hommes » à une approche davantage centrée sur le matériel et l’innovation, le terrain et l’économie du sang, la mobilisation de l’Empire aussi.

24 Ce dossier est structuré en trois parties explorant successivement la dimension politique, la science militaire et la nature impériale de l’armée. Fruit du travail de spécialistes de l’avant-guerre ou de la Grande Guerre (voire des deux à la fois), il se veut résolument expérimental sur le plan de la périodisation. Faire dialoguer Dreyfus et Verdun, deux « monstres sacrés » de notre récit national, c’est en effet rendre indissociables la paix et la guerre, remettre en cause l’architecture de nos représentations de la France au xx e siècle. On touche là à la culture générale de nos contemporains, habitués à concevoir la paix comme une durée dans laquelle la guerre n’est que parenthèse. Une telle ambition attirera, on l’espère, l’indulgence du lecteur quant aux résultats obtenus. Car au-delà d’une performance historiographique, cent ans après les événements, il s’agit de penser un nouveau fil de l’histoire de l’une des plus grandes aliénations collectives qu’ait connues le continent européen. Ce fil relie la France embrigadée de la Grande Guerre à son passé civil et militaire. Il relie les Français à cette représentation d’une « Belle Époque » née avec son naufrage même et durant laquelle, pourtant, ils étaient acteurs de leur destin et artisans de leur futur.

Notes

  • [1]
    Colonel Normand, « Évolution de la doctrine défensive, 1914-1918 », Revue du génie militaire, juin 1921, p. 508.
  • [2]
    Robert A. Doughty, Pyrrhic victory : French strategy and operations in the Great War, Cambridge (Mass.), Belknap Harvard University Press, 2005 ; Elizabeth Greenhalgh, The French army and the First World War, Cambridge, Cambridge University Press, 2014 (voir le compte rendu dans ce numéro).
  • [3]
    Douglas Porch, The march to the Marne : The French army, 1871-1914, Cambridge, Cambridge University Press, 1981 ; David B. Ralston, The army of the Republic : The place of the military in the political evolution of France, 1871-1914, Cambridge (Mass.), MIT Press, 1967.
  • [4]
    Hendrik L. Wesseling, Soldier and warrior : French attitudes toward the army and war on the eve of the First World War, Westport (Conn.)-Londres, Greenwood Press, 2000.
  • [5]
    Voir Eugène Carrias, Histoire de la pensée militaire allemande, Paris, Puf, 1948 ; Hervé Coutau-Bégarie (ed.), L’évolution de la pensée navale, Paris, ISC-Economica et FEDN, 7 t., 1991-2007 ; Martin Motte, Une éducation géostratégique. La pensée navale française de la Jeune École à 1914, Paris, ISC-Economica, 2004.
  • [6]
    Dimitry Queloz, De la manœuvre napoléonienne à l’offensive à outrance. La tactique générale de l’armée française, 1871-1914, Paris, Economica, 2009. Voir également nos propres travaux sur l’anticipation militaire française avant 1914 et les guerres périphériques, notamment Olivier Cosson, Préparer la Grande Guerre. Les militaires français et la guerre russo-japonaise (1899-1914), Paris, Les Indes savantes, 2013.
  • [7]
    Michel Goya, La chair et l’acier. L’invention de la guerre moderne (1914-1918), Paris, Tallandier, 2004.
  • [8]
    Certains travaux de Sabina Loriga ont jeté les fondements d’une telle entreprise. Voir Sabina Loriga, Le petit x. De la biographie à l’histoire, Paris, Éd. du Seuil, 2010 ; voir aussi François Dosse, Le pari biographique, Paris, La Découverte, 2005.
  • [9]
    Philippe Vial, Olivier Forcade, Éric Duhamel (eds.), Militaires en République 1870-1962. Les officiers, le pouvoir et la vie publique en France, Paris, Publications de la Sorbonne, 1999.
  • [10]
    Adoptant un regard technique sur l’armée, on peut citer Henri Ortholan, Jean-Pierre Verney, L’armée française de l’été 1914, Paris, Bernard Giovanangeli-Ministère de la Défense, 2004, et l’intéressante étude menée par Damien Baldin et Emmanuel Saint-Fuscien, Charleroi (21-23 août 1914), Paris, Tallandier, 2012.
  • [11]
    On pense particulièrement, concernant la France, à Tallandier, Armand Colin ou même Bayard qui ont développé des catalogues et soutenus la recherche sur les questions militaires. Ces éditeurs ont contribué à la diffusion des travaux de spécialistes du conflit formés à partir des acquis et débats historiographiques initiés par l’équipe scientifique de l’Historial de la Grande Guerre (Péronne). Voir Nicolas Beaupré, Heather Jones, Anne Rasmussen (eds.), Dans la guerre 1914-1918. Accepter, endurer, refuser, Paris, Les Belles Lettres, 2015.
  • [12]
    L’œuvre du dessinateur de bandes dessinées Tardi, pour unique qu’elle soit dans sa capacité à figurer le chaos et l’horreur des tranchées, reste aujourd’hui symptomatique de cet antimilitarisme violent qui détermine fortement les représentations de la Grande Guerre. La bande dessinée, par ailleurs, est un art extrêmement riche sur la Guerre de 14-18 au point d’en devenir l’un des thèmes imposés (voir les œuvres de Blain, Gibrat, Larcenet, Marchetti).
  • [13]
    1904-1914, de la guerre pensée à la guerre sur le terrain.Technique, tactique, pratique : Cahiers d’études et de recherche du Musée de l’armée (CERMA), 5, 2004. Une décennie plus tard, une journée d’étude dont les actes viennent d’être publiés adopte un angle proche : voir François Cochet, Jean-Christophe Sauvage (eds.), 1914, la guerre avant la guerre. Regards sur un conflit à venir, Paris, Riveneuve, 2015.
  • [14]
    L’essai ancien mais toujours stimulant d’Alain Ehrenberg sur le « dressage » politique des conscrits a depuis longtemps rendu justice à cette perception, comme les travaux d’Odile Roynette qui contribue à ce numéro. Voir Alain Ehrenberg, Le corps militaire. Politique et pédagogie en démocratie, Paris, Aubier, 1983, ainsi que la thèse en cours de Jean-Philippe Miller-Tremblay, L’ordre serré dans les armées française et britannique (1853-1920), Paris, EHESS.
  • [15]
    Les travaux sur les temporalités ou les régimes d’historicité se multiplient, comme en a récemment témoigné un numéro novateur de Vingtième siècle dirigé par Ludivine Bantigny et Quentin Deluermoz, intitulé Historicités du 20e siècle. Coexistence et concurrence des temps (117, 2013). Voir en particulier, concernant plus les soldats que les officiers, Nicolas Beaupré, « La guerre comme expérience du temps et le temps comme expérience de guerre. Hypothèses pour une histoire du rapport au temps des soldats français de la Grande Guerre », p. 166-181.
  • [16]
    Voir François Hartog, Régimes d’historicités . Présentisme et expérience du temps, Paris, Éd. du Seuil, 2012, p. 13, cité par N. Beaupré, ibid., p. 168.
  • [17]
    Y a-t-il des tournants historiques ? 1905 et le nationalisme : Mil neuf cent, 19, 2001.
  • [18]
    Sur la remise en question du grand récit national et mémoriel avec lequel les historiens doivent souvent composer, voir Marion Fontaine, Frédéric Monnier, Christophe Prochasson (eds.), Contre-histoire de la IIIe République, Paris, La Découverte, 2013.
  • [19]
    Voir notamment la contribution de Stéphane Audoin-Rouzeau in John Horne (ed.), Vers la guerre totale. Le tournant 1914-1915, Paris, Tallandier, 2010.
  • [20]
    La moitié des pertes française, au cours des 52 mois de la Grande Guerre, est subie en 17 mois, entre août 1914 et la fin novembre 1915.
  • [21]
    Guide Fournier 1916-1917, à l’usage de MM. les officiers de toutes armes et de tous services, Paris, L. Fournier, 1917 (8e année, 10e édition).
  • [22]
    Jean-Michel Guieu, 1914-1927. Gagner la paix, Paris, Éd. du Seuil, coll. « Histoire de la France contemporaine », t. V, 2015. Voir aussi dans la collection « A Greater War », Robert Gerwarth, John Horne (eds.), War in peace : Paramilitary violence in Europe after the Great War, Oxford, Oxford University Press, 2013.
  • [23]
    Voir sur ce thème l’article de Richard Fogarty du présent numéro ainsi que Robert Gerwarth, Erez Manela (eds.), Empires at war, 1911-1923, Oxford, Oxford University Press, 2014, ou encore Stéphane Audoin-Rouzeau, Christophe Prochasson (eds.), Sortir de la Grande Guerre. Le monde et l’après-1918, Paris, Tallandier, 2008.
  • [24]
    QGQ (3e Bureau), Télégramme au ministre de la Guerre n° 1788, 7 heures, 23 août 1914, annexe 1044, Les armées françaises dans la Grande Guerre, Paris, Ministère de la Guerre, 1922-1936, t. I, vol. I, 2e partie, p. 213.
  • [25]
    J. Horne (ed.), Vers la guerre totale, op. cit.
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