Notes
-
[1]
Rolande Trempé, « Le réformisme des mineurs français à la fin du xixe siècle », Avec ou sans l’État ? Le mouvement ouvrier français et anglais au tournant du siècle (actes du colloque de Londres, 1966) : le Mouvement social, 65, octobre-décembre 1968, p. 93.
-
[2]
Madeleine Rebérioux, « Le socialisme français de 1871 à 1914 », in Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, II, De 1875 à 1918 (1974), Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1997, p. 164.
-
[3]
Dans l’ordre chronologique : Jacques Julliard, « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte) », le Mouvement social, 47, avril-juin 1964, p. 7-30 (repris in Autonomie ouvrière. Étude sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard-Éd. du Seuil, coll. « Hautes études », 1988, p. 69-93) ; R. Trempé, art. cit., p. 93-107 ; Joël Michel, « Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-de-Calais. Le cas Basly (1880-1914) », Réformismes et réformistes français : le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 9-33 ; Diana Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs. Contributions à l’histoire du syndicalisme avant 1914, thèse pour le doctorat d’histoire, Paris, Université de Paris I, 1982. Sans qu’elles y soient consacrées, les thèses de R. Trempé et de M. Gillet abordent aussi cette question : Rolande Trempé, Les mineurs de Carmaux. 1848-1914, Paris, Éd. Ouvrières, 1971, vol. II, p. 807-831 ; Marcel Gillet, Les charbonnages du Nord de la France au xixe siècle, La Haye-Paris, Mouton-École Pratique des Hautes Études, 1973, p. 330-333. La thèse de J. Michel revient enfin beaucoup sur ce thème, notamment dans sa 2e et sa 3e partie (Le syndicat comme expression d’une communauté ; Le projet syndical) : Joël Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, France). Étude comparative des années 1880-1914, thèse pour le doctorat d’État en histoire, Lyon, Université de Lyon II, 1987.
-
[4]
Olivier Kourchid, Rolande Trempé, Cent ans de conventions collectives, Arras, 1891-1991 : Revue du Nord, HS, coll. « Histoire » 8, 1994.
-
[5]
Outre l’article déjà cité de Joël Michel, on renverra au livre, tiré de sa maîtrise et paru quelques années plus tard : Joël Michel, Émile Basly. Sur le syndicalisme des mineurs, Paris, Hachette, 1978. On mentionnera également la notice-charge de Justinien Raymond, « Émile Basly », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. 3e partie 1871-1914, X, Paris, Éd. Ouvrières, 1973, p. 216-219.
-
[6]
J. Michel, « Syndicalisme minier et politique », art. cit., p. 31-32.
-
[7]
Rolande Trempé, « Les origines des conventions collectives d’Arras », in O. Kourchid, R. Trempé, Cent ans de conventions collectives, op. cit., p. 35.
-
[8]
J. Raymond, « Émile Basly », loc. cit., p. 219.
-
[9]
J. Michel, « Syndicalisme minier et politique », art. cit., p. 18.
-
[10]
D. Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs, op. cit., p. 75-90.
-
[11]
Patrick Fridenson, Madeleine Rebérioux, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 87.
-
[12]
« La catastrophe de Courrières et la grève des mineurs », Revue syndicaliste, 12, avril 1906, p. 287.
-
[13]
Comment en témoignent les sources de D. Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs, op. cit., et de J. Julliard dans « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais », art. cit..
-
[14]
Centre Historique Minier de Lewarde, n° 9645, Émile Basly, La loi des huit heures dans les Mines, Lens, Imprim. ouvrière, 1911.
-
[15]
Raoul Briquet, « Jurisprudence », Revue syndicaliste, 12, avril 1906 ; Séraphin Cordier, « L’organisation chez les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais », Revue syndicaliste, 16, août 1906, p. 90-94.
-
[16]
Albert Thomas, « Notre but », Revue syndicaliste, 1, mai 1905, p. 4.
-
[17]
Jacques Julliard, « La charte d’Amiens, cent ans après. Texte, contexte, interprétations », Mil neuf cent, 24, 2006, p. 9-14.
-
[18]
Pour une présentation de cette « génération », voir « Histoires du socialisme », Cahiers Jaurès, 191, janvier-mars 2009.
-
[19]
Marc Lazar, « Le mineur de fond. Un exemple de l’identité communiste », Revue française de sciences politiques, avril 1985, p. 190-205 ; Id., « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années cinquante », Annales ESC, 5, septembre-octobre 1990, p. 1071-1096.
-
[20]
Jean-Claude Poitou, Nous les mineurs, Paris, Éd. de la Fédération nationale des travailleurs du sous-sol, 1983, p. 38.
-
[21]
Jacques Julliard, « Diversité des réformismes », le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 4-7.
-
[22]
J. Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale, op. cit., « Avant-propos », p. 6-15.
-
[23]
Ibid., p. 294-387. Pour le cas britannique, voir Sydney et Beatrice Webb, The history of trade unionism, Londres, Longmans, Green & Co, 1894 (trad. fr. 1897) ; Robert Arnot Page, The miners : A history of the Miners’ Federation of Great Britain 1889-1910, Londres, Allen & Unwin, 1949 ; Id., The Miners : Years of struggle. A history of the Miners’ Federation of Great Britain (from 1910 onwards), Londres, Allen & Unwin, 1953. Pour des études plus récentes : Keith Laybourn, A history of British trade unionism, Stroud, Alan Sutton, 1992 ; Alan Campbell, Nina Fishman, David Howell, Miners, unions and politics 1910-1947, Aldershot, Scolar Press, 1996.
-
[24]
Gregory Roy, The miners and British politics, 1906-1914, Oxford, Oxford University Press, 1968.
-
[25]
Cité par R. Arnot Page, The miners : Years of Struggle, op. cit., p. 125.
-
[26]
R. Gregory, The miners and British politics, op. cit., p. 42.
-
[27]
Se reporter à l’article d’Emmanuel Jousse dans ce même numéro.
-
[28]
B. et S. Webb, The history of trade unionism, op. cit., p. 285-292, 323, 378-380 et 420-421.
-
[29]
Ibid., p. 323 ; R. Trempé, « Les origines des conventions collectives d’Arras », loc. cit., p. 27, 34.
-
[30]
Jay Winter, Socialism and the challenge of war, Londres-Boston, Routledge & Kegan Paul, 1974, p. 13-25.
-
[31]
J.-E. Williams, « L’esprit militant chez les mineurs britanniques », le Mouvement social, 65, octobre-décembre 1968, p. 89 ; R. Arnot Page, The miners : Years of struggle, op. cit., p. 115-118 ; David Egan, « ‘A cult of their own’ : Syndicalism and The miners’ next step », in A. Campbell et al., Miners, unions and politics, op. cit., p. 13-33 ; K. Laybourn, History of trade unionism, op. cit., p. 100-108.
-
[32]
Elle est traduite la même année en français sous le titre Examen de la doctrine syndicaliste et publié par les Cahiers du Socialiste, lancés en 1908 par Robert Hertz, socialiste anglophile et anglophone, avec plusieurs durkheimiens. Sur cette série et ce réseau, articulés au « socialisme normalien », et sur l’influence fabienne à cet égard, voir Christophe Prochasson, « Entre science et action sociale. Le “réseau Albert Thomas” et le socialisme normalien, 1900-1914 », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice en France et ses réseaux, 1880-1914, Paris, Éd. de l’EHESS, p. 146-148.
-
[33]
« Robert Arnot Page (1890-1986) », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, I, La Grande-Bretagne, Paris, Éd. ouvrières, 1980 (cette notice est accessible dans une version actualisée sur le site maitron-en-ligne.univ-paris1.fr).
-
[34]
Le colloque organisé à Londres en 1966 et publié dans le Mouvement social (65, octobre-décembre 1966) témoigne d’ailleurs de la conscience de l’importance de cet enjeu, notamment à travers son titre Avec ou sans l’État ?
-
[35]
Cette remarque n’implique en effet en rien un rapport plus aisé entre l’État britannique et les partenaires sociaux. Chris Williams, « Britain in historical perspective : From war concertation to the destruction of social contract », in Stefan Berger, Hugh Compston, Policy concertation and social partnership in Western Europe, Berghahn Books, Oxford, 2005, p. 51-61.
-
[36]
Richard Moore, Pitmen, preachers and politics : The effects of methodism in a Durham mining community, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; Stuart Mac Intyre, Little Moscows : Communism and working-class militancy in interwar Britain, Londres, Croom Helm, 1980.
-
[37]
Se reporter à l’article de Romain Ducoulombier dans ce même numéro.
-
[38]
Keith Laybourn, A century of Labour : A history of Labour Party, 1900-2000, Stroud, Alan Sutton, 2000, p. 107-108.
-
[39]
Lucien Febvre, Amour sacré, amour profane. Autour de l’Heptaméron, Paris, Gallimard, 1944, p. 194.
« La cité de l’homo faber risque toujours de prendre ses institutions pour la flamme secrète sans laquelle on ne bâtit pas de villes, sans laquelle on ne met pas de machines en mouvement, et tandis qu’elle défend ses institutions, elle risque, sans y prendre garder de laisser s’éteindre le feu. »
1Prendre les institutions pour la flamme : c’est bien le reproche – le terme est employé à dessein – qui est adressé à la plus large partie du syndicalisme minier français d’avant 1914. Son réformisme a été très étudié, au moins pour cette période, et presque aussi souvent critiqué. On a dénoncé son « égoïsme corporatif [1] », sa pratique de la collaboration de classe, la trahison politicienne dont s’étaient rendus coupables certains de ses leaders. C’est un syndicalisme décrit sous l’angle du manque de combativité, de grandeur, « un authentique trade-unionisme, sans perspective révolutionnaire et sans conscience politique globale [2] ». La référence au « trade-unionisme », au sens que Lénine confère à ce terme (c’est-à-dire une action se cantonnant à la sphère économique et débouchant sur une aliénation politique), vaut ici comme condamnation supplémentaire. Elle tend aussi à faire de ce syndicalisme une bizarrerie, un isolat britannique égaré dans le paysage français et le produit de ce monde définitivement « à part » que serait celui des ouvriers du charbon. Cet article ne vise pas, dans ces conditions, à opposer à ce qui a parfois les allures d’un procès en trahison un autre procès, en réhabilitation celui-là. Son but est plutôt d’essayer de creuser l’étiquette de « réformisme », dans ce qu’elle contient et éventuellement dans ce qu’elle recouvre, lorsqu’elle est apposée à ce type d’action syndicale. On se penchera ici sur le cas français, tout en questionnant l’identité postulée avec la situation britannique, sous un angle à la fois historique et historiographique. Des deux côtés de la Manche en effet, le cas minier montre à quel point le réformisme est constitué par le regard des sciences sociales, et surtout par l’histoire, au moins autant que par ceux qui, sur le moment, en sont les acteurs ou les adversaires.
Un syndicalisme sans grandeur
2S’il est possible que certains pans du réformisme soient restés peu étudiés, ce n’est guère le cas du réformisme syndical minier qui, côté français, a fait l’objet de nombreux travaux élaborés surtout au cours des années 1960-1970 [3]. Ces travaux prennent pour objet la période 1880-1914 et l’action de la Fédération nationale des mineurs, fragilement unifiée en 1892, dans ses plus gros bastions (le Nord et le Pas-de-Calais en priorité, et les bassins localisés autour de Montceau-les-Mines et de Carmaux). La plupart des historiens emploient ou même partent du concept de réformisme pour observer ces syndicalistes et indiquent un certain nombre de critères qui, dans ce cas précis, justifient l’application de ce concept.
3Ces syndicalistes sont considérés comme réformistes en raison de leurs revendications, souvent strictement catégorielles, en tous les cas sans objectif général de transformation de la société. Tout juste leur concède-t-on d’avoir bel et bien obtenu la réalisation d’un certain nombre d’entre elles : délégués-mineurs à la sécurité (1890), caisses de secours et de retraite (1894), loi sur les huit heures dans les Mines (1912). Toutes ces mesures ont été obtenues par le biais de l’action législative, impulsée par ceux que l’on qualifie de « députés-mineurs », issus des rangs syndicaux, élus et réélus avec régularité à partir des années 1890 : Émile Basly, Arthur Lamendin et Henri Cadot pour le Nord-Pas-de-Calais, Jean-Baptiste Calvignac brièvement à Carmaux et Jean Bouveri à Montceau-les-Mines. Le réformisme s’incarne dans ce type de figure, marginale dans le cas français, et surtout dans les formes de l’action qu’elle promeut. Cette action emprunte d’une part la voie de la conciliation et de l’arbitrage (les premières conventions avec le patronat sont signées à Arras en 1891 et à Carmaux en 1892 [4]), d’autre part la voie parlementaire. Tous les analystes soulignent en revanche la réticence des dirigeants miniers à l’égard de la grève, sans même parler de la grève générale. Cela nourrit la caractérisation d’un réformisme qui, pour finir, est défini par une série d’oppositions externes et internes, d’abord avec la majorité de la CGT, à laquelle la Fédération des mineurs n’adhère qu’en 1908. Cette opposition rejoue au sein de la Fédération qui connaît en son sein le même affrontement entre réformistes et révolutionnaires, affrontement qui aboutit à une provisoire scission en 1902 et prend un tour particulièrement aigu dans certains bassins, comme l’atteste le conflit entre le « Vieux » et le « Jeune » Syndicat dans le Pas-de-Calais. Ce sont les méandres de ces conflits, scissions, réunifications, adhésions, perçus à travers la littérature syndicale et les congrès, qui donnent sa substance à l’image du réformisme minier, image dont on voit d’ailleurs qu’elle n’a jamais concerné qu’une partie seulement de ce syndicalisme.
4Le plus important n’est toutefois pas dans cette esquisse, mais dans les raisons pour lesquelles elle aboutit, sinon à une condamnation, au moins à une critique de la part de ses auteurs. Les syndicalistes miniers sont pour commencer soupçonnés de manquer à une certaine morale de l’action ouvrière, ces manquements trouvant à s’incarner dans le personnage presque diabolisé d’Émile Basly [5]. L’ancien animateur de la grève d’Anzin (1884) devenu l’immuable dirigeant du « Vieux » Syndicat du Pas-de-Calais et le député-maire de Lens ne représente que la corruption réformiste. « Électoraliste », « empiriste », « législato-maniaque », « populiste » [6], c’est ainsi que le décrit au début des années 1970 son biographe, Joël Michel, qui pointe encore la seule préoccupation de son intérêt personnel et son incapacité à donner aux mineurs « un sentiment de classe renforcé ». En Basly se manifesterait le pire du syndicalisme minier : le compromis virant à la compromission et à l’entente avec le patronat, qu’il s’agisse de la signature de la convention d’Arras [7] ou du blocage délibéré de la tentative de grève générale minière en 1902. Autant de traits sans nul doute vérifiables, qui occultent en même temps, ou du moins n’expliquent pas, d’autres aspects de l’action du dirigeant syndical : sa pratique de technicien de la législation minière notamment ou encore la manière dont il justifie le privilège accordé à l’action parlementaire en la fondant sur un républicanisme qui est certainement l’aspect le plus constant de son engagement politique. Tout cela disparaît devant la dénonciation d’une trahison. Émile Basly est d’abord accusé « d’être monté sans rester lui-même », si l’on veut paraphraser Michelet, ou de n’être pas resté ce représentant du prolétariat minier qui semblait assaillir au début des années 1880 les portes de la cité bourgeoise.
On sait, note un autre de ses biographes, avec quelle prudence, au cours d’une longue carrière politique, Basly appela les « esclaves » du dehors à le rejoindre dans « Rome » où il faillit s’installer plus commodément encore, puisque par deux fois […] il fut prêt d’être sénateur du Pas-de-Calais [8].
6« Traître » à sa base prolétarienne, le réformisme syndical minier comporte aussi d’autres caractères qui font de lui un sujet d’incompréhension, ou pour le moins d’étonnement aux yeux de ses analystes. Il y a d’abord son « particularisme » ou son « corporatisme » qui paraissent l’empêcher de s’intégrer au cadre national : les mineurs, porte-drapeaux d’une certaine mythologie ouvrière, seraient en même temps trop fermés sur eux-mêmes pour être de « vrais » syndicalistes ou de « vrais » socialistes. Leur étrangeté réside plus encore dans leur rapport au politique : la préférence qu’ils accordent à l’État, comme arbitre (lors de la négociation des conventions) et comme acteur de la transformation de la condition ouvrière, et les moyens qu’ils emploient pour traduire cette préférence, à savoir l’élection de députés, officiellement socialistes, mais plutôt tenus dans les faits par leurs racines syndicales. Cette étrangeté est le plus souvent qualifiée d’inefficace (l’illusion de l’arbitrage sous l’égide de l’État) et de nuisible, même si le sens de la nuisance reste parfois obscur : les « députés-mineurs » peuvent être suspectés soit de plier la politique aux intérêts syndicaux en empêchant de ce fait le développement autonome du socialisme, soit d’étouffer au contraire le contenu de l’action syndicale par leur souci électoraliste [9]. Cette critique-là rejoint en tous les cas celle des contemporains : au moment de la grève de 1902 par exemple, les animateurs de la CGT n’ont pas de mots assez durs contre ces « politiciens [10] ». Les rédacteurs de la Revue syndicaliste d’Albert Thomas, qui est l’organe des courants non révolutionnaires [11], se montrent, eux aussi, dubitatifs : en 1906, l’un d’entre eux reconnaît qu’il y a bien au sein du « Vieux » syndicat « des militants animés du plus pur esprit syndical », mais n’en stigmatise pas moins une organisation qui procède « exactement comme un groupement politique, avec les méthodes d’un groupement politique », en suivant le rythme erratique des grèves et des élections [12].
7Ce type de regard, ou plutôt le déséquilibre dont il témoigne, constitue la première explication au caractère peut-être moins étrange qu’inaudible du réformisme syndical minier. À son époque, celui-ci est en effet vu et défini en priorité par ses adversaires, qui interviennent beaucoup plus à l’échelle nationale et dans la sphère publique. Les représentants de la tendance majoritaire de la CGT, tout comme les révolutionnaires du syndicalisme minier, parlent et surtout écrivent des souvenirs ou des opuscules militants, des articles dans le Mouvement socialiste, dans la Voix du peuple ou dans la Vie ouvrière [13]. Le contraste est frappant avec le « silence » d’un Émile Basly ou plutôt l’aspect très différent de sa production écrite : il ne s’exprime guère que dans le journal régional socialisant, le Réveil du Nord, et ne laisse à sa mort que d’innombrables projets législatifs (47 au total suivant le catalogue de la Bibliothèque Nationale) et un petit livre, d’une rare aridité, sur l’application des huit heures dans les Mines [14]. Même dans la Revue syndicaliste, qui en principe devrait leur être plus ouverte, on n’entend presque pas les réformistes miniers : à peine un essai de chronique juridique et une justification de l’organisation syndicale du Pas-de-Calais qui tient en quelques pages [15]. Comment, à vrai dire, pourraient-ils même ici se sentir à l’aise ? Certes, ils sont eux aussi réformistes, cependant leur pratique est diamétralement opposée au projet défendu par Albert Thomas autour d’un syndicalisme autonome, éducateur et irréductible à tout type de parti politique [16]. Dans un monde syndical français qui, dans sa très large majorité, fait, autour de la charte d’Amiens, l’éloge de son indépendance [17], les représentants des mineurs dessinent une position incompréhensible ou du moins qu’ils ne parviennent pas – par désintérêt ou absence d’assise intellectuelle – à faire comprendre à leurs contemporains, que ceux-ci soient révolutionnaires ou réformistes.
8On aurait pu penser que cette incompréhension s’effacerait et que les historiens français des organisations minières percevraient le caractère au fond très actuel d’un syndicalisme opérant avant tout sur le mode des négociations et de la pression faite sur l’État pour l’abrogation ou l’adoption d’une loi. On a vu qu’il n’en est rien et que les syndicats des mineurs restent aussi opaques, voire douteux, pour leurs historiens que pour leurs contemporains. Ce doute relève cependant de motifs dissemblables. Le plus apparent s’explique par l’influence communiste, au sens très large, qui concerne une bonne partie des historiens du mouvement ouvrier des années 1960-1970 [18]. Cette influence ne prédispose sans doute pas à une indulgence particulière pour des compromis miniers paraissant, qui plus est, avoir été invalidés par la suite de l’histoire. À partir de la Libération s’impose en effet la figure du mineur « héros du prolétariat », emblème du Parti communiste, triomphant avec la nationalisation des charbonnages en 1944 et combattant au moment des grèves « rouges » de 1947-1948 [19]. Les expériences antérieures à 1914 s’en trouvent d’autant plus affadies, y compris aux yeux des dirigeants d’une Fédération nationale des travailleurs du sous-sol désormais bien ancrée dans la CGT. Lorsque les dirigeants de cette dernière se retournent sur leur passé, ils observent ainsi avec une totale perplexité leurs pères fondateurs et finissent par mettre les « errements » de ces derniers au compte d’une préhistoire d’avant « le syndicalisme de masse et de classe » [20].
9Pourtant il peut exister un tout autre motif à l’incertitude éprouvée devant le réformisme minier : il touche cette fois à une certaine tradition d’indépendance et à son empreinte sur la pensée syndicale, bien au-delà de la CGT d’avant 1914. La marque de cette indépendance apparaît aussi bien dans le parcours que dans les analyses historiennes de Jacques Julliard. Dans sa présentation du numéro du Mouvement social de 1974 consacré aux réformismes, il oppose ainsi, en donnant sans doute une certaine préférence au second, deux réformismes : celui manifesté par le cas minier, qui est un syndicalisme recourant à l’État, et celui défendu par les ouvriers du Livre ou même par Albert Thomas, qui met en avant l’autonomie syndicale [21]. Comme Jacques Julliard le souligne d’ailleurs lui-même plus tard, la question n’est donc pas seulement ici celle de la révolution, mais aussi celle de l’indépendance. Dans ce cadre, les mineurs semblent trahir à la fois une certaine pureté révolutionnaire et une certaine pureté syndicale. C’est comme s’ils avaient fait le pire des choix, ou celui qui était le moins susceptible de trouver un écho dans le contexte français : ni indépendance et révolution (version CGT d’avant 1914), ni indépendance (version ouvriers du Livre), ni révolution (version guesdisme ou plus tard communisme).
Le miroir britannique
10Ce choix est en général relié à un facteur explicatif principal, celui de l’irréductible singularité de la communauté minière. Cette explication trouve son acmé avec la thèse de Joël Michel [22], dans laquelle l’identité et la clôture des communautés minières à l’échelle de l’Europe occidentale expliquent simultanément le particularisme et le réformisme de leur action syndicale. Il y aurait un modèle syndical minier, transcendant les différences nationales et que l’on retrouverait notamment à l’identique des deux côtés de la Manche.
11Il semble en effet que l’on puisse sans difficulté mettre les syndicalismes miniers français et britanniques en parallèle [23]. Il se crée en Grande-Bretagne, à peu près à la même date qu’en France, une organisation de masse (The Miners Federation of Great Britain [MFGB] en 1889) qui est, elle aussi, parcourue par de fortes différences régionales (mineurs du Nord de l’Angleterre, du Pays de Galles). On retrouve ces députés-mineurs aux allures de notable, tels Alexander Mac Donald ou Thomas Burt, élus dès 1874. On reconnaît encore le même mélange de pratiques d’arbitrage (établissement de commissions mixtes pour la fixation des salaires en 1869, accord sous l’égide de l’État en 1893) et d’action législative (Coal Mines Regulation Act en 1887, 1896, 1911, loi sur les huit heures de travail en 1908, principe d’un salaire minimum en 1912). On rencontre enfin une tiédeur ou une modération identique, marquée ici aux yeux des observateurs par la très longue fidélité des syndicalistes miniers aux libéraux et par le « retard » avec lequel il s’agrège au Labour, auquel la MFGB n’adhère qu’en 1908 [24]. L’entrée des mineurs est d’ailleurs accueillie avec un enthousiasme très relatif par certains, en l’occurrence Georges Bernard Shaw, qui craint que cette admission ne précipite la perte de spécificité de l’idée socialiste :
J’avais dit à plusieurs reprises, quand la Fédération des mineurs a rejoint le parti travailliste, a apporté des fonds et une part écrasante de délégués pour les votes, que cela conduirait le socialisme à prendre une place seconde au sein du parti et que le terme même de socialisme finirait par n’avoir pas plus de sens que le terme de chrétien après l’édit de constantin [25].
13À la crainte éprouvée par les dirigeants de la CGT devant des mineurs qui risqueraient de corrompre la pureté syndicale, répond en écho l’appréhension éprouvée par certains militants britanniques devant le danger d’une dilution de la pureté socialiste : dans les deux cas le syndicalisme minier, par sa masse autant que par son réformisme, serait un étouffoir. Il faut pourtant se défier d’une telle analogie. La citation de Shaw présente une situation qui, en réalité, comporte au moins deux différences fondamentales avec le cas français. La première relève de l’articulation entre action syndicale et action politique. Ce débat, qui, à la même date, obsède tant les Français et aboutit le plus souvent à un constat d’incompatibilité, est déjà presque réglé du côté britannique en faveur de l’articulation entre les deux types d’action. Pas plus pour la MFGB que pour le Trade Union Congress en général, la question n’est alors de savoir s’il faut que l’action syndicale trouve un débouché politique, mais plutôt quel type de débouché elle doit trouver : celui des libéraux ou au contraire celui d’un parti du travail spécifique. Une partie des membres de la MFGB hésite un peu plus à cet égard que d’autres éléments du Trade Union Congress, par particularisme ou par méfiance devant le côté peut-être un peu plus radical du Labour, cependant ils ne se détachent en rien d’une expérience syndicale nationale. Leur poids et leur influence potentielle n’ont en outre que peu à voir avec ceux de leurs collègues français et c’est bien la cause de l’inquiétude de Shaw. Les « députés-mineurs » français se comptent à la Chambre sur les doigts d’une seule main et seraient bien en peine d’exercer une quelconque influence sur les orientations générales de la SFIO : l’idée de la présence en tant que telle d’un corps de métier dans un parti politique, même officiellement ouvrier, paraît d’ailleurs bien décalée dans le cadre français. À l’inverse, si l’entrée de la MFGB au Labour est un enjeu, c’est parce qu’elle est susceptible, elle, d’avoir un véritable impact : aux élections de 1910, la moitié des quarante sièges du Labour proviennent de circonscriptions minières, seize d’entre eux ont été explicitement soutenus par la MFGB [26].
14Le concept de réformisme recouvre ainsi ici deux expériences de portée totalement différentes, marginale et anormale, au sens propre, dans un cas, classique et majeure dans l’autre. Cette différence est redoublée par le regard des analystes. Dans le cas français, on l’a vu, le réformisme minier a en priorité été envisagé par ceux qui, à un titre ou à un autre, en étaient les adversaires. Dans le cas britannique au contraire, il a d’abord été constitué par les représentants du socialisme fabien [27], et notamment par les Webb, qui lui consacrent une place importante dans The history of trade unionism (1894). Dans ce livre, le syndicalisme minier est envisagé comme le révélateur des transformations du trade-unionisme. Les Webb reconnaissent sa valeur en tant qu’élément du « vieil » unionisme : ils applaudissent ainsi l’action d’Alexander Mac Donald en faveur de la reconnaissance de l’arbitrage et du maintien de l’étalon de vie ouvrier, tout en pointant certaines des failles de cette action, en particulier sa soumission à la logique libérale. Ils saluent ensuite l’évolution positive des mineurs à l’unisson d’un nouvel unionisme, en direction d’un socialisme progressif [28]. Alexander Mac Donald, qui, par certains aspects, ferait passer Émile Basly pour un apôtre ardent de la révolution, n’en conserve pas moins ici son rôle de père fondateur. On pourrait presque s’amuser à relever des phrases prononcées à l’identique par les deux hommes (par exemple sur l’impact de négociations qui permettent aux ouvriers de négocier d’égal à égal avec leurs patrons) et qui pourtant, même chez certains historiens français, sont portées au débit de Basly (comme signe d’une compromission ou au moins d’une illusion dommageable) alors qu’elles sont portées au crédit de Mac Donald par les Webb [29].
15Il faut cependant là encore nuancer le côté un peu simpliste d’un tel schéma. Ce qui fait que Mac Donald est acceptable, alors que Basly l’est beaucoup moins, n’est pas seulement une question de regard ou d’inscription dans une configuration nationale, mais aussi de moment. Les dirigeants miniers français esquissent leur pratique réformiste près de vingt ans après Mac Donald, dans des années 1890-1910 qui voient les courants révolutionnaires se renforcer, au moins dans le verbe, au sein du syndicalisme. Ce renforcement n’est pas uniquement l’apanage de la France. La modération des leaders du trade-unionisme et leur volonté d’articuler action syndicale et action politique sont aussi contestés en Grande-Bretagne dans le cadre du Great Labour Unrest des années 1910 [30]. Face au trade unionism s’ébauche un syndicalism qui vise, en empruntant aux exemples français et américains, à promouvoir une action à la fois plus radicale et plus indépendante du politique. Les mineurs, au moins ceux du Pays de Galles, y participent. En 1912 le Unofficial Reform Committee of South Wales Miners Federation fait paraître The miners next step [31]. Ce pamphlet critique l’action réformatrice de dirigeants accusés d’être devenus des députés et des « messieurs », compromis par leur politique de conciliation et leur enracinement dans la sphère parlementaire ; il propose simultanément une lutte beaucoup plus agressive, mené par un syndicat considéré comme un agent autonome de transformation sociale. On croirait entendre la CGT … La différence est qu’ici, encore une fois, les mineurs se font entendre à l’échelle nationale et participent activement à la définition de ce syndicalism, alors que même les plus révolutionnaires d’entre eux en France ne sont pas à l’origine de cette définition. La différence est surtout que ce syndicalism trouve en Grande-Bretagne un écho beaucoup plus limité. Les Webb sont les premiers à en faire une critique assassine dans une petite étude parue en 1912 : What syndicalism means ? [32]. En s’appuyant en particulier sur l’analyse de citations tirées de The Miners Next Step, ils y voient un projet à la fois irréaliste, exclusif et néfaste, aussi bien politiquement que moralement. On est bien loin alors d’une représentation française qui lie, de manière durable, indépendance et morale syndicale.
16Est-ce à dire que les regards britanniques et français seraient tout à fait opposés, l’un acceptant comme un fait l’articulation de l’action syndicale à l’action politique quand pour l’autre c’est un problème, l’un « réformiste » quand l’autre serait « révolutionnaire » ? Sous réserve de plus ample examen, on peut répondre par l’affirmative sur le premier point, mais rester plus prudent concernant le second. Il est vrai que dans la plus grande partie de la littérature militante et savante britannique, les liens du syndicalisme minier avec l’action politique en général, avec le Labour en particulier à partir de 1908, ne sont pas un problème en eux-mêmes. C’est plutôt le contenu et le sens de cette articulation, ainsi que le rapport entre ces élites syndicales associées au parti et la masse, qui est discuté. En revanche, les Français n’ont pas été les seuls à ne jamais vouloir les mineurs que comme des grévistes magnifiques et des héros du prolétariat. Si les historiens britanniques usent moins que leurs collègues du concept de réformisme, comme envers de la révolution, ils ont, eux aussi, sous les yeux l’expérience minière du xxe siècle, et les mouvements de grève qui l’ont marquée (1921, 1926 et 1984-1985). L’auteur de l’une des grandes sommes de l’après-guerre sur le syndicalisme minier Robert Arnot Page, membre du Parti communiste et lui-même acteur de la grève de 1926 [33], envisage ainsi les années 1889-1910 comme celle d’une longue préhistoire, comme un brouillon, avant que les mineurs ne trouvent leur « vraie » nature de lutteur, jusqu’à l’arrachement é pique de la nationalisation.
Cerner les propriétés d’une action réformiste
17On trouve donc bien chez les mineurs des deux côtés de la Manche une pratique similaire qui vise à améliorer la condition ouvrière par l’articulation de l’action industrielle (négocier et poser les règles, à l’échelle de l’entreprise ou du secteur) et de l’action politique (réduire la conflictualité en faisant appel à l’intervention arbitrale de l’État et en recourant à la voie parlementaire). En revanche cette pratique n’a, dans les deux cas, ni la même résonance, ni la même légitimité. Côté français, il est même difficile de dire que ce type de répertoire d’action syndicale a jamais atteint le stade du réformisme : isolé, cantonné à ces « députés-mineurs » qui se contentent de régler les affaires de leur secteur, il n’a guère servi d’exemple et a au contraire été presque constamment méprisé par les militants, puis les historiens qui s’en sont fait les observateurs. Côté britannique en revanche, on peut voir que le réformisme syndical minier, même s’il est moins univoque qu’on ne le pense, s’est bien davantage coulé dans une voie syndicale nationale ; il en a été un élément beaucoup plus important, a été pris en compte, et au moins en partie légitimé, par ses analystes.
18Pour expliquer cette légitimité contrastée, il faut clarifier les différentes questions que voile ici l’étiquette de réformisme. On pourrait en compter au moins trois : le rapport à la conciliation et à la loi comme mode d’aménagement du capitalisme, le corporatisme et surtout l’enjeu constitué par le rapport à l’État, plus encore par la relation à l’action politique. C’est ce dernier enjeu [34] qui est décisif dans la légitimation, ou non, de l’action syndicale minière. On le constate dès avant 1914, certains modes progressifs de transformation des relations industrielles trouvent, même de manière minoritaire, une place et une voix en France, par exemple avec la Revue syndicaliste. À l’inverse, la volonté de bouleversement du monde social s’exprime en Grande-Bretagne, comme le prouvent les mouvements de 1910-1912 et l’organisation ébauchée d’un nouveau syndicalism. Le problème est donc ailleurs. Ce qui rend la pratique minière incompréhensible en France, c’est moins sa modération, que sa volonté de lier syndicat et parti afin d’asseoir sa stratégie parlementaire. C’est au contraire cette volonté qui rend cette pratique normale, audible en Grande-Bretagne et contribue en revanche à l’écho très limité du syndicalism, moins par ce qu’il a de radical qu’en raison de l’indépendance qu’il propose. Étrange retournement pour un observateur des relations sociales contemporaines, qui voit s’exprimer une profonde défiance française à l’égard du politique et un rapport britannique, non pas forcément plus simple [35], mais en tous les cas moins passionnel, à cette même sphère politique …
19Si l’on clôt le chapitre du rapport au politique, on s’aperçoit que, derrière le qualificatif de réformisme, les deux syndicalismes miniers continuent à renvoyer des images plurielles, voire contradictoires, notamment pour le xxe siècle. Classés à la « droite » du Labour, les mineurs britanniques n’en ont pas moins conduit certaines des grèves les plus marquantes de toute la période (1921, 1926, 1984-1985). L’historiographie témoigne par ailleurs de l’infinie variété des situations régionales, depuis de la persistance du mineur « libéral » du côté de Durham durant les années 1920 jusqu’à l’ancrage durable du Parti communiste dans certaines communautés minières [36]. Côté français, on se trouve face à deux images en totale solution de continuité : le mineur réformiste d’avant 1914, le héros du prolétariat de la Libération et presque rien pour comprendre ce passage ou expliquer jusqu’à quel point il est un basculement.
20Le réformisme ne serait-il alors, au mieux qu’un concept concernant, de manière partielle, une étroite séquence chronologique, au pire un mot polémique, manié avec vigueur en France, un peu moins en Grande-Bretagne, en tous les cas sans guère de valeur heuristique ? Pas obligatoirement, à la condition de discerner les débats qui se cachent derrière ce mot et surtout de le détacher de tout ce qui fait de lui une étiquette. Le réformisme n’est pas seulement un outil de jugement à des fins polémiques, un slogan renvoyé dans la bataille des congrès. Il ne se résume pas non plus à l’unique dilemme de la grève ou de la négociation et il n’est sans doute même pas une question d’inscription idéologique de principe : on peut très bien se revendiquer révolutionnaire et adopter un comportement, faire des choix qui sont tout à fait réformistes. C’est sans doute en direction de ces comportements, de ces pratiques, de ces choix faits à propos d’événements précis qu’il faut chercher le contenu d’un réformisme. Il s’agit en d’autres termes de débusquer de façon pragmatique les propriétés, la grammaire, c’est-à-dire les règles, de ce type d’action.
21Les syndicalismes miniers offrent à cet égard un champ d’expérience passionnant, en raison même de leur silence, ou du moins de leur relative inconsistance théorique interne. On peut les approcher, non pas seulement par ce qu’ils disent sur le thème réforme/révolution, ni par ce qu’on dit d’eux, mais par ce qu’ils font. On ne mentionnera ici que deux exemples, tirés des observations précédentes. Le premier concerne un réformisme que l’on caractériserait par un certain ethos. Certes, celui-ci n’apparaît souvent qu’en creux, comme l’opposé corrompu et traître de la pureté révolutionnaire [37]. Il n’en existe pas moins en lui-même, qu’il se dessine à travers le souci de la respectabilité ou l’attachement aux procédures et au droit. Les syndicalistes miniers français en savent quelque chose qui, même après leur conversion officielle à la révolution, bâtissent, de manière tout à fait réformiste, une grande part de leur légitimité sur leurs talents de juriste et la manière dont ils veillent à l’application des différents dispositifs du Statut du Mineur (1946). Le second exemple touche à ce qui devient au xxe siècle le but des deux syndicalismes, c’est-à-dire une nationalisation obtenue en France et en Grande-Bretagne après la Seconde Guerre mondiale. Érige dans la littérature militante en victoire, le processus de nationalisation est pourtant très ambigu. Critère trouble de définition d’une gauche révolutionnaire (comme le montre l’adoption en 1918 de la fameuse clause 4 du Labour [38]), il devient forme d’aménagement du capitalisme, sans que la conquête cesse de perdre dans les mémoires sa couleur héroïque. Ce processus recèle en outre de multiples questions, liées au type de propriété collective envisagée ou à ce que doit être la gestion d’une entreprise nationalisée : autant de questions qui sont encore une manière d’éprouver les contours et le contenu de la réforme et de la révolution.
22« Querelles de noms, vaines querelles » alors, comme le disait Lucien Febvre, qui incriminait surtout par cette apostrophe le poids d’un vocabulaire religieux, pesant les comportements humains en termes d’apostasie, de conversion, de contradiction ou de trahison [39] ? La querelle réforme/révolution n’a pas été et peut n’être pas si vaine, pour peu qu’on ne la fixe pas trop étroitement à une définition a priori, qu’on cerne les débats qu’elle recouvre et qu’elle ne se borne pas à étiqueter les choses. Plus que jamais en somme dans ce domaine, l’expérience historienne reste ouverte.
Notes
-
[1]
Rolande Trempé, « Le réformisme des mineurs français à la fin du xixe siècle », Avec ou sans l’État ? Le mouvement ouvrier français et anglais au tournant du siècle (actes du colloque de Londres, 1966) : le Mouvement social, 65, octobre-décembre 1968, p. 93.
-
[2]
Madeleine Rebérioux, « Le socialisme français de 1871 à 1914 », in Jacques Droz (dir.), Histoire générale du socialisme, II, De 1875 à 1918 (1974), Paris, Puf, coll. « Quadrige », 1997, p. 164.
-
[3]
Dans l’ordre chronologique : Jacques Julliard, « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais (à travers les papiers de Pierre Monatte) », le Mouvement social, 47, avril-juin 1964, p. 7-30 (repris in Autonomie ouvrière. Étude sur le syndicalisme d’action directe, Paris, Gallimard-Éd. du Seuil, coll. « Hautes études », 1988, p. 69-93) ; R. Trempé, art. cit., p. 93-107 ; Joël Michel, « Syndicalisme minier et politique dans le Nord-Pas-de-Calais. Le cas Basly (1880-1914) », Réformismes et réformistes français : le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 9-33 ; Diana Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs. Contributions à l’histoire du syndicalisme avant 1914, thèse pour le doctorat d’histoire, Paris, Université de Paris I, 1982. Sans qu’elles y soient consacrées, les thèses de R. Trempé et de M. Gillet abordent aussi cette question : Rolande Trempé, Les mineurs de Carmaux. 1848-1914, Paris, Éd. Ouvrières, 1971, vol. II, p. 807-831 ; Marcel Gillet, Les charbonnages du Nord de la France au xixe siècle, La Haye-Paris, Mouton-École Pratique des Hautes Études, 1973, p. 330-333. La thèse de J. Michel revient enfin beaucoup sur ce thème, notamment dans sa 2e et sa 3e partie (Le syndicat comme expression d’une communauté ; Le projet syndical) : Joël Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale (Grande-Bretagne, Belgique, Allemagne, France). Étude comparative des années 1880-1914, thèse pour le doctorat d’État en histoire, Lyon, Université de Lyon II, 1987.
-
[4]
Olivier Kourchid, Rolande Trempé, Cent ans de conventions collectives, Arras, 1891-1991 : Revue du Nord, HS, coll. « Histoire » 8, 1994.
-
[5]
Outre l’article déjà cité de Joël Michel, on renverra au livre, tiré de sa maîtrise et paru quelques années plus tard : Joël Michel, Émile Basly. Sur le syndicalisme des mineurs, Paris, Hachette, 1978. On mentionnera également la notice-charge de Justinien Raymond, « Émile Basly », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier français. 3e partie 1871-1914, X, Paris, Éd. Ouvrières, 1973, p. 216-219.
-
[6]
J. Michel, « Syndicalisme minier et politique », art. cit., p. 31-32.
-
[7]
Rolande Trempé, « Les origines des conventions collectives d’Arras », in O. Kourchid, R. Trempé, Cent ans de conventions collectives, op. cit., p. 35.
-
[8]
J. Raymond, « Émile Basly », loc. cit., p. 219.
-
[9]
J. Michel, « Syndicalisme minier et politique », art. cit., p. 18.
-
[10]
D. Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs, op. cit., p. 75-90.
-
[11]
Patrick Fridenson, Madeleine Rebérioux, « Albert Thomas, pivot du réformisme français », le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 87.
-
[12]
« La catastrophe de Courrières et la grève des mineurs », Revue syndicaliste, 12, avril 1906, p. 287.
-
[13]
Comment en témoignent les sources de D. Cooper-Richet, La Fédération nationale des mineurs, op. cit., et de J. Julliard dans « Jeune et vieux syndicat chez les mineurs du Pas-de-Calais », art. cit..
-
[14]
Centre Historique Minier de Lewarde, n° 9645, Émile Basly, La loi des huit heures dans les Mines, Lens, Imprim. ouvrière, 1911.
-
[15]
Raoul Briquet, « Jurisprudence », Revue syndicaliste, 12, avril 1906 ; Séraphin Cordier, « L’organisation chez les mineurs du Nord et du Pas-de-Calais », Revue syndicaliste, 16, août 1906, p. 90-94.
-
[16]
Albert Thomas, « Notre but », Revue syndicaliste, 1, mai 1905, p. 4.
-
[17]
Jacques Julliard, « La charte d’Amiens, cent ans après. Texte, contexte, interprétations », Mil neuf cent, 24, 2006, p. 9-14.
-
[18]
Pour une présentation de cette « génération », voir « Histoires du socialisme », Cahiers Jaurès, 191, janvier-mars 2009.
-
[19]
Marc Lazar, « Le mineur de fond. Un exemple de l’identité communiste », Revue française de sciences politiques, avril 1985, p. 190-205 ; Id., « Damné de la terre et homme de marbre. L’ouvrier dans l’imaginaire du PCF du milieu des années trente à la fin des années cinquante », Annales ESC, 5, septembre-octobre 1990, p. 1071-1096.
-
[20]
Jean-Claude Poitou, Nous les mineurs, Paris, Éd. de la Fédération nationale des travailleurs du sous-sol, 1983, p. 38.
-
[21]
Jacques Julliard, « Diversité des réformismes », le Mouvement social, 87, avril-juin 1974, p. 4-7.
-
[22]
J. Michel, Le mouvement ouvrier chez les mineurs d’Europe occidentale, op. cit., « Avant-propos », p. 6-15.
-
[23]
Ibid., p. 294-387. Pour le cas britannique, voir Sydney et Beatrice Webb, The history of trade unionism, Londres, Longmans, Green & Co, 1894 (trad. fr. 1897) ; Robert Arnot Page, The miners : A history of the Miners’ Federation of Great Britain 1889-1910, Londres, Allen & Unwin, 1949 ; Id., The Miners : Years of struggle. A history of the Miners’ Federation of Great Britain (from 1910 onwards), Londres, Allen & Unwin, 1953. Pour des études plus récentes : Keith Laybourn, A history of British trade unionism, Stroud, Alan Sutton, 1992 ; Alan Campbell, Nina Fishman, David Howell, Miners, unions and politics 1910-1947, Aldershot, Scolar Press, 1996.
-
[24]
Gregory Roy, The miners and British politics, 1906-1914, Oxford, Oxford University Press, 1968.
-
[25]
Cité par R. Arnot Page, The miners : Years of Struggle, op. cit., p. 125.
-
[26]
R. Gregory, The miners and British politics, op. cit., p. 42.
-
[27]
Se reporter à l’article d’Emmanuel Jousse dans ce même numéro.
-
[28]
B. et S. Webb, The history of trade unionism, op. cit., p. 285-292, 323, 378-380 et 420-421.
-
[29]
Ibid., p. 323 ; R. Trempé, « Les origines des conventions collectives d’Arras », loc. cit., p. 27, 34.
-
[30]
Jay Winter, Socialism and the challenge of war, Londres-Boston, Routledge & Kegan Paul, 1974, p. 13-25.
-
[31]
J.-E. Williams, « L’esprit militant chez les mineurs britanniques », le Mouvement social, 65, octobre-décembre 1968, p. 89 ; R. Arnot Page, The miners : Years of struggle, op. cit., p. 115-118 ; David Egan, « ‘A cult of their own’ : Syndicalism and The miners’ next step », in A. Campbell et al., Miners, unions and politics, op. cit., p. 13-33 ; K. Laybourn, History of trade unionism, op. cit., p. 100-108.
-
[32]
Elle est traduite la même année en français sous le titre Examen de la doctrine syndicaliste et publié par les Cahiers du Socialiste, lancés en 1908 par Robert Hertz, socialiste anglophile et anglophone, avec plusieurs durkheimiens. Sur cette série et ce réseau, articulés au « socialisme normalien », et sur l’influence fabienne à cet égard, voir Christophe Prochasson, « Entre science et action sociale. Le “réseau Albert Thomas” et le socialisme normalien, 1900-1914 », in Christian Topalov (dir.), Laboratoires du nouveau siècle. La nébuleuse réformatrice en France et ses réseaux, 1880-1914, Paris, Éd. de l’EHESS, p. 146-148.
-
[33]
« Robert Arnot Page (1890-1986) », in Dictionnaire biographique du mouvement ouvrier international, I, La Grande-Bretagne, Paris, Éd. ouvrières, 1980 (cette notice est accessible dans une version actualisée sur le site maitron-en-ligne.univ-paris1.fr).
-
[34]
Le colloque organisé à Londres en 1966 et publié dans le Mouvement social (65, octobre-décembre 1966) témoigne d’ailleurs de la conscience de l’importance de cet enjeu, notamment à travers son titre Avec ou sans l’État ?
-
[35]
Cette remarque n’implique en effet en rien un rapport plus aisé entre l’État britannique et les partenaires sociaux. Chris Williams, « Britain in historical perspective : From war concertation to the destruction of social contract », in Stefan Berger, Hugh Compston, Policy concertation and social partnership in Western Europe, Berghahn Books, Oxford, 2005, p. 51-61.
-
[36]
Richard Moore, Pitmen, preachers and politics : The effects of methodism in a Durham mining community, Cambridge, Cambridge University Press, 1974 ; Stuart Mac Intyre, Little Moscows : Communism and working-class militancy in interwar Britain, Londres, Croom Helm, 1980.
-
[37]
Se reporter à l’article de Romain Ducoulombier dans ce même numéro.
-
[38]
Keith Laybourn, A century of Labour : A history of Labour Party, 1900-2000, Stroud, Alan Sutton, 2000, p. 107-108.
-
[39]
Lucien Febvre, Amour sacré, amour profane. Autour de l’Heptaméron, Paris, Gallimard, 1944, p. 194.